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Date : 20170110


Dossier : IMM-4483-15

Référence : 2017 CF 28

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MANICKAVASAGAM SURESH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

I.  INTRODUCTION

[1]  Le demandeur, Manickavasagam Suresh, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Suresh est interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi), parce qu’il est membre d’une organisation terroriste, et aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour avoir été complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[2]  M. Suresh est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il est arrivé au Canada le 5 octobre 1990 et a demandé qu’on lui reconnaissance la qualité de réfugié au sens de la Convention. Ce statut lui a été octroyé le 1er avril 1991. M. Suresh a ensuite présenté une demande d’établissement. Pendant que cette demande était en instance, il a été interrogé par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Avant et après son arrivée au Canada, M. Suresh a occupé différents postes à l’appui de l’Association mondiale tamoule (AMT).

[3]  En 1995, le solliciteur général et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ont signé un certificat conformément à l’article 40.1 de l’ancienne Loi sur l’immigration, afin de lancer une procédure en vue de renvoyer M. Suresh du Canada au motif qu’il posait un risque à la sécurité nationale. Le 14 novembre 1997, à la suite d’audiences ouvertes et à huis clos, la Cour a conclu que le certificat délivré par les ministres était raisonnable. Au cours des audiences ouvertes, M. Suresh a témoigné et a appelé d’autres témoins pour son propre compte. En se prononçant sur le caractère raisonnable du certificat, le juge Teitelbaum a conclu que M. Suresh était membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET), que l’AMT avait participé aux activités des TLET ou les avaient soutenues, et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les TLET avaient commis des actes de terrorisme.

[4]  Le 17 septembre 1997, un arbitre de l’immigration a ordonné une mesure d’expulsion à l’égard de M. Suresh. Le 18 janvier 1998, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a signé un certificat conformément à l’alinéa 53(1)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, indiquant que M. Suresh représentait un danger pour la sécurité du Canada. Ce certificat était nécessaire pour pouvoir renvoyer M. Suresh, parce qu’il avait été reconnu comme réfugié au sens de la Convention. M. Suresh a contesté cette décision, affirmant que les droits que lui confère la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (LRC 1985, appendice II, no 44) (la Charte), avaient été violés et que les expressions « danger pour la sécurité du Canada » et « terrorisme » apparaissant aux articles 19 et 53 de l’ancienne Loi sur l’immigration étaient d’une imprécision inconstitutionnelle. La Cour fédérale a rejeté cette contestation et l’appel devant la Cour d’appel fédérale a été rejeté. La demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada a toutefois été accueillie.

[5]  En mai 2002, la Cour suprême du Canada a jugé que M. Suresh avait établi une preuve prima facie qu’il courrait un risque sérieux de torture s’il était expulsé au Sri Lanka, et que le certificat délivré aux termes de l’alinéa 53(1)b) n’avait pas offert les garanties procédurales nécessaires pour protéger ses droits que lui garantissait l’article 7 de la Charte : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3. Le dossier a été renvoyé au ministre pour nouvel examen.

[6]  Dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350 [Charkaoui I], la Cour suprême a rendu inopérante l’ancienne procédure relative aux certificats de sécurité qui avait été reportée dans la LIPR lorsque la Loi est entrée en vigueur en 2003. À la suite de cette décision, le certificat délivré à l’encontre de M. Suresh a été annulé de plein droit. Plutôt que de recommencer le processus de délivrance d’un certificat de sécurité à l’encontre de M. Suresh aux termes de la loi de remplacement adoptée par le Parlement en 2008, deux rapports ont été préparés, aux termes de l’article 44 de la LIPR, dans lesquels il était allégué qu’il était interdit de territoire aux termes des alinéas 34(1)c) et f) et 35(1)a) de la Loi.

[7]  Dans le premier rapport, daté du 9 avril 2008, l’on alléguait que M. Suresh était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, parce qu’il était membre de l’AMT, une entité qui serait une organisation de façade pour les TLET, une organisation terroriste alléguée. Dans le second rapport, daté du 4 décembre 2008, l’on alléguait que M. Suresh était interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, parce qu’il avait été complice d’infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24, à titre de membre des TLET.

[8]  Avant l’audience devant la Section de l’immigration, les deux parties ont présenté plusieurs demandes préliminaires. En raison de ces procédures interlocutoires et d’autres développements sans importance pour la présente demande, la décision concernant les questions d’interdiction de territoire soulevées dans les rapports a été reportée pendant plusieurs années. L’historique des procédures est présenté dans les motifs détaillés de décision de la commissaire Heyes de la Section de l’immigration, et dans une chronologie détaillée jointe en annexe. La commissaire Heyes et son prédécesseur dans les procédures d’interdiction de territoire, le commissaire Laut, ont aussi présenté des motifs de décision pour chacune des diverses requêtes interlocutoires présentées par les parties.

[9]  L’une des questions préliminaires concernait l’obligation qu’avait le ministre de divulguer des renseignements classifiés à propos de M. Suresh que le gouvernement avait en sa possession ou à sa disposition. Avant le début de l’enquête pour interdiction de territoire, la Cour suprême avait eu l’occasion de se pencher sur une autre question en lien avec les instances concernant un certificat de sécurité. Dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 RCS 326 [Charkaoui II], aux paragraphes 48 à 55, la Cour a conclu qu’il existait une obligation de conserver et de divulguer les dossiers originaux issus d’enquêtes menées par le SCRS sur des personnes visées par un certificat. Le droit à une défense pleine et entière contre des accusations criminelles est devenu l’un des principes de justice naturelle inclus à l’article 7 de la Charte, a souligné la Cour. Même si les instances concernant un certificat de sécurité ne sont pas identiques aux instances criminelles, les droits conférés par l’article 7 entrent en jeu, en raison des graves conséquences de l’instance concernant un certificat de sécurité sur la liberté et la sécurité de la personne visée. Ainsi, une forme de divulgation plus complète que les simples résumés fournis à ce moment s’imposait pour protéger les droits fondamentaux touchés par l’instance concernant un certificat de sécurité.

[10]  Le 6 novembre 2009, M. Suresh a demandé à ce qu’une ordonnance soit rendue, enjoignant aux ministres de communiquer tous les renseignements pertinents disculpatoires et neutres et tous les éléments de preuve en leur possession. Les ministres ont contesté la demande. Toutefois, le 4 mars 2011, un examen des renseignements classifiés concernant M. Suresh a été mené et les renseignements pouvant être décrits comme étant de nature disculpatoire ont été communiqués. L’on a ensuite ordonné au ministre de divulguer la preuve disculpatoire pertinente concernant les allégations d’interdiction de territoire.

[11]  En octobre 2011, la Section de l’immigration a nommé M. Anil Kapoor, avocat, afin d’agir à titre d’avocat spécial. M. Kapoor a eu accès à tous les documents pertinents que le ministre entendait déposer en preuve dans le cadre de l’enquête, ainsi qu’à tous les éléments disculpatoires classifiés pertinents concernant l’affaire communiqués par le ministre. Avant d’examiner les documents, M. Kapoor a rencontré M. Suresh et son avocate. Il a ensuite examiné et approuvé les résumés des documents classifiés communiqués au demandeur. La Section de l’immigration a entendu les observations présentées par les avocats des deux parties et par l’avocat spécial concernant la portée des obligations de divulgation du ministre, compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui II. Des arguments classifiés ont été présentés par l’avocat spécial au nom de M. Suresh et par le ministre.

[12]  M. Suresh et l’avocat spécial ont affirmé qu’il fallait ordonner au ministre de produire tous les renseignements sur M. Suresh que le SCRS avait en sa possession, puisqu’il s’agissait du type de divulgation ordonnée par la Cour fédérale dans des dossiers portant sur les certificats de sécurité. M. Suresh a fait valoir que le ministre avait été sélectif, en présentant les éléments de preuve qu’il considérait comme pertinents. Dans les dossiers portant sur les certificats, les avocats spéciaux ont eu accès à des dossiers de sécurité et ont examiné l’information en vue de relever les éléments de preuve neutres et disculpatoires pertinents. Le ministre a soutenu qu’il n’était pas nécessaire de faire une telle divulgation en l’espèce, contrairement aux instances concernant un certificat de sécurité, étant donné que le ministre n’entendait pas invoquer les renseignements classifiés divulgués à l’avocat spécial. En comparaison, les instances concernant un certificat de sécurité s’appuient à la fois sur des éléments non confidentiels divulgués à la personne visée et des éléments confidentiels présentés dans un rapport classifié de renseignement de sécurité remis uniquement à la Cour et aux avocats spéciaux.

[13]  Entre autres choses, la commissaire Heyes a conclu qu’il n’y avait aucune différence notable entre l’instance concernant un certificat de sécurité devant la Cour fédérale et la procédure d’interdiction de territoire devant la Section de l’immigration en ce qui concerne la divulgation de renseignements. L’article 86 de la LIPR, qui porte sur les audiences d’interdiction de territoire, renvoie aux dispositions de la Loi sur les certificats de sécurité. La commissaire Heyes a aussi indiqué que, peu importe qu’il s’agisse d’une détermination d’interdiction de territoire ou de la prise d’une mesure de renvoi en application de l’article 80 de la LIPR suivant une conclusion selon laquelle un certificat est raisonnable, le résultat est le même.

[14]  La commissaire Heyes a conclu que la Section de l’immigration pouvait ordonner une divulgation élargie telle qu’énoncée dans l’arrêt Charkaoui II et a souligné que c’est ce qui avait été fait dans le cas d’un dossier de la Section de l’immigration examiné par la Cour fédérale : Torres Victoria c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1392, [2013] 3 RCF 414. Toutefois, nonobstant les ressemblances procédurales entre une instance concernant un certificat de sécurité devant la Cour fédérale et une procédure d’interdiction de territoire devant la Section de l’immigration, elle était d’avis que l’obligation d’équité n’appelait pas une divulgation complète dans les circonstances de l’espèce.

[15]  L’objectif d’une divulgation à un avocat spécial selon l’arrêt Charkaoui II dans un dossier de certificat, c’est de remédier au fait que le ministre s’est appuyé sur des éléments de preuve et des renseignements qui n’ont pas été divulgués à la personne visée. L’incapacité de la personne et de son avocat à examiner les éléments confidentiels porte atteinte à son droit de connaître la preuve qui pèse contre elle. La commissaire a conclu que l’affaire devant la Section de l’immigration était différente, puisque les éléments de preuve que le ministre entendait invoquer avaient été communiqués à M. Suresh. Il ne pouvait être affirmé que M. Suresh n’était pas au fait des allégations qui pesaient contre lui, parce qu’une portion importante des éléments de preuve invoqués par le ministre avaient été fournis par M. Suresh lui-même dans sa demande d’asile, ainsi que dans son témoignage et le témoignage des autres témoins qu’il avait appelés pour son propre compte durant l’instance concernant un certificat de sécurité. En conséquence, la commissaire a rejeté la demande de divulgation supplémentaire présentée par M. Suresh dans une décision rendue le 16 mai 2013.

[16]  La preuve présentée par le ministre comprenait neuf volumes de transcriptions des audiences sur le certificat de sécurité tenues par la Cour fédérale en 1996. Étant donné que ces audiences ont été en partie tenues à huis clos, le ministre a demandé la permission à la Cour fédérale d’utiliser des parties du témoignage de M. Suresh et d’autres témoins appelés durant l’instance. Dans une ordonnance datée du 22 juillet 2009, le juge en chef Lutfy a accordé cette permission, à la condition que les transcriptions des audiences à huis clos demeurent confidentielles.

[17]  Citant les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui I, précité, M. Suresh a affirmé que son témoignage livré lors de l’instance concernant un certificat de sécurité avait été obtenu en violation de la Charte et des principes de justice naturelle, et qu’il devrait donc être exclu aux termes du paragraphe 24(2) de la Charte. M. Suresh a soutenu qu’il n’était pas un témoin contraignable devant la Section de l’immigration, et que l’admission des transcriptions aurait pour effet de le rendre contraignable. Pour appuyer cet argument, l’avocate a cité la décision de notre Cour dans la décision Jaballah (Re), 2010 CF 224, [2011] 3 RCF 155 [Jaballah]. Dans cette décision, la juge Dawson a conclu que la personne désignée dans un certificat de sécurité n’était pas contraignable devant la Cour fédérale dans le cadre d’un examen portant sur le caractère raisonnable du certificat.

[18]  Après avoir entendu les arguments détaillés des parties, la commissaire Heyes de la Section de l’immigration a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour conclure que le témoignage de M. Suresh et ceux de ses autres témoins ont été obtenus en violation de la Charte. M. Suresh avait témoigné de son plein gré, même si la décision de le faire avait été prise parce qu’il croyait à tort qu’il était contraignable dans une instance concernant un certificat de sécurité. Ainsi, la commissaire a conclu que M. Suresh était un témoin contraignable devant la Section de l’immigration et que les transcriptions de l’instance concernant un certificat de sécurité pouvaient être déposées en preuve à l’enquête.

[19]  À la suite de l’ordonnance rendue par le juge en chef Lutfy en 2009 concernant les transcriptions, et compte tenu des considérations exposées à l’alinéa 166b) de la LIPR, la commissaire a ordonné que la procédure soit tenue à huis clos. L’ensemble des procédures préliminaires, les transcriptions et les autres éléments de preuve présentés par les parties devaient demeurer confidentiels.

[20]  L’enquête a eu lieu le 6 juin 2014. Les deux parties et l’avocat spécial ont présenté des observations écrites. Aucune des parties n’a appelé M. Suresh ou tout autre témoin à témoigner. Le ministre a choisi de ne pas s’appuyer sur le fait qu’en 2008, l’AMT et les TLET avaient été ajoutées à la liste des entités terroristes en application de l’article 83 du Code criminel du Canada, LRC 1985, c C-46.

[21]  M. Suresh travaillait pour l’AMT avant d’arriver au Canada et il a continué de travailler pour l’organisation au Canada à titre de coordonnateur. La commissaire a accepté les éléments de preuve présentés par le ministre selon lesquels l’AMT était sous le contrôle des TLET et faisait partie de la même organisation. La commissaire Heyes a conclu que les éléments de preuve établissaient que M. Suresh était membre des TLET, et que les TLET étaient une organisation qui avait commis des actes de terrorisme qui correspondaient également à la définition de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

[22]  La commissaire a conclu que M. Suresh a apporté une contribution significative, volontaire et consciente aux crimes ou au dessein criminel des TLET avant son arrivée au Canada et qu’il était donc complice des actes commis par les TLET, conformément aux critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola].

[23]  En ce qui concerne la validité constitutionnelle des alinéas 34(1)f) et 35(1)a) de la LIPR, et les arguments selon lesquels les droits que la Charte confère à M. Suresh ont été violés, la commissaire a conclu, après avoir examiné la jurisprudence et la preuve, que ni l’invalidité constitutionnelle ni une violation des droits n’avaient été établies. La commissaire a déterminé qu’il ne s’agissait pas d’un cas où l’on pouvait revenir sur la jurisprudence faisant autorité concernant la Charte et la LIPR. Elle n’était pas convaincue que les interprétations de ces dispositions de la LIPR par les tribunaux avaient sensiblement changé au cours des dernières années. Par conséquent, la commissaire a rejeté la demande présentée par M. Suresh en vue d’obtenir une suspension de l’instance ou un autre recours aux termes du paragraphe 24(2) de la Charte, et a conclu que ce dernier était interdit de territoire au Canada pour les deux motifs.

[24]  La décision rendue par la commissaire, y compris un résumé de la partie classifiée de ses motifs, a été présentée le 16 septembre 2015, accompagnée de mesures d’expulsion en application des alinéas 229(1)a) et 229(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[25]  Après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, les parties ont demandé et obtenu une ordonnance de confidentialité concernant le contenu du dossier certifié du tribunal (DCT). Avant l’audience, elles ont reçu la directive de produire et de déposer un dossier public et l’audience elle-même s’est déroulée publiquement.

III.  DEMANDE DE NON-DIVULGATION

[26]  Le 20 avril 2016, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a déposé une demande de non-divulgation de renseignements aux termes de l’article 87 de la LIPR. Les renseignements en question avaient été divulgués précédemment au demandeur sous la forme de résumés, dont le contenu avait été examiné et accepté par écrit par l’avocat spécial, M. Kapoor, nommé par la Section de l’immigration.

[27]  Le 20 mai 2016, un affidavit classifié comportant des pièces jointes a été déposé en appui à la demande de non-divulgation. La Cour a examiné les observations écrites présentées par les parties et a discuté de la question avec les avocats des parties dans le cadre d’une conférence téléphonique. Comme je l’ai souligné, la Cour avait imposé une ordonnance de confidentialité concernant le DCT à la demande des parties. La Section de l’immigration avait émis une ordonnance semblable et une partie de la décision de la Section de l’immigration était classifiée. Le demandeur avait reçu un résumé de cette partie de la décision.

[28]  L’avocat du défendeur a informé la Cour que le ministre, tout comme lors de la procédure devant la Section de l’immigration, n’entendait pas s’appuyer sur les renseignements classifiés dans le but de répondre à la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur a renouvelé sa demande afin qu’une enquête soit menée pour déterminer si le ministre défendeur avait en sa possession des renseignements supplémentaires susceptibles de lui être divulgués aux fins de la demande de contrôle judiciaire.

[29]  Après avoir déterminé que des considérations d’équité et de justice naturelle dans les circonstances de l’espèce exigeaient qu’un avocat spécial soit nommé afin de protéger les intérêts du demandeur, la Cour a nommé M. Kapoor afin qu’il joue de nouveau ce rôle. La Cour a été informée que l’avocat spécial n’avait relevé aucun problème avec l’affidavit classifié ou les portions caviardées des documents et il n’a pas demandé à contre-interroger l’auteur de l’affidavit classifié.

[30]  La Cour a examiné les résumés et les a comparés aux documents originaux que l’on demandait à protéger; elle a également lu l’affidavit déposé en preuve à l’appui de la demande en vue de déterminer si les motifs pour accueillir la demande de non-divulgation avaient été établis. Après avoir examiné les documents classifiés et la preuve, la Cour s’est dite convaincue que la divulgation des renseignements que le ministre défendeur cherchait à protéger porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. La Cour était également convaincue que la demande présentée par le demandeur, afin qu’une enquête soit menée pour déterminer si le ministre défendeur avait en sa possession des renseignements supplémentaires susceptibles de lui être divulgués, dépassait la portée des demandes présentées en application de l’article 87.

[31]  Par conséquent, le 22 juin 2016, la Cour a émis une ordonnance par laquelle elle a accueilli la demande de non-divulgation. Elle a aussi ordonné la non-divulgation de la partie classifiée de la décision de la Section de l’immigration, pour laquelle le demandeur possédait un résumé, ainsi que des observations classifiées formulées par le ministre et l’avocat spécial dans le cadre de l’enquête sous-jacente et incluses dans le DCT.

IV.   QUESTIONS EN LITIGE

[32]  Dans ses observations écrites, le demandeur s’est appuyé principalement sur les observations qu’il avait présentées à la Section de l’immigration, qui ont été déposées avec le dossier de demande. Il y avait peu d’arguments nouveaux concernant l’erreur commise par la Section de l’immigration dans son examen de ces observations. La Cour a été invitée à les consulter pour comprendre la requête du demandeur. Le mémoire des faits et du droit du demandeur était largement consacré à un examen des faits et à l’historique de la procédure. Le défendeur a demandé à ce que l’on fasse aussi preuve d’indulgence à son égard et qu’on lui permette de s’appuyer sur les arguments présentés à la Section de l’immigration. Il ne s’agit pas d’une pratique à encourager, puisqu’une demande de contrôle judiciaire ne constitue pas qu’une occasion d’apprécier de nouveau la preuve et de réexaminer les questions présentées au tribunal. Les parties devraient être prêtes à aider la Cour en se concentrant sur les questions soulevées par la décision du tribunal.

[33]  À l’audience orale tenue le 7 septembre 2016, l’avocate de M. Suresh s’est engagée dans ce que l’on pourrait appeler une discussion libre sur un vaste éventail de sujets. J’ai extrait les questions qui suivent de cette discussion :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La Section de l’immigration a-t-elle manqué à l’obligation d’équité en n’ordonnant pas une divulgation complète conformément à l’arrêt Charkaoui II?

  3. M. Suresh était-il un témoin contraignable devant la Section de l’immigration et les transcriptions de son propre témoignage lors de l’instance concernant un certificat de sécurité étaient-elles admissibles?

  4. La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve?

  5. La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur dans son interprétation des termes « appartenance » et « complicité »?

  6. Les gestes posés par le ministre constituent-ils un abus de procédure?

[34]  Pendant l’audience, l’avocat du défendeur a présenté une décision rendue récemment par le juge Barnes : B095 v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2016 FC 962, [2016] FCJ no 912, [B095]. L’avocate de M. Suresh représentait aussi le demandeur dans ce dossier, mais elle n’avait pas lu la décision. Dans les circonstances, les deux parties ont été autorisées à présenter des observations après l’audience relativement à cette décision et à d’éventuelles questions à certifier.

V.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[35]  Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

[...]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[...]

[...]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

VI.  DISCUSSION

A.  Norme de contrôle

[36]  Aucune des parties n’a présenté d’observations à propos de la norme de contrôle dans ses arguments écrits. À l’audience, le demandeur a indiqué que la norme de contrôle applicable devrait être celle de la décision correcte. Le défendeur a indiqué que la jurisprudence favorisait la norme de la décision raisonnable, mais que quelle que soit la norme choisie, la décision devrait être confirmée. Comme je l’ai souligné ci-dessus, les parties ont eu l’occasion de présenter des observations après l’audience concernant le raisonnement appliqué dans la décision B095 et les conclusions tirées. Dans ces observations, le demandeur a entre autres contesté les conclusions du juge Barnes sur la norme de contrôle appropriée.

[37]  Il est généralement admis que les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 4 [Khosa]; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79 [Khela].

[38]  Dans la décision B095, la Section de l’immigration a rendu certaines décisions interlocutoires semblables à celles faisant l’objet du présent litige, concernant la contraignabilité du demandeur et le défaut d’exclure certains éléments de preuve. Le juge Barnes a estimé que de telles décisions interlocutoires doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable, car la déférence est de mise à l’égard de la Commission quand la décision touche les faits et la preuve : Satheesan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 346, [2013] ACF no 371, aux paragraphes 36 et37 [Satheesan]; Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, [2016] ACS no 8, au paragraphe 68 [Commission scolaire]. Quoi qu’il en soit, le juge Barnes a conclu que les décisions rendues par la Section de l’immigration sur le plan des procédures et de la preuve résisteraient à un examen approfondi, et ce, même en appliquant la norme de la décision correcte.

[39]  M. Suresh soutient que la conclusion du juge Barnes concernant la norme de contrôle est nouvelle et problématique et n’est pas soutenue par les décisions sur lesquelles il s’appuie. Il prétend que l’arrêt Commission scolaire et la décision Satheesan sont différents parce qu’il ne s’agissait pas d’affaires liées à l’équité; dans l’arrêt Commission scolaire, les questions portaient sur la preuve, tandis que dans la décision Satheesan, les questions portaient sur les faits. Il affirme qu’obliger la personne concernée à témoigner est une question d’équité, en ce qui concerne sa capacité à contrôler sa propre cause, ce qui appelle la norme de la décision correcte.

[40]  Le défendeur soutient que la conclusion du juge Barnes concernant la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est conforme aux conclusions de la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2014] ACF no 1089, aux paragraphes 70 à 72 [Forest Ethics Advocacy], et Maritime Broadcasting System Limited c La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, [2014] ACF no 236, aux paragraphes 48 à 62 [Maritime Broadcasting]; Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, [2015] ACF no 834, aux paragraphes 67 à 71 [Bergeron]. Le défendeur soutient également que la question ne se pose pas, parce que même si l’on applique la norme de la décision correcte, la procédure était équitable et ne comportait aucune erreur; c’est la conclusion à laquelle en est aussi arrivé le juge Barnes dans la décision B095.

[41]  Je crois qu’il est juste de dire que la jurisprudence concernant la norme de contrôle à appliquer en matière d’équité procédurale n’est pas fixée, comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans l’arrêt Bergeron, précité, au paragraphe 67. Dans l’arrêt Khela, aux paragraphes 79 et 89, la Cour suprême du Canada a souligné qu’il fallait faire preuve d’une certaine retenue à l’égard du décideur administratif sur certains aspects de la décision procédurale. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Bergeron, au paragraphe 68, a indiqué que « la norme applicable ne correspond pas entièrement à celle de la décision correcte et qu’une certaine retenue peut être de mise ». La Cour n’a pas jugé nécessaire de régler cette question, parce qu’au vu du dossier, rien ne justifiait l’annulation de la décision de la Commission sur le fondement de l’équité procédurale, même en appliquant la norme de la décision correcte.

[42]  En l’espèce, les décisions de la Section de l’immigration faisaient appel à l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au décideur aux termes de sa loi habilitante et aux règles de preuve et de procédure peu rigoureuses de la Commission. Qui plus est, les décisions interlocutoires rendues par la Section de l’immigration étaient largement fondées sur la preuve. En l’absence d’une décision qui prive une personne de son droit à une audience équitable, je souscris à l’opinion du juge Barnes, selon laquelle il faut faire preuve de retenue à l’égard de la Commission lorsque la décision se fonde largement sur les faits ou la preuve.

[43]  Les décisions d’interdiction de territoire sont généralement des questions mixtes de fait et de droit, assujetties à la norme de la décision raisonnable : Kojic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 816, [2015] ACF no 805 [Kojic]. Ainsi, la Cour ne doit intervenir que si elle conclut que la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 90, au paragraphe 47).

[44]  Il a également été établi que les conclusions de la Section de l’immigration aux termes de l’article 35 de la LIPR, concernant l’appartenance à une organisation terroriste, appellent l’application de la norme de la décision raisonnable : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2015] ACF no 382, aux paragraphes 5 à 11.

[45]  De même, il a été établi à maintes reprises qu’une conclusion d’interdiction de territoire aux termes de l’article 34 de la LIPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Moussa c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 545, [2015] ACF no 537, au paragraphe 24; Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 876, [2013] ACF no 958, au paragraphe 82; Flores Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1045, [2012] ACF no 1127, au paragraphe 36.

[46]  Dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] ACS no 39, au paragraphe 59, la Cour suprême du Canada a affirmé que la cour de révision doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions de fait du tribunal. Enfin, l’évaluation, par un tribunal administratif, de questions liées à la Charte est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] ACS no 12.

1)  La Section de l’immigration a-t-elle manqué à l’obligation d’équité en n’ordonnant pas une divulgation complète conformément à l’arrêt Charkaoui II?

[47]  Le demandeur soutient que le ministre était tenu de divulguer tous les éléments de preuve qu’il avait en sa possession, même s’il n’entendait pas s’appuyer sur ces éléments pour défendre sa cause. Le ministre a examiné les renseignements confidentiels et a divulgué des éléments de preuve de nature disculpatoire. La partie divulguée à l’avocat spécial, et au demandeur au moyen d’un résumé, ne comprenait que les éléments de preuve disculpatoires.

[48]  Le demandeur soutient qu’il était injuste de limiter l’examen mené par l’avocat spécial aux documents disculpatoires désignés par le ministre. Il s’oppose au fait que le ministre est celui qui a choisi ce qu’il croyait être disculpatoire, et fait valoir que l’avocat spécial aurait dû être autorisé à examiner la totalité du dossier de sécurité dont il faisait l’objet, et pas uniquement les documents que le ministre jugeait disculpatoires. Par conséquent, comme il n’y a pas eu une divulgation conforme à l’arrêt Charkaoui II, le demandeur soutient que la conclusion de la Section de l’immigration, selon laquelle le ministre n’était pas tenu de divulguer des éléments de preuve qu’il n’entendait pas invoquer, est inéquitable et déraisonnable.

[49]  Le demandeur soutient que le raisonnement suivi par la Cour suprême dans l’arrêt Charkaoui II, fondé sur l’article 7 de la Charte, devrait tout autant s’appliquer dans les procédures d’interdiction de territoire, puisque les conditions de libération et les risques d’un renvoi peuvent être les mêmes que ceux qui s’appliquent dans un cas de certificat. Les droits procéduraux devraient être les mêmes, peu importe si la décision est rendue par la Cour fédérale dans une instance concernant un certificat de sécurité ou par la Section de l’immigration lors d’une enquête pour interdiction de territoire.

[50]  Le défendeur est d’avis que la Section de l’immigration a examiné les observations des parties et de l’avocat spécial de manière appropriée, et qu’elle a conclu à juste titre qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une divulgation conforme à l’arrêt Charkaoui II dans les circonstances, parce que la preuve qui pesait contre M. Suresh était composée d’éléments de preuve non classifiés qui avaient été divulgués. Par conséquent, M. Suresh était au courant de la preuve qui pesait contre lui. La preuve était tirée de son propre témoignage et de ceux d’autres témoins appelés en vue de le soutenir à l’audience concernant le certificat de sécurité. Une divulgation élargie aurait inutilement prolongé l’audience et n’aurait pas effacé les mots de M. Suresh du dossier. La décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui II n’est d’aucune utilité au demandeur, puisqu’une enquête ne fait pas entrer en jeu les intérêts prévus à l’article 7.

[51]  Je précise que dans les observations que l’avocat spécial a présentées à la Section de l’immigration, il faisait allusion à [traduction] « d’autres documents connexes » parmi les documents confidentiels qui n’avaient pas été produits. La commissaire Heyes a répondu à cette observation dans ses motifs du 16 mai 2013. Elle a souligné que les observations présentées par l’avocat spécial à cet égard étaient quelque peu vagues, mais elle était prête à ordonner la divulgation des éléments de preuve supplémentaires si elle avait été convaincue qu’il était nécessaire de le faire. En fin de compte, la commissaire a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’ordonner la production de ces documents pour permettre à M. Suresh de connaître la preuve à réfuter et d’y répondre de manière appropriée.

[52]  Selon la commissaire, les préceptes d’équité et de justice naturelle n’obligeaient pas à divulguer à l’avocat spécial des documents que le SCRS avait en sa possession au sujet de M. Suresh, alors que les arguments du ministre reposaient sur des éléments de preuve qui avaient déjà été divulgués à M. Suresh. Ce me semble être une conclusion raisonnable.

[53]  Selon le défendeur, la jurisprudence soutient sa position concernant l’application de l’article 7 de la Charte à une enquête pour interdiction de territoire. Dans la décision Segasayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 173, [2010] ACF no 205, (appel rejeté, 2010 CAF 296), le juge Harrington a abordé la question dans ces termes :

27 Ce raisonnement suit celui de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487 sur une question certifiée concernant l’interdiction de territoire d’une personne considérée comme étant membre d’une organisation terroriste en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Écrivant au nom de la Cour d’appel, le juge Rothstein (tel était alors son titre) a conclu que l’article 7 de la Charte n’entrait pas en jeu. Au paragraphe 63, il a dit :

Ici, ce qu’il faut décider, c’est le point de savoir si M. Poshteh est interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance à une organisation terroriste. Selon la jurisprudence, une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en cause le droit conféré par l’article 7 de la Charte (voir par exemple l’arrêt Barrera c. Canada (MCI) (1992), 99 D.L.R. (4th) 264 (C.A.F.).) Plusieurs procédures pourraient encore se dérouler avant qu’il n’arrive au stade où il sera expulsé du Canada. Par exemple, M. Poshteh peut invoquer le paragraphe 34(2) pour tenter de convaincre le ministre que sa présence au Canada n’est pas préjudiciable à l’intérêt national. Par conséquent, les principes de justice fondamentale dont parle l’article 7 de la Charte n’entrent pas en jeu dans la décision qui doit être prise en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

[54]  La Cour fédérale en est arrivée à une conclusion semblable dans la décision Tareen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1260, [2015] ACF no 1308, aux paragraphes 31 et 47. Comme le juge Barnes l’a indiqué dans la décision B095, précitée, au paragraphe 35, après avoir renvoyé à l’arrêt Poshteh et à d’autres décisions :

[traduction]

Si un constat d’interdiction de territoire peut entraîner des désagréments importants, il n’a jamais pour conséquence de renvoyer une personne vers un lieu où elle risque la torture ou la détention automatique, et il ne déclenche donc pas l’application de l’article 7 de la Charte.

[55]  M. Suresh conteste la conclusion du juge Barnes, selon laquelle l’interdiction de territoire peut entraîner des [traduction] « désagréments importants », puisqu’il risque maintenant un refoulement. Je suis d’accord qu’il s’agit bien plus que d’un simple désagrément, mais la Cour suprême du Canada a toutefois indiqué clairement qu’une enquête pour interdiction de territoire ne fait pas entrer en jeu les droits conférés au demandeur aux termes de l’article 7 de la Charte. Ces droits entrent en jeu à l’étape de l’examen des risques avant renvoi : B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 RCS no 704, au paragraphe 75.

[56]  L’imposition de restrictions en matière de divulgation ne constitue pas en soi une violation des droits consentis par la Charte, particulièrement dans le contexte de la sécurité nationale : Harkat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122, [2012] ACF no 492, aux paragraphes 111 et 112. Dans l’arrêt R c Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 RCS 110, au paragraphe 7, la Cour suprême a répété qu’elle avait reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé.

[57]  À mon avis, la conclusion de la commissaire Heyes, selon laquelle l’équité n’exigeait pas une divulgation complète dans les circonstances de l’espèce, était raisonnable. Comme la commissaire l’a souligné, l’objectif d’une divulgation à un avocat spécial selon l’arrêt Charkaoui II dans un dossier de certificat, c’est de remédier au fait que le ministre s’est appuyé sur des éléments de preuve et des renseignements qui n’ont pas été divulgués à la personne visée. L’incapacité de la personne et de son avocat à examiner les éléments confidentiels porte atteinte à son droit de connaître la preuve qui pèse contre elle. Ce n’est pas le risque auquel était exposé M. Suresh. Il savait que le ministre s’appuierait sur les témoignages qu’il avait livrés lors de l’audience sur sa demande d’asile et de l’instance concernant un certificat de sécurité. Il savait ce que lui et les autres témoins avaient dit à ces occasions et il connaissait la preuve qui pesait contre lui.

[58]  Au mieux, M. Suresh espérait que l’avocat spécial trouverait dans les dossiers conservés par les ministres quelque chose qui lui serait d’une certaine utilité. C’est ce qu’on appelle communément une « expédition de pêche ». Je suppose que M. Suresh espérait également profiter de la politique du SCRS antérieure à l’arrêt Charkaoui II, selon laquelle les notes originales d’entrevues et les autres renseignements recueillis étaient détruits une fois les résumés préparés et les rapports entrés dans la base de données. À cet égard, il espérait avoir l’occasion de soutenir que les droits que lui conférait la Charte avaient été enfreints par la politique de destruction.

[59]  En l’espèce, les éléments de preuve que le ministre entendait invoquer ont été divulgués à M. Suresh. J’ignore ce que pourraient contenir les bases de données du SCRS qui aiderait M. Suresh à réfuter son propre témoignage offert antérieurement. Qui plus est, le ministre a clairement indiqué qu’il n’entendait pas s’appuyer sur le nombre relativement peu élevé de documents classifiés secrets divulgués à l’avocat spécial. Le ministre a uniquement invoqué les éléments non confidentiels et les transcriptions pour prouver les allégations. La Cour a lu les documents classifiés qui font l’objet de l’ordonnance de non-divulgation et elle est convaincue que les résumés divulgués à M. Suresh reflètent fidèlement leur contenu. La Cour est également convaincue que les documents originaux n’auraient eu aucune incidence importante sur la procédure devant la Section de l’immigration ou sur la présente demande de contrôle judiciaire s’ils avaient été divulgués à M. Suresh.

[60]  Il convient de répéter qu’il ne peut être affirmé que M. Suresh ignorait la preuve qui pesait contre lui. Cette preuve ne se composait pas de nouveaux éléments de preuve ou d’éléments de preuve cachés dans les banques de données et les dossiers du gouvernement. La preuve qui pesait contre le demandeur se composait plutôt de renseignements fournis par M. Suresh quand il a demandé l’asile à titre de réfugié au sens de la Convention, ainsi que de son témoignage et celui des témoins qu’il a appelés pour son propre compte durant l’instance concernant un certificat de sécurité en 1996. Le ministre a remis tous ces éléments de preuve à M. Suresh.

[61]  Il n’était pas nécessaire d’ordonner le même niveau de divulgation que celui ordonné dans l’instance concernant un certificat de sécurité afin de se conformer à l’arrêt Charkaoui II. Rien n’indique que d’autres renseignements qui auraient aidé M. Suresh ont été retenus. À mon avis, la conclusion de la commissaire, selon laquelle M. Suresh n’avait pas établi pour quelle raison une divulgation supplémentaire s’imposait afin de lui permettre de connaître la preuve qui pesait contre lui, était raisonnable.

2)  M. Suresh était-il un témoin contraignable devant la Section de l’immigration et les transcriptions de son propre témoignage durant l’instance concernant un certificat de sécurité étaient-elles admissibles?

[62]  La LIPR accorde à la Section de l’immigration un vaste pouvoir discrétionnaire concernant l’admission d’éléments de preuve. L’article 173 libère la Section de l’application de règles de preuve techniques et strictes. Il permet, par exemple, l’admission d’une preuve par ouï-dire.

[63]  Après avoir examiné les transcriptions, la commissaire Heyes a conclu que leur contenu était pertinent concernant les questions à trancher à l’audience. Les éléments de preuve présentés lors du témoignage décrivaient la nature des TLET au Sri Lanka et au Canada, les activités et la nature de l’AMT et ses liens avec les TLET, et les rôles et responsabilités allégués de M. Suresh au sein des deux organisations. Par conséquent, elle a conclu que les éléments de preuve étaient pertinents concernant les questions à trancher à l’audience.

[64]  Le demandeur reconnaît qu’il n’a pas été contraint de témoigner devant la Section de l’immigration, mais il soutient que l’utilisation des transcriptions a eu le même effet. Admettre les transcriptions équivalait à l’appeler à témoigner contre lui-même. Il affirme qu’avant la décision Jaballah, l’hypothèse était que les personnes visées par un certificat de sécurité étaient contraignables, puisque telle avait été la pratique dans chaque dossier antérieur. Il croyait qu’il était contraignable au moment de l’instance concernant un certificat de sécurité et il était d’avis qu’il était obligé de témoigner et d’appeler d’autres témoins pour son propre compte. Dans la décision Jaballah, précitée, la juge Dawson a été la première à conclure qu’en raison de l’article 7 de la Charte, les personnes visées par un certificat n’étaient pas contraignables lors d’instances concernant un certificat de sécurité devant la Cour fédérale.

[65]  Le demandeur soutient que le raisonnement de la juge Dawson dans la décision Jaballah devrait également s’appliquer aux procédures d’interdiction de territoire devant la Section de l’immigration. Il soutient qu’il n’y a aucune différence sur le fond parce que les deux procédures portent sur les efforts consentis en vue d’expulser des non-citoyens en raison de leur appartenance à une organisation terroriste. Dans les deux procédures, l’évaluation du risque a lieu après la confirmation de la mesure d’expulsion. La seule différence réside dans la personne qui rend la décision.

[66]  En décidant d’admettre la preuve, la commissaire Heyes était sensible au fait que la Cour suprême du Canada avait jugé, dans l’arrêt Charkaoui I, que l’ancien régime relatif aux instances concernant un certificat de sécurité contrevenait à la Charte. Elle a toutefois estimé qu’il ne s’ensuivait pas nécessairement que l’ensemble de la preuve obtenue dans le cadre de l’audience précédente sur le certificat de sécurité devait être exclue, au motif que la procédure était viciée. Dans la décision Jaballah, la juge Dawson a conclu que, même si la personne visée n’était pas un témoin contraignable lors de l’audience antérieure concernant un certificat de sécurité, elle avait livré son témoignage volontairement, comme M. Suresh l’a fait en l’espèce. M. Jaballah n’a pas réussi à établir en quoi l’omission de faire une divulgation complète aurait pu avoir une incidence sur la fiabilité du témoignage qu’il avait livré précédemment de plein gré. La juge Dawson a conclu, au paragraphe 40, que le témoignage de M. Jaballah n’avait pas été obtenu lors d’une instance qui contrevenait à la Charte et qu’il n’avait pas réussi à établir un lien temporel de causalité entre l’obtention de la preuve (son témoignage) et la violation alléguée de la Charte. Il n’était pas contraignable devant la Cour fédérale lors de l’instance concernant un certificat de sécurité, par application de l’article 7 de la Charte, ce que les ministres avaient admis. Par conséquent, le ministre ne pouvait pas s’appuyer sur le témoignage qu’il avait livré antérieurement.

[67]  La commissaire Heyes ne pouvait concevoir en quoi l’absence d’une divulgation complète à M. Suresh aurait pu avoir une incidence sur son propre témoignage fait sous serment dans le cadre de l’instance concernant un certificat de sécurité. M. Suresh a été appelé à témoigner par son propre avocat et il a témoigné pendant trois jours devant la Cour fédérale. Il avait l’aide d’un avocat et il a appelé des témoins à témoigner pour son propre compte. Le fait qu’il se trouvait en détention ne menait pas en soi à la conclusion que son témoignage n’était pas fiable ou délibéré. Les personnes qui se trouvent en détention peuvent présenter et présentent des témoignages crédibles et dignes de confiance. Un témoignage fait sous serment est présumé être exact et fiable : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 248, [1980] 2 CF 302 (CA).

[68]  À mon avis, il était raisonnable pour la commissaire de conclure qu’il n’avait pas été établi que l’absence d’une divulgation complète aurait nui à la capacité de M. Suresh de présenter un témoignage crédible et fiable. Il en va de même pour les témoins appelés par M. Suresh; la divulgation limitée faite par le ministre n’aurait pas dû avoir une incidence sur leur capacité à livrer un témoignage sous serment réputé crédible et digne de confiance.

[69]  Il existe des différences claires dans la LIPR lorsqu’il est question de déterminer si une personne est un témoin contraignable dans le cadre d’une audience concernant un certificat de sécurité ou devant la Section de l’immigration. L’alinéa 83(1)g) de la LIPR exige du juge qui préside l’instance concernant un certificat de sécurité de donner à l’intéressé et au ministre « la possibilité d’être entendus ». La Loi ne comporte aucun mécanisme permettant d’obliger la personne désignée à témoigner ou de sanctionner toute omission de témoigner, comme la juge Dawson l’a mentionné au paragraphe 79 de la décision Jaballah. Il s’agissait du fondement de sa conclusion selon laquelle les transcriptions des témoignages antérieurs ne pouvaient être utilisées lors d’audiences concernant un certificat de sécurité délivré contre M. Jaballah, parce qu’elles violeraient les principes de justice fondamentale protégés par l’article 7 de la Charte.

[70]  Il n’existe aucune référence explicite à la contraignabilité des témoins devant la Section de l’immigration. Plusieurs dispositions soulignent toutefois le pouvoir dont dispose la Section lui permettant de contraindre un témoin à témoigner lors d’une enquête pour interdiction de territoire. L’article 165 de la LIPR investit les commissaires de la Section de l’immigration des pouvoirs d’un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes, LRC 1985, c I-11. Les articles 4 et 5 de la partie I de la Loi sur les enquêtes investissent les commissaires du pouvoir d’assigner des témoins et de leur enjoindre de déposer oralement ou par écrit sous la foi du serment, ou d’une affirmation solennelle. Qui plus est, les commissaires ont, pour contraindre les témoins à comparaître et à déposer, les pouvoirs d’une cour d’archives en matière civile.

[71]  En outre, les articles 32 à 35 des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 (Règles de la SI), contiennent des dispositions qui permettent aux parties de demander à la Section de délivrer une citation à comparaître afin d’ordonner à une personne de témoigner, et établissent les conséquences éventuelles du non-respect d’une citation. Qui plus est, les articles 127 et 128 de la LIPR créent une infraction et prévoient une peine dans les cas où une personne refuse de témoigner. Ainsi, la LIPR et les Règles de la SI investissent la Section du pouvoir d’ordonner à un témoin habile à témoigner à le faire dans une affaire dont la Section est saisie, quand ce témoignage est nécessaire pour assurer la tenue d’une audience complète et adéquate.

[72]  Dans la décision B095, précitée, au paragraphe 22, le juge Barnes a conclu qu’une enquête pour interdiction de territoire constitue une forme d’enquête qui ne comporte aucune conséquence pénale. Le juge Barnes a conclu que la Section de l’immigration doit être en mesure d’ordonner à un témoin de déposer afin de pouvoir s’acquitter de son mandat.

[73]  Le demandeur n’a présenté aucune observation concernant le cadre législatif et réglementaire de la Section de l’immigration et il se fonde essentiellement sur son interprétation de la décision Jaballah, précitée, et son opinion selon laquelle il n’existe aucune différence inhérente entre une instance concernant un certificat de sécurité et une enquête pour interdiction de territoire.

[74]  Après avoir examiné ces questions, la commissaire Heyes a conclu que le préjudice éventuel de l’admission du témoignage délibéré de M. Suresh, fait sous serment, ne l’emportait pas sur la valeur probante de la preuve pertinente qu’il offrirait. Dans ces circonstances, elle a conclu qu’admettre son témoignage antérieur fait sous serment, qui n’a pas été obtenu en violation de la Charte, n’a pas entraîné un manquement à l’équité. Je suis incapable de réfuter cette conclusion.

3)  La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la preuve?

[75]  M. Suresh affirme qu’il n’était pas raisonnable pour la Section de l’immigration de s’appuyer sur des rapports, des documents et des éléments de preuve qu’il avait demandé à exclure. Les rapports en cause incluent le Janes’s Intelligence Review, un rapport du Département d’État des États-Unis sur les pratiques en matière de droits de la personne au Sri Lanka, un rapport de Human Rights Watch et un profil réalisé par le Département d’État des États-Unis sur les TLET. M. Suresh affirme également que la Section de l’immigration n’a pas expliqué ou justifié suffisamment pour quelle raison elle s’est appuyée sur une partie de son témoignage, tout en rejetant d’autres aspects.

[76]  L’opposition du demandeur au fait que la Section de l’immigration se soit appuyée sur des rapports sur les droits de la personne soumis par le ministre réside dans sa prétention selon laquelle de tels rapports ne devraient pas être utilisés pour soutenir une conclusion selon laquelle une personne a été membre d’une organisation terroriste. Il soutient que le fait de s’appuyer sur de tels rapports pour vérifier des demandes d’asile est une chose, mais de les utiliser pour déterminer qu’une entité est une organisation terroriste en est une autre. Aucune jurisprudence n’est présentée à l’appui de cette prétention.

[77]  La Cour fédérale a toujours maintenu le recours à des renseignements non confidentiels dans les procédures d’immigration, y compris les instances concernant un certificat de sécurité : Mahjoub (Re), 2013 FC 1092, aux paragraphes 101 à 103. Je souscris à l’opinion du défendeur selon laquelle la commissaire a correctement expliqué pourquoi elle a accordé du poids aux renseignements non confidentiels.

[78]  Plus précisément, la commissaire a souligné ce qui suit, au paragraphe 95 :

La fiabilité de la preuve peut être évaluée par le recours à des moyens variés, notamment l’évaluation de la cohérence, l’examen de la question de savoir si d’autres sources corroborent ou contredisent les renseignements, les sources de la preuve et par exemple, d’autres informations relatives au caractère exact de ces sources. [...] La preuve documentaire du ministre, provenant d’une variété de sources, établit l’existence de motifs raisonnables de croire que les TLET étaient une organisation qui se livrait au terrorisme.

[79]  La commissaire a aussi indiqué, dans le même paragraphe, que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve objectif et n’avait fait comparaître aucun témoin afin de contredire la preuve documentaire produite par le ministre.

[80]  La preuve documentaire n’a été utilisée que pour établir que les TLET sont une organisation qui a commis des actes de terrorisme. La Section de l’immigration n’a pas utilisé cette preuve pour conclure que M. Suresh était membre des TLET ou qu’il avait personnellement participé à des actes de terrorisme. Il était raisonnable pour la commissaire d’utiliser cette preuve à cette fin, ce qu’elle a justifié de manière adéquate dans la décision.

[81]  Le demandeur affirme également que la Section de l’immigration a commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve disculpatoires qui lui ont été divulgués et présentés dans un résumé. La commissaire a estimé qu’il ne fallait leur accorder que peu de poids. Le demandeur avance comme argument que si d’autres éléments de preuve avaient été divulgués, la preuve disculpatoire aurait peut-être soutenu sa thèse; si on les avait examinés en contexte, ils auraient peut-être reçu une plus grande valeur probante. Je suis d’avis qu’il s’agit là d’une simple hypothèse. Il était loisible à la commissaire de se pencher sur les éléments de preuve disculpatoires et de déterminer le poids à leur accorder. Cette conclusion appelle la retenue. Quoi qu’il en soit, après avoir examiné les résumés et les rapports originaux d’où ils étaient tirés, je n’en serais pas arrivé à une autre conclusion.

4)  La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur dans son interprétation des termes « appartenance » et « complicité »?

[82]  Pour en arriver à la conclusion que M. Suresh était un membre des TLET, la commissaire a examiné la jurisprudence pertinente concernant la définition des termes « terrorisme » et « organisation » en lien avec l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Après avoir déterminé que les TLET répondaient à la définition d’organisation terroriste, la commissaire s’est ensuite penchée sur les éléments de preuve concernant l’AMT. Elle était convaincue que l’ensemble de la preuve produite par le ministre établissait qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’AMT recueillait des fonds pour les TLET. La commissaire a examiné le témoignage livré par M. Suresh devant la Cour fédérale dans le cadre de l’instance concernant un certificat de sécurité, ainsi que d’autres témoignages livrés durant cette audience. Après avoir soupesé la preuve, la commissaire a conclu que le propre témoignage de M. Suresh établissait qu’il était membre des TLET et, à titre de coordonnateur de l’AMT, qu’il avait amassé et envoyé des fonds pour contribuer à l’atteinte des objectifs des TLET.

[83]  Le demandeur soutient que la Section de l’immigration a commis une erreur en droit en tirant la conclusion que M. Suresh était membre des TLET, parce qu’il n’a jamais fait partie des TLET et ne partageait pas leurs tactiques violentes. Il soutient qu’il était inexact sur le plan juridique de conclure que les TLET commettaient des actes de terrorisme, parce que leurs actions visaient les forces militaires et la police. Il tente de définir les actions des TLET comme [traduction] « une guerre entre parties armées à un conflit » et de décrire les conclusions de la Section de l’immigration comme étant [traduction] « abusives et déraisonnables ». Cet argument ne tient pas compte de la preuve mentionnée par la Section de l’immigration concernant les actes de violence perpétrés par les TLET contre la population civile au Sri Lanka. Je ne vois aucun fondement aux arguments qui tentent de décrire les gestes posés par les TLET comme des gestes acceptables dans le contexte d’un conflit armé. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau les éléments de preuve examinés par la Section de l’immigration.

[84]  En outre, je ne suis pas convaincu que la Section de l’immigration a commis une erreur en tirant la conclusion que M. Suresh était membre des TLET. Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé dans l’arrêt Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 RCF 635, au paragraphe 149, il existe une abondante jurisprudence selon laquelle l’appartenance à une organisation au sens de la loi inclut le soutien matériel offert à des activités terroristes, comme la fourniture de fonds, même si ces actes ne constituent pas en soi des actes violents : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 5, [2000] 2 CF 592 (CAF); Abraham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 263, [2002] ACF no 352, au paragraphe 54; Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 957, [2010] ACF no 1092, aux paragraphes 127 à 130. Les éléments de preuve, y compris les propres témoignages de M. Suresh, appuyaient de manière adéquate la conclusion de la commissaire.

[85]  Le demandeur soutient également que la Section de l’immigration a commis une erreur de droit en appliquant à tort le critère de la complicité à des crimes de guerre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola, précité. Il soutient qu’il n’existait aucun fondement factuel permettant de conclure que l’appui offert par M. Suresh aux TLET était lié à un crime ou à un dessein criminel quelconque.

[86]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la Section de l’immigration a correctement décrit le critère applicable établi dans l’arrêt Ezokola. Les éléments de preuve appuyaient de manière raisonnable la conclusion selon laquelle M. Suresh était au courant des activités illégales et du dessein criminel des TLET. La Section de l’immigration a reconnu que rien ne donnait à penser que M. Suresh avait personnellement commis des crimes de guerre, et a souligné à juste titre que la participation personnelle de M. Suresh n’était pas nécessaire pour conclure qu’il avait été complice des actes commis par les TLET. La Section de l’immigration a examiné les éléments de preuve et a conclu que les activités de M. Suresh n’étaient pas celles d’un simple associé, mais plutôt celles d’un partisan dévoué qui travaillait volontairement pour le compte des TLET et qui était disposé à suivre les instructions des dirigeants de l’organisation. Par conséquent, la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que M. Suresh était complice de crimes de guerre était raisonnable.

5)  Les gestes posés par le ministre constituent-ils un abus de procédure?

[87]  Le demandeur soutient qu’invoquer un motif d’interdiction de territoire pour complicité était abusif, puisque la question de la criminalité n’a pas été soulevée dans les procédures d’immigration antérieures contre M. Suresh, et qu’aucun élément de preuve nouveau n’a été produit pour justifier des allégations d’inconduite criminelle. Le défendeur soutient qu’une fois le certificat de sécurité annulé, les procédures contre M. Suresh ont recommencé à zéro, et que rien dans la LIPR n’empêche le ministre d’invoquer un motif supplémentaire d’interdiction de territoire. La Section de l’immigration a approuvé cette thèse.

[88]  Le demandeur soutient qu’on lui a précisément dit, en 1995, que le ministre ne soulèverait aucune question criminelle contre lui. Dans son affidavit fait sous serment en 1999 et inclus dans le dossier du demandeur, M. Suresh affirme ce qui suit :

[traduction]

En raison du certificat émis contre moi, j’ai fait l’objet d’une audience devant un juge désigné de la Cour fédérale, le juge Teitelbaum. Au cours de cette audience, l’avocat des ministres a concédé plusieurs points au dossier : je ne fais l’objet d’aucune allégation d’inconduite criminelle ou d’activité criminelle; il n’y a aucune allégation selon laquelle j’ai participé à des actes de terrorisme au Sri Lanka; il n’y a aucune allégation selon laquelle j’ai fourni des munitions, des armes ou du matériel militaire au Canada, ni aucune allégation selon laquelle j’ai participé à l’expédition de matériel à partir du Canada.

[89]  L’avocate de M. Suresh a indiqué à l’audience que cet affidavit avait été rédigé à l’appui de la requête en sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion du Canada, après que la Cour fédérale avait tiré la conclusion que le certificat de sécurité était raisonnable. L’avocate a affirmé qu’elle croyait avoir rédigé le paragraphe susmentionné de l’affidavit en le recopiant mot à mot à partir du dossier; elle s’est employée à trouver la référence et l’a incluse dans ses observations postérieures à l’audience. Aucune référence précise n’a été présentée et la Cour n’a pas réussi à trouver cette déclaration mot à mot dans le dossier relatif à l’instance concernant un certificat de sécurité. Cela ne signifie pas que cette déclaration n’a pas été faite à un moment donné au cours des procédures, mais seulement qu’il a été impossible de la retrouver.

[90]  Lorsqu’elle a soulevé la question devant la Section de l’immigration, l’avocate de M. Suresh a soutenu que [traduction] « [p]ersonne n’a indiqué que le travail qu’il [M. Suresh] accomplissait était problématique » lors de sa rencontre avec des agents du SCRS et des représentants du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI). L’avocate a également fait valoir les points suivants : (1) il n’y a aucune preuve d’une enquête policière menée par le Service de police de Toronto ou la Gendarmerie royale du Canada, (2) aucune accusation n’a été déposée, et (3) le ministre a affirmé par le passé que M. Suresh n’avait participé à aucune activité criminelle. Ce dernier point semble fondé sur l’affidavit de 1999 et des extraits de l’interrogatoire principal de M. Suresh durant l’instance concernant un certificat de sécurité. Dans ces extraits, M. Suresh a affirmé que les agents du SCRS et les représentants du MAECI ne s’étaient pas montrés préoccupés par ses activités de financement quand ils l’ont interrogé et ne lui avaient pas dit qu’elles étaient illégales. Selon sa compréhension, leurs inquiétudes étaient liées à des allégations d’extorsion au sein de la communauté tamoule.

[91]  La commissaire de la Section de l’immigration a conclu, au paragraphe 243 de ses motifs, que « [a]ucun élément de preuve n’a été produit pour établir [...] qu’une indication a été donnée à M. Suresh quant au fait que le ministre n’avait pas l’intention de prendre l’une ou l’autre mesure d’exécution contre lui ». La commissaire a conclu que rien dans la LIPR n’empêche le ministre d’invoquer un motif supplémentaire d’interdiction de territoire.

[92]  Le ministre soutient que même si le témoignage par affidavit de M. Suresh est accepté, ce qui a été concédé n’a aucune incidence sur l’argument de complicité avancé maintenant. L’affidavit laisse entendre que le ministre a admis que M. Suresh lui-même n’avait commis aucun acte criminel ou terroriste et n’avait fourni aucune arme. Toutefois, ce point n’est pas en litige dans la présente instance devant notre Cour. L’allégation présentée à la Section de l’immigration était que M. Suresh était complice du dessein criminel des TLET en raison du poste de direction qu’il occupait au sein de l’AMT.

[93]  En bout de ligne, la question se résume à déterminer s’il était raisonnable pour la Section de l’immigration de conclure qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement inéquitable à appliquer la loi concernant la complicité à une preuve qui avait été antérieurement produite sous forme d’un témoignage volontaire présenté sous serment dans une procédure antérieure. Je ne suis pas prêt à conclure, dans les circonstances particulières de l’espèce, que la commissaire a commis une erreur. Cela ne signifie pas qu’un argument portant sur un abus de procédure ne pourrait pas être accueilli dans une autre instance où un nouveau motif d’interdiction de territoire est invoqué tardivement, alors que les tentatives précédentes d’expulsion se sont avérées infructueuses. Chaque affaire doit être jugée selon ses particularités propres. En l’espèce, malgré les retards prolongés causés par le règlement de questions interlocutoires, les ministres ont montré qu’ils demeuraient déterminés à renvoyer M. Suresh en raison de sa participation aux activités de l’AMT et des TLET. Cette participation a constitué le fondement principal de son interdiction de territoire. L’ajout d’un nouveau motif d’interdiction de territoire lié à cette participation n’y a rien changé.

VII.  Questions à certifier

[94]  Comme je l’ai indiqué, les parties ont eu l’occasion de proposer des questions graves de portée générale à certifier après l’audience. Le demandeur a proposé plusieurs questions :

  1. L’article 7 de la Charte entre-t-il en jeu à l’étape de l’enquête du processus de renvoi lorsque la personne visée est un réfugié au sens de la Convention, ou lorsqu’elle dit craindre avec raison d’être persécutée ou d’être exposée à un risque de traitement cruel ou inhumain si elle est renvoyée du Canada?

  2. Le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CSC 38, concernant l’obligation de divulgation s’applique-t-il aux audiences devant des fonctionnaires de la Section de l’immigration, de telle sorte que l’ensemble du dossier du demandeur doit être divulgué – directement au demandeur ou à l’avocat spécial – et pas uniquement les parties du dossier qui pourraient constituer, selon la conclusion des ministres, des éléments de preuve disculpatoires?

  3. Le raisonnement de la Cour fédérale dans la décision Jaballah (Re), 2010 CF 224, s’applique-t-il à l’égard de ses conclusions sur la contraignabilité de la personne visée et à l’exclusion de déclarations antérieures faites dans le cadre d’une procédure statutaire qui, comme la Cour suprême du Canada l’a conclu dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 1, était invalide sur le plan constitutionnel puisqu’elle enfreignait les droits conférés à la personne en vertu de l’article 7 de la Charte?

  4. Est-il loisible au commissaire de la Section de l’immigration d’écarter des éléments de preuve qui sont disculpatoires pour la personne visée, parce que les ministres ont détruit les dossiers sources? S’agit-il d’un abus de procédure de procéder à l’enquête dans de telles circonstances?

  5. Est-ce que la « contribution significative au crime du groupe ou à son dessein criminel », telle qu’elle est envisagée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, inclue les activités de soutien aux TLET dans la diaspora tamoule, alors que le lien entre les activités et le groupe est général et n’est pas axé sur un crime ou un dessein criminel particulier?

[95]  Dans l’arrêt Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, [2016] ACF no 630, la Cour d’appel fédérale a réitéré les principes établis dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 RCF 290, au paragraphe 9. Pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée devant la cour d’instance inférieure, qui doit l’avoir examinée dans sa décision, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge.

[96]  Je conviens avec le défendeur qu’il n’y a pas lieu de certifier la première question, parce que le principe selon lequel l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu à l’étape de l’interdiction de territoire est maintenant bien établi selon les décisions de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale.

[97]  La deuxième question ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Selon le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui II, l’équité dans le contexte d’une instance concernant un certificat de sécurité exige une procédure de vérification de la preuve présentée contre la personne et qui ne lui a pas été divulguée ni à son avocat. En l’espèce, la preuve présentée contre le demandeur se résumait à son propre témoignage et à ceux de ses témoins lors de l’instance concernant un certificat de sécurité. Le demandeur n’a pas été en mesure d’expliquer pour quelle raison une procédure de vérification est nécessaire dans les circonstances, ou en quoi l’absence d’une divulgation complète, conforme à l’arrêt Charkaoui II, lui a porté préjudice.

[98]  J’éprouve quelque difficulté à comprendre la troisième question, ce qui constitue un motif suffisant pour ne pas la certifier. Toutefois, dans la mesure où elle appelle la certification d’une question portant sur l’application des principes énoncés dans la décision Jaballah (Re) aux enquêtes, la jurisprudence est déjà claire.

[99]  La quatrième question proposée n’est pas de portée générale, mais découle du contexte factuel inhabituel de cette affaire. Qui plus est, les motifs invoqués par la Section de l’immigration pour accorder peu de poids aux « éléments de preuve disculpatoires » étaient nombreux et ne se limitaient pas aux documents sous-jacents qui ne sont plus disponibles.

[100]  Enfin, la cinquième question ne peut être certifiée puisque la Cour suprême du Canada y a déjà répondu dans l’arrêt Ezokola, précité. Au paragraphe 87 de la décision, la Cour a indiqué qu’il n’était pas nécessaire que la contribution d’une personne « [...] vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre [...] ».


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de juin 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4483-15

INTITULÉ :

MANICKAVASAGAM SURESH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 septembre 2016

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 10 janvier 2017

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Pour le demandeur

Gregory G. George

Nur Muhammed-Ally

Laoura Christodoulides

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman

Jackman, Nazami & Associates

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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