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Date : 20170113


Dossier : T-1840-16

Référence : 2017 CF 46

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2017

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

CRYSTAL OKEMOW

demanderesse

et

NATION CRIE DE LUCKY MAN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision (la décision d’appel) prise le 23 octobre 2016 par les membres de la nation crie de Lucky Man (la nation ou la bande crie de Lucky Man) de destituer la demanderesse de ses fonctions de chef, en application de l’alinéa 9e) de la Lucky Man Cree Nation Election Act (la Loi électorale), au motif qu’elle ne répondait pas aux critères de candidature énoncés dans les sous-alinéas 5c)(i) et (ii) de la Loi électorale.

Résumé des faits

[2]  La nation crie de Lucky Man vit à proximité de Saskatoon (Saskatchewan) et compte environ 115 membres inscrits. Le 29 juin 2016, la demanderesse s’est portée candidate et a été élue au poste de chef de la nation crie de Lucky Man. La semaine suivante, quatre membres de la nation crie de Lucky Man ont interjeté appel de l’élection de la demanderesse, affirmant, entre autres, qu’elle ne pouvait pas présenter sa candidature à ce poste, aux termes de l’alinéa 5c) de la Loi électorale.

[3]  Comme l’exigeaient les dispositions portant sur les appels en matière d’élections de la Loi électorale, une assemblée spéciale des membres de la bande a été tenue le 23 octobre 2016, afin d’entendre et d’examiner les appels (l’assemblée sur les appels). Un vote a été organisé pour répondre à la question suivante : [traduction] « ACCEPTEZ-VOUS que Crystal Okemow, qui s’est portée candidate au poste de chef, était une candidate admissible à l’élection du 29 juin 2016 tenue dans la bande de Lucky Man? ». Une majorité de 28 membres de la bande ont voté « non », et 19 membres de la bande ont voté « oui ». La Loi électorale prévoit aussi que, lorsqu’un appel est déposé, un chef intérimaire doit être choisi par et parmi les membres du nouveau conseil, ce qui a été fait.

[4]  Le 27 octobre 2016, la demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire, alléguant que les membres de la nation crie de Lucky Man ont commis une erreur en rendant la décision d’appel, en ce qui concerne les points suivants :

  1. ils ont refusé à des partisans connus de la demanderesse d’exercer leur droit de vote par procuration lors de la décision d’appel, contrevenant au principe d’équité procédurale;

  2. ils ont refusé à la demanderesse ou à son avocat la possibilité de mener un contre-interrogatoire complet de l’appelante Leona Bird, et ont refusé toute possibilité de contre-interroger l’appelante Pauline Okemow, contrevenant au principe d’équité procédurale;

  3. ils ont outrepassé leur compétence en fondant leur décision sur des motifs de discrimination;

  4. ils ont omis d’interpréter et d’appliquer correctement la Loi électorale et le Code d’appartenance de la nation crie de Lucky Man;

  5. ils ont préjugé la question et rendu une décision fondée sur du ouï-dire et des opinions;

  6. ils ont mal interprété et mal appliqué les faits;

  7. ils ont rendu une décision biaisée.

[5]  La demanderesse a également présenté une requête, en urgence, en vue d’obtenir une injonction interlocutoire visant à suspendre la décision d’appel et obligeant la nation crie de Lucky Man à tenir une élection partielle pour le poste de chef, le 5 novembre 2016, en attendant que soit entendue la présente demande de contrôle judiciaire. Cette requête a été accueillie par le juge Annis, le 4 novembre 2016. La défenderesse ne s’est pas opposée à la requête et n’a pas déposé de dossier de requête.

[6]  En accordant l’injonction interlocutoire, le juge Annis a rappelé que la question de l’appartenance de la famille de la demanderesse à la bande avait déjà été soulevée devant la Cour fédérale dans la décision Okemow-Clark c Nation crie de Lucky Man, 2008 CF 888 [Okemow-Clark] (confirmée dans Nation crie de Lucky Man c Okemow-Clark, 2010 CAF 48). Dans cette affaire, le juge de Montigny a annulé la décision d’exclure la famille de la demanderesse de la liste des membres de la bande, puisque la décision ne respectait pas le Code d’appartenance de la nation crie de Lucky Man. Il a renvoyé la question au chef et au conseil de bande pour qu’ils tranchent, conformément au Code d’appartenance et à la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 (Loi sur les Indiens). Le juge Annis a souligné que ni le chef ni le conseil ne s’était penché sur la question avant qu’elle ne soit soulevée comme moyen d’appel pour empêcher la demanderesse d’entrer en poste.

[7]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande doit être accueillie.

Décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Comme je l’ai expliqué plus haut, la décision faisant l’objet du présent contrôle est celle prise par un vote de la majorité des membres de la nation crie de Lucky Man présents à l’assemblée sur les appels, confirmant que la demanderesse n’était pas une candidate admissible au poste élu de chef.

Dispositions législatives applicables

[9]  La Lucky Man Cree Nation Election Act (Loi électorale), ratifiée le 21 juillet 2000, contient les dispositions suivantes qui sont applicables à la présente demande de contrôle judiciaire :

[traduction] 5.  Candidats

[...]

c)  Aucun candidat ne pourra se présenter à l’élection au poste de chef s’il n’est pas :

i)  né au sein de la nation crie de Lucky Man et un membre de la bande; ou

ii)  un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man et un membre de la bande.

[...]

9.  Appels en matière d’élections

a)  Dans les cinq (5) jours suivant une élection, un appel peut être déposé par tout candidat à l’élection ou tout électeur qui a voté à l’élection et a des motifs raisonnables de croire que :

[...]

iii)  une personne nommée candidate à l’élection ne pouvait se porter candidate.

b)  Une personne peut interjeter appel par un avis écrit contenant tous les détails, envoyé par courrier recommandé, à l’attention du membre de la nation crie de Lucky Man.

c)  En cas d’appel concernant une élection, le gestionnaire de la nation crie de Lucky Man convoquera immédiatement une assemblée extraordinaire des membres de la bande. La personne ayant interjeté appel et le(s) candidat(s) visé(s) doivent se présenter à cette assemblée et plaider leur cause, et présenter tout élément de preuve, devant les membres de la bande présents, qui décideront, conformément à la coutume de la bande, d’accueillir ou de rejeter l’appel.

d)  Sur réception d’un appel, le gestionnaire de la nation crie de Lucky Man devra, dans les cinq (5) jours suivant la réception de l’appel, acheminer une copie de l’appel à chaque membre de la bande en âge de voter. Le gestionnaire de la nation crie de Lucky Man devra aussi joindre des renseignements concernant la date à laquelle l’appel sera entendu.

e)  Si les membres de la bande qui assistent à l’assemblée, à laquelle participent au moins 50 p. 100 des électeurs admissibles plus un, concluent qu’il y a eu infraction en lien avec l’élection, l’appel sera confirmé et le poste sera déclaré vacant.

f)  Si les membres de la bande qui assistent à l’assemblée, à laquelle participent au moins 50 p. 100 des électeurs admissibles plus un, concluent qu’il n’y a eu aucune infraction en lien avec l’élection, l’appel sera rejeté, au motif que les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour confirmer qu’il y a eu infraction à la Loi électorale, et le candidat prendra son poste.

g)  Sur réception d’un appel concernant le poste de chef, un chef intérimaire sera nommé par et parmi les membres du nouveau conseil jusqu’à ce que :

i)  l’appel soit rejeté et que le chef nouvellement élu entre en poste;

ii)  l’appel soit confirmé et qu’une élection partielle soit immédiatement organisée pour combler le poste de chef.

[...]

i)  La décision des membres de la bande est finale et lie toutes les parties concernées.

Questions en litige

[10]  Les observations écrites de la demanderesse reproduisent les observations présentées à l’appui de sa requête en vue d’obtenir une injonction interlocutoire et ne traitent pas explicitement des questions en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire. Selon l’avis de demande, les observations écrites et le dossier, il est possible de discerner que la demanderesse soulève un problème de manquement à l’équité procédurale lors de l’audition de l’appel et s’inquiète, de manière plus générale, du caractère raisonnable de la décision d’appel. La défenderesse fait valoir que les questions en litige sont celles de savoir si l’appel en matière d’élections était équitable sur le plan procédural, et si la décision d’appel était raisonnable. Je suis d’accord qu’il s’agit là des questions en litige.

Norme de contrôle

[11]  La demanderesse n’a présenté aucune observation à l’égard de la norme de contrôle. La défenderesse soutient que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43), et que l’obligation d’équité est souple et variable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 22 [Baker]). La défenderesse affirme que la décision d’appel, y compris l’interprétation et l’application de la Loi électorale, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Testawich c Duncan’s First Nation, 2014 CF 1052, au paragraphe 21 [Testawich]; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[12]  Comme je l’ai précédemment énoncé dans la décision Gadwa c Kehewin Première Nation, 2016 CF 597 [Gadwa], la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte, et la norme de contrôle applicable à l’interprétation et à l’application par une bande de sa loi électorale coutumière est celle de la décision raisonnable (aux paragraphes 17 à 19).

Question 1 : L’appel en matière d’élections était-il équitable sur le plan procédural?

Thèse de la demanderesse

[13]  La demanderesse soutient qu’à l’assemblée sur les appels tenue le 23 octobre 2016, trois des membres de la bande qui ont interjeté appel de son élection, nommément Pauline Okemow, Edwin Okemow et Leona Bird, ont présenté des observations erronées et non fondées concernant la Loi électorale et la teneur ou l’interprétation de l’alinéa 5c) de la Loi électorale, et ont ainsi semé la confusion parmi les électeurs.

[14]  Plus précisément, elle indique que durant l’assemblée sur les appels, les appelants et la demanderesse (ainsi qu’un autre membre dont l’élection faisait l’objet d’un appel) ont eu la possibilité de s’adresser aux membres de la bande au sujet des appels. Même si au début de l’assemblée sur les appels, l’avocat de la bande a expliqué que la partie de l’appel présenté par Pauline Okemow, qui contestait la Loi électorale, dépassait la portée de l’assemblée sur les appels, Pauline Okemow, quand elle s’est adressée aux membres, a affirmé que la Loi électorale appliquée lors de l’élection du 29 juin 2016 était invalide.

[15]  En outre, Pauline Okemow, Edwin Okemow et Leona Bird ont présenté des arguments erronés aux membres de la bande en déclarant que pour pouvoir être candidat au poste de chef, il fallait que le candidat soit né au sein de la bande et soit un descendant direct de la bande, ce qui est contraire à l’alinéa 5c) de la Loi électorale.

[16]  Pauline Okemow a également fait référence à l’opinion d’un avocat datant de 1996 et concernant la Loi électorale, qui l’a amenée à croire que le chef doit être né au sein de la nation crie de Lucky Man et être un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man; elle n’a toutefois pas présenté à la demanderesse les documents auxquels elle faisait référence. Pauline Okemow a aussi soutenu que son objection concernait la généalogie de la demanderesse, affirmant que la demanderesse n’était pas une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man, puisque les Aînés de la bande racontent que le père de la demanderesse, Howard Okemow, n’est en réalité pas son père biologique. Pauline Okemow s’est aussi opposée à la présence d’avocats à l’assemblée sur les appels et a refusé de répondre aux questions qui lui ont été posées.

[17]  Edwin Okemow s’est adressé aux membres de la bande à propos de l’importance d’élire un chef qui est un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man, et qui est né au sein de la bande. Il a fait référence à des documents en sa possession et a affirmé que ces documents indiquaient que la demanderesse n’était pas admissible au poste de chef. Il n’a pas présenté à la demanderesse les documents auxquels il faisait référence. Il a aussi déclaré avoir entendu de ses [traduction] « oncles et tantes » que la demanderesse venait de l’extérieur et n’était pas née au sein de la bande.

[18]  Quand elle s’est adressée aux membres présents à l’assemblée sur les appels, Leona Bird a aussi affirmé que la demanderesse n’était pas admissible au poste de chef, puisqu’elle n’était pas née au sein de la bande et n’était pas une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man. Elle a aussi déclaré que son défunt père et ses oncles lui auraient dit que la demanderesse faisait à l’origine partie de la Première nation de Little Pine et aurait été transférée à la bande. La demanderesse a qualifié cet élément de preuve de ouï-dire. Leona Bird n’a déposé aucun document et, bien qu’elle ait répondu à quelques questions de l’avocat de la demanderesse, elle a refusé peu après de continuer de le faire et s’est opposée à la présence d’avocats à l’assemblée sur les appels.

[19]  En substance, la demanderesse affirme que l’assemblée sur les appels était inéquitable sur le plan procédural, parce que l’on a pas permis un examen adéquat des éléments de preuve sur lesquels se fondaient les appelants, puisque les documents auxquels ont fait référence Pauline Okemow et Edwin Okemow ne lui ont pas été communiqués, et que, à sa connaissance, ils n’ont été déposés dans le dossier d’appel qu’après la fin de l’audience; la demanderesse affirme aussi que l’on s’est appuyé sur du ouï-dire, en l’absence de documents corroborants et d’éléments de preuve directs, et que les appelants ont refusé de répondre aux questions posées par son avocat.

[20]  La demanderesse soutient également que deux membres de la bande, à savoir sa sœur et sa mère, toutes les deux mentalement aptes, mais vivant avec des handicaps physiques, se sont vu refuser le droit de voter par procuration, ce qui soulèverait une crainte raisonnable de partialité de la part du directeur général des élections.

[21]  La demanderesse allègue aussi que la conduite de Pauline Okemow était malveillante et constituait un abus de procédure. Les questions concernant l’appartenance de la demanderesse et de sa famille à la nation crie de Lucky Man ont été soumises à la Cour en 2008 dans la décision Okemow-Clark, et renvoyées à la nation crie de Lucky Man pour qu’elle tranche conformément à son code d’appartenance. Pauline Okemow occupait le poste de chef au moment où cette décision a été rendue, et avait entre autres responsabilités de résoudre les ambiguïtés du code d’appartenance à la bande. Toutefois, même si elle a été en poste de 2004 à 2012, elle a omis de s’occuper de la question, avant de la soulever comme moyen d’appel dans un effort en vue d’empêcher la demanderesse de devenir chef de bande.

Position de la défenderesse

[22]  La défenderesse affirme que le processus d’appel en matière d’élections était équitable sur le plan procédural, puisqu’il était ouvert, transparent et conforme à la Loi électorale. La défenderesse avait l’obligation de permettre un processus d’appel qui soit conforme à la coutume de la bande et à la Loi électorale, et respectueux des principes d’équité procédurale, et elle s’est acquittée de cette obligation.

[23]  La défenderesse affirme qu’aucune exigence n’impose à la bande de suivre une procédure qui atteigne le même niveau de formalité que celui d’un tribunal. Il n’existe aucun droit au contre-interrogatoire, surtout dans le contexte d’un appel en matière d’élections. Toutes les parties ont reçu un avis raisonnable et ont bénéficié de toutes les possibilités de participer.

[24]  La demanderesse a reconnu la validité de la Loi électorale, mais postule que la question n’aurait pas dû être tranchée par les membres, ce qui a orienté sa perspective sur l’ensemble du processus.

[25]  D’après la défenderesse, la loi n’exigeait pas que les observations des appelants soient fondées sur une preuve documentaire et que, vu la nature des appels, il était opportun qu’une preuve tirée de récits oraux soit présentée aux membres et que ceux-ci fondent leur décision sur cette preuve. La preuve tirée de récits oraux est également admissible dans une cour de justice et elle doit être évaluée comme une preuve documentaire, puisque qu’elle serait [traduction] « constamment et systématiquement sous-évaluée si elle n’était jamais évaluée de manière indépendante, et si elle était utilisée uniquement quand elle peut être confirmée par une preuve documentaire » [Xeni Gwet’in First Nations v British Columbia, 2007 BCSC 1700, au paragraphe 152 (Xeni Gwet’in]).

[26]  La défenderesse affirme que rien ne permet de conclure que le directeur général des élections a été partial quand il a refusé de permettre à deux membres de la bande de voter par procuration. L’article 8.7.4 du manuel du président d’élections indique que [traduction] « le vote par procuration n’est pas autorisé » et rien dans la Loi électorale n’indique le contraire.

Discussion

[27]  À titre d’observation préliminaire, je soulignerai qu’il s’agit ici de circonstances quelque peu inhabituelles dans un contexte de contrôle judiciaire. En effet, les avis d’appel présentés au gestionnaire de la nation crie de Lucky Man, en application de la Loi électorale, et les documents (s’il y en a) qui ont présentés à la nation crie de Lucky Man par les appelants en lien avec les appels, ne figurent pas au dossier présenté à la Cour. Alors que, dans son avis de demande, la demanderesse a présenté une requête, en application de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin que la nation crie de Lucky Man dépose un dossier certifié contenant les documents demandés et que la demanderesse n’avait pas en main, y compris le compte rendu de l’assemblée des membres de la bande tenue en lien avec la décision d’appel, il semble que ce dossier n’ait pas été fourni par la nation crie de Lucky Man ni demandé de nouveau par la demanderesse. Il n’y a également aucun compte rendu des observations présentées à l’assemblée sur les appels, lesquelles ne sont évoquées que dans un affidavit ultérieurement déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire. En outre, aucun motif ne vient étayer la décision, qui a été prise par un vote « oui » ou « non ». Bien que la gestionnaire de la bande, Crystal Albert, ait déposé un affidavit dans lequel elle affirme croire que le processus électoral a été équitable pour les parties, elle n’a joint aucun document se rapportant à l’appel, ni abordé la question d’éléments de preuve documentaire ou des autres observations présentées en appel.

[28]  Cela dit, je suis d’accord avec la défenderesse pour affirmer que l’obligation d’équité procédurale dans le cas d’un appel en matière d’élections, comme c’est le cas en l’espèce, se situe à l’extrémité inférieure de l’échelle. La nature de la décision d’appel et le processus décrit à l’article 9 de la Loi électorale ne s’apparentent pas à une décision judiciaire qui exigerait d’importantes protections procédurales. Il s’agissait d’un processus décisionnel informel et communautaire.

[29]  Dans la décision Parenteau c Badger, 2016 CF 535, le juge Manson a conclu que l’équité procédurale dans le contexte du renvoi d’un conseiller exige que la partie puisse connaître les faits allégués et être entendue :

[49]  Il est bien établi que les demandeurs avaient droit de bénéficier de l’application de la Loi et de l’équité procédurale face à la décision les démettant de leurs postes de conseillers (Sparvier c. Bande indienne Cowessess n° 73, [1993] A.C.F. n° 446, (Fed. TD), au paragraphe 57; Felix 3, précité, au paragraphe 76; Orr v Fort McKay First Nation, 2011 FC 37, au paragraphe 14). Dans ce contexte, les demandeurs étaient en droit de connaître les faits allégués contre eux et d’être entendus (Duncan c. Première nation Behdzi Ahda, 2003 CF 1385, au paragraphe 20; Desnomie c. Première nation Peepeekisis, 2007 CF 426, aux paragraphes 33 et 34).

[30]  À mon avis, pour les motifs présentés ci-après, la demanderesse avait le droit de recevoir un préavis, de présenter des observations, et de s’attendre à ce que les décideurs fassent un examen complet et juste de ces observations (Baker, au paragraphe 22; Gadwa, aux paragraphes 47 à 53). Essentiellement, l’article 9 de la Loi électorale exigeait que la demanderesse reçoive un préavis de l’appel et qu’elle puisse avoir la possibilité, comme les appelants, de présenter ses arguments et tout élément de preuve à l’appui. La demanderesse ne nie pas qu’on lui a offert la possibilité de répondre aux allégations présentées lors de l’assemblée sur les appels, ce qu’elle a fait : elle a présenté et expliqué sept documents afin de prouver qu’elle est née au sein de la nation crie de Lucky Man et/ou qu’elle est une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man et qu’elle est membre de la bande.

[31]  La Loi électorale n’accorde pas à la demanderesse le droit de contre-interroger les appelants, et n’exige pas qu’on l’avise de tous les documents qui seront utilisés par les appelants à l’audience. Toutefois, la demanderesse affirme que Pauline Okemow et Edwin Okemow, dans leurs arguments présentés aux membres de la nation crie de Lucky Man présents à l’assemblée sur les appels, ont tous deux fait référence à des documents en leur possession qui selon eux appuyaient leur affirmation selon laquelle la demanderesse n’était pas une candidate admissible au poste de chef. À mon avis, si les appelants ont fait une telle affirmation, laquelle était au cœur des appels, ils ont manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne fournissant pas ces documents à la demanderesse et aux membres de la bande présents à l’assemblée sur les appels.

[32]  L’alinéa 9c) de la Loi électorale prévoit que la personne qui interjette appel et le candidat visé doivent se présenter [traduction] « et plaider leur cause, et présenter tout élément de preuve, devant les membres de la bande présents, qui décideront, conformément à la coutume de la bande, d’accueillir ou de rejeter l’appel ». En l’espèce, l’assemblée sur les appels a eu lieu, et un vote a ensuite été tenu immédiatement. Ainsi, même si la Loi électorale prévoit précisément le dépôt des éléments de preuve, en l’espèce, il semble que les appelants n’ont pas présenté la preuve documentaire sur laquelle ils disaient fonder leurs observations orales. Le fait de ne pas avoir présenté ces documents afin qu’ils puissent être examinés et pris en considération a entraîné un manquement à l’équité procédurale, puisque les membres de la bande présents à l’assemblée sur les appels, et qui ont voté sur l’admissibilité de la demanderesse au poste de chef, ont pris une décision sur la question en se fondant sur un dossier factuel incomplet.

[33]  En outre, dans la présente demande de contrôle judiciaire, la défenderesse ne conteste pas la validité de la Loi électorale ratifiée le 21 juillet 2000. Elle soutient plutôt que l’alinéa 5c) exige qu’un candidat au poste de chef soit i) né dans la nation crie de Lucky Man et membre de la bande, ou ii) un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man et un membre de la bande. La défenderesse affirme que l’appartenance de la demanderesse à la bande n’est pas en cause, mais qu’une véritable question demeure quant à savoir si elle est née au sein de la nation crie de Lucky Man ou est une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man.

[34]  Toutefois, dans un affidavit modifié déposé le 1er décembre 2016 en réponse à la demande de contrôle judiciaire, Pauline Okemow a déclaré ce qui suit :

[traduction] 2.  J’ai fait appel de l’élection du 29 juin 2016 car j’ai estimé que la mauvaise Loi électorale a été appliquée, et que Crystal Okemow n’était pas une candidate admissible au poste de chef. Ma principale préoccupation concerne l’emploi du mot « ou » dans l’alinéa 5c) de la Loi électorale, qui définit les exigences pour être admissible au poste de chef. À mon souvenir, je n’ai jamais vu le mot « ou » dans cette Loi; auparavant, l’on a toujours exigé que le candidat au poste de chef soit né au sein de la nation crie de Lucky Man et soit un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man.

3.  Je me rappelle que, depuis 2004, lorsque j’ai été élue pour la première fois, il y a toujours eu des contestations lorsque Crystal Okemow présentait sa candidature. Personne ne met en doute son appartenance à la bande – c’est plutôt sa qualité de descendante qui pose problème. Affaires indiennes ne peut octroyer à une personne le statut de membre d’une bande, mais peut inscrire une personne sur la liste d’une bande à laquelle elle est affiliée. À ma connaissance, Crystal Okemow n’est pas une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man, puisque selon les dires de nos Aînés de la bande, son père n’est pas Howard King, mais un autre homme. Donc, si des tests d’ADN étaient réalisés, ils indiqueraient probablement qu’elle n’est pas une descendante directe d’un membre de la nation de Lucky Man.

[Souligné dans l’original.]

[35]  Pauline Okemow affirme aussi que l’assemblée du 7 juillet 2000, lors de laquelle la Loi électorale a été approuvée, devrait être invalidée, car il fallait que 50 p. 100 des membres plus un soient présents pour adopter quoi que ce soit, et les membres présents n’étaient pas en nombre suffisant.

[36]  Quand elle a été contre-interrogée à propos de son affidavit, Pauline Okemow a confirmé que, à son avis, la Loi électorale qui aurait dû être appliquée était la version dans laquelle l’alinéa 5c) ne contenait pas le mot « ou », mais le mot « et »; cependant, quand elle s’est présentée au bureau du conseil de bande [traduction] « pour vérifier s’il existait quelque chose, le document n’était même pas là ». Elle a aussi déclaré que la Loi électorale appliquée en 2004 et en 2008 lorsqu’elle a été élue au poste de chef n’avait jamais contenu le mot « ou », comme elle l’avait affirmé dans son affidavit.

[37]  Selon la déclaration sous serment non contredite de la demanderesse, lors de l’assemblée sur les appels, l’avocat de la défenderesse a rendu une décision préliminaire, selon laquelle la partie de l’appel de Pauline Okemow qui contestait la Loi électorale selon laquelle les élections avaient été tenues dépassait la portée de l’assemblée sur les appels. Toutefois, cette même Pauline Okemow a présenté des arguments concernant l’invalidité de la Loi électorale appliquée lors des élections en cause, en faisant référence à l’opinion d’un avocat. De plus, Pauline Okemow, Edwin Okemow et Leona Bird ont tous présenté des observations selon lesquelles la Loi électorale exigeait que la demanderesse soit née au sein de la nation crie de Lucky Man et une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man pour pouvoir être considérée comme une candidate admissible au poste de chef.

[38]  Selon la preuve qui m’a été présentée, il semble que les allégations de Pauline Okemow quant à l’invalidité de la Loi électorale, au contraire de ce qu’elle a affirmé à l’assemblée sur les appels, n’ont jamais été appuyées par une preuve documentaire. En outre, il semble que ses arguments et ceux d’Edwin Okemow et de Leona Bird, selon lesquels l’alinéa 5c) exigeait à la fois que la demanderesse soit née au sein de la nation crie de Lucky Man et soit une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man, étaient tout autant sans fondement et erronés.

[39]  En fait, comme il est possible de le constater à la lumière du procès-verbal de l’assemblée générale de la nation crie de Lucky Man tenue le 7 juillet 2000, qui est joint comme pièce à l’affidavit de la demanderesse présenté à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, une motion concernant les sous-alinéas 5c)(i) et (ii) et proposant le libellé qui suit :

c)  [traduction] c) Aucun candidat ne pourra se présenter à l’élection au poste de chef s’il n’est pas :

i)  né au sein de la nation crie de Lucky Man et un membre de la bande; ou

ii)  un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man et un membre de la bande;

a été proposée par Edwin Okemow, et adoptée par l’assemblée. Il n’existe aucun élément de preuve indiquant que le libellé des alinéas 5c)(i) et (ii) aurait ultérieurement été modifié. En outre, les arguments d’Edwin Okemow présentés à l’assemblée sur les appels concernant la teneur de l’alinéa 5c) contredisaient sa propre proposition de ratification de cette disposition telle qu’elle apparaît dans la Loi électorale actuelle.

[40]  Par conséquent, l’affirmation de la demanderesse, selon laquelle les membres de la nation crie de Lucky Man présents à l’assemblée sur les appels ont été, en raison de ces allégations sans fondement, induits en erreur quant aux exigences d’admissibilité, est fondée en l’absence de toute preuve du contraire. À cet égard, je souligne que, dans la déclaration sous serment non contredite de la demanderesse, elle affirme que lors de l’assemblée sur les appels, après qu’elle eut présenté ses documents et répondu aux questions, Cindy Okemow, membre de la bande, s’est adressée à la bande, affirmant que, même si la demanderesse avait prouvé qu’elle était née au sein de la bande, cela ne suffisait pas, et qu’elle devrait en plus donner un échantillon d’ADN pour prouver qu’elle était une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man. Si cette déclaration est représentative des points de vue des membres votants, elle laisse entendre qu’ils n’ont pas fondé leur décision sur les faits ni sur le libellé sans équivoque des sous-alinéas 5c)(i) et (ii), mais qu’ils ont plutôt imposé une autre interprétation de cette disposition, exigeant non seulement que la demanderesse soit née au sein de la bande, ce qu’elle avait déjà établi, mais qu’elle prouve aussi, grâce à un échantillon d’ADN, qu’elle était aussi une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man. Pauline Okemow a exprimé la même opinion quand elle a été contre-interrogée à propos de son affidavit.

[41]  À mon avis, dans ces circonstances, la demanderesse a été privée de son droit à l’équité procédurale, parce que l’appelante, Pauline Okemow, a amené l’assemblée sur les appels à outrepasser les limites de ses pouvoirs, et a donc porté atteinte au processus décisionnel, en remettant en question la validité de la Loi électorale et/ou la version applicable de la Loi électorale. Elle a également été privée de son droit à l’équité procédurale, en raison des allégations erronées et sans fondement des appelants quant au contenu de l’alinéa 5c) de la Loi électorale.

[42]  Comme l’a déclaré le juge Mosley dans la décision Testawich, « le simple respect du Règlement ne garantit pas l’équité. La Cour doit examiner l’essentiel de la procédure administrative et s’interroger quant à savoir si cela était conforme aux principes fondamentaux de justice naturelle » (au paragraphe 38). Alors que cette affaire se distinguait de l’espèce quant aux faits, la preuve par affidavit établit que dans le cas présent la demanderesse pourrait avoir subi un préjudice en raison des arguments sans fondement concernant la validité de la Loi électorale et la teneur et les exigences de l’article 5 de la Loi électorale. En l’absence de preuve du contraire, la procédure de l’assemblée sur les appels n’était pas conforme aux principes fondamentaux de justice naturelle.

[43]  En outre, bien qu’il soit possible, comme le prétend la défenderesse, qu’il soit approprié, dans le cas de certaines questions, de s’appuyer une preuve tirée de récits oraux, je ne suis pas d’accord pour dire que la question de savoir si le père de la demanderesse était réellement son père biologique appartient à cette catégorie. Pauline Okemow a affirmé dans son affidavit que, d’après les Aînés, le père de la demanderesse n’était pas Howard King, mais un autre homme. Quand elle a été contre-interrogée à propos de son affidavit sur la question, elle a déclaré que son père, Andrew King, ainsi que Rod King, ont [traduction] « toujours été très clairs à ce sujet », et a ajouté que tout récemment elle avait entendu sa tante, Joan Braaten, affirmer la même chose. Son père et Rod King ne sont plus de ce monde et, quand on lui a demandé si sa tante pourrait être en mesure de fournir un affidavit, Pauline Okemow a répondu qu’elle n’en avait aucune idée. Pauline Okemow attribue ses arguments à propos du père biologique de la demanderesse à la « tradition orale ».

[44]  La défenderesse s’appuie sur l’arrêt Xeni Gwet’in pour justifier le recours à la preuve tirée de récits oraux. Cette affaire portait sur l’utilisation de récits oraux dans le contexte d’un litige à propos d’un titre foncier autochtone. À mon avis, elle est peu pertinente par rapport à l’allégation attribuée au père, à l’oncle et à la tante de Pauline Okemow, et selon laquelle ils croyaient que le père de la demanderesse n’était pas son père biologique.

[45]  La Cour suprême du Canada, s’inspirant du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, a décrit les récits oraux comme étant la tradition historique autochtone par laquelle les légendes, histoires et récits mythiques sont transmis de vive voix aux générations subséquentes (Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, au paragraphe 85 [Delgamuukw]). En outre, les récits oraux posent une difficulté en matière de preuve, parce qu’ils sont dans une large mesure constitués de déclarations extrajudiciaires, qui ont été transmises de façon ininterrompue jusqu’à nos jours, au fil des générations d’une nation autochtone (Delgamuukw, au paragraphe 86; voir également Snake c Canada, 2001 CFPI 858, au paragraphe 51 [Snake] (confirmé dans George Kingfisher et al. v The Queen, 2002 CAF 221, autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée dans Chief Chipeewayan Band v R, 307 NR 400)). La preuve tirée de récits oraux autochtones, y compris ceux qui se rapportent à la généalogie d’une personne, a été principalement introduite devant les tribunaux dans des affaires de droits autochtones et de revendications territoriales ou dans des affaires exigeant l’interprétation de traités indiens, lorsque la Cour doit statuer sur des faits historiques et préhistoriques et accorder le poids nécessaire aux perspectives historiques des peuples autochtones dans ces contextes (voir par exemple Delgamuukw; Snake; Mitchell c Ministre du Revenu national, 2001 CSC 33 [Mitchell]; Alderville c Canada, 2015 CF 920; Canada c Benoit, 2003 CAF 236 (Benoit) (autorisation d’interjeter appel devant la CSC refusée dans Benoit v Canada, [2003] SCCA No 387)).

[46]  Même si le témoignage de Pauline Okemow concernant le père biologique de la demanderesse pourrait en toute légitimité être classé dans la catégorie des récits oraux, ce dont je ne suis pas convaincue, la jurisprudence est claire à ce sujet : la preuve tirée de récits oraux doit être à la fois utile et raisonnablement fiable avant de pouvoir être admise en cour, et son admissibilité doit être décidée cas par cas (Mitchell, aux paragraphes 31 et 32; Benoit, au paragraphe 100; Delgamuukw, au paragraphe 87). Je ne suis pas convaincue que le témoignage de Pauline Okemow quant à l’identité du père biologique de la demanderesse puisse être considéré comme raisonnablement fiable. L’utilisation de ouï-dire, en guise de preuve tirée de récits oraux, pourrait aussi avoir porté atteinte à l’issue de l’assemblée sur les appels.

[47]  La demanderesse fait également valoir qu’il y a eu abus de procédure, parce que Pauline Okemow, à titre d’ancien chef, a omis d’examiner la question de l’appartenance de la famille de la demanderesse à la bande depuis le litige de 2004 qui a mené à la décision Okemow-Clark en 2008, ne soulevant la question qu’en tant de moyen d’appel de l’élection de la demanderesse au poste de chef. Dans la décision Okemow-Clark, la nation crie de Lucky Man et Roderick King avaient décidé de retirer le nom des demandeurs à l’instance de la liste de membres de la bande de la nation crie de Lucky Man, ce qui incluait le père de la demanderesse, Howard Okemow, et ses descendants, notamment la demanderesse, rendant ces derniers inhabiles à voter ou à se porter candidats à l’élection de septembre 2004. Le juge de Montigny a annulé la décision d’exclure les demandeurs de la liste des membres de la bande et a renvoyé la question de l’appartenance des demandeurs au chef et au conseil de bande pour qu’elle soit jugée conformément au Code d’appartenance de la nation crie de Lucky Man. Toutefois, il a également conclu ce qui suit :

[40]  Dans l’intervalle, le statu quo devrait être maintenu. Suivant l’affidavit non contredit de Roberta Okemow-Clark, tous les demandeurs étaient admissibles à voter lors de l’élection de 2000 et trois des demandeurs ont été élus comme conseillers de la bande. À moins que leurs noms ne soient retranchés de la liste d’appartenance conformément au Code d’appartenance et à la Loi sur les Indiens, les demandeurs devront donc être réintégrés comme membres de la bande de la nation crie de Lucky Man, avec les pleins droits et privilèges conférés par leur qualité de membres de la bande, pour eux-mêmes et pour leurs descendants. Ils auront notamment le droit de voter et de se porter candidats à toute charge lors de toute élection à venir qui pourrait être déclenchée et tenue.

[48]  Ainsi, la décision Okemow-Clark de 2008 visait uniquement l’appartenance à la nation crie de Lucky Man, et non les dispositions sur l’admissibilité prévues à l’alinéa 5c) de la Loi électorale, lesquelles exigent qu’un candidat soit né au sein de la nation crie de Lucky Man ou soit un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man, qui sont en cause en l’espèce. En outre, dans son affidavit modifié, Pauline Okemow a déclaré que l’appartenance de la demanderesse à la nation crie de Lucky Man n’était pas remise en question, ce que confirme la défenderesse dans ses observations. De ce fait, je ne suis pas convaincue qu’il y a eu abus de procédure à cet égard.

[49]  Je ne me rallie pas non plus aux observations de la demanderesse, selon lesquelles l’on a manqué à son droit à l’équité procédurale au motif que sa sœur et sa mère n’ont pas pu voter par procuration. L’article 8.7.4 du manuel du président d’élection est joint en preuve à l’affidavit du directeur général des élections. Cet article dispose que [traduction] « Aucun document juridique, qu’il s’agisse d’une procuration, d’une tutelle, d’un mandat ou de tout autre document juridique, ne peut autoriser une personne à voter au nom d’un autre électeur. Le vote par procuration n’est pas autorisé » [souligné dans l’original]. La demanderesse ne conteste pas l’application de cette disposition, et la Loi électorale ne prévoit pas le vote par procuration. Par conséquent, l’allégation de partialité avancée la demanderesse, en raison du refus par le directeur général des élections d’autoriser le vote par procuration, est sans fondement.

[50]  Quoi qu’il en soit, compte tenu des conclusions que j’ai tirées ci-dessus, notamment que le fait de ne pas fournir à la demanderesse et aux membres de la bande présents à l’assemblée sur les appels les documents auxquels les appelants ont fait référence et sur lesquels ils se sont appuyés constituait un manquement à l’équité procédurale, que l’appelante Pauline Okemow a entraîné un manquement à l’équité procédurale en amenant l’assemblée sur les appels à outrepasser les limites de ses pouvoirs en remettant en question la validité de la Loi électorale et en présentant des allégations non fondées et erronées quant à la version applicable de la Loi électorale, que les allégations non fondées et erronées formulées par les appelants quant à la teneur et aux exigences actuelles de l’alinéa 5c) de la Loi électorale suscitaient une crainte de manquement à l’équité procédurale, et que le recours au ouï-dire en guise de preuve tirée de récits oraux pourrait avoir porté atteinte à l’issue de l’assemblée sur les appels, je suis convaincue que la demande doit être accueillie.

Question 2 : La décision était-elle raisonnable?

[51]  Même si je me trompe quant à la question du manquement à l’équité procédurale, le fait qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve établissant que les membres de la bande qui ont assisté à l’assemblée sur les appels pourraient avoir été induits en erreur quant aux exigences d’admissibilité prévues à l’article 5 de la Loi électorale rend également la décision déraisonnable en l’absence de preuve du contraire.

[52]  La défenderesse soutient que l’objectif des dispositions sur l’admissibilité contenues dans la Loi électorale est de préserver la descendance de la nation crie de Lucky Man, et que la question de savoir si la demanderesse est une descendante d’un membre d’origine de la nation crie de Lucky Man demeure dans le contexte de son admissibilité au poste de chef, aux termes de l’alinéa 5c) de la Loi électorale, interprété dans le respect de la coutume de la bande.

[53]  À cet effet, la défenderesse affirme que la notion de [traduction] « descendant d’un membre de la nation Lucky Man » renvoie aux membres d’origine de la nation crie de Lucky Man et non à ceux qui ont été ultérieurement transférés au sein de la bande. De plus, le sens de l’expression [traduction] « né au sein de la bande » doit aussi être interprété au sens strict, comme signifiant être l’enfant d’un membre de bonne foi de la bande et être accepté comme membre à part entière de la communauté.

[54]  La défenderesse soutient qu’une question demeure, quant à savoir si Howard Okemow, le père de la demanderesse, était réellement membre de la nation crie de Lucky Man, puisque ses parents étaient membres de la Première Nation de Little Pine et qu’il est largement reconnu qu’il a été à tort intégré à la bande. De plus, il convient aussi de se demander s’il était réellement le père de la demanderesse, compte tenu des connaissances transmises par les Aînés de la bande. En outre, la mère de la demanderesse, Grace, appartenait autrefois à la Première Nation de Piapot. La défenderesse affirme que toute cette histoire a causé une vive controverse au cours des ans, dans une bande qui se bat pour préserver son identité culturelle. Il existe des raisons de douter que la demanderesse est réellement [traduction] « un[e] descendant[e] direct[e] d’un membre de la nation crie de Lucky Man », ou est [traduction] « né[e] au sein de la nation crie de Lucky Man », au sens où on l’entend selon la coutume de la bande.

[55]  La défenderesse soutient que la décision prise par les membres lors de l’appel concernant les élections est le reflet de leur compréhension de la coutume de la bande et des dispositions sur l’admissibilité contenues dans la Loi électorale dans le contexte de l’histoire et de la culture de la nation crie de Lucky Man. Compte tenu du manque de clarté du dossier de preuve, et d’une histoire qui a suscité une controverse importante durant de nombreuses années, la décision appartient aux possibilités raisonnables qui sont défendables. Rendre une autre décision serait contraire à la coutume de la bande et à la volonté de ses membres.

[56]  Je soulignerais, tout d’abord, que rien au dossier n’indique quels éléments de preuve ont été présentés aux membres de la bande présents à l’assemblée sur les appels concernant l’interprétation de l’alinéa 5c) de la Loi électorale ou de la coutume de la bande. En outre, les observations de la défenderesse à propos de l’interprétation faite par la bande de cette disposition ne s’appuient sur aucune preuve au dossier présenté aux décideurs. La prétendue histoire de la bande rapportée dans la section des faits des observations de la défenderesse est principalement, et très librement, fondée sur le témoignage en contre-interrogatoire de Pauline Okemow. D’après le dossier dont dispose la Cour, il n’est pas possible d’établir si, dans les faits, la décision était fondée sur une interprétation raisonnable de l’article 5, selon la coutume de la bande.

[57]  En outre, la question de l’appartenance de Howard Okemow à la nation crie de Lucky Man a été examinée par notre Cour dans la décision Okemow-Clark. La Cour a conclu que Howard Okemow et ses descendants continueraient d’être membres de la nation crie de Lucky Man, et de jouir de tous les droits connexes, y compris celui de se faire élire, jusqu’à ce que la question de son appartenance à la bande ait été tranchée par le chef et le conseil. Rien au dossier n’indique que le chef, qui était Pauline Okemow jusqu’à l’élection de la demanderesse, ait ultérieurement examiné la question de l’appartenance de Howard Okemow à la lumière du Code d’appartenance de la nation crie de Lucky Man et de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, il est déraisonnable pour la défenderesse d’avancer maintenant, huit ans plus tard, que l’appartenance de Howard Okemow à la bande est en cause. Si la décision d’appel était fondée sur ce postulat, comme l’affirme la défenderesse, elle serait donc elle aussi déraisonnable. De plus, comme je l’ai indiqué précédemment, les témoignages qui remettent en question l’identité du père biologique de la demanderesse ne constituent pas une preuve tirée de récits oraux; ils sont eux aussi contestés dans la déclaration sous serment de la demanderesse. À mon avis, si la décision d’appel était également fondée sur ces témoignages, elle était également déraisonnable.

[58]  Ce dont disposaient les membres de la bande présents à l’assemblée sur les appels et qui se trouve dans le dossier déposé en Cour grâce à l’affidavit de la demanderesse, c’est la preuve documentaire présentée par la demanderesse pour établir qu’elle est née au sein de la nation crie de Lucky Man et qu’elle est une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man. Les appelants, à l’exception de Pauline Okemow, n’ont fourni aucun affidavit en réponse à la demande, et les affidavits déposés par Pauline Okemow, le gestionnaire de la bande et le directeur général des élections ne traitent pas des éléments de preuve dont disposaient les décideurs. Lors d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et la Cour doit aussi se demander si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). En l’espèce, l’absence d’un dossier de preuve concernant les appels empêche essentiellement la Cour d’évaluer la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. De plus, selon les éléments de preuve déposés en lien avec la présente demande, je ne peux conclure que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Pour ce motif également, la demande est accueillie.

[59]  Il y a un dernier point que je me sens obligée d’aborder. C’est peut-être l’éléphant dans la pièce. Dans sa demande, la demanderesse a soulevé la question de savoir si l’alinéa 5c) de la Loi électorale est discriminatoire. La question n’a pas été approfondie, et la demanderesse n’a pas contesté la validité de cette disposition. L’avocat de la défenderesse a reconnu que l’exigence qui impose d’être né au sein de la nation crie de Lucky Man ou d’être un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man est peut-être quelque peu de mauvais goût. Je soulignerais que le seul élément de preuve présenté à la Cour concernant la fondation et l’histoire de la nation crie de Lucky Man, sur lesquelles était censément fondée l’interprétation de l’alinéa 5c) selon la coutume de la bande, et selon ceux qui seraient ses membres fondateurs, se limite au bref témoignage en contre-interrogatoire de Pauline Okemow. La Cour ne peut, et ce n’est pas son rôle de le faire, décider si la demanderesse est née au sein de la nation crie de Lucky Man ou si elle est une descendante directe d’un membre de la nation crie de Lucky Man en fonction de cet élément de preuve très restreint. Toutefois, la question de la validité de l’exigence qui impose d’être né au sein de la nation crie de Lucky Man ou d’être un descendant direct d’un membre de la nation crie de Lucky Man, à savoir comment ce libellé doit être interprété ou défini, et quels membres appartiennent à quelle catégorie, est une question qui devrait être tranchée directement par la nation crie de Lucky Man, en dehors d’un contexte d’appel relatif aux résultats d’une élection, afin d’éviter les incertitudes permanentes et les appels sur les résultats d’élections.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision, prise le 23 octobre 2016 par les membres de la nation crie de Lucky Man, de destituer la demanderesse de ses fonctions de chef, au motif qu’elle ne répondait pas aux critères de candidature énoncés à l’alinéa 5c) de la Lucky Man Cree Nation Election Act est par la présente annulée, et la demanderesse est réintégrée à son poste de chef, conformément aux résultats des élections à ce poste tenues le 29 juin 2016.

  3. La demanderesse a droit à ses dépens. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des dépens à verser à la demanderesse, elles pourront déposer des observations sommaires par écrit à la Cour, d’un maximum de deux pages, dans les 10 jours suivant la présente décision.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1840-16

 

INTITULÉ :

CRYSTAL OKEMOW c LA NATION CRIE DE LUCKY MAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Stephanie C. Lavallée

Pour la demanderesse

 

Aaron Christoff

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semaganis Worme Legal

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour la demanderesse

 

Maurice Law

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour la défenderesse

 

 

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