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Date : 20170123


Dossier : IMM-3075-16

Référence : 2017 CF 83

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 23 janvier 2017

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

MAHMOUD SALEM ABDELKHALEK ALNAGGER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Résumé des faits

[1]               Mahmoud Salem Abdelkhalek Alnagger (le demandeur) a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission), datée du 21 juin 2016 (la décision), par laquelle la SPR a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Cette demande est présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2]               Le demandeur est un jeune Palestinien de 25 ans, détenant un diplôme d’études secondaires, né à Koweït City, au Koweït. Bien qu’il soit de descendance palestinienne, il n’est jamais allé en Palestine. Il a grandi au Koweït et y a passé la majeure partie de sa vie. Les Palestiniens apatrides résidant au Koweït n’ont pas de droits en matière de citoyenneté; ils ont des droits de résidence, qui exigent un parrainage chaque année, par un citoyen du Koweït.

[3]               Quand l’Iraq a envahi le Koweït en 1990, les autorités palestiniennes ont appuyé l’invasion. Ainsi, même si la situation s’améliore et que l’ambassade a rouvert ses portes, l’animosité demeure contre les Palestiniens au Koweït.

[4]               En novembre ou en décembre 2013, le demandeur a commencé à travailler comme commis dans une agence de voyages de Koweït City, Al-Shualah Travels.

[5]               En mars 2014, le demandeur a rencontré une jeune femme au début de la vingtaine du nom de Alaa Al Sabah (Alaa ou la princesse), qu’il a aidée dans l’organisation de son voyage à Londres. Elle prévoyait voyager sans chaperon avec un groupe d’amies. Alaa est membre de la famille royale du Koweït. Sa mère est la fille du prince héritier, elle est donc la petite-fille du prince héritier. Il est le frère de l’actuel émir, et son successeur potentiel.

[6]               À son retour de Londres, Alaa a remis au demandeur une bouteille de parfum. Par la suite, ils sont restés en contact grâce au téléphone et aux médias sociaux.

[7]               Dès mars 2015, ils ont entamé une relation amoureuse qui, ils le savaient, devait demeurer secrète. La sœur du demandeur était la seule personne à qui le demandeur a parlé de cette relation.

[8]               Durant leur relation, qui a duré un an, le demandeur et Alaa se sont vus dans des parcs, pour des promenades, dans des fêtes, et dans des lieux de divertissement en bord de mer où ils faisaient des tours en bateau et du ski nautique. Ils se sont également vus en privé chaque deux semaines dans une chambre louée dans une propriété touristique à l’extérieur de Koweït City.

[9]               En mars 2016, Alaa a cessé de communiquer avec le demandeur.

[10]           Le ou vers le 13 mars 2016, le demandeur a reçu un appel téléphonique d’un homme qui ne s’est pas identifié et qui a menacé de le tuer parce qu’il avait fréquenté Alaa. Le demandeur a plus tard appris de sa sœur (qu’Alaa avait appelée) que l’auteur de l’appel était le prince Thamer Al Sabah (le prince ou Thamer), le frère d’Alaa. Craignant pour sa vie, le demandeur est allé se cacher dans la maison de son ami Ahmad Sadek (l’ami).

[11]           Le 16 mars 2016, le prince et d’autres personnes sont entrés dans la maison de la mère du demandeur et ont demandé de le voir. Il n’était pas présent. Le prince a également cherché à voir le demandeur à son bureau.

[12]           Le ou vers le 28 mars 2016, le demandeur a quitté le Koweït sans problème et s’est rendu aux États-Unis. Il avait déjà obtenu un visa américain en lien avec son emploi à l’agence de voyages. Il est demeuré chez des proches à Buffalo, où il a organisé son voyage au Canada. Le ou vers le 6 avril 2016, le demandeur est arrivé au Canada au titre d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs et a présenté une demande d’asile.

II.                 LA DÉCISION DE LA SPR

[13]           La SPR a refusé d’entreprendre une analyse en vertu de l’article 96 de la LIPR parce qu’elle a estimé que la crainte qu’avait le demandeur n’avait aucun lien avec un des motifs établis dans la Convention.

[14]           La SPR a ensuite estimé que l’histoire du demandeur était dans son ensemble invraisemblable, au motif que le Koweït est un pays musulman conservateur où les femmes ont très peu de liberté et où les Palestiniens sont détestés. Plus précisément, la Commission a remis en question les aspects suivants du témoignage oral du demandeur :

                    que la princesse retiendrait personnellement les services d’un agent de voyages, au lieu de faire affaire avec le personnel de la famille;

                    que la princesse retiendrait les services d’un Palestinien, plutôt que d’un Koweïtien;

                    que la princesse voyagerait à Londres sans un chaperon masculin;

                    que la princesse remettrait un cadeau au demandeur;

                    que la princesse serait vue en public avec le demandeur;

                    que le prince avertirait le demandeur et qu’il chercherait personnellement à se venger;

                    que la famille du demandeur n’aurait pas subi de conséquences négatives;

                    que le demandeur ait pu quitter le pays sans problème.

[15]           La Commission a également examiné un document généalogique et n’a vu aucune mention d’une princesse Alaa ou d’un prince Thamer, et a par conséquent tiré une conclusion défavorable quant à leur existence.

[16]           La Commission a souligné que le témoignage du demandeur était à certains moments vague et évasif.

[17]           Quant aux lettres de sa mère, de son ami et de sa sœur (les lettres), la Commission a décidé de leur accorder peu de poids.

III.               Les questions en litige

1.                   Le lien avec la Convention

2.                   Les conclusions au sujet de la vraisemblance

3.                   Les lettres

4.                   Le document généalogique

IV.              La norme de contrôle

[18]           Pour ce qui est des questions 1 à 3, la norme de contrôle est la norme de la décision raisonnable. La question 4 soulève une question de justice naturelle, et la norme de contrôle à appliquer est par conséquent la norme de la décision correcte.

V.                 Analyse et conclusions

1.                  Le lien avec la Convention

[19]           Le demandeur affirme que la conclusion de la SPR, selon laquelle il n’existait aucun lien entre sa crainte et un des motifs établis dans la Convention, était déraisonnable. Le demandeur affirme à juste titre que la Commission n’a pas remis en question son identité en tant que Palestinien apatride.

[20]           Le demandeur allègue qu’alors que sa crainte d’être persécuté est inexorablement liée aux menaces de Thamer, le principal facteur expliquant l’extrême mécontentement du prince concernant sa relation avec Alaa est lié à la nationalité palestinienne du demandeur. Autrement dit, il affirme que sa nationalité était la raison pour laquelle il est devenu la cible de Thamer.

[21]           Le demandeur mentionne son exposé circonstancié modifié de son formulaire Fondement de la demande d’asile, où il a affirmé que [traduction] « […] les membres de la famille royale seraient en colère s’ils découvraient qu’elle voyait un Palestinien qui n’est pas un Koweïtien ». Il a également témoigné que s’il avait été un garçon du Koweït, la famille d’Alaa aurait considéré leur relation d’une manière différente. Enfin, il fait mention des documents qui montrent que les Palestiniens ne sont pas aimés au Koweït.

[22]           En dépit de la croyance subjective du demandeur, la SPR n’a pas cru que le demandeur était pris pour cible parce qu’il était Palestinien. La Commission a conclu que le prince l’avait pris pour cible parce qu’il voyait sa sœur sans chaperon et sans la permission de sa famille. À mon avis, il s’agissait d’une conclusion raisonnable.

2.                  La vraisemblance

[23]           La SPR s’est fiée à son expertise pour conclure que l’histoire du demandeur au sujet d’une aventure amoureuse d’une année avec une princesse koweïtienne n’était pas vraisemblable. La SPR était consciente du fait que le Koweït est un pays de tradition musulmane conservateur, où les femmes ne peuvent circuler librement si elles ne sont pas accompagnées. Aucune preuve documentaire ne laissait croire que la situation a changé ou que les membres de la famille royale ne respectent pas les normes traditionnelles. Dans les circonstances, il n’était pas vraisemblable que durant un an, le demandeur et la princesse non accompagnée d’un chaperon aient pu apparaître régulièrement ensemble dans des endroits publics.

[24]           Le demandeur a témoigné que la famille d’Alaa était non traditionnelle, mais comme son grand-père doit devenir le prochain émir, ce témoignage a été rejeté.

[25]           Les explications du demandeur concernant les conclusions d’invraisemblance ont également été rejetées et, à mon avis, les conclusions de la Commission étaient raisonnables.

3.                  Les lettres

[26]           Alors qu’il n’était pas raisonnable que la SPR critique les lettres parce qu’elles n’avaient pas été déposées sous serment et qu’elles provenaient de proches et d’un ami, ces erreurs ne sont, à mon avis, pas importantes.

[27]           S’il n’y a pas eu de relation avec la princesse, comme l’a conclu la SPR, il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de visite du prince au bureau du demandeur, ni à la maison de sa mère, et que même s’il est possible que le demandeur ait rendu visite à son ami Ahmad, il ne s’est pas caché chez lui par crainte du prince.

[28]           L’invraisemblance de la relation était le principal problème ayant amené la SPR à rejeter les lettres. La SPR n’a pas cru que les événements qu’ils décrivent ont eu lieu, et je conclus que c’était raisonnable.

4.                  Le document généalogique

[29]           Le demandeur a remis à la SPR un article de six pages tiré de Wikipédia au sujet de la famille royale du Koweït (l’article). Il comporte 17 notes de bas de page. La note 9 fait référence à un document intitulé « Royal Ark » et fournit son adresse Internet. Il s’agit d’une longue généalogie des dirigeants du Koweït et de leurs parents depuis les années 1700. Au paragraphe 32 de la décision, la SPR affirme qu’elle a examiné un document généalogique de 14 pages de la famille royale du Koweït, et qu’elle n’a trouvé aucune référence à une princesse Alaa ou à un prince Thamer, qui devraient apparaître comme les petits-enfants du prince héritier.

[30]           Voici mes commentaires au sujet de cette conclusion.

                         i.              Le document généalogique ne se trouve pas dans le dossier certifié du tribunal, et il n’est pas joint à la décision. Par conséquent, même si je pense avoir trouvé sur Internet le document auquel la SPR fait référence, je ne peux être certaine.

                        ii.              J’ai aussi un doute parce que le document en question provenant du site Royal Ark ne contient qu’une page, et non 14, comme on l’affirme dans la décision. Toutefois, il s’agit du 14e document du dossier, alors c’est peut-être ce qu’on voulait dire dans la décision, ou peut-être voulait-on dire à la page 14, parce que le chiffre 14 apparaît au bas de la page.

                      iii.              J’ai joint la page tirée de la généalogie à laquelle je fais référence à l’annexe A. Elle montre au point 6 que le prince héritier Shaikh Nawaf bin Ahmad Al-Jabir Al-Sabah a eu quatre fils et une fille. Les noms des fils sont donnés avec les noms de leurs enfants, qui sont les petits-enfants du prince héritier. Toutefois, le témoignage indique qu’Alaa est une petite-fille du prince héritier, parce qu’elle est la fille de la fille du prince héritier. Sa fille s’appelle Shaikha Shekha bint Nawaf Al-Sabah et ses enfants, trois garçons et une fille, sont mentionnés, mais pas nommés dans le document généalogique. La note [traduction] « voir plus haut » à côté de la référence aux enfants n’est pas utile. Cela signifie qu’Alaa et Thamer pourraient bien exister, mais ils ne sont pas nommés.

[31]           J’estime qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de s’appuyer sur le document généalogique parce que les petits-enfants de la fille du prince héritier n’y étaient pas nommés par leur nom.

[32]           À titre subsidiaire, si j’ai mal compris ou mal lu le document généalogique et que la conclusion de la Commission est correcte, le demandeur a également affirmé qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de consulter la note de bas de page 9 de l’article et de conclure que Alaa et Thamer n’existaient pas sans lui offrir la chance de répondre.

[33]           À mon avis, il n’y a pas eu manquement aux règles de la justice naturelle. L’article a été présenté à la Commission par le demandeur, et il était raisonnable de s’attendre à ce que la Commission évalue et vérifie sa fiabilité en consultant les notes de bas de page. La note de bas de page n’était pas « enfouie » comme le laisse entendre le demandeur. Il y avait seulement 17 notes de bas de page et les notes 9 et 10 font référence à la généalogie. En outre, les petits-enfants du prince héritier sont énumérés sur une page.

[34]           Dans ces circonstances, si la note 9 avait en fait montré tous les petits-enfants du prince héritier sans nommer Alaa et Thamer, le demandeur aurait dû savoir cela à l’avance et aurait dû être prêt à expliquer l’omission lorsque l’article a été présenté à la Commission.

VI.              Conclusion

[35]           La décision est viciée en ce sens que certains des motifs invoqués pour écarter les lettres sont des erreurs, et il n’était pas raisonnable de se fier sur le document généalogique, alors que les noms des enfants qui nous intéressent ne sont pas donnés. Cependant, il s’agit là de questions subsidiaires, et le fondement de la décision est raisonnable. Il n’est simplement pas vraisemblable que dans un pays musulman traditionnel, une princesse koweïtienne qui savait que la relation devait rester secrète passe une année à faire des promenades dans des parcs publics, à bateau, à faire du ski nautique, et à aller dans des fêtes sans chaperon avec un jeune homme que sa famille ne connaissait pas.

[36]           Pour ces motifs, la demande est rejetée.

VII.            Question à certifier

[37]           Aucune question n’a été certifiée aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

« Sandra J. Simpson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3075-16

 

 

INTITULÉ :

MAHMOUD SALEM ABDELKHALEK ALNAGGER c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Ameena Sultan

 

Pour le demandeur

 

Leanne Briscoe

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sultan Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 


ANNEXE A

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