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Date : 20170223


Dossier : IMM-3259-16

Référence : 2017 CF 218

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 23 février 2017

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

MARIIA ABAKUMOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision (la décision) rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 11 juillet 2016 (la décision), confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) selon laquelle elle n’est ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger. La présente demande est présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

I.  Résumé des faits

[2]  La demanderesse est une Ukrainienne de 77 ans qui déclare qu’elle risque d’être persécutée en raison de son ethnicité russe.

[3]  La demanderesse soutient qu’en 2014, le conflit entre la Russie et l’Ukraine a commencé à la toucher directement suite à une série d’incidents concernant son voisin, qui est un présumé membre d’un groupe nationaliste qui s’appelle les « Nettoyeurs ». Son objectif est de débarrasser l’Ukraine des Russes. La demanderesse allègue qu’elle a fait l’objet de multiples agressions et menaces entre mai et décembre 2014. Les allégations sont les suivantes :

[4]  Le 1er mai 2014, Doroch a agressé la demanderesse dans le hall de son immeuble et lui a dit de quitter l’Ukraine et de s’en aller en Russie.

[5]  Le 9 mai 2014, Doroch l’a agressé au moment où elle sortait les poubelles. On a fait venir la police, mais les policiers qui étaient ivres ont tout simplement dit à la demanderesse de rentrer chez elle.

[6]  Le 9 mai 2014, la demanderesse s’est rendue au poste de police afin d’expliquer ce qui s’était passé, mais l’agent de police a refusé de prendre son rapport.

[7]  Le 13 mai 2014, la demanderesse est retournée au poste de police et a réussi à déposer une plainte. Lorsqu’elle est retournée à son appartement, sa porte était recouverte d’excréments et Doroch lui a dit que son frère, qui est un agent de police, était au courant de sa plainte et qu’elle disparaîtrait.

[8]  Le 27 mai 2014, Doroch a proféré des menaces verbales à l’endroit de la demanderesse au moment où elle revenait de l’épicerie.

[9]  Le 20 juin 2014, au moment où elle revenait d’un rendez-vous chez le médecin, Doroch et ses amis ont de nouveau agressé et menacé la demanderesse. Après l’agression, la demanderesse s’est rendue dans une clinique sans rendez-vous et le médecin a téléphoné à la police pour signaler l’agression.

[10]  Le frère de Doroch a défoncé la porte de l’appartement de la demanderesse à coups de pied et a dit qu’il était au courant de sa visite à la clinique sans rendez-vous.

[11]  Le 4 août 2014, Doroch a de nouveau agressé et menacé la demanderesse. On a fait venir une ambulance et elle est restée hospitalisée pendant une semaine.

[12]  Après avoir obtenu son congé de l’hôpital, elle est restée chez une amie pendant deux mois.

[13]  En octobre 2014, au moment où elle revenait à son appartement pour prendre des vêtements plus chauds, sa porte était déverrouillée et sa fenêtre était brisée. Les mots « Salope russe, retourne chez vous » étaient peints sur le mur. Elle a de nouveau été agressée et menacée par Doroch. Un voisin a fait venir une ambulance et la demanderesse a été hospitalisée pendant trois jours.

[14]  Lorsqu’elle a reçu son congé, la demanderesse a emménagé dans le cabanon d’une autre amie, mais en décembre 2014, quelqu’un a lancé une pierre dans la fenêtre de la maison de son amie et avait fixé à la pierre une note dans laquelle il menaçait de continuer le vandalisme tant et aussi longtemps que « vous cachez une salope Russe ». Le voisin s’est rendu au poste de police, mais étant donné que personne n’avait eu connaissance de l’incident, rien n’a été fait.

[15]  À ce moment-là, la demanderesse a téléphoné à sa fille et des dispositions ont été prises pour qu’elle vienne au Canada. Le 13 juillet 2015, on lui a délivré un visa de visiteur. La demanderesse a quitté l’Ukraine le 14 août 2015. Elle a présenté son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) le 28 octobre 2015.

II.  Décision de la SPR

[16]  La crédibilité était la question déterminante. La SPR a conclu que malgré son âge, la demanderesse était astucieuse, articulée et capable de se rappeler de renseignements très détaillés. Pour cette raison, on a conclu que son âge n’excusait pas les contradictions et les omissions dans son témoignage. En outre, ses déficiences au niveau de la vue et de l’ouïe n’expliquaient pas les préoccupations au niveau de la crédibilité. La SPR a examiné ses éléments de preuve à l’égard de quatre sujets et a conclu qu’ils minaient sa crédibilité.

[17]  Premièrement, au sujet de l’incident du 9 mai 2015 au cours duquel Doroch l’a agressée, la demanderesse a dit dans son témoignage lors de l’audience qu’elle s’était rendue chez le médecin deux ou trois jours après l’incident. Cependant, la demanderesse n’a pas mentionné ce fait dans son formulaire FDA.

[18]  Deuxièmement, elle a déclaré dans son formulaire FDA que le frère de Doroch, Micael Doroch, était un policier. Lors de l’audience, la demanderesse a dit qu’elle n’était pas certaine quant à son nom, et elle a déclaré que c’était le cousin de Doroch plutôt que son frère. Aux questions qui lui ont été posées sur cette incohérence, la demanderesse a répondu qu’elle ne le connaissait pas et qu’elle ne l’avait jamais vu. Cependant, cette réponse ne correspond pas à ce qui est inscrit dans son formulaire FDA, qui indique qu’elle l’a vu défoncer la porte de son appartement le 1er juillet 2014 et que c’est muni de ses éléments de preuve qu’elle a réglé son cas lorsqu’elle s’est rendue au poste de police pour signaler l’incident le 9 mai 2014. Interrogée relativement à ces incohérences, la demanderesse est devenue agitée et a déclaré qu’elle ne savait rien.

[19]  Troisièmement, son formulaire FDA indique que le 23 juin 2014, elle a consulté un médecin à l’égard de blessures causées par Doroch, un fait corroboré par un certificat médical daté du 23 juillet 2014. Cependant, lors de l’audience, elle a déclaré qu’elle n’avait pas consulté un médecin après cette agression. Elle n’a pas fourni d’explication raisonnable à l’égard de ces deux comptes rendus différents, ni indiqué pourquoi elle a dit que l’agression avait eu lieu en juin au lieu de juillet, lorsqu’elle est allée se faire soigner.

[20]  Finalement, la SPR avait des préoccupations au sujet d’une déclaration d’un policier, « l’inspecteur Tereshenko » (la déclaration). La déclaration n’est pas datée, n’indique pas le nom d’un poste de police ou de milice et n’indique pas non plus le numéro matricule de l’inspecteur ni d’autres caractéristiques particulières permettant de l’identifier. En outre, la SPR a dit que, même si la déclaration indique que la demanderesse a fait appel à son département le 9 mai 2014 et le 9 décembre 2014, son formulaire FDA et son témoignage indiquent qu’elle s’est présentée au poste de police à Kharkov en mai et à un poste de police qui se trouve à 20 minutes à l’extérieur de Kharkov en décembre. De plus, étant donné que la demanderesse prétend avoir parlé au frère de Doroch lorsqu’elle s’est rendue au poste de police le 9 mai 2014 et dit que le policier n’a pas dressé de rapport, la situation n’est pas claire quant à savoir comment l’inspecteur Tereshenko aurait pu être au courant du rapport du 9 mai ou de ce que Doroch a dit pendant l’agression. Après avoir cité ces préoccupations, la SPR a fait remarquer que selon les éléments de preuve documentaire, les certificats de police sont faciles à contrefaire en Ukraine. À mon avis, cela revenait à conclure que la déclaration était frauduleuse.

III.  Décision de la SAR

[21]  La SAR a confirmé la décision de la SPR et rejeté l’appel. La SAR a conclu que la SPR a tiré des conclusions claires quant à la crédibilité, que ces conclusions étaient nombreuses et que certaines d’entre elles touchaient à des aspects importants des allégations de la demanderesse.

[22]  La SAR a pris en compte deux nouveaux éléments de preuve présentés en application de l’article 29 des Règles de la SAR : la déclaration d’un psychiatre, le docteur Richard J. Stall, daté du 14 avril 2016, qui indique que la demanderesse souffre du trouble de stress post-traumatique (TSPT); et un affidavit daté du 15 avril 2016 provenant de Valentina Nikolenko, l’amie et voisine de la demanderesse (l’affidavit). Elle a joint des photos de la porte de l’appartement de la demanderesse, où on peut voir les messages de Doroch. Les photos ont été prises entre le 13 et le 18 mars 2016. Le rapport du Dr Stall a été accepté, mais l’affidavit a été refusé en tant que nouvel élément de preuve. La SAR a également dit que même si l’affidavit avait été accepté, les photographies ne l’auraient pas emporté sur les préoccupations au niveau de la crédibilité.

[23]  La SAR a conclu que le rapport du Dr Stall ne pouvait pas l’emporter sur les conclusions de la SPR quant à la crédibilité, parce qu’il ne faisait aucune mention de troubles de mémoire ou de concentration.

[24]  La SAR a souscrit à l’analyse de la SPR relativement à l’omission par la demanderesse de mentionner dans son exposé circonstancié figurant dans son formulaire FDA qu’elle avait consulté un médecin après l’incident du 9 mai 2015. Elle a conclu que cette omission était importante parce que, étant donné qu’elle avait eu amplement le temps de préparer son formulaire FDA, l’omission n’était pas expliquée par ses éléments de preuve selon lesquels elle avait des problèmes de mémoire.

[25]  La SAR s’est penchée sur l’analyse faite par la SPR des contradictions, incohérences et omissions dans les éléments de preuve de la demanderesse relativement à la personne qui était présumément le frère de Doroch. La demanderesse a soutenu que cette analyse avait été microscopique en ce sens qu’en Ukraine, tous les parents proches s’appellent des « frères ». La SAR s’est dit d’accord avec la demanderesse, concluant qu’en Ukraine, les mots « frère » et « cousin » sont interchangeables. Cependant, la SAR a néanmoins conclu que le témoignage au sujet du « frère » de Doroch était incohérent et contradictoire.

[26]  La SAR était également d’accord avec la SPR sur le fait que les éléments de preuve contradictoires entourant la visite médicale de la demanderesse le 23 juin 2014 compromettaient sa crédibilité. La SAR a conclu que l’écart d’un mois entre la date de l’examen médical prétendu dans le formulaire FDA de la demanderesse et le témoignage (juin) ainsi que la date inscrite sur le certificat médical (juillet) remettait en question, soit la teneur du formulaire FDA de la demanderesse, soit la validité du certificat médical.

[27]  Finalement, après avoir écouté l’enregistrement audio de la SPR, la SAR a conclu que, soit la déclaration n’était pas authentique, soit le témoignage de la demanderesse n’était pas crédible. Dans un sens ou dans l’autre, la crédibilité de la demanderesse était compromise.

IV.  Les questions en litige

  1. Les conclusions quant à la crédibilité étaient-elles raisonnables?

  2. L’affidavit aurait-il dû être accepté en tant que nouvel élément de preuve?

  3. Une audience aurait-elle dû être ordonnée?

  4. Était-il déraisonnable d’avoir accordé « peu de poids » au rapport du Dr Stall?

  5. Était-il contraire aux principes de justice naturelle que la SAR analyse l’original de la déclaration sans donner à la demanderesse ou à son avocat l’occasion de se pencher sur les préoccupations de la SAR?

A.  La question no 1

(1)  La déclaration

[28]  La SAR était d’accord avec la SPR sur le fait que la déclaration de l’inspecteur était vraisemblablement frauduleuse. La SPR a donné les motifs suivants, que la SAR a acceptés :

  1. elle n’était pas datée;

  2. la milice n’était pas identifiée;

  3. l’inspecteur n’a pas fourni son numéro matricule;

  4. le document ne comportait aucune marque particulière;

  5. la demanderesse a allégué que le 9 mai elle a parlé à un agent qui a refusé de prendre un rapport. Par conséquent, il n’est pas évident de déterminer comment l’inspecteur a su ce que Doroch a dit lors de l’agression du 9 mai;

  6. selon la déclaration, la demanderesse a fait un rapport le 9 mai, et pourtant la demanderesse a dit dans son témoignage qu’aucun rapport n’avait été pris ce jour-là;

  7. Selon le formulaire FDA et le témoignage de la demanderesse, celle-ci s’est présentée en mai à un poste de police à Kharkov et, en décembre, à un poste qui se trouve à 20 minutes à l’extérieur de Kharkov. Cependant, la déclaration indique qu’elle a fait appel au département de l’inspecteur les deux fois, en mai et en décembre.

[29]  À mon avis, la conclusion selon laquelle ce document était vraisemblablement frauduleux était déraisonnable, parce que les points D à G se fondent sur les erreurs de fait suivantes :

  • Au sujet du point D : la déclaration portait des marques particulières. Elle était signée, sur un papier à en-tête et portait un insigne.

  • Au sujet du point E : la SPR et la SAR ont mal lu la déclaration. Elle indique clairement que la demanderesse a signalé le 13 mai les événements du 9 mai au département de l’inspecteur. C’est ainsi que l’inspecteur a été mis au courant de l’agression et qu’il a pu citer les paroles de Doroch.

  • Au sujet du point F : la SPR et la SAR ont mal lu la déclaration. Elle n’indique pas qu’un rapport a été préparé le 9 mai 2014.

  • Au sujet du point G : la déclaration ne décrit pas le département de la milice. Elle indique tout simplement que la demanderesse y a eu recours en deux occasions, à des dates différentes. La déclaration ne fait mention d’aucun endroit. Le département peut être un bureau, ou il peut s’agir d’un groupe policier ayant plus d’un bureau. Il n’est pas inconcevable que des membres du même département de police soient affectés dans des bureaux situés à 20 minutes de distance. La conclusion selon laquelle la déclaration est incohérente par rapport à son témoignage et son formulaire FDA est par conséquent déraisonnable.

[30]  À mon avis, cette conclusion a une forte incidence sur la décision. Elle justifiait de tenir compte des autres rapports médicaux de la demanderesse du 4 août et du 4 octobre 2014 – les deux faisaient état de commotions – et elle signifiait que la SPR et la SAR ne comprenaient pas les explications de la demanderesse, à savoir qu’elle avait de la difficulté avec sa mémoire.

[31]  Il y avait aussi une erreur à l’égard d’un deuxième sujet. Le 9 mai 2014, la demanderesse a été frappée à l’œil par Doroch, et elle a dit qu’elle est allée consulter le médecin deux ou trois jours plus tard. La SPR a eu raison de noter que ce fait n’était pas mentionné dans son formulaire FDA et elle a conclu qu’il s’agissait d’une omission « importante ». La SAR en a convenu. Cependant, la SAR n’a pas remarqué que la SPR a omis de se reporter à son rapport médical du 12 mai 2014, qui indique qu’elle a été soignée pour une blessure à l’œil. Par conséquent, bien qu’elle ait effectivement omis de mentionner la consultation du médecin dans son formulaire FDA, il était déraisonnable de conclure, compte tenu du rapport médical, que l’erreur était importante.

[32]  Il ne fait aucun doute qu’il y a des incohérences dans l’exposé de la demanderesse mais, à mon avis, les erreurs commises par la SPR et la SAR dans leur évaluation de la déclaration étaient tellement fondamentales qu’elles ont entaché l’approche de la preuve dans son ensemble par la SAR.

[33]  Pour ces motifs, la demande est accueillie.

[34]  Étant donné que cette question est déterminante de l’issue, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions.

V.  Question à certifier

[35]  Aucune question n’a été posée aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et que l’appel de la demanderesse soit renvoyé à un autre commissaire de la SAR pour réexamen.

« Sandra J. Simpson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3259-16

 

INTITULÉ :

MARIIA ABAKUMOVA c. MIRC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 FÉVRIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Robin Morch

 

Pour la demanderesse

 

S. Hillary Adams

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin Morch

Avocat

Uxbridge (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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