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Date : 20170328


Dossier : IMM‑4179‑16

Référence : 2017 CF 316

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

NER ADAM

YVETA CHARLES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Rappel des faits

[1]               La Cour est saisie, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch.27 (la LIPR ou la Loi), d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 12 septembre 2016 (la décision contrôlée) par laquelle une agente d’immigration (l’agente) a rejeté la demande de résidence permanente (RP) fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) qu’avaient formulée les demandeurs au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[2]               Les demandeurs, M. Ner Adam et Mme Yveta Charles, respectivement âgés de 50 et de 30 ans, sont citoyens haïtiens. Ils sont mariés et ont une fille d’un an, née au Canada. M. Adam a aussi un fils, né en 2009, qui habite en Haïti. La demande CH contenait des observations sur l’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants, la persécution du fait des opinions politiques et du sexe, et les difficultés générales qu’entraînerait un retour en Haïti. L’agente, dans sa décision portant rejet de la demande CH, a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que leur situation personnelle suffît à justifier une dispense CH des obligations prescrites par la Loi. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie au motif de l’appréciation déraisonnable à laquelle l’agente a soumis certains éléments de preuve produits par les demandeurs.

II.                 Question préliminaire

[3]               Conformément au souhait exprimé par l’avocat des demandeurs et avec le consentement du défendeur, l’intitulé de la présente cause est modifié de manière à porter « Ner Adam » au lieu de la forme « Adam Ner », qui figurait dans la déclaration.

III.               Analyse

[4]               La décision contrôlée relève de la norme de la raisonnabilité; voir le paragraphe 47 de Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9. Les demandeurs mettent trois questions en litige, que j’examinerai suivant l’ordre où elles ont été soulevées dans les conclusions écrites et les plaidoiries.

Première question : l’intérêt supérieur de l’enfant née au Canada

[5]               Après avoir constaté que les demandeurs n’avaient pas expliqué en quoi leur départ influerait sur le bien-être de leurs enfants ni en quoi les problèmes relevés dans la documentation objective les touchaient directement, l’agente a conclu en dernière analyse que les renseignements fournis ne suffisaient pas à justifier une décision favorable sur la base de l’intérêt supérieur de l’enfant, fondant en partie cette conclusion sur l’arrêt Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 (Owusu).

[6]               Les demandeurs soutiennent que cette conclusion était déraisonnable. L’espèce examinée dans l’arrêt Owusu, font-ils valoir, était très différente et mettait en jeu des faits particuliers, notamment l’effet du renvoi sur un enfant vivant à l’étranger. Or, dans la présente espèce, s’il est vrai que l’un des deux enfants vit à l’étranger (avec des membres de la famille étendue des demandeurs), le plus jeune habite avec les demandeurs au Canada, et c’est son intérêt supérieur, avancent-ils, qui a fait l’objet d’une appréciation déraisonnable.

[7]               J’estime que la décision n’est pas déraisonnable pour ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants et que l’agente n’a pas commis d’erreur en se fondant sur l’arrêt Owusu. Je conclus plutôt que les demandeurs n’ont pas fourni de renseignements suffisants – que ce soit sous la forme d’observations écrites ou d’éléments de preuve à l’appui – relativement à ce chef de leur demande CH. Ils n’ont communiqué que peu de renseignements à l’agente, comme leur avocat l’a reconnu à l’audience. L’agente ne savait même pas si les demandeurs allaient laisser leur fille au Canada, ce qui était possible puisqu’ils habitent ici avec un parent et que l’autre enfant vit à l’étranger avec d’autres membres de la famille. La simple affirmation que l’intérêt supérieur de l’enfant est de rester au Canada ne suffit pas à sceller dans un sens favorable le sort d’une demande de dispense CH; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, aux paragraphes 5 et 6.

Deuxième question : les difficultés afférentes à un retour en Haïti

[8]               L’agente a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré que leur situation fût difficile au point de les empêcher de retourner en Haïti pour demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada, de sorte qu’ils devraient être dispensés de cette obligation en vertu du paragraphe 25(1). Selon les demandeurs, l’agente a appliqué un critère juridique erroné à la question des difficultés : au lieu de se demander si le retour dans leur pays d’origine leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, elle s’est posé à tort la question des difficultés individuelles par opposition aux difficultés générales.

[9]               Plus précisément, les demandeurs soutiennent que l’agente a appliqué à tort à l’analyse CH relevant de l’article 25, une exigence formulée à l’article 97, selon laquelle le risque invoqué par le demandeur ne doit pas être un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes dans son pays d’origine. Ils invoquent à ce sujet la décision Diabate c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 (Diabate), au paragraphe 36 de laquelle on peut lire sous la plume de la juge Gleason que « [l]e cadre de l’analyse d’une demande CH doit […] être celui du demandeur lui-même, ce qui oblige l’agent à se demander si les difficultés entraînées par un départ du Canada et un renvoi dans le pays d’origine seraient inhabituelles, injustifiées ou démesurées ».

[10]           Je rejette l’argument que l’agente aurait appliqué un critère erroné. Sa manière d’aborder la question est conforme aux observations formulées au paragraphe 56 de l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy). Dans la présente espèce, à la différence de l’affaire Diabate, l’agente n’a pas exigé des demandeurs d’établir qu’ils seraient exposés en Haïti à des difficultés auxquelles ne seraient pas généralement exposés d’autres Haïtiens; si tel avait été le cas, je souscrirais à la thèse des demandeurs voulant que l’agente n’ait pas appliqué le bon critère; voir Lauture c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, au paragraphe 31.

Troisième question : le fait de ne pas prendre en considération les rapports médicaux et psychologiques

[11]           Si le critère appliqué par l’agente aux difficultés n’avait rien de déraisonnable, je ne puis en dire autant de son appréciation de certains des éléments de preuve qu’elle a examinés en fonction de ce critère. Plus précisément, l’agente a agi déraisonnablement dans son examen de deux rapports de professionnels de la santé qui auraient pu influer sur le résultat de son analyse des difficultés. Elle a formulé les observations suivantes sur ces deux rapports – l’un établi par un médecin en Haïti, et l’autre par une psychothérapeute à Toronto :

[…] Le médecin de service y affirme que la demanderesse aurait eu un dérangement au niveau des parties génitales car elle aurait été violée par des bandits. J’estime qu’il n’appartient pas au médecin de statuer sur les circonstances dans lesquelles la demanderesse aurait eu ces lésions et qu’il relate donc des faits qui lui ont été rapportés. Le rapport psychologique est daté du 9 décembre 2014 et a été rédigé par une psychothérapeute du Centre Francophone de Toronto. L’évaluation est basée sur une seule rencontre et si la psychothérapeute fait mention des événements en question, c’est qu’ils lui (sic) été racontés par la demanderesse. Compte tenu de la subjectivité de la preuve, je n’y accorde qu’un poids relatif. (DCT, à la page 8.)

[translation] The medical report submitted into evidence is dated March 16, 2012. The on-duty doctor states therein that the female applicant allegedly had a disturbance in her genital area apparently as the result of a rape by criminals. I find that it is not up to the doctor to rule on the circumstances in which the female applicant allegedly sustained injuries and that he is therefore describing the facts that were reported to him. The psychological report submitted is dated December 9, 2014, and was drafted by a psychotherapist and the Francophone Centre in Toronto. The evaluation is based on a single meeting, and if the psychotherapist mentions the events in question, it is because the female applicant had described them to her. In light of the subjective nature of the evidence, I grant it only relative weight (CTR at 15).

[12]           Ces observations font problème. La Cour suprême du Canada explique en termes nets au paragraphe 49 de Kanthasamy qu’il n’est pas permis de rejeter la preuve de spécialistes (ou d’en minimiser la valeur probante) en se fondant sur la seule règle du ouï-dire :

Et même si elle ne [traduction] « conteste pas le rapport de la psychologue », l’agente conclut que l’opinion « repose essentiellement sur du ouï‑dire », car la psychologue « n’a pas été témoin des faits à l’origine de l’anxiété vécue par le demandeur ». Cette conclusion méconnaît une réalité incontournable, à savoir qu’un rapport d’évaluation psychologique comme celui soumis en l’espèce comporte nécessairement une part de « ouï‑dire ». Un professionnel de la santé mentale n’assiste que rarement aux événements pour lesquels un patient le consulte. La prétention selon laquelle la personne qui demande une dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne peut présenter que le rapport d’expert d’un professionnel qui a été témoin des faits ou des événements qui sous‑tendent ses conclusions est irréaliste et y faire droit entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve. De toute manière, un psychologue n’a pas à être expert de la situation dans un pays en particulier pour donner son opinion sur les conséquences psychologiques probables d’un renvoi du Canada.

[13]           De même, dans la présente espèce, l’agente a accordé peu de valeur probante aux rapports en question en raison de leurs éléments fondés sur le ouï-dire. Contrairement aux directives de l’arrêt Kanthasamy, elle n’a pas analysé ce que ces rapports contenaient effectivement par ailleurs. L’arrêt Kanthasamy établit que les rapports médicaux peuvent contenir des renseignements contextuels communiqués par le patient; dans la mesure où l’agente a conclu dans un sens contraire en défaveur de la demanderesse, cet aspect de sa décision ne peut se justifier au regard du droit et doit donc être déclaré déraisonnable.

IV.              Conclusion

[14]           En l’absence d’autres raisons valables de minimiser la valeur probante des rapports médicaux et psychologiques, l’agente aurait dû prendre en considération leurs éléments non fondés sur le ouï-dire. Comme elle a omis de le faire en l’espèce et que cette omission pourrait avoir influé sur sa décision, celle‑ci est déraisonnable, de sorte que la demande CH doit être renvoyée pour nouvel examen par un autre décideur.


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre décideur.

2.      Aucune question n’est certifiée.

3.      Aucuns dépens ne sont accordés.

4.      L’intitulé de la cause est modifié de manière à porter « Ner Adam » plutôt qu’« Adam Ner ».

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4179‑16

INTITULÉ :

NER ADAM ET YVETA CHARLES c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MARS 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MARS 2017

COMPARUTIONS :

Sasha Cragg‑Gore

POUR LES DEMANDEURS

Amina Riaz

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services d’aide juridique du Centre francophone de Toronto

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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