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Date : 20170316


Dossier : IMM-3287-16

Référence : 2017 CF 283

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2017

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

YILMAZ INCE

CIGDEM INCE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire, présentée sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] de la décision datée du 27 mai 2016 par laquelle un agent d’examen des risques avant renvoi [agent d'ERAR] a rejeté une demande d'examen des risques avant renvoi [demande d'ERAR] déposée par les demandeurs.

[2]               Pour les raisons qui suivent, je dois rejeter la présente demande.

II.                Faits

[3]               Les demandeurs, M. Yilmaz Ince et Mme Cigdem Ince, sont un couple marié et citoyens de la Turquie.

[4]               Le 14 juin 2011, Mme Ince a été accusée en Turquie d’avoir distribué du matériel de propagande sur son lieu de travail au nom d’un groupe terroriste.

[5]               Le 15 juin 2012, les demandeurs ont quitté la Turquie pour les États-Unis et, après être passés par New York et Plattsburgh, ils sont arrivés à Lacolle au Canada le 22 juin 2012 et ont fait une demande d’asile le 26 juin 2012 sur la base de leur ethnicité kurde et leur religion alévi. À leur arrivée, les demandeurs n’ont pas mentionné l’accusation portée contre Mme Ince en Turquie.

[6]               Le 17 avril 2013, Mme Ince a été reconnue coupable in absentia en Turquie d’avoir aidé et encouragé les membres d'une organisation illégale et condamnée à sept ans d’emprisonnement. Un mandat d’arrestation au nom de Mme Ince a été émis la même journée. Même si elle était au Canada à ce moment, son avocat la représentait durant le procès en Turquie. Mme Ince indique qu’elle a aussi porté la décision en appel dans les sept jours suivants.

[7]               Le 1er mai 2013, les demandeurs ont été entendus par la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] et étaient représentés par un avocat d’expérience. Au soutien de sa demande d’asile, M. Ince avait allégué qu’il avait été victime de harcèlement lorsqu’il était à l’université et Mme Ince a indiqué que la maison et la terre familiales avaient été détruites par des terroristes portant des uniformes militaires en 1994. En novembre 2011, M. Ince a aussi été arrêté, détenu, battu et insulté par la police pour ensuite être libéré trois jours plus tard sans qu’aucune accusation n’ait été déposée.

[8]               Les demandeurs n’ont jamais révélé à la SPR la condamnation et le mandat d’arrestation de Mme Ince en Turquie. La SPR a finalement conclu que l’événement le plus sérieux de persécution allégué par Mme Ince était indirect et remontait à plus de 19 ans. Elle a aussi conclu que l’événement de novembre 2011 était isolé et, même si le comportement des policiers était discriminatoire, il n’était pas sérieux au point de constituer de la persécution. La SPR a donc conclu que les événements subis par M. Ince, pris isolément ou cumulativement, n’étaient pas de la persécution. La SPR a donc refusé la demande d’asile des demandeurs le 16 mai 2013, concluant qu’il n’y avait pas de chance raisonnable ou de possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés ou soumis à un risque personnel de mort ou de traitement ou de peine cruel et inusité s’ils retournaient en Turquie.

[9]               La demande en révision judiciaire de la décision de la SPR a subséquemment été rejetée par la Cour fédérale.

[10]           Les demandeurs ont ensuite déposé une demande d’ERAR fondée essentiellement sur les mêmes risques allégués devant la SPR, mais aussi sur la base de la condamnation à sept ans de prison en Turquie de Mme Ince pour avoir distribué du matériel de propagande sur son lieu de travail au nom d’un groupe terroriste. La décision défavorable rendue à l’égard de cette demande d’ERAR fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.             Décision

[11]           L’agent d’ERAR a premièrement considéré la nouvelle preuve déposée par la partie demanderesse afin de déterminer si elle était admissible en vertu du paragraphe 113(a) de la LIPR. L’agent d’ERAR a noté que l’information contenue dans la nouvelle preuve documentaire ne démontrait que de l’information générale sur la Turquie, plutôt que de l’information relative au risque personnel auquel la partie demanderesse ferait face si elle était renvoyée en Turquie. Par conséquent, l’agent d’ERAR a conclu que la nouvelle preuve documentaire, incluant les multiples affidavits de la parenté et des amis de la partie demanderesse au Canada, était insuffisante pour persuader l’agent d’arriver à une conclusion différente de celle de la SPR.

[12]           L’agent a ensuite considéré l’admissibilité du jugement et des motifs de la décision de la Cour d’assises d’Elbistan ayant trouvé Mme Ince coupable d’avoir distribué du matériel de propagande sur son lieu de travail au nom d’un groupe terroriste et la condamnant à sept ans de prison. L’agent a conclu que Mme Ince était au courant de l’accusation et de la condamnation à son égard et elle aurait raisonnablement pu présenter cette preuve à la SPR. L’agent d’ERAR a aussi noté que Mme Ince bénéficiait des services d’un traducteur et que, selon la procédure habituelle, les demandeurs d’asile se font demander s’ils ont fourni tous les renseignements relatifs à leur demande d’asile. De plus, l’agent a noté que les demandeurs étaient représentés par un avocat d’expérience et qu’aucune plainte n’avait été déposée contre lui.

[13]           L’agent d’ERAR a ensuite conclu, dans l’alternative, que Mme Ince fuyait non pas la persécution, mais une poursuite judiciaire. L’agent a conclu que le crime dont Mme Ince avait été reconnue coupable avait une disposition équivalente dans le Code criminel canadien et que la peine imposée n’était pas disproportionnée aux normes internationales. De plus, l’agent d’ERAR a expliqué que même si le système de justice turque n’était pas parfait, il était néanmoins satisfait que la demanderesse bénéficie d’une protection de l’État turque.

[14]           Pour les raisons qui précèdent, l’agent d’ERAR a conclu que les conditions en Turquie n’avaient pas détérioré depuis la décision de la SPR au point où les demandeurs risqueraient d’être persécutés ou torturés, ou risqueraient leur vie ou d’être assujettis à un traitement ou une peine cruel et inusité s’ils étaient renvoyés en Turquie.

IV.             Questions en litige

[15]           Il y a trois questions en litige :

  1. L’agent d'ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en refusant la nouvelle preuve soumise par la partie demanderesse?
  2. L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en concluant que la condamnation de Mme Ince n’était pas une preuve de persécution, mais bien de poursuite judiciaire?
  3. L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en concluant que la nouvelle preuve admise n’était pas suffisante pour réfuter la conclusion de la CISR que la discrimination subie par la partie demanderesse ne correspondait pas à de la persécution?

V.                Norme de contrôle

[16]           La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Cabral De Medeiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 386 au para 15). Particulièrement, la détermination du risque avant renvoi est une analyse fondée sur une appréciation des faits et la Cour doit donc déférer à la décision d’un agent d’ERAR (Kaybaki c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 32 au para 5).

[17]           Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47. Ce n’est pas le rôle de la Cour de réévaluer la preuve et de remplacer la décision de l’agent d’ERAR par la sienne.

VI.             Dispositions pertinentes

[18]           La disposition suivante de la LIPR est applicable :

Examen de la demande

Consideration of application

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

VII.          Analyse

A.                L’agent d'ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en refusant la nouvelle preuve soumise par la partie demanderesse?

[19]           Pour les raisons qui suivent, je conclus que la décision de l’agent d’ERAR s’inscrit dans la gamme « [d’]issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »

[20]           Le paragraphe 113(a) de la LIPR prévoit que dans le cadre d’un ERAR, « le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet ». Ces conditions ne laissent place à aucune discrétion de la part de l’agent : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux para 34, 35, 38, 63; Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 aux para 13, 14. Il est clair qu’il ne s’agit pas, dans le présent cas, d’éléments de preuve « survenus depuis le rejet » ou qui « n’étaient alors pas normalement accessibles ». Les demandeurs argumentent donc qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’ils présentent, avant le rejet, la preuve de la mise en accusation en Turquie de la demanderesse Cigdem Ince ainsi que sa condamnation subséquente.

[21]           Malgré l’argument des demandeurs, je ne suis pas convaincu que l’analyse de l’agent à cet égard est déraisonnable. Les demandeurs soutiennent (i) qu’ils étaient dans un mauvais état psychologique lors du dépôt de leur demande d’asile, (ii) qu’ils étaient pressés, (iii) que leur procureur ainsi que leur traducteur leur ont suggéré de demeurer bref dans leur récit, (iv) qu’ils ignoraient l’importance d’inclure toutes leurs craintes dans leur récit, et (v) qu’ils craignaient des ennuis avec les autorités turques s’ils incluaient la nouvelle preuve dans leur récit.

[22]           Les demandeurs argumentent que l’agent a erré en omettant de considérer toutes leurs explications justifiant leur défaut d’avoir présenté la nouvelle preuve dans le contexte de leur demande d’asile. Ils notent que l’agent fait référence à l’argument concernant les conseils du procureur et du traducteur, mais ne fait aucune mention de leurs autres arguments. Les demandeurs soutiennent que l’agent aurait dû considérer ces autres arguments.

[23]           Il n’est pas contesté que les demandeurs ont bénéficié de conseils juridiques d’un procureur compétent durant la période pertinente. Les demandeurs n’ont pas allégué qu’ils avaient été mal conseillés. Je conclus que ce fait répond aux arguments nos. (iii) et (iv) énoncés au paragraphe [21] ci-dessus.

[24]           En ce qui concerne les points (i) et (v), je suis conscient qu’il est souvent le cas qu’un demandeur d’asile soit dans un mauvais état psychologique et craigne les autorités de son pays d’origine. La preuve des demandeurs à cet égard est faible et ne me convainque pas que leur situation est exceptionnelle. Selon moi, l’absence de commentaire explicite à cet égard par l’agent n’est pas déraisonnable.

[25]           Finalement, en ce qui concerne le point (ii) au paragraphe [21] ci-dessus, même si les demandeurs étaient pressés pour la rédaction de leur récit lors du dépôt de leur demande d’asile, ils avaient amplement de temps pour l’amender avant le rejet de leur demande. L’agent n’était pas tenu de faire référence explicite à ce fait.

[26]           De plus, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit simplement d’une omission involontaire. À deux reprises, une fois dans leur demande d’asile et une autre fois dans leur formulaire d’informations personnelles, les demandeurs ont répondu « non » à une question qui demandait s’ils avaient été accusés d’un crime. Il semble que les demandeurs ont pris une décision stratégique de ne pas faire mention de l’accusation pesant contre Mme Ince.

B.                 L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en concluant que la condamnation de Mme Ince n’était pas une preuve de persécution, mais bien de poursuite judiciaire?

[27]           Considérant ma conclusion ci-dessus que l’agent d’ERAR n’a pas commis d’erreur en refusant d’admettre la nouvelle preuve liée à l’accusation et la condamnation de Mme Ince en Turquie, il n’est pas nécessaire de traiter de la présente question.

[28]           Cependant, si le jugement condamnant Mme Ince avait été admissible en preuve, il est entièrement possible que j’aurais conclu que la conclusion de l’agent d’ERAR à l’effet que Mme Ince n’était pas victime de persécution est déraisonnable. L’agent a fait référence au rapport du « US Department of State » dans sa décision pour conclure que les conditions en Turquie pour les demandeurs n’avaient pas détérioré à un degré important. Une lecture du résumé analytique de ce rapport indique plusieurs problèmes en Turquie en ce qui concerne notamment (i) les accusations de crime contre des personnes associées aux publications dissidentes, (ii) la protection des populations vulnérables, et (iii) les conditions en prison. Quelques-uns de ces problèmes semblent s’aggraver au cours de l’année 2015.

[29]           Je note aussi que le journaliste, avec qui Mme Ince aurait eu des rencontres qui auraient mené à sa condamnation, a été octroyé le statut de réfugié en Suisse.

C.                 L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur déraisonnable en concluant que la nouvelle preuve admise n’était pas suffisante pour réfuter la conclusion de la CISR que la discrimination subie par la partie demanderesse ne correspondait pas à de la persécution?

[30]           Puisque la nouvelle preuve de l’accusation et de la condamnation contre Mme Ince en Turquie n’a pas été acceptée, les références dans la preuve aux conditions en Turquie pour ceux qui sont accusés des crimes (plus particulièrement, les crimes du support de terrorisme pour avoir distribué une publication), ou qui sont en prison, ne sont pas pertinentes. Donc, l’évaluation du caractère raisonnable de l’analyse par l’agent doit se faire sur la base de la détérioration des conditions en Turquie pour les personnes d’ethnicité kurde ou de religion alévi.

[31]           Les arguments des demandeurs sur ce sujet sont faibles. La plupart de leurs arguments ne se limitent pas aux qualités d’ethnicité ou de religion, et ceux qui s’en limitent ne se lient pas avec les expériences personnelles des demandeurs. Je ne suis pas prêt à conclure que l’analyse de l’agent à cet égard était déraisonnable.

VIII.       Conclusions

[32]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties s’entendent qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

[33]           Avant de conclure, je veux ajouter que j’ai de la sympathie pour la situation dans laquelle les demandeurs se trouvent. Il semble ne pas être contesté que Mme Ince ait été condamnée à sept ans en prison en Turquie et risque d’être arrêtée et emprisonnée dès son arrivée si jamais elle était renvoyée. De plus, comme je l’ai indiqué ci-haut, j’ai des inquiétudes en ce qui concerne la justice de la condamnation de Mme Ince, ainsi que les conditions dans les prisons en Turquie. Donc, malgré que l’agent ait eu raison de ne pas accepter la preuve concernant cette condamnation, il y a toujours raison de croire que Mme Ince risque d’être exposée à des risques sérieux si elle est renvoyée en Turquie. Cette considération ne me permet pas d’infirmer la décision de l’agent puisqu’il n’a pas erré en ignorant la nouvelle preuve des demandeurs. Toutefois, j’espère que les demandeurs trouvent une façon de faire évaluer raisonnablement ces risques sérieux avant qu’ils ne soient renvoyés en Turquie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande est rejetée.
  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3287-16

 

INTITULÉ :

YILMAZ INCE, CIGDEM INCE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 février 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Vincent Desbiens

 

Pour les demandeurs

 

Me Édith Savard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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