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Date : 20161220


Dossier : T-883-16

Référence : 2016 CF 1399

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 décembre 2016

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

LA CONSEILLÈRE DORIS JOHNNY

demanderesse

et

LA BANDE INDIENNE D’ADAMS LAKE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande présentée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, en vue d’obtenir le contrôle d’une décision rendue autour du 9 décembre 2015 par le tribunal de révision de la collectivité de la bande indienne d’Adams Lake (le tribunal) et portant destitution de la demanderesse, Doris Johnny, de sa charge élective de conseillère. La demanderesse réclame l’annulation de la décision, la déclaration d’invalidité de l’élection partielle visant à pourvoir son siège vacant de conseillère, ainsi que les autres réparations figurant sur l’avis de demande.

Résumé des faits

[2]  La demanderesse est membre de la bande indienne d’Adams Lake (la bande). Elle a été élue conseillère le 1er mars 2015. Autour du 13 novembre 2015, 10 membres de la bande ont présenté une pétition au tribunal de révision de la collectivité afin d’obtenir la destitution de la demanderesse de sa charge de conseillère pour manquement à son serment (la pétition). La pétition, présentée conformément à l’article 24 des Adams Lake Secwepemc Election Rules de 2014 (les règles électorales), était accompagnée d’un affidavit dans lequel l’auteure, Joyce Kenoras, exposait les faits invoqués à l’appui de la destitution.

[3]  L’inconduite professionnelle de la demanderesse lors de l’assemblée générale de la bande du 9 septembre 2015 figure parmi les motifs énoncés dans la pétition et lui a ultimement valu une conclusion de manquement à son serment.

[4]  Il y a controverse entre les parties à l’égard des faits de l’enquête qu’a menée le tribunal de révision de la collectivité sur les allégations. Le 8 décembre 2015, après avoir conclu que la demanderesse avait manqué à son serment, le tribunal l’a destituée de sa charge et il a déclaré son siège vacant, conformément aux règles électorales. Une élection partielle a eu lieu dans le délai prescrit de 60 jours après que le siège a été déclaré vacant, conformément à l’article 27 des règles électorales et, le 13 février 2016, un autre membre de la bande a été élu par acclamation pour pourvoir ce siège.

Décision faisant l’objet du contrôle

[5]  Après avoir examiné l’ensemble des incidents mentionnés dans la pétition, le tribunal de révision de la collectivité a conclu que seules les allégations d’inconduite professionnelle de la demanderesse le 9 septembre 2015 étaient corroborées par des éléments de preuve. Il a établi que par suite de son manquement à deux dispositions de son serment lors de cette assemblée, la demanderesse devait être destituée. Le tribunal a intégré sa décision à l’affidavit présenté en appui à la pétition en donnant sa conclusion après chacune des allégations désignées par une date. Pour l’incident du 9 septembre 2015, la conclusion du tribunal est libellée comme suit :

[traduction]

9 sept. 2015 – Je suis arrivée en retard à une réunion sur l’imposition au Pierre’s Point Hall parce que j’étais très malade, et je m’en suis excusée. La famille Kenoras m’avait demandé d’assister à ces réunions afin de connaître les répercussions fiscales sur les biens culturels. Quand on m’a donné la parole, j’ai posé des questions et Doris Johnny m’a interrompue à trois reprises pour me faire des remarques déplacées. Elle m’a dit : « On ne veut rien savoir de votre maladie. » Elle m’a dit aussi : « Vos problèmes ne nous intéressent pas. » Après sa troisième remarque, je lui ai demandé ce qui se passait et je l’ai priée d’arrêter.

Après la réunion, je lui ai dit : « Doris, s’il vous plaît, pourriez‑vous éviter de m’insulter en public? » Nous avons discuté et Carolyn Johnny est intervenue. Je lui ai dit : « Vous n’avez pas entendu les remarques grossières de votre fille. Vous la défendez seulement parce qu’elle est votre fille. Peut-être que ma mère devrait être ici. » Carolyn Johnny m’a poussée et m’a demandé de sortir. Je ne me suis pas lancée dans une querelle avec elle. J’ai suivi les conseils pressants de mes aînés et je suis allée faire une déposition à la police le lendemain. La Gendarmerie royale du Canada a ouvert un dossier d’incident, qui porte le numéro 2015‑4798. Le responsable était l’agent McLean. J’aurais pu déposer des accusations à ce moment. Cependant, l’agent McLean voulait avoir la version de Carolyn Johnny, qui a prétendu que c’est moi qui l’avais poussée et que j’étais en état d’ébriété lors de la réunion sur l’imposition. C’est faux. Des témoins ont vu Carolyn me pousser. Doris Johnny a provoqué ce conflit. Sa conduite n’est pas digne d’un membre du conseil. Doris Johnny et Carolyn Johnny ont été très agressives envers moi. Il y a eu manquement aux articles 2, 3, 4, 5, 6, 8 et 10 du serment.

  Au terme de son enquête, le tribunal conclut que Doris Johnny a manqué aux articles suivants de son serment :

  Article 2 du serment – Je m’acquitterai des fonctions inhérentes à ma charge de façon honnête, impartiale et entière, avec dignité et respect.

  Article 5 du serment – J’adopterai la vision collective de la bande indienne d’Adams Lake.

  Pour les fins de l’enquête, le tribunal a examiné les déclarations et la correspondance des témoins concernant l’incident.

  Au terme de l’enquête, le tribunal a conclu que Doris Johnny ne s’était pas acquittée pleinement des fonctions inhérentes à sa charge avec dignité et respect, et qu’elle avait trahi la vision de la bande indienne d’Adams Lake consistant « à maintenir une collectivité sûre, saine et autosuffisante, et à promouvoir, chérir et adopter en tout temps les valeurs culturelles et identitaires des membres ».

  Nos dirigeants doivent toujours s’astreindre à une norme de conduite stricte.

Questions en litige

[6]  À mon avis, les questions en litige peuvent être formulées comme suit :

  i.  Le tribunal de révision de la collectivité a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement à l’égard de la demanderesse?

  ii.  La décision du tribunal de révision de la collectivité était-elle raisonnable?

Norme de contrôle

[7]  La demanderesse fait valoir qu’une allégation de manquement à l’équité procédurale de l’ordre de celle qui est soulevée en l’espèce est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Desnomie c Première nation de Peepeekisis, 2007 CF 426, au paragraphe 11 [Desnomie]; Weekusk c Wapass, 2014 CF 845, au paragraphe 10 [Weekusk]).

[8]  La défenderesse, quant à elle, soutient que les questions soulevées par la demanderesse doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable. Auparavant, la jurisprudence tendait à l’application de la norme de la décision raisonnable aux questions d’équité procédurale, mais elle a évolué et impose maintenant un contrôle selon la norme de la décision correcte (Maritime Broadcasting System Limited c La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, au paragraphe 48 [Maritime Broadcasting]). Il n’empêche, selon la défenderesse, que même si la norme de la décision correcte s’applique, la retenue s’impose à l’égard des choix procéduraux du décideur, soit le tribunal de révision de la collectivité en l’occurrence (Re:Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, au paragraphe 37 [Re:Sonne]; Maritime Broadcasting, au paragraphe 77). Qui plus est, l’annulation ou non d’une décision ne peut reposer uniquement sur le caractère adéquat des motifs du tribunal (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 21 et 22). La norme de la décision raisonnable s’applique aussi aux questions mixtes de fait et de droit qui relèvent de l’expertise et du mandat du tribunal selon les règles électorales (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61). La défenderesse ajoute que le contexte social dans lequel la décision a été prise doit être pris en compte pour déterminer en quoi consistait l’obligation d’équité procédurale due à la demanderesse et l’éventail des issues raisonnables de l’examen de la pétition par le tribunal de la pétition (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]; Maritime Broadcasting, au paragraphe 35).

[9]  Cela dit, il est bien établi que la norme de la décision correcte s’applique aux questions touchant l’équité procédurale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 [Khosa]; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79). C’est d’ailleurs la norme qu’a appliquée notre Cour pour examiner des questions d’équité procédurale dans des affaires de destitution de conseillers de bande (Tsetta c Conseil de Bande de la Première Nation des Dénés Couteaux-Jaunes, 2014 CF 396, au paragraphe 24; Testawich c Duncan’s First Nation, 2014 CF 1052, au paragraphe 15; Gadwa c Première Nation Kehewin, 2016 CF 597, aux paragraphes 19 et 20 [Gadwa]).

[10]  La défenderesse invoque l’arrêt Maritime Broadcasting pour faire valoir que la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions d’équité procédurale. Elle n’a toutefois cité aucune jurisprudence portant sur la destitution d’un membre d’un conseil de bande, et notre Cour a tout récemment appliqué la norme de la décision correcte dans ce genre d’affaires (McCallum c Peter Ballantyne Cree Nation, 2016 CF 1165, au paragraphe 19; Parenteau c Badger, 2016 CF 535, au paragraphe 36 [Parenteau]).

[11]  Il est également bien établi que l’interprétation et l’application des lois électorales coutumières par un conseil d’aînés, un directeur des élections ou un conseil de bande sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Je ne vois pas pourquoi ce principe ne s’appliquerait pas à un tribunal de révision de la collectivité (Johnson c Tait, 2015 CAF 247, au paragraphe 28; Mercredi c Première nation crie Mikisew, 2015 CF 1374, au paragraphe 17; Coutlee c Première nation de Lower Nicola, 2015 CF 1305, au paragraphe 3; Orr c Première Nation de Peerless Trout, 2015 CF 1053, au paragraphe 44; Campre c Première nation Fort McKay, 2015 CF 1258, au paragraphe 32; D’Or c St Germain, 2014 CAF 28, aux paragraphes 5 et 6).

[12]  Le caractère raisonnable tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité, ainsi qu’à l’appartenance de la décision à une gamme d’issues possibles acceptables (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir; Khosa, au paragraphe 59).

Dispositions législatives applicables

Adams Lake Secwepemc Election Rules, ratifiées le 19 juin 2014

[traduction]

VISION DE LA BANDE INDIENNE D’ADAMS LAKE

[…]

« Notre créateur nous a placés sur ce territoire pour que nous en prenions soin et que nous protégions notre peuple, notre langue, nos coutumes, notre savoir, notre culture et notre titre afin d’en assurer la pérennité. Nous devons veiller à ce que notre collectivité soit sûre, saine et autosuffisante, et que ses valeurs culturelles et identitaires soient chéries, soutenues et adoptées par tous ses membres en tout temps. »

PARTIE 9 : TRIBUNAL DE RÉVISION DE LA COLLECTIVITÉ

9.1 Les rôles et responsabilités du tribunal de révision de la collectivité sont énoncés à l’annexe E.

9.2 Le tribunal doit être composé de cinq (5) membres élus qui trancheront à la majorité les pétitions et les appels présentés pour contester une élection, ou toute pétition visant la destitution d’un membre du conseil conformément aux règles électorales de la bande indienne d’Adams Lake.

PARTIE 22 : SERMENT

22.1 Le candidat élu pour siéger au conseil de bande doit prêter serment devant un commissaire dûment nommé le premier lundi suivant son élection (annexe A).

[…]

22.3 Le candidat élu pour siéger au conseil de bande entrera en fonction seulement après avoir prêté serment devant le directeur des élections avant d’entrer en fonction.

PARTIE 23 : APPEL EN MATIÈRE ÉLECTORALE

[…]

23.6 Une copie de l’avis d’appel ou de la pétition ainsi que des documents justificatifs doit être transmise, selon le cas :

a)  au membre du conseil de bande dont l’élection fait l’objet d’un appel;

b)  au membre du conseil de bande dont la destitution est demandée;

c)  au membre élu du conseil de bande dont le siège est déclaré vacant;

d)  à la personne visée par une procédure;

étant entendu
e)  qu’une procédure engagée par le tribunal de révision de la collectivité ne peut être déclarée invalide en raison de l’impossibilité d’une partie de formuler ses observations devant lui;

f)  qu’un électeur, son représentant ou son conseiller juridique peut être autorisé par le tribunal à présenter des observations sur toute question dont il est saisi;

g)  que le tribunal peut, dans la limite de ce qui est raisonnable et conforme aux règles, mener sa propre enquête sur les allégations formulées dans un avis d’appel ou dans une pétition, mais toujours dans le respect des délais impartis pour rendre sa décision. Le tribunal doit notifier les personnes visées par ses enquêtes.

23.7 Dans le cas d’une pétition ou d’un appel présenté sous le régime de l’article 22.7 ou de la partie 24, l’avis signifié à l’administrateur de bande ou à la personne désignée par l’appel ainsi que les documents justificatifs doivent être transmis au tribunal dans un délai de 48 heures.

23.8 Si un électeur présente un appel sous le régime de la partie 24, l’avis d’appel et les documents justificatifs doivent être signifiés au membre du conseil de bande dont l’élection fait l’objet de l’appel au plus tard 48 heures après que le tribunal en a été saisi.

23.9 Après avoir été saisi d’un appel ou d’une pétition, le tribunal doit rendre sa décision et les motifs de celle-ci par écrit dans un délai de trente (30) jours.

23.10 Le tribunal doit conserver le dossier des procédures (depuis la date à laquelle elle a été engagée jusqu’à décision) pendant au moins six (6) ans; le dossier sera détruit en présence de deux (2) témoins.

[…]

23.14 Si la pétition vise la destitution d’un membre du conseil de bande sous le régime de la partie 24, le tribunal peut :

a)  soit confirmer qu’il conservera son siège au sein du conseil de bande;

b)  soit le destituer et déclarer que son siège est vacant.

23.15 Le tribunal doit transmettre une copie de la décision au conseil de bande ainsi qu’aux parties à un appel ou à une pétition.

[…]

Partie 24 : DESTITUTION D’UN MEMBRE DU CONSEIL DE BANDE

24.1 Les motifs suivants peuvent justifier la destitution d’un membre du conseil de bande :

[…]

b)  un manquement à son serment.

24.2 La procédure de destitution d’un membre du conseil de bande est engagée à la date à laquelle le tribunal est saisi d’une pétition signée par dix (10) électeurs désignés.

24.3 Une pétition présentée sous le régime de l’article 24.2 doit être accompagnée d’un affidavit exposant les faits invoqués à l’appui de la destitution d’un chef ou d’un conseiller, lequel doit être souscrit devant un commissaire à la prestation de serment dûment nommé; doivent également être joints à la pétition tous les documents justificatifs et un paiement non remboursable de trois cents (300) dollars à l’administrateur de bande ou à son délégué aux fins du traitement et de la présentation au tribunal.

Partie 27 : ÉLECTION PARTIELLE

27.1 Si le siège d’un chef ou d’un conseiller devient vacant, une élection partielle sera tenue à la date fixée par le directeur des élections à l’intérieur de la période de soixante (60) jours subséquente.

ANNEXE A : SERMENT DU CHEF ET DES MEMBRES DU CONSEIL DE LA BANDE INDIENNE D’ADAMS LAKE

[…]

2)  Je m’engage à m’acquitter des fonctions inhérentes à ma charge de façon honnête, impartiale et entière, avec dignité et respect.

[…]

5)  Je m’engage à adopter la vision collective de la bande indienne d’Adams Lake.

Question préliminaire

[13]  Dans ses observations écrites, la défenderesse soulève la question préliminaire et éventuellement déterminante de l’obligation de la demanderesse de déposer sa demande de contrôle judiciaire dans les 30 jours suivant la date de la décision (Loi sur les Cours fédérales, au paragraphe 18.1(2); article 23.18 des règles électorales). La défenderesse fait valoir que la demanderesse n’a non seulement pas respecté cette échéance, mais elle n’a pas sollicité de prorogation à notre Cour et, quoi qu’il en soit, elle ne pouvait pas s’acquitter de son obligation d’établir que le critère pour obtenir une prorogation était rempli.

[14]  La demanderesse n’a pas abordé cette question dans ses observations écrites. Toutefois, elle a affirmé à l’audience que le 17 mars 2016, elle a présenté une requête écrite, conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), afin d’obtenir une prorogation de délai, qu’elle a obtenu 15 jours supplémentaires pour présenter sa demande au titre d’une ordonnance prise le 3 juin 2016, et qu’elle a respecté ce délai.

[15]  Selon toute vraisemblance, la requête en prorogation de délai a bel et bien été signifiée à la bande, mais il n’est pas clair si les exigences des Règles des Cours fédérales ont été respectées à la lettre. Dans un affidavit daté du 14 mars 2016, Doris Johnny affirme qu’elle a présenté une requête fondée sur l’article 369 des Règles des Cours fédérales [traduction] « à la bande indienne d’Adams Lake le 14 mars 2016, à 11 h », mais elle ne précise pas où elle a déposé la requête ni à qui elle l’a remise. L’affidavit de signification a été déposé le 17 mars 2016. À cette date, étant donné que la requête en prorogation de délai était la première étape de la procédure, aucun avocat n’était inscrit au dossier pour la bande.

[16]  Même si elle a reçu les observations écrites dans lesquelles la défenderesse soulevait et examinait la question préliminaire du dépôt tardif autour du 20 septembre 2016, l’avocate de la demanderesse n’a pas informé l’avocat de la défenderesse qu’une ordonnance avait prorogé l’échéance pour le dépôt de la demande jusqu’à deux jours avant la présente audience. L’avocat de la défenderesse s’en est enquis auprès de la bande et il a alors été confirmé que le timbre dateur indiquait que la requête fondée sur l’article 369 des Règles avait été reçue en mars. Il n’était pas au courant. Il ne savait toujours pas à l’audience pourquoi la requête n’avait pas été portée à son attention.

[17]  Considérant l’affidavit de signification manquant, l’avocat de la défenderesse a demandé un ajournement de l’affaire. Il a ajouté qu’il aurait de toute façon contesté la requête fondée sur l’article 369 des Règles s’il en avait connu l’existence, et qu’il envisageait d’en appeler de l’ordonnance de prorogation de délai. En outre, il s’estimait désavantagé du fait que ses observations écrites étaient centrées sur la production tardive.

[18]  En fin de compte, j’ai conclu que l’affaire devait être instruite sur le fond. C’est ce qui m’est apparu le plus judicieux considérant que, malgré les vices de forme de l’affidavit de signification, le timbre dateur confirmait que la bande avait reçu la requête. La signification peut donc être validée, tel qu’il est prévu à l’article 147 des Règles des Cours fédérales. Qui plus est, la défenderesse évoque dans ses observations écrites le critère pour accorder une prorogation de délai établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, y compris l’éventuel bien-fondé de la requête. La défenderesse y soulève aussi les questions de l’équité procédurale et de la raisonnabilité de la décision de manière explicite. Pour ces raisons, j’ai rejeté la demande d’ajournement.

Première question en litige : Le tribunal de révision de la collectivité a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement à l’égard de la demanderesse?

Thèse de la demanderesse

[19]  La demanderesse soutient que le tribunal de révision de la collectivité a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre aux allégations la visant et en ne donnant pas suite à sa requête du 11 décembre 2015 ou aux alentours pour obtenir les procès-verbaux de ses réunions (Desnomie, aux paragraphes 24 à 30; Weekusk, aux paragraphes 66 à 70; Parenteau, aux paragraphes 49 à 51). Elle reproche également au tribunal de ne pas lui avoir fourni les motifs de sa décision et de ne pas lui avoir expliqué pourquoi les déclarations d’un témoin corroborant sa version des faits n’ont pas été prises en compte.

Thèse de la défenderesse

[20]  La défenderesse soutient que l’obligation d’équité procédurale à l’égard d’un chef ou d’un conseiller visé par une pétition en destitution fondée sur le droit coutumier se limite aux principes de base de la justice naturelle, soit le droit d’en recevoir avis et d’être entendu. La demanderesse a reçu un avis adéquat des allégations dont elle faisait l’objet dans la pétition. Effectivement, celle-ci exposait en détail les motifs sur lesquels l’auteure fondait la demande en destitution, et la demanderesse a eu deux occasions de répondre aux allégations devant le tribunal (Catholique c Conseil de bande de la Première Nation de Lutsel K’e, 2005 CF 1430, au paragraphe 56). De plus, la confidentialité des renseignements était une préoccupation constante du tribunal en raison du contexte social de la collectivité et des exigences des règles électorales. Dans certains cas, l’intérêt impérieux de préserver la confidentialité l’emporte sur l’obligation de divulgation complète (Cartier v Canada (Attorney General), [1998] FCJ no 1211 (CF 1re inst.); Weram Investments Ltd v Ontario (Securities Commission), [1990] OJ no 918 (C. Div)), notamment pour éviter de nuire aux relations entre les membres de la collectivité (Lindenburger v United Church of Canada, [1985] OJ no 1195 (C. Div.), conf. par 20 OAC 381 (CA)).

Discussion

[21]  L’obligation d’équité procédurale est « souple et variable et [...] elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés » (Baker, au paragraphe 22). Notre Cour a déjà appliqué les facteurs de l’arrêt Baker dans le contexte d’un code électoral coutumier et d’une demande de contrôle judiciaire du rejet par le comité électoral d’une demande d’appel. Elle a reconnu alors que le demandeur avait droit à un degré minimal d’équité procédurale de la part du comité électoral, notamment le droit à un tribunal impartial, d’être notifié et d’avoir la possibilité de présenter ses observations, ce dernier droit ayant été rempli par la possibilité offerte de présenter des observations écrites (Polson c Comité électoral de la Première nation de Long Point, 2007 CF 983, aux paragraphes 41 à 47).

[22]  La Cour d’appel fédérale a aussi appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker dans le contexte d’un appel du résultat des élections tenues conformément à un code coutumier, et elle a déterminé que des garanties procédurales s’imposaient (Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation Crie de Samson), 2006 CAF 249) :

[22]  Appliquant les facteurs de l’arrêt Baker, je suis d’avis que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur quand il a dit que l’obligation d’équité exigeait à tout le moins de la Commission qu’elle donne à M. Northwest l’occasion de présenter des arguments. La Commission devrait avoir une latitude étendue de choisir ses propres procédures; cependant, vu l’importance de la décision pour M. Northwest, des garanties procédurales de base doivent exister. Cela ne veut pas dire qu’une audience en règle était requise, mais simplement que M. Northwest aurait dû avoir la possibilité de répondre à la plainte de Soosay, avant que la Commission décide qu’il ne pouvait pas être élu au conseil en vertu de l’article 4 de la Loi électorale. En ne laissant pas M. Northwest répondre à la plainte de Soosay, la Commission a rendu sa décision sur la foi d’un dossier factuel incomplet. Selon moi, le juge a eu raison de dire que cela constituait une erreur sujette à révision.

[23]  Le juge Manson abonde dans le même sens dans la décision Parenteau, dans un contexte semblable :

[49]  Il est bien établi que les demandeurs avaient droit de bénéficier de l’application de la Loi et de l’équité procédurale face à la décision les démettant de leurs postes de conseillers (Sparvier c. Bande indienne Cowessess no 73, [1993] A.C.F. no 446, au paragraphe 57; Felix 3, précité, au paragraphe 76; Orr v Fort McKay First Nation, 2011 FC 37, au paragraphe 14). Dans ce contexte, les demandeurs étaient en droit de connaître les faits allégués contre eux et d’être entendus (Duncan c. Première nation Behdzi Ahda, 2003 FC 1385, au paragraphe 20; Desnomie c. Première nation Peepeekisis, 2007 CF 426, aux paragraphes 33 et 34).

[24]  En l’espèce, l’obligation d’équité procédurale consistait selon moi à informer la demanderesse des allégations la visant, à lui donner la possibilité de donner sa version et à lui fournir les motifs fondant la décision du tribunal de révision de la collectivité. C’est aussi ce que requiert la procédure prévue aux règles électorales (aux articles 23.6, 23.7, 23.8, 23.9 et 23.15).

[25]  Dans l’affidavit présenté à l’appui de sa demande, la demanderesse indique que le 8 décembre 2015, le tribunal a conclu qu’elle avait manqué à son serment et l’a informée de ce qui suit dans la lettre jointe à l’annexe A :

[traduction]

Le 71 [sic] novembre 2015, le tribunal de révision de la collectivité a signifié un avis concernant l’affaire à l’étude. Après enquête, le tribunal a destitué Doris Johnny de sa charge de conseillère de bande et déclaré son siège vacant, conformément aux règles électorales de 2014 de la Nation Secwepemc.

[26]  La demanderesse déclare que le 18 novembre 2015, à la suite d’un grave accident de voiture, elle a dû subir une intervention chirurgicale à la colonne vertébrale. Sa convalescence a été très longue. Elle affirme qu’elle a eu certains contacts avec le tribunal et répondu à ses questions, mais qu’elle n’a jamais eu la possibilité de répondre aux questions soulevées par Joyce Kenoras au moment où elle s’est présentée devant le tribunal. Elle ajoute : [traduction] « J’ai appris le 24 juin 2016 que le tribunal de révision de la collectivité a conclu, après avoir reçu une plainte de Joyce Kenoras, que, le 9 septembre 2015, je ne m’étais pas acquittée entièrement des fonctions inhérentes à ma charge avec dignité et respect, et que j’avais trahi la vision de la bande indienne d’Adams Lake. »

[27]  La défenderesse a présenté un affidavit souscrit par Mme Maryann Yarama, la présidente du tribunal de révision de la collectivité qui a rendu la décision. Mme Yarama y soutient que le 13 novembre 2015, le tribunal a été saisi de la pétition du 10 novembre 2015 réclamant la destitution de la demanderesse à titre de conseillère. Elle explique que la pétition, dont une copie est jointe à l’annexe A de son affidavit, expose en détail une suite d’allégations concernant des actes (y compris la date et les parties en cause) censés constituer des manquements aux dispositions mentionnées du serment. Mme Yarama affirme qu’elle a remis la pétition en mains propres à la demanderesse le 14 novembre 2015, et elle croit se rappeler qu’à sa demande, une copie supplémentaire lui a été transmise le 17 novembre 2015.

[28]  Effectivement, selon un document figurant au dossier certifié du tribunal, la demanderesse aurait accusé réception de la pétition à la main le 14 novembre, à 11 h 52. De plus, les courriels échangés entre la demanderesse, Mme Yarama et d’autres personnes les 15 et 16 novembre 2015 indiquent que celle-ci a remis « une copie » en mains propres à la demanderesse le 14 novembre 2015. La demanderesse mentionne qu’elle en a déjà reçu une copie, mais qu’elle en a demandé une autre parce qu’elle a égaré les premières pages et que ses enfants ont barbouillé sur les autres.

[29]  Dans son affidavit, Mme Yarama déclare qu’au cours des 30 jours qui ont suivi la signification de la pétition et jusqu’à l’échéance pour rendre une décision, le tribunal de révision de la collectivité a eu 12 rencontres et mené 13 interrogatoires avec 10 témoins au sujet des allégations. Pour ce qui concerne l’incident du 9 septembre 2015, six témoins ont été interrogés, y compris la demanderesse. Je constate qu’elle a joint les procès-verbaux des rencontres à son affidavit. Ces procès-verbaux détaillés comprennent un compte rendu des interrogatoires.

[30]  Mme Yarama explique que le 17 novembre 2015, le tribunal de révision de la collectivité a rencontré la demanderesse afin de discuter du processus de décision sur la pétition et de lui donner la possibilité de répondre aux allégations. La demanderesse a eu une heure et demie pour s’expliquer et répondre aux questions du tribunal. Le 1er décembre 2015, le tribunal l’a rencontrée de nouveau pour lui donner une autre possibilité de s’exprimer sur les allégations formulées dans la pétition et de répondre aux questions. La demanderesse a alors identifié un témoin de l’incident du 9 septembre 2015; il a été interrogé le 7 décembre 2015. Le 9 décembre 2015, Mme Yarama et un autre membre du tribunal ont remis la décision en mains propres à la demanderesse au bureau de la bande. Je souligne qu’une copie de la décision jointe à son affidavit porte l’annotation écrite suivante : [traduction] « 9 décembre 2015 – Remise en mains propres à Doris Johnny, conseillère, et à Joyce Kenoras », avec les initiales MY et la signature de Hilda Jensen.

[31]  Mme Yarama a aussi déposé que le 16 décembre 2015, le tribunal a informé la demanderesse par écrit qu’elle disposait d’un délai de 30 jours pour demander le contrôle judiciaire de la décision. Une copie de cette lettre est jointe à l’affidavit de Mme Yarama. On trouve aussi une annotation manuscrite sur cette lettre : [traduction] « Remise à Ren Johnny le 17 décembre 2015, à 15 h 48 », avec les initiales MY et la signature de Ren Johnny. La lettre mentionne notamment que le tribunal est lié par les règles électorales et que, pour protéger la confidentialité des personnes interrogées au cours de l’enquête, il ne pouvait pas transmettre les procès-verbaux des réunions que la demanderesse avait demandé à recevoir dans une lettre reçue le 14 décembre 2015.

[32]  Comme je ne vois aucune raison de mettre en doute la preuve par affidavit présentée par Mme Yarama, j’y ferai droit. J’ajouterai que la description qui en est donnée précédemment me convainc que la procédure suivie n’a pas frustré la demanderesse de son droit à l’équité procédurale. Elle a reçu un avis l’informant qu’une procédure avait été engagée et une copie de la pétition énonçant les allégations dont elle faisait l’objet. En dépit de l’accident dont elle explique avoir été victime dans son affidavit, de l’intervention chirurgicale au dos qu’elle a subie le 18 novembre 2015 et de la longue convalescence qui a suivi, les interrogatoires des 17 novembre et 1er décembre 2015 lui ont donné deux occasions de se défendre contre les allégations la visant devant le tribunal. Essentiellement, la demanderesse se plaint de ne pas avoir eu la possibilité de contre-interroger l’auteure de la pétition. Cependant, je ne suis pas convaincue que dans les circonstances, l’obligation d’équité procédurale englobait le droit de mener un contre-interrogatoire. La demanderesse n’invoque d’ailleurs aucune jurisprudence étayant sa position à cet égard.

[33]  Qui plus est, elle a reçu les motifs écrits de la décision. Bien qu’elle les juge inadéquats et considère que son droit à l’équité procédurale a été bafoué, les motifs qui lui ont été fournis l’informent des actes qui lui sont reprochés parce qu’ils enfreignaient deux dispositions de son serment, et ils indiquent de quelles dispositions il s’agit. Ils lui apprennent aussi qu’au cours de son enquête, le tribunal s’est fondé sur les observations orales et la correspondance concernant l’incident, et il est parvenu à la conclusion que la demanderesse ne s’était pas acquittée entièrement des fonctions inhérentes à sa charge avec dignité et respect, et qu’elle avait trahi la vision de la bande indienne d’Adams Lake. Il s’agit d’une explication suffisante pour permettre à la demanderesse de comprendre pourquoi le tribunal de révision de la collectivité a rendu une telle décision.

[34]  Mme Yarama déclare dans son affidavit que la demanderesse a identifié le témoin dont la version des événements corrobore la sienne au cours de l’interrogatoire du 1er décembre 2015, et que le tribunal l’a interrogé le 7 décembre suivant. Cette déclaration est confirmée par le procès-verbal portant cette date au dossier. Le tribunal a interrogé six témoins et, selon ce que j’en comprends, le véritable contentieux de la demanderesse sur ce point concerne l’appréciation de la preuve. Toutefois, il n’appartient pas à notre Cour de soupeser de nouveau les éléments de preuve (Gadwa, au paragraphe 82; Dedam c Canada (Procureur général), 2012 CF 1073, au paragraphe 59; Khosa, au paragraphe 61).

[35]  Enfin, dans une lettre datée du 11 décembre 2015 et parvenue au tribunal le 14 décembre suivant, la demanderesse a demandé des copies des procès-verbaux des réunions tenues entre le 11 novembre et le 9 décembre 2015. Le tribunal n’a pas donné suite à cette demande et il a expliqué pourquoi : il souhaitait protéger le droit à la confidentialité des personnes interrogées durant l’enquête. Les règles électorales ne prévoient pas la transmission des procès-verbaux des réunions du tribunal de révision de la collectivité, mais elles n’indiquent pas non plus qu’ils sont confidentiels. Il est indiqué dans la partie sur la confidentialité du mandat du tribunal (annexe E) que ses membres doivent prêter le serment de s’acquitter en tout temps de leurs fonctions au mieux des intérêts de la bande. Il y est aussi stipulé que les transcriptions des délibérations et des décisions du tribunal doivent être conservées sous clé pendant six ans, et que le quorum du tribunal est requis pour en autoriser l’accès. Je relève à cet égard que Mme Yarama a souligné dans son affidavit que la demanderesse avait elle-même exprimé des réserves concernant l’enregistrement de son interrogatoire par le tribunal le 17 novembre 2015. Mme Yarama rappelle que dans une petite collectivité comme celle d’Adams Lake, déjà aux prises avec des tensions sociales, il est de la plus haute importance de rassurer les membres qu’ils peuvent témoigner sous le sceau de la confidentialité.

[36]  À mon avis, la retenue s’impose à l’égard du choix procédural du tribunal de ne pas transmettre les procès-verbaux par souci de protéger les droits des membres interrogés (Baker, au paragraphe 27; Re:Sonne, aux paragraphes 37 à 42). Quoi qu’il en soit, la demande a été présentée après que la décision a été rendue. Le 3 juin 2016, quand la demanderesse a déposé l’avis de demande dans lequel elle sollicitait notamment la transmission du dossier certifié du tribunal en application de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, les procès-verbaux avaient été fournis. Auparavant, durant les deux interrogatoires que lui a fait subir le tribunal, la demanderesse avait eu l’occasion de s’enquérir de la preuve contre laquelle elle devait se défendre outre les allégations énoncées dans la pétition. Cette preuve était purement factuelle et la demanderesse avait présenté sa version des événements survenus le 9 septembre 2015. Elle n’a pas non plus indiqué quels aspects de la preuve présentée contre elle lui étaient inconnus avant la réception des procès-verbaux, hormis la conclusion du tribunal comme quoi elle ne s’était pas pleinement acquittée des fonctions inhérentes à sa charge avec dignité et respect, et qu’elle avait trahi la vision de la bande. J’ai déjà établi précédemment que la décision transmise le 9 décembre 2015 mentionne cette conclusion du tribunal.

[37]  Pour ces motifs, je conclus que le tribunal de révision de la collectivité n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale.

Deuxième question en litige : La décision du tribunal de révision de la collectivité était-elle raisonnable?

Thèse de la demanderesse

[38]  Eu égard au caractère raisonnable de la conclusion de fait du tribunal de révision de la collectivité concernant le manquement à son serment, la demanderesse fait valoir seulement que le matériel qu’il lui a transmis ne donne aucun motif étayant cette conclusion. Elle considère qu’il était inique de la part du tribunal de ne pas fournir les motifs de sa décision considérant qu’un témoin a corroboré sa version des événements. Elle ajoute que la décision qui lui a été transmise par l’intermédiaire du dossier n’expliquait pas pourquoi ce témoignage a été ignoré.

[39]  Toute l’argumentation de la demanderesse sur le caractère raisonnable de la décision repose sur le rôle du conseiller. Selon elle, le serment ne peut être incompatible avec le rôle d’un conseiller élu pour représenter démocratiquement les électeurs, et l’animosité personnelle ne rend pas un conseil de bande inapte à prendre des décisions (Sayers c Première nation de Batchewana, 2013 CF 825, au paragraphe 53 (Sayers)). Elle fait observer que les réunions portant sur des questions d’imposition ne se déroulent pas toujours dans le calme et la dignité, mais qu’il ne s’agit pas d’un motif de destitution et que le serment n’est pas violé pour autant. Les conseillers doivent toujours agir au mieux des intérêts de leurs électeurs et de la bande. Leur responsabilité personnelle est engagée uniquement s’ils ont agi frauduleusement ou avec une négligence grossière, et ils jouissent d’une « immunité relative » (Prud’homme c Prud’homme, [2002] 4 RCS 663, aux paragraphes 49 à 60 [Prud’homme]). La demanderesse estime que les propos qu’elle a tenus lors de l’assemblée du 9 septembre 2015 ne constituaient ni une fraude ni une grossière négligence, et que sa destitution était donc contraire aux conditions de sa charge élective de représentante, en plus d’être inadéquate et non démocratique.

Thèse de la défenderesse

[40]  Selon la défenderesse, c’est à tort que la demanderesse affirme ne pas avoir été informée des motifs étayant la décision du tribunal de révision de la collectivité. Ces motifs sont exposés dans la décision qui lui a été remise en mains propres le 9 décembre 2015. Plus précisément, la décision explique qu’elle a manqué à son serment.

[41]  Quoi que prétende la demanderesse, ni les règles électorales ni la Loi sur les Cours fédérales ne mentionnent le caractère non démocratique comme motif de contrôle. La défenderesse ajoute que les arguments de la demanderesse au sujet de la responsabilité civile des conseillers et de leur immunité relative ne sont pas pertinents à la demande. L’immunité relative ne s’appliquait pas lors de l’assemblée générale du 9 septembre 2015, qui n’était pas une réunion du conseil, et il n’a pas été demandé au tribunal de déterminer si la responsabilité de la demanderesse était engagée dans une action civile.

[42]  Selon le mandat que lui confèrent les règles électorales, le tribunal doit les faire appliquer, y compris l’énoncé de vision, et superviser la conduite du chef et du conseil. Ce mandat d’intérêt public prévoit l’obligation pour le tribunal de tenir compte de certains facteurs de portée générale dans son processus décisionnel. Notre Cour doit déférer à l’interprétation que fait le tribunal des exigences à remplir pour réaliser les objectifs des règles électorales, de l’énoncé de vision et du serment, ainsi qu’à son jugement sur la question de savoir si la demanderesse a manqué à ces exigences le 9 septembre 2015. Le tribunal pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’un conseiller qui a prêté serment s’astreigne à une norme de conduite plus stricte.

Discussion

[43]  Comme je l’ai déjà conclu, des copies de la pétition ont été transmises à la demanderesse avant le début de l’enquête, et la décision lui a été signifiée avant que le dossier certifié du tribunal lui soit transmis par suite de sa requête présentée conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales. Je me suis également prononcée sur la question du caractère adéquat des motifs de la décision. J’ajouterais que les procès-verbaux figurant au dossier comprennent des résumés des interrogatoires de la demanderesse, de l’auteure de la pétition et d’autres témoins qui étaient présents à l’assemblée et qui ont décrit l’incident en cause. L’incident a eu lieu, nul ne peut en douter. D’ailleurs, la demanderesse ne le nie pas dans l’affidavit présenté à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, et elle n’aborde pas autrement la question. La tâche du tribunal de révision de la collectivité consistait à apprécier cette information pour déterminer si la demanderesse a manqué à son serment.

[44]  Il n’est pas controversé entre les parties que l’article 9.2 des règles électorales habilite expressément le tribunal à statuer sur des pétitions visant la destitution d’un conseiller de bande. Toutefois, si j’en juge par les déclarations qu’elle a faites devant moi, la demanderesse semble considérer que ce n’est pas démocratique.

[45]  Je conviens avec la défenderesse que les observations de la demanderesse à propos des droits démocratiques, de la responsabilité civile des conseillers et de leur immunité relative n’ont aucune pertinence en l’espèce. La demanderesse s’appuie sur le paragraphe 53 de la décision Sayers pour faire valoir que l’animosité personnelle ne rend pas un conseil de bande inapte à prendre des décisions. Forte de ce raisonnement, elle soutient que le tribunal ne pouvait pas la destituer de sa charge décisionnelle de conseillère de la bande en raison d’une animosité personnelle.

[46]  Je ferai tout d’abord observer que le paragraphe 53 de la décision Sayers s’inscrit dans une analyse contextuelle d’une allégation de partialité et de l’obligation des conseillers de respecter les principes de l’équité procédurale. En l’espèce, le tribunal de révision de la collectivité n’était pas appelé à trancher des allégations de conduite partiale de la demanderesse ou de traitement injuste de l’auteure de la pétition sur le plan procédural, mais une allégation de conduite contraire à son serment. Conformément à l’article 24.1 et à l’alinéa 23.14b) des règles électorales, il s’agit d’un motif que le tribunal peut invoquer pour destituer un membre du conseil de bande. La demanderesse ne le conteste pas. Son seul argument tient à ce que la charge élective des membres du tribunal est de moindre importance que celle des membres du conseil de bande, et à ce qu’une conduite ne peut être jugée incompatible avec le rôle de ces derniers du fait du serment dont l’application relève du tribunal.

[47]  Dans l’affaire Prud’homme, l’intimé était au moment des faits un conseiller municipal qui avait échoué à convaincre ses collègues d’interjeter appel d’un jugement d’invalidation d’un règlement interne. Il avait ensuite profité de la tribune offerte par une réunion ordinaire du conseil pour dénoncer l’absence de débat public sur l’opportunité d’en appeler du jugement. Les appelants se sont dits choqués par les propos de l’intimé, qui selon eux avait fait des insinuations malveillantes à leur sujet et les avait dépeints comme de mauvais citoyens. Ils ont engagé une action en dommages-intérêts pour atteinte à leur réputation, à leur honneur et à leur dignité. La Cour suprême du Canada a conclu que dans l’ensemble, l’intimé avait agi de bonne foi et conformément à ses fonctions d’élu municipal. Ses propos, bien que parfois durs à l’endroit des appelants, avaient été prononcés dans l’intérêt public et ils étaient demeurés à l’intérieur du cadre du droit de commentaire, d’opinion et d’expression sur les affaires d’intérêt public de sa municipalité que lui conférait son rôle d’administrateur.

[48]  La Cour suprême du Canada a cherché à établir quel était le régime de responsabilité civile applicable à un acte individuel fautif d’un conseiller municipal au Québec. Elle a précisé que les conseillers devaient assumer un double rôle de représentants de la municipalité et de leurs électeurs. C’est dans ce contexte que la Cour suprême se prononce comme suit au paragraphe 21 de son arrêt :

21  De façon générale, l’élu municipal est un administrateur de la corporation municipale (art. 47 de la Loi sur les cités et villes, L.R.Q., ch. C-19, et art. 79 du Code municipal du Québec, L.R.Q., ch. C-27.1). À ce titre, ses droits et ses devoirs sont ceux d’un mandataire. Aussi, dans le cadre de sa participation à l’action législative ou administrative du conseil, il n’est pas personnellement responsable de ses actes à moins qu’il n’ait agi frauduleusement ou avec une négligence grossière équivalant à une faute lourde. Il n’est pas non plus responsable des actes ultra vires de la municipalité, sauf mauvaise foi ou intention de nuire de sa part (Jean, loc. cit., p. 211; I. MacF. Rogers, The Law of Canadian Municipal Corporations (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 214.16). Toutefois, hors du cadre de l’action collégiale du conseil, l’élu municipal demeure en principe personnellement responsable de son acte individuel fautif.

[49]  Il m’est cependant difficile de trouver un lien entre la question soumise au tribunal de révision de la collectivité en l’espèce et la conclusion comme quoi les élus municipaux, dans le cadre de leur participation à l’action législative ou administrative du conseil, ne sont pas personnellement responsables des actes de celui-ci, sauf s’ils ont agi frauduleusement ou avec une négligence grossière équivalant à une faute lourde. Qui plus est, quand elle fait observer que le rôle des élus municipaux consistant à défendre à la fois les intérêts subjectifs de leurs électeurs et les intérêts objectifs de la municipalité leur confère un droit, voire une obligation de parole qui se trouve au cœur de l’exercice de leurs fonctions d’administrateurs municipaux (paragraphe 23), la Cour suprême du Canada fait référence aux limites de la liberté d’expression dans le cadre d’une action en diffamation. L’analyse de l’immunité relative s’inscrit aussi dans ce contexte :

49  Les élus municipaux ne jouissent pas de l’immunité parlementaire dont bénéficient les membres de l’Assemblée nationale du Québec ou du Parlement fédéral (R. E. Brown, The Law of Defamation in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 12-20 et 12-21; J. Hétu, Y. Duplessis et D. Pakenham, Droit municipal : principes généraux et contentieux (1998), p. 177). Les tribunaux anglais et canadiens ont cependant reconnu que les paroles prononcées lors d’une séance du conseil municipal étaient protégées par une immunité relative (J. P. S. McLaren, « The Defamation Action and Municipal Politics » (1980), 29 R.D. U.N.‑B. 123, p. 134-35). En conséquence, le caractère diffamatoire des paroles prononcées lors d’une séance n’engage pas à lui seul la responsabilité du conseiller municipal. Pour réussir dans son action, le demandeur doit de plus prouver l’intention malveillante ou la volonté de nuire du conseiller (Brown, op. cit., p. 13-4). La raison de cette immunité relative est exposée de façon éloquente par le juge Diplock dans l’affaire Horrocks c. Lowe, [1975] A.C. 135 (H.L.), à la p. 152 :

[traduction]

Vos Seigneuries, les membres d’un conseil municipal qui s’expriment lors d’une réunion du conseil ou d’un de ses comités jouissent d’une certaine immunité. La raison d’être de cette immunité tient à ce que ceux qui représentent les électeurs de l’administration locale devraient pouvoir s’exprimer librement et franchement, avec audace et sans ménagements, sur toute question qu’ils croient toucher les intérêts ou le bien-être des citoyens. Ils peuvent être influencés par des préjugés politiques solidement ancrés, faire preuve d’opiniâtreté ou d’entêtement, être stupides ou bornés; mais l’électorat les a choisis pour s’exprimer sur des questions d’intérêt local et, dans la mesure où ils le font en toute honnêteté, ils ne courent pas le risque de se rendre coupables de diffamation à l’égard de ceux qui font l’objet de leurs critiques.

[50]  Ni la question de la responsabilité civile à l’égard de propos prononcés en tant que membre d’un conseil de bande ni l’argument de l’immunité relative ne s’appliquent en l’espèce.

[51]  Il revenait au tribunal de révision de la collectivité d’interpréter le serment et d’en établir l’application à l’incident du 9 septembre 2015. Je rappelle que les règles électorales énoncent la vision de la bande et exigent que les élus prêtent serment avant d’entrer en fonction (articles 22.1 et 22.3 des règles électorales). Le serment est énoncé à l’annexe A des règles électorales. Il prévoit qu’un élu qui a prêté serment s’acquittera de sa fonction de représentant de façon honnête, impartiale et entière, avec dignité et respect; qu’il agira toujours au mieux des intérêts de la bande et dans l’esprit de sa vision collective; qu’il ne posera aucun acte d’une gravité telle qu’il est réputé emporter destitution et que, le cas échéant et par souci de préserver l’unité au sein de la bande, il se pliera à la décision du tribunal de révision de la collectivité de le destituer.

[52]  Je considère que seul le tribunal de révision de la collectivité pouvait établir si la demanderesse s’est conduite avec dignité et respect, dans l’esprit de la vision collective. Le tribunal était selon moi beaucoup mieux placé que notre Cour pour comprendre le tissu social et la dynamique de la bande, et pour établir si l’incident du 9 septembre 2015 constituait un manquement au serment. Ayant reconnu l’expertise des conseils pour ce qui a trait à la coutume de la bande et pour tirer des conclusions de fait, notre Cour a conclu que la retenue s’impose à l’égard de leurs décisions (Crawler c Première nation de Wesley, 2016 CF 385, au paragraphe 18; Shotclose c Première Nation Stoney, 2011 CF 750, au paragraphe 58; Beardy c Beardy, 2016 CF 383, au paragraphe 43). Il est aussi de droit constant qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard d’un décideur ayant une expertise spéciale (Dunsmuir, aux paragraphes 54 et 55; Khosa, au paragraphe 25).

[53]  Devant moi, la demanderesse a essayé d’expliquer que ses propos constituaient tout au plus une tentative de maintenir l’ordre lors de l’assemblée. Toutefois, il était parfaitement loisible au tribunal de ne pas tirer cette conclusion. Il était aussi raisonnable de sa part de conclure que la conduite de la demanderesse n’était pas digne, respectueuse et conforme à la vision collective de la bande. Comme je l’ai déjà observé, le caractère raisonnable tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et à l’appartenance de la décision à une gamme d’issues possibles et acceptables. Comme j’ai jugé que ces critères ont été remplis, notre Cour ne serait pas justifiée de modifier la décision.

[54]  Par conséquent, la présente demande doit être rejetée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La défenderesse a droit à ses dépens.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-883-16

 

INTITULÉ :

LA CONSEILLÈRE DORIS JOHNNY c LA BANDE INDIENNE D’ADAMS LAKE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 novembre 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 décembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

 

Pour la demanderesse

 

Greg Rafter

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper (Canada) LLP

Edmonton (Alberta)

 

Pour la demanderesse

 

Boughton Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la défenderesse

 

 

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