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Date : 20160818


Dossier : T-643-16

Référence : 2016 CF 943

Ottawa (Ontario), le 18 août 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

JEAN-PIERRE MARTIN SIBOMANA

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

HONORABLE JOHN MCCALLUM

HONORABLE RALPH GOODALE

MONSIEUR FRANÇOIS JOBIDON

MADAME ÉMELIE AUDET

MONSIEUR RAOUL DELCORDE

MONSIEUR HUBERT ROISIN

MONSIEUR PATRICK STEVENS

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une requête en radiation d’action en vertu de la Règle 221 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106). Des remèdes subsidiaires sont demandés si la requête en radiation échoue. Le Procureur général voudrait pouvoir signifier et déposer sa défense dans les 45 jours suivant l’ordonnance de la Cour; on demande aussi que les défendeurs McCallum, Goodale, Jobidon et Audet soient retirés à titre de partie.

[2]               La requête en radiation ne peut être accordée. Par ailleurs, la signification et le dépôt de la défense devraient être complétés 30 jours après la date de la présente ordonnance. Les Honorables John McCallum et Ralph Goodale sont retirés à titre de partie à l’action. Ce ne sera pas le cas pour les défendeurs Jobidon et Audet.

I.                   Contexte : les poursuites judiciaires

[3]               Une action était déposée par Jean-Pierre Martin Sibomana en sa qualité personnelle le 21 avril 2016. Cette action a été sensiblement amendée le 23 mai 2016. De dommages chiffrés à 20 000 000 $, ils passent à 66 500 000 $. On invoque la responsabilité civile « extra contractuelle », recherchant des dommages-intérêts tant compensatoires que punitifs et exemplaires. Je crois comprendre des conclusions recherchées que les dommages sont ainsi ventilés :

  • 36 500 000 $ en réparation suite à la décision rendue le 25 juin 2016 par un agent de visa à Buffalo qui rejetait une demande de résidence permanente;
  • 25 000 000 $ pour poursuites criminelles illégales, injustifiées, frauduleuses et abusives, utilisation frauduleuse de son image et utilisation frauduleuse de trois accusations criminelles;
  • 5 000 000 $ en réparation en vertu de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés pour violation des articles 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 15 de ladite Charte.

[4]               Les défendeurs représentés par le Procureur général avisaient la Cour le 25 mai 2016 de leur intention de présenter une requête en radiation. Par la même occasion, le Procureur général informait la Cour que les parties suivantes étaient représentées par lui : Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, les honorables John McCallum et Ralph Goodale, et les agents François Jobidon et Émelie Audet. Les autres défendeurs sont tous des représentants du Gouvernement belge (Ambassadeur, Consul général et officier de liaison de la police belge).

[5]               Le demandeur désirait présenter une requête en procès sommaire dès le 28 juin 2016. Par directive du 5 juillet 2016, ma collègue la juge Sylvie Roussel refusait le dépôt de la requête pour jugement par procès sommaire en l’absence d’une défense au dossier (règle 213).

[6]               Le même jour, le Procureur général avisait la Cour que serait déposée le 29 juin 2016 la requête en radiation annoncée le 25 mai 2016. L’avocat y soulignait que la requête en radiation devrait être faite avant qu’une défense ne soit produite et que la requête en procès sommaire ne devrait pas faire l’objet d’une disposition avant que sa requête en radiation ne soit entendue. Il semble que la déclaration amendée ait été signifiée le 26 mai 2016.

[7]               Qu’à cela ne tienne, le demandeur faisait, le 20 juillet 2016, une requête pour l’obtention d’un jugement par défaut, invoquant les règles 35, 202, 204, 210 et 298 des Règles des Cours fédérales. Cette requête est retournable le 25 août 2016, à la séance générale de la Cour. Évidemment, si la requête en radiation est accordée ou, subsidiairement, un délai supplémentaire pour produire la défense est accordé, en vertu de la règle 210, la requête en jugement par défaut deviendrait caduque puisque le défaut peut être remédié.

II.                La requête en radiation

[8]               De toute évidence, la requête pour jugement par défaut n’est pas devant moi. Je ne dois disposer que de la requête en radiation sur la base des prétentions écrites des parties. Je me contenterai donc d’examiner les seuls arguments à cet égard tels que présentés par le Procureur général.

[9]               Une requête en radiation ne peut être accordée aisément puisque c’est de l’accès à la justice dont il est question. Ainsi, les faits invoqués sont avérés, sans qu’il soit approprié de faire des suppositions ou de chercher à interpréter les allégations de manière à y ajouter d’autres faits; il faut qu’il soit évident et manifeste que l’action doit être rejetée parce qu’elle contient un vice fondamental (Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959; Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 RCS 263). La Cour ne devrait pas non plus tenir rigueur indûment des erreurs rédactionnelles, d’autant plus que le demandeur agit seul, sans l’aide d’un avocat.

[10]           Le fardeau des défendeurs devant cette Cour dans leur recherche de radiation est lourd. Le pouvoir discrétionnaire n’est exercé que lorsque la situation juridique est claire, dans les cas les plus manifestes. Letarde, Veilleux, Leblanc et Rouillard-Labbé, dans leur Recours et procédures devant les Cours fédérales (Lexis Nexis, 2013), présentent succinctement la tâche qui attend un requérant :

Il incombe donc au requérant d’établir que la radiation sollicitée s’impose inévitablement du fait que l’acte de procédure de la partie adverse, même en tenant les faits y contenus pour avérés, est voué à l’échec à l’instruction parce qu’il comporte un vice fondamental220.

[Je souligne]

Cela me semble bien correspondre aux propos de la Cour d’appel fédérale dans Prentice c Canada, 2005 CAF 395, [2006] 3 RCF 135, qui articule le test spécifiquement selon la règle 221 :

[23]      Une requête en radiation d’un acte de procédure présentée en vertu de l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] pour le motif qu’il n’existe pas de cause d’action valable, ne sera accueillie que si, tenant les faits allégués dans la déclaration comme avérés, le juge en arrive à la conclusion que l’issue de l’affaire est « évidente et manifeste » ou « au-delà de tout doute raisonnable » (voir Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.S.C. 959, la juge Wilson à la page 980). Il ressort clairement des propos de la juge Wilson que c’est avec beaucoup de prudence et d’hésitation que le pouvoir de radier des procédures doit être exercé et que ni la longueur ou la complexité des questions, ni la nouveauté de la cause d’action ne devraient empêcher un demandeur d’exercer son action.

[11]           La tâche des défendeurs n’est pas rendue simple lorsque la déclaration pêche par prolixité, hyperbole et n’est pas organisée, que ce soit de façon chronologique ou par thèmes. Mais là n’est pas la question. La longueur et la complexification des questions par ailleurs relativement simples faite par le demandeur ne justifient pas en soi que l’action soit rejetée. Ainsi, il semble bien que malgré la qualité de la déclaration déposée le 23 mai 2016, les défendeurs ont été à même de retrouver l’essentiel des allégués de cette action puisqu’ils ont choisi certains éléments de la déclaration pour les attaquer. Les défendeurs auraient eu avantage à brosser un tableau plus complet des faits allégués qui se dégagent de la déclaration. Ils ont plutôt traité d’épisodes. C’est donc de ces seuls épisodes dont on peut traiter dans cette requête pour radiation. Je les examine à tour de rôle.

[12]           Le 25 juin 2010, le demandeur s’est vu refuser sa demande de résidence permanente parce qu’il aurait été inadmissible au Canada pour un vol qui aurait été commis en Belgique. Le demandeur prétend que tel vol n’a jamais eu lieu et il prétend qu’il n’a jamais été avisé de la décision sur inadmissibilité à cet égard et de ses motifs. Ainsi, il n’a pu faire contrôler judiciairement cette décision et a subi des conséquences néfastes durant plusieurs années.

[13]           Les défendeurs argumentent dans leur requête en radiation que le demandeur a tort, mettant de l’avant des faits qui me semblent nouveaux et seraient de la nature d’éléments qui seraient invoqués en défense à l’action. Le demandeur allègue la malveillance et la mauvaise foi, alors qu’il prétend que la décision a été rendue injustement et illégalement (para 21 de la déclaration). Les agents canadiens n’auraient pas fait l’objet de diligence, ce qui aurait entraîné de lourdes difficultés au demandeur (para 27 et 28 de la déclaration).

[14]           Le motif principal pour lequel radiation est demandée est que le remède approprié est le contrôle judiciaire pour lequel une prorogation peut être obtenue (mémoire des faits et du droit, para 26). Pour les défendeurs, une action ne peut rechercher la révision du refus et accorder un visa de résident permanent. Cet argument fait fi de la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 10, [2010] 3 RCS 585 [TeleZone] et tout spécialement des décisions Parrish & Heimbecker Ltd. c Canada (Agriculture et Agroalimentaire), 2010 CSC 64, [2010] 3 RCS 639 [Parrish & Heimbecker] et Nu-Pharm Inc. c Canada (Procureur général), 2010 CSC 65, [2010] 3 RCS 648 [Nu-Pharm] qui s’appuient sur TeleZone. Dans TeleZone l’action avait été intentée en Cour supérieure et on prétendait que le recours en Cour supérieure était subordonné à une demande de contrôle judiciaire en Cour fédérale puisqu’était attaquée une décision du ministre de l’industrie. Mais dans les deux autres, une action était entamée en Cour fédérale plutôt que de rechercher un contrôle judiciaire de la décision administrative qui était à la source de l’action. Le problème de la bifurcation entre Cour supérieure et Cour fédérale ne se posait plus. Dans les trois cas, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu de soumettre le recours en droit privé à une demande en contrôle judicaire.

[15]           Le demandeur est bien sûr mécontent de la décision administrative et il se plaint certes qu’il n’a pu se pourvoir en contrôle judiciaire parce qu’il n’a pas été prévenu. Mais il recherche maintenant une responsabilité civile extra contractuelle des agents du gouvernement qui auraient commis une faute dans leur façon de traiter de son cas dont, possiblement, qu’on lui aurait caché la décision. La déclaration va bien plus loin que de se plaindre d’une décision déraisonnable au sens du droit administratif. La seule question qui se pose est de savoir si la déclaration révèle une cause d’action, acceptant les faits comme avérés. Il n’est pas manifeste et évident qu’aucune cause d’action n’existe et la discrétion devrait être exercée en faveur du demandeur. Le demandeur n’avait pas à subordonner son action à un contrôle judiciaire préalable et les faits plaidés donneraient ouverture à un recours. Cela n’indique en aucune façon que les faits peuvent être démontrés ou que, même si démontrés, il y avait faute donnant ouverture à réparation puisqu’une ou des défenses peuvent être offertes et acceptées.

[16]           La seconde série d’allégations est relative au traitement réservé à un permis de travail par l’un des défendeurs, M. François Jobidon, qui s’est soldé par une mesure d’exclusion le 11 novembre 2011 qui aura fait l’objet d’un contrôle judiciaire en juillet 2012.

[17]           Malgré la règle 221(2), les défendeurs présentent certains faits qui nous viennent d’une demande de contrôle judiciaire fructueuse de la part du demandeur (Sibomana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 853). Cette décision sur contrôle judicaire relatait certains faits tels qu’alors connus et les défendeurs allèguent maintenant ces faits pour tenter d’expliquer la décision de prendre une mesure d’exclusion et la justifier. Cette demande de contrôle judiciaire cassait la mesure d’exclusion imposée contre le demandeur par M. Jobidon, à titre de délégué du ministre.

[18]           Les défendeurs cherchent à faire une utilisation douteuse de la décision sur contrôle judicaire dans un requête en radiation. Ils se réclament de passages de la décision pour prétendre que l’action du fonctionnaire était justifiée. Quant aux prétentions selon lesquelles M. Jobidon aurait eu un comportement abusif lors de l’entrevue qui s’est déroulée le 11 novembre 2011, le Procureur général plaide que cela aurait dû être soulevé dès le contrôle judiciaire de 2012. On prétend que la mesure d’expulsion découle seulement de la loi. Essentiellement, le défendeur Jobidon ne faisait que son travail.

[19]           Les défendeurs semblent donc s’appuyer sur cette décision pour contester les allégations au mérite qui sont pourtant avérées. Les défendeurs ont raison qu’il doit y avoir démonstration de mauvaise foi, de négligence délibérée, de conduite illégale, ou d’agissements délibérément incompatibles avec l’exercice des fonctions attribuées par la loi (Mémoire des faits et du droit, para 53). Mais ce dont se plaignent les défendeurs, c’est que « cette démonstration n’est pas faite et ne peut être faite de façon vexatoire comme en l’espèce ». Cette affirmation n’est pas soutenue par une articulation ou un argument. Il est vrai que la démonstration n’est pas faite, mais elle n’était pas attendue à ce stade d’une requête pour radiation. Quant aux expressions utilisées par le demandeur pour présenter des allégations de mauvaise foi, de conduite illégale, de négligence délibérée ou d’agissements incompatibles avec les fonctions, elles participent de l’hyperbole bien davantage que de la vexation. La tâche du demandeur pourrait être très difficile. Mais cela ne suffit pas à ce stade pour radier la déclaration. Les faits avérés doivent être prouvés, mais à ce stade préliminaire le demandeur n’a pas à le faire.

[20]           Les défendeurs voudraient aussi radier les allégations autour de la détention du demandeur en juin 2013. Celui-ci était arrêté à l’aéroport de Québec alors qu’il rentrait de Paris. Il sera détenu quelques jours, avant une remise en liberté sous condition. Ici aussi les défendeurs contestent le mérite de l’action en s’appuyant sur de la preuve extrinsèque, soit sur les notes de la défenderesse, Mme Émelie Audet. Ils avancent sur la base de notes colligées que Mme Audet avait deux raisons pour arrêter et détenir le demandeur. Le demandeur se soustrairerait à un contrôle et éventuellement au renvoi et il serait interdit de territoire. Il s’agissait semble-t-il du même interdit de territoire qui faisait son apparition à nouveau, ladite mesure d’exclusion ayant résulté au rejet de la demande de résidence permanente en juin 2010. Cet interdit de territoire était finalement débattu devant la Section de l’immigration qui conclura le 25 juillet 2013 que l’inadmissibilité du demandeur était inappropriée parce qu’il n’y avait pas, selon la Section de l’immigration, correspondance entre l’infraction belge et une infraction canadienne. La décision conclut que le demandeur « n’est pas visé par les allégations en vertu de l’article 36(2)c) contenu au rapport » d’interdiction de territoire.

[21]           L’affaire tournerait autour de l’« achat » de lames de rasoir en Belgique. Le demandeur aurait ouvert un paquet de lames dans un établissement quelconque pour constater qu’elles ne sont pas utilisables avec le rasoir qu’il possède. Les explications en néerlandais n’ont que compliqué les choses. Je note que la déclaration traite aussi d’autres accusations, mais les défendeurs n’en traitent aucunement.

[22]           Encore une fois, les défendeurs cherchent à arguer que l’action est mal fondée en faits (Mémoire des faits et du droit, para 68 et ss). Évidemment, si les faits allégués ne peuvent être prouvés, le demandeur sera débouté de son action. Mais ce que les défendeurs devraient établir pour avoir du succès avec leur requête en radiation est plutôt que si les faits avérés sont prouvés, il n’y aurait malgré tout pas de cause d’action. Il y a un vice fondamental. Ceci dit avec égard, ce n’est pas l’exercice auquel les défendeurs se sont employés. Ils ont plutôt cherché à contester les faits avérés, en présentant d’autre faits, plaidant que le demandeur ne pourra avoir gain de cause. Ainsi, Mme Audet aurait « agi conformément à la loi et avait des préoccupations légitimes suite aux réponses données par le demandeur en entrevue. » (Mémoire des faits et du droit, para 72). Cela ne satisfait pas le test pour radiation. Les défenses que pourraient faire valoir les défendeurs viendront plus tard. Dans Parrish & Heimbecker et Nu-Pharm, la Cour suprême note que des défenses pourraient être invoquées (para 20 dans Parrish & Heimbecker et para 19 dans Nu-Pharm). Mais ce sera au procès. Les requêtes en radiation ont été rejetées.

[23]           J’ajoute cependant que les défendeurs n’ont pas tort de noter que le demandeur n’a pas été acquitté au Canada, qu’il n’y a pas eu d’accusation criminelle poursuivie abusivement. Les procédures au Canada auxquelles il est référé dans la déclaration sont toutes de nature administrative. La Section de l’immigration n’a pas acquitté le demandeur, pas plus d’ailleurs que la Cour fédérale a commenté sur les actions du délégué du ministre. Au pis-aller, la Cour note à la décision sur le contrôle judiciaire que «  [l]e délégué du ministre ne semble pas s’être penché sur cette provision de la LIPR ni même d’avoir distingué entre ces deux intentions ». Il faudra que le demandeur établisse les fautes dont il se plaint si l’affaire se rend à procès.

[24]           Finalement, les défendeurs soulèvent l’application du traité d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Canada et la Belgique. Selon eux, le traité ne s’appliquerait pas en l’espèce.

[25]           La même difficulté affuble ce volet de la requête en radiation que les 3 autres volets déjà examinés. À la suite de la décision de cette Cour de casser la décision du délégué du ministre (le défendeur Jobidon), de faire en sorte que le demandeur soit interdit de territoire, celui-ci aurait continué ses efforts pour connaître ce que les dossiers belges recèlent quant à l’accusation de vol et aux empreintes digitales du demandeur. Je note que la décision de cette Cour du 5 juillet 2012 retournait l’affaire à un autre délégué pour détermination, comme c’est la pratique. Ainsi, M. Jobidon communiquait avec M. Stevens, un officier de liaison belge le 2 octobre 2012, bien après la décision judiciaire du 5 juillet qui retournait l’affaire à un autre délégué.

[26]           Les défendeurs présentent en quoi consisterait la motivation de M. Jobidon. Elle serait innocente alors que le demandeur allègue essentiellement mauvaise foi, malveillance, agissements incompatibles avec les fonctions attribuées. De cette demande du 2 octobre aurait résulté, le 8 octobre 2012, ce que le demandeur prétend être 3 fausses allégations. De plus, le demandeur prétend à l’utilisation frauduleuse de son image en vue de lui nuire en plus des 3 fausses accusations criminelles. Il semble faire le lien entre l’enquête entamée de façon malicieuse en octobre 2012 et son arrestation en juin 2013, à l’aéroport de Québec, suivie de sa détention pour 4 jours. Le demandeur plaide spécifiquement acharnement contre lui par certains des défendeurs.

[27]           De prétendre que M. Jobidon, ou Mme Audet, ne faisaient que leur travail participe de la défense à l’action et non pas d’une requête en radiation où les faits sont avérés. De prétendre, comme le font les demandeurs que l’utilisation faite de renseignements personnels était conforme à la loi (mémoire des faits et du droit, para 82) n’est guère mieux. Cela reste à être démontré. L’utilisation ou non d’un traité entre la Belgique et le Canada est accessoire.

[28]           À mon avis, les 4 domaines soulevés par les défendeurs dans le cadre de leur requête en radiation souffrent tous du même mal. Ils ne soulèvent pas une absence de cause d’action, un vice fondamental, mais plutôt que les défendeurs auront des défenses à faire valoir, que ce soit que le demandeur ne pourra prouver les faits encore avérés à ce stade ou que les faits, lorsqu’ils seront connus, constitueront une défense complète à des allégations de mauvaise foi, malveillance ou autres. Je ne ferais pas droit à ces arguments pour radiation.

[29]           La déclaration est parfois difficile à suivre et le vocabulaire utilisé est inutilement ronflant pour alléguer malveillance, mauvaise foi et la présence de motivation illicite. Je soupçonne  que lorsque de l’ordre aura été mis dans la trame factuelle, on verra qu’elle est  relativement simple. Deux questions se poseront : le demandeur peut-il prouver les faits allégués  et y a-t-il une défense en faits et en droit qui peut être soulevée? Éventuellement, le demandeur devra prouver ses dommages s’il a gain de cause sur la responsabilité extra contractuelle. La requête en radiation telle que présentée par les défendeurs est courte; la démonstration faite par les défendeurs n’établit pas l’absence d’une cause d’action mais plutôt que si l’action procède, les défendeurs pourront prévaloir. À ce stade des procédures, ce n’est pas le test qui doit s’appliquer.

III.             Plaider pour autrui

[30]           Les défendeurs plaident que le demandeur ne peut plaider pour autrui. L’action en l’espèce est intentée par le demandeur seul. Son épouse et ses enfants n’ont pas intenté une action. De toute façon la règle 119 prévoit que la personne physique peut agir seule, comme c’est le cas du demandeur en l’espèce, mais la personne qui n’agit pas seule doit se faire représenter par avocat. Cette personne ne peut être représentée par un non-juriste. Cette règle s’applique aux époux (Giagnocavo c Canada (1995), 189 NR 225 (CAF)).

[31]           Malgré que le demandeur réfère dans sa déclaration à la famille du demandeur, celle-ci n’est pas partie à l’action intentée par M. Sibomana. Ainsi toute conclusion en faveur de l’épouse du demandeur ou l’un ou l’autre de ses enfants doit être sans effet. Si tant est que la famille du demandeur aurait subi des dommages causés par les actions des défendeurs, il eut fallu que les personnes affectées soient partie à l’action. Seules les conclusions relatives à un demandeur valablement devant la Cour peuvent être accordées. Le remède plus draconien de radier (Parmar c MCI (2000) 12 Imm LR (3rd) 178) n’est pas justifié puisque d’autres personnes physiques ne se sont pas portées demandeur au même titre que M. Sibomana. L’action tient, mais seulement quant au demandeur et aux conclusions qui l’affectent.

IV.             Radiation des ministres comme défendeurs

[32]           Les défendeurs prétendent que les deux ministres désignés comme défendeurs devraient être radiés de cette action. Ils ont raison. Il y a près de 25 ans déjà, monsieur le juge Deneault, de cette Cour, exposait l’état du droit succinctement dans Cairns c Société du crédit agricole, [1992] 2 FC 115, à la page 120 :

Les demandeurs ont désigné l'honorable William McKnight comme défendeur dans cette action. Un ministre de la Couronne ne peut être poursuivi en sa qualité de représentant, pas plus qu'en sa qualité personnelle, à moins que les allégations portées contre lui se rapportent à des gestes qu'il aurait posés en sa qualité personnelle (Air India Flight 182 Disaster Claimants v. Air India (1987), 62 O.R. (2d) 130 (H.C.)). Les demandeurs n'ayant rien allégué contre le ministre au sujet de gestes qu'il aurait posés en sa qualité personnelle, l'honorable William McKnight doit être rayé de la liste des parties à l'action.

La décision dans Mancuso c Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2014 CF 708 au para 18, est au même effet. Cela ne veut certainement pas dire qu’un ministre est exempt de poursuite. Mais si le ministre n’est pas exempt, sa responsabilité ne sera engagée que pour les gestes posés dans le cadre de ses fonctions (Peter G. White Management Ltd c Canada, 2006 CAF 190, [2007] 2 RCF 475 para 44 [Peter G. White Management Ltd]). En l’espèce, aucune allégation n’est présentée pour des gestes qui auraient été posés par les deux ministres relativement à ce demandeur. Tous les faits sont ceux de préposés et ils sont bien antérieurs à l’arrivée en poste des ministres lors de la constitution du Cabinet après l’élection d’octobre 2015.

[33]           Les noms des deux ministres seront donc rayés de la liste des parties.

V.                Radiation des défendeurs François Jobidon et Émelie Audet

[34]           Les défendeurs voudraient aussi que les défendeurs Jobidon et Audet soient rayés de la liste des parties. Il n’est pas mis en doute que cette Cour a juridiction pour traiter de l’action contre Sa Majesté la Reine du Chef du Canada (article 48 de la Loi sur les Cours fédérales). Ce qui est contesté est la juridiction de la Cour pour traiter de l’action intentée contre un fonctionnaire préposé ou mandataire de la Couronne pour des faits survenus dans le cadre de ses fonctions (alinéa 17(5)b) de la Loi sur les Cours fédérales).

[35]           L’argument est que cette Cour n’a compétence que s’il y a existence d’un ensemble de règles de droit fédéral essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence. Toute la question est de savoir en quoi consiste cet ensemble de règles suffisantes pour fonder la juridiction de cette Cour.

[36]           La Cour d’appel fédérale notait dans Peter G. White Management Ltd que la fragmentation des litiges alors que le contexte factuel est commun génèrerait du gaspillage de ressources, tant publiques que privées, et pourrait mener à des injustices (para 79). Ce serait le cas si le demandeur pouvait poursuivre la Couronne en cette Cour mais devait intenter une action en cour supérieure provinciale contre les préposés. Je ne suis pas sans savoir que l’État (en anglais « The Crown ») est responsable des dommages causés par ses préposés (article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC (1985), ch. C-50) et que la présence à titre de partie à l’action des préposés ne serait pas essentielle pour que l’action procède en cette Cour. Mais, doivent-ils être exclus?

[37]           Les défendeurs se reposent exclusivement sur deux décisions de protonotaires (Robinson c Canada, [1996] 2 RCF 624 [Robinson]; Leblanc c Canada, 2003 CFPI 776) et une décision du juge Russell dans Beima c Macpherson, 2015 CF 1368 [Beima]). La Cour n’a pas eu le bénéfice des arguments du demandeur qui n’est pas représenté par avocat et l’articulation de l’argumentation par les défendeurs est mince.

[38]           Or, il existe une jurisprudence différente émanant de la Cour d’appel fédérale qui me semble plus libérale quand vient le temps de discuter de la compétence de la Cour. Dans Beima, la Cour fédérale s’appuyait solidement sur Stephens c La Reine, [1982] CTC 138 [Stephens], une décision de la Cour d’appel fédérale rendue avant que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’établisse ses critères de compétence pour la Cour fédérale en requérant l’existence d’un ensemble de règles de droit fédérales (ITO- Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752). Cette même Cour d’appel fédérale notait dans Peter G. White Management Ltd le “contraste” entre la décision Stephens et les arrêts Oag v Canada, [1987] 2 CF 511 (CAF), et, pour nos fins particulièrement, Kigowa c Canada, [1990] 1 CF 804, au para 76 [Kigowa].

[39]           Dans Robinson, le protonotaire Hargrave distingue la situation dont il devait traiter des arrêts Oag et Kigowa. En notre espèce, nous ne savons pas pourquoi la situation qui se présente peut permettre de distinguer Oag et Kigowa. Dans Leblanc, la protonotaire Tabib note l’existence des deux décisions, sans plus.

[40]           Dans Kigowa, l’action était fondée sur la prétention que le demandeur avait été illégalement arrêté et détenu par un agent d’immigration. La Cour d’appel avait conclu que la Cour fédérale avait compétence :

 Le paragraphe 103(2) de la Loi sur l’immigration ne définit pas seulement le pouvoir des agents d’immigration et d’autres personnes d’arrêter et de garder des étrangers au Canada aux fins de la Loi; il fixe les limites imposées au droit de ces derniers de rester en liberté au Canada en attendant leur enquête ou leur renvoi, selon le cas. Ce sont des règles de droit fédérales qui, dans la cause d’action plaidée en l’espèce, constituent le droit sur lequel se fonde l’action de l’intimé, qui sont essentielles à la solution du litige et aussi qui constituent le fondement de l’attribution légale de compétence au paragraphe 17(5) de la Loi sur la Cour fédérale.

pp.816-817

[41]           Dans Oag, un détenu dans un pénitencier avait allégué que sa libération conditionnelle avait été illégalement révoquée par le président de la Commission nationale de la libération conditionnelle. Le droit invoqué à la liberté était la création d’une loi fédérale. Une action pouvait être intentée en Cour fédérale.

[42]           Il me semble qu’il y a là une certaine parenté avec les allégations qui sont faites quant aux deux défendeurs. Mme Audet a arrêté et fait détenir le demandeur à son arrivée au Canada en vertu du droit de l’immigration. Mr. Jobidon était le fonctionnaire délégué du ministre qui devait déterminer de l’inadmissibilité du demandeur au Canada, en vertu du droit de l’immigration. Chacune des situations est sérieusement circonscrite par le droit de l’immigration.

[43]           Les défendeurs n’ont pas cherché à expliquer en quoi la situation sous étude n’aurait pas un rôle suffisant pour le droit fédéral permettant de fonder la juridiction de cette Cour : ils se contentent de référer à une certaine jurisprudence, sans discuter la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Il eut fallu plus et mieux.

[44]           Les défendeurs se sont déclarés d’avis « qu’il est opportun de radier les défendeurs de l’action » (mémoire des faits et du droit, para 100). En l’absence d’argumentation de la part d’une partie adverse, et à la lumière d’une jurisprudence de la Cour d’appel fédérale qui n’est ni citée, ni commentée par les défendeurs, je dirai plutôt qu’il est opportun de ne pas radier les défendeurs de l’action. La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale qui n’est pas traitée par les défendeurs se dresse devant eux; de fait, Peter G. White Management Ltd, une décision postérieure aux deux décisions des protonotaires invoquées par les défendeurs, non seulement préfère Oag et Kigowa mais elle me semble même aller plus loin que Oag et Kigowa en ce que le bail dont il était question n’était même pas la création d’une loi fédérale. Il aura suffi selon la Cour d’appel que les baux soient octroyés en vertu d’une loi fédérale; les droits du locataire « sont définis dans les baux par rapport aux exigences de la législation fédérale applicable, ainsi qu’à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que confère la réglementation fédérale applicable » (para 77).

[45]           Enfin, je note qu’encore récemment, la Cour d’appel fédérale trouvait appui sur Peter G. White Management Ltd et en résumait la ratio decidendi. La version française du jugement est défectueuse et je préfère citer le passage pertinent dans la langue où le jugement a été rendu :

40        […] the Supreme Court held that the Federal Court could deal with an action to enforce contractual promises -- a matter governed by provincial law -- to repay loans made under and affected by federal statutes. Finally, in Peter G. White Management Ltd. v. Canada (Minister of Canadian Heritage), 2006 FCA 190, [2007] 2 F.C.R. 475, this Court held that the Federal Courts could deal with common law torts, matters of provincial law, where they were "in pith and substance" based on federal law or informed by it and where there was a "detailed [federal] statutory framework."

(Canadian Transit Co. v Windsor (City), 2015 FCA 88, [2016] 1 FCR 265)

[46]           Puisque le fardeau est sur les épaules des défendeurs et que la jurisprudence de la Cour d’appel n’est pas discutée par les défendeurs, qu’il suffise donc de conclure qu’ils n’ont pas satisfait la Cour que le droit fédéral ne joue pas un rôle suffisant et donc que M. Jobidon et Mme Audet devraient être radiés des personnes à cette action. Une démonstration plus claire et convaincante était nécessaire. Il n’est pas évident et manifeste (« plain and obvious » que l’action contre ces deux défendeurs ne peut réussir en raison de l’absence de compétence.

[47]           Je me suis attaché à un examen des arguments mis de l’avant par les défendeurs. Il serait imprudent de tenter de tirer une inférence quelconque sur les mérites de cette action telle qu’entamée. Il y a lieu de rappeler que pour les besoins de la requête en radiation, les faits sont avérés et on considère qu’ils peuvent être prouvés. Les faits peuvent être différents lorsque mis en contexte ou contredits par d’autres faits. Les défendeurs peuvent avoir des défenses en droit. Mais, à ce stade, les défendeurs n’ont pas déchargé le fardeau qui était le leur et c’est sur cette base que la requête en radiation est rejetée, sauf pour la radiation des ministres, les honorables McCallum et Goodale.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La requête en radiation est rejetée;

2.                  Les défendeurs ont 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour signifier et déposer leur défense à l’action;

3.                  Les honorables John McCallum et Ralph Goodale sont radiés à tire de défendeurs et il est ordonné que l’intitulé de l’action soit amendé en conséquence;

4.                  Les références à des remèdes allégués à la déclaration en faveur de toute personne autre que le demandeur sont réputées radiées puisque le demandeur n’est pas autorisé à agir pour quiconque sauf lui-même;

5.                  Le tout avec les dépens et frais auxquels peut avoir droit une partie non représentée par avocat.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-643-16

 

INTITULÉ :

JEAN-PIERRE MARTIN SIBOMANA c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, HONORABLE JOHN MCCALLUM, HONORABLE RALPH GOODALE, MONSIEUR FRANÇOIS JOBIDON, MADAME EMÉLIE AUDET, MONSIEUR RAOUL DELCORDE, MONSIEUR HUBERT ROISIN, MONSIEUR PATRICK STEVENS

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE18 août 2016

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aucun

 

pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

Avocat

Montréal (Québec)

 

pour leS défendeurS

 

 

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