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Date : 20170419


Dossier : IMM-3764-16

Référence : 2017 CF 374

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

LUBNA ABD ALRAHMAN FOUAD ABU ZAID

AMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH

AYHAM AMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH

AHMAD AHMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs sont une famille provenant de la Jordanie. Lubna Abu Zaid, la demanderesse principale, est âgée de 33 ans et son époux, Amer Al-Dibeh, est âgé de 35 ans. Leurs deux enfants, Ayham et Ahmad, sont âgés de six et de quatre ans, respectivement. Après leur arrivée au Canada, le 14 janvier 2016, les demandeurs ont présenté une demande d’asile, affirmant qu’ils faisaient face, en Jordanie, à un risque de préjudice de la part de la famille d’une femme mariée ayant faussement allégué avoir eu une liaison extraconjugale avec Amer. Cependant, dans une décision rendue le 5 août 2016, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande d’asile. Les demandeurs ont maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

I.                    Contexte

[2]               La demande des demandeurs est fondée sur une accusation d’adultère et de menace de mort survenues en juillet 2015. Selon les demandeurs, la sœur d’Amer a vu un inconnu quitter l’appartement d’une femme nommée Iklas, ce qui l’a amenée à penser qu’Iklas avait une liaison extraconjugale. La sœur d’Amer et Iklas sont liées par mariage (leurs maris sont frères). Au cours de la même période, le mari d’Iklas avait amorcé des procédures de divorce avec Iklas en raison d’allégations d’adultère. Iklas a confronté la sœur d’Amer et l’a menacée pour la dissuader de fournir de la preuve dans le cadre des procédures de divorce. Elle a affirmé que si la sœur d’Amer ne se cédait pas à ses menaces, elle accuserait faussement Amer d’être l’inconnu ayant quitté son appartement auprès de sa famille. Malgré cette menace, la sœur d’Amer a témoigné dans le cadre des procédures de divorce, si bien qu’Iklas a dit à sa famille qu’elle avait eu une liaison extraconjugale avec Amer. La sœur d’Amer lui a transmis cette information le 3 juillet 2015.

[3]               Le lendemain, Amer a consulté le mukhtar (chef du village local) pour obtenir des conseils, mais celui-ci n’a pas été en mesure de résoudre la situation. Le mukhtar a conseillé à Amer de fuir le village, lui expliquant que la police ne pourrait assurer sa protection et que la culture locale amènerait la famille d’Iklas à venger cet affront à son honneur. Les demandeurs se sont réfugiés dans la maison du père de Lubna, à Irbid, en Jordanie, où ils sont demeurés jusqu’à leur départ de Jordanie. À la fin de juillet 2015, les demandeurs ont soumis une demande de visa pour se rendre aux États-Unis, qu’ils ont reçu le 9 septembre 2015; ils ont ensuite amorcé leurs préparatifs pour quitter la Jordanie. Le 17 novembre 2015, les demandeurs ont quitté la Jordanie à destination des États-Unis pour aller habiter avec la sœur de Lubna, en Louisiane. Quelques mois plus tard, les demandeurs sont venus au Canada et ont soumis une demande d’asile.

II.                 Décision de la SPR

[4]               Dans une décision rendue le 5 août 2016, la SPR a rejeté la demande des demandeurs, en concluant qu’ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. La SPR a relevé plusieurs problèmes dans les témoignages de Lubna et Amer et a fini par conclure que les demandeurs n’étaient, en général, pas crédibles. La SPR s’est interrogée sur la crédibilité de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils se sont réfugiés dans la maison du père de Lubna, à Irbid, avant de quitter la Jordanie, soulignant que les demandeurs avaient omis d’inclure ce détail dans leurs formulaires de demande d’asile initiaux et qu’ils en ont fait mention pour la première fois dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA). La SPR s’est également interrogée à savoir pourquoi la famille d’Iklas n’a jamais tenté de retracer les demandeurs lorsqu’ils se cachaient à Irbid; la SPR a souligné qu’Iklas et la sœur d’Amer étaient liées par mariage et a jugé qu’il était illogique que la famille d’Iklas n’ait pas tenté de trouver Amer par l’intermédiaire des membres de la famille de Lubna. La SPR a tiré une conclusion négative par rapport à cette omission.

[5]               La SPR a également tiré une conclusion négative du délai des demandeurs à quitter la Jordanie après avoir reçu leur visa pour se rendre aux États-Unis. La SPR a souligné que les demandeurs ont reçu leur visa le 9 septembre 2015, mais qu’ils ont quitté la Jordanie le 17 novembre 2015 seulement. Dans leurs formulaires FDA, les demandeurs ont attribué ce délai à leur décision d’attendre que le mukhtar règle le conflit. Au cours de l’audience, toutefois, les demandeurs ont affirmé qu’ils avaient retardé leur départ afin d’obtenir l’argent nécessaire pour acheter leurs billets d’avion; Amer a déclaré qu’il avait vendu sa voiture pour réunir la somme nécessaire et a attendu un mois de plus afin d’obtenir un billet à un meilleur tarif. En réponse aux questions de la SPR quant aux versions contradictoires fournies pour expliquer le délai avant leur départ de Jordanie, les demandeurs ont expliqué qu’ils ne savaient pas qu’ils devaient mentionner ces détails dans leur formulaire FDA et qu’ils n’ont eu que 10 jours pour le remplir. La SPR n’a pas accepté cette explication, concluant ainsi :

[traduction] [16]…Le tribunal juge que cela n’explique pas raisonnablement les contradictions entre le témoignage oral concernant ce délai et les déclarations écrites. Si des raisons financières constituaient le principal facteur, il est raisonnable de s’attendre à ce que ce facteur ait été mentionné dans le formulaire FDA … Le tribunal estime qu’il s’agit d’un embellissement apporté dans la salle d’audience pour dissiper les inquiétudes du tribunal concernant le délai avant le départ. [...]

[17]      Le tribunal conclut que ces actions étaient incompatibles avec celles raisonnablement attendues de la part de personnes dont les vies étaient en péril en Jordanie, comme ils le prétendent.

[18]      Le tribunal tire une conclusion défavorable au sujet de la crainte subjective et de la crédibilité de leurs allégations au motif du délai déraisonnable avant leur départ de Jordanie et des incohérences dans le témoignage livré à cet égard.

[6]               Quant au fait que les demandeurs n’ont pas soumis de demande d’asile aux États-Unis, la SPR souligne que les demandeurs ont des proches parents au Canada et aux États-Unis et ont visité des membres de leur famille aux États-Unis pendant environ deux mois avant de venir au Canada et de soumettre une demande d’asile. Les demandeurs ont également expliqué qu’ils estimaient que le Canada constituait une meilleure option puisqu’ils avaient des inquiétudes, en tant que musulmans, quant au climat politique aux États-Unis. Les demandeurs ont toutefois reconnu qu’ils n’avaient eu aucun problème pendant leur séjour aux États-Unis et qu’ils s’étaient sentis généralement bien accueillis en tant que musulmans. Bien qu’elle n’ait pas tiré d’autres conclusions défavorables du fait que les demandeurs n’ont pas soumis de demande d’asile aux États-Unis, la SPR a remarqué que cette omission étaient compatibles avec les préoccupations soulevées antérieurement quant à la crédibilité et à la crainte subjective.

[7]               La SPR était préoccupée par le fait que les demandeurs n’ont pas mentionné qu’Iklas et la sœur d’Amer étaient liées par mariage. La SPR a noté que ce détail était absent de l’exposé des faits présentés dans le formulaire et qu’Iklas était décrite simplement comme une femme du voisinage. Lorsque les demandeurs ont été interrogés quant à cette omission, Amer a expliqué qu’il ne croyait pas qu’il s’agissait d’un détail digne de mention et que cette omission s’expliquait peut-être par le fait qu’il n’a eu que 10 jours pour remplir le formulaire FDA. La SPR a conclu que cette explication n’était pas raisonnable et en a tiré une conclusion négative.

[8]               La SPR a contesté la crédibilité des demandeurs concernant les menaces proférées par la famille d’Iklas. La SPR a interrogé Amer pour savoir pourquoi il avait consulté le mukhtar au sujet des menaces reçues de la famille d’Iklas le 4 juillet 2015, malgré le fait qu’Iklas n’a informé sa famille des allégations d’adultère que le lendemain, soit le 5 juillet 2015. Les demandeurs n’ont pas été en mesure d’expliquer cette incohérence. Amer a expliqué qu’il a demandé conseil auprès du mukhtar par mesure de précaution avant que les frères d’Iklas ne le menacent. La SPR a rejeté cette explication. Lubna a également expliqué qu’elle a entendu des menaces proférées contre toute sa famille dans son immeuble résidentiel. La SPR a interrogé Lubna quant au fait qu’elle n’a jamais mentionné ces menaces dans le formulaire FDA rempli, qui constituent pourtant un détail pertinent et important. La SPR a tiré des conclusions défavorables sur la crédibilité en raison de ces incohérences et de ces omissions.

[9]               La SPR a souligné l’absence de documents crédibles pour étayer la demande des demandeurs. Les demandeurs ne disposaient d’aucun document de procédure confirmant que le mari d’Iklas avait amorcé les procédures de divorce ou que la sœur d’Amer avait témoigné. La SPR a reconnu que bien que les demandeurs pourraient ne pas avoir eu accès directement aux documents de procédure, puisqu’ils n’étaient pas des parties des procédures de divorce, la sœur d’Amer aurait eu accès à certains documents puisqu’elle a agi à titre de témoin. La SPR a accordé peu d’importance aux lettres fournies par la sœur d’Amer, le frère d’Amer et le mukhtar puisque les demandeurs n’ont pas fourni de documents ou de courriels originaux comme preuve de réception. La SPR a souligné que l’article 42 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 (les Règles) indiquent clairement que des orignaux sont exigés et que l’avocat des demandeurs auraient dû les aviser de cette exigence. Bien que la SPR ait accordé un délai après l’audience pour permettre de fournir ces documents, ils n’avaient toujours pas été transmis lorsque la SPR a rendu sa décision, environ cinq mois après l’audience. En outre, la SPR a remarqué diverses autres erreurs dans ces documents comme l’absence de date, et a donc accordé peu d’importance à chacun à la lumière de l’examen des lettres.

[10]           La SPR a contesté le caractère raisonnable de l’allégation des demandeurs selon laquelle ils étaient à risque de subir de la violence fondée sur le principe de l’honneur en raison d’une fausse déclaration d’adultère, exprimant un doute à l’effet que dans une société patriarcale, le témoignage d’Iklas, une femme, aurait préséance sur celui d’Amer. La SPR a également souligné le fait que la sœur d’Amer pourrait corroborer la version d’Amer et que celle d’Iklas serait mise en doute compte tenu de sa réputation ternie par sa liaison extraconjugale antérieure. Les demandeurs n’ont pas été en mesure de justifier ces préoccupations auprès de la SPR, si bien que cette dernière a conclu que le témoignage d’Amer « était changeant et contradictoire » à cet égard. La SPR a confirmé ses doutes quant à l’allégation de risque de violence fondée sur le principe de l’honneur en examinant les documents décrivant la situation dans le pays, qui indiquent que les hommes sont rarement victimes de crimes d’honneur et qu’aucun cas d’assassinat n’a été signalé chez les hommes. À la lumière des documents décrivant la situation dans le pays, la SPR a conclu qu’il n’existe aucune preuve que Lubna et ses enfants couraient le risque d’être victimes de préjudice en raison de l’allégation d’adultère visant Amer.

[11]           La SPR a finalement conclu ce qui suit :

[traduction] [46]      À la lumière de tous les éléments précités, le tribunal conclut que la demanderesse principale et le demandeur ne sont, en général, pas crédibles. …dans l’ensemble, l’histoire ne semble pas vraisemblable.

[47]      Le tribunal estime qu’elle dispose de trop peu de preuves crédibles ou fiables pour établir les allégations formulées dans ces revendications. Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, qu’Iklas n’a pas menacé la sœur du demandeur de faire de fausses déclarations à son sujet, qu’elle n’a pas dit à qui que ce soit qu’elle avait une liaison avec le demandeur et que les demandeurs ne sont pas menacés en raison de fausses déclarations concernant le demandeur.

III.               Questions en litige

[12]           Dans leurs arguments, les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La SPR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

3.                  Les constatations négatives de la SPR quant à la crédibilité étaient-elles déraisonnables?

4.                  La SPR a-t-elle erré en exigeant que les demandeurs fournissent des preuves corroborantes?

5.                  La SPR a-t-elle erré en rejetant les trois lettres?

IV.              Analyse

A.                 Norme de contrôle

[13]           L’évaluation de la SPR de la crédibilité des demandeurs doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CA)). Les conclusions quant à la crédibilité ont été décrites comme « l’essentiel de la compétence de la Commission » puisqu’elles sont essentiellement de pures conclusions de faits (Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 FCT 116, au paragraphe 7, 228 FTR 43). L’interprétation et l’évaluation des éléments de preuve par la SPR doivent également être examinées selon la forme de décision raisonnable (Oluwafemi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1045, au paragraphe 38, 181 ACWS (3d) 554; Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 698, aux paragraphes 11 et 12, [2008] ACF no 888 [Lin]). Les conclusions de fait de la SPR concernant la crédibilité appellent la déférence (Lin, au paragraphe 11). La norme de la décision raisonnable s’applique également aux allégations selon lesquelles la SPR a fait fi des preuves corroborantes pertinentes (voir : Eze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, aux paragraphes 12, 22, 267 ACWS (3d) 681; Maldonado Ventura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 463, aux paragraphes 24, 30, 408 FTR 161; Hadesh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 747, au paragraphe 17, [2016] ACF no 749).

[14]           Par conséquent, la Cour ne doit pas intervenir dans la décision de la SPR tant que celle-ci parvient à une conclusion qui est transparente, qui peut être justifiée, qui est intelligible et qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). Une cour de révision ne peut substituer l’issue qui serait à son avis préférable et ne peut réévaluer la preuve (Khosa, aux paragraphes 59, 61).

[15]           La norme de contrôle utilisée pour déterminer si la SPR a respecté son devoir d’équité procédurale est la norme de la décision correcte (Dirie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1052, au paragraphe 15, [2015] ACF no 1144; Ngeze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 858, au paragraphe 22, [2016] ACF no 934; Mission Institution c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 CSC 502; Khosa, au paragraphe 43). La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur (voir : Dunsmuir, au paragraphe 50).

[16]            En outre, la Cour doit s’assurer que la démarche empruntée pour examiner la décision faisant l’objet du contrôle a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Au moment d’appliquer une norme de la décision correcte, il n’est pas seulement question de savoir si la décision faisant l’objet du contrôle est correcte, mais également d’établir si le processus suivi pour prendre sa décision était équitable (voir Hashi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 154, au paragraphe 14, 238 ACWS (3d) 199; Makoundi c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1177, au paragraphe 35, 249 ACWS (3d) 112).

B.                 La SPR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

[17]           Les demandeurs font valoir que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne les avisant pas qu’elle prévoyait « s’éloigner de la Loi » et appliquer les règles juridiques et techniques de la preuve pour évaluer les trois lettres, en violation de l’alinéa 170g) de la LIPR. Les demandeurs estiment que la SPR aurait dû les aviser de ses préoccupations concernant l’authenticité des lettres et leur donner la possibilité de répondre. Selon les demandeurs, l’omission d’agir de cette façon en l’espèce constitue un manquement à l’équité procédurale. Je suis d’avis que cet argument est infondé puisqu’il n’est rien de plus qu’une plainte selon laquelle la SPR n’a pas accordé suffisamment d’importance à ces trois lettres.

[18]           La SPR a souligné qu’au moment de l’audience, les demandeurs n’avaient pas fourni les copies originales des trois lettres ou les courriels correspondants comme preuve de réception, et a également fait valoir que les demandeurs n’avaient pas fourni ces documents après l’audience. Les demandeurs ont été avisés des préoccupations de la RPS concernant ces lettres au moment de l’audience, ainsi que des exigences en vertu de l’article 42 des Règles. Il ne s’agit pas ici d’un cas où, après l’audience, la SPR a examiné des documents extrinsèques pour rendre sa décision, sans offrir aux demandeurs la possibilité de fournir ces documents. Au contraire, en l’espèce, la SPR s’est plutôt contentée d’évaluer les documents fournis par les demandeurs eux-mêmes. Il n’y a rien d’injuste dans cette façon de faire de la SPR.

C.                 Les constatations négatives de la SPR quant à la crédibilité étaient-elles déraisonnables?

[19]           Les demandeurs font valoir que la SPR a erré en tirant une conclusion négative quant à la crédibilité des demandeurs au motif que ceux-ci ont omis de fournir des détails mineurs ou des précisions dans leurs formulaires FDA. Selon les demandeurs, la SPR a également erré en tirant une conclusion négative quant à leur crédibilité au motif qu’ils ont omis de fournir des documents de procédure pour démontrer les procédures de divorce entre Iklas et son mari. Les demandeurs contestent aussi la conclusion de la SPR selon laquelle il était improbable qu’Amer, un homme, soit victime d’un crime d’honneur alors qu’Iklas, une femme, aurait la vie sauve. Les demandeurs affirment que la SPR ne peut tirer de conclusions négatives défavorables sur la base de l’invraisemblance de la version des faits relatés par un demandeur que dans les cas les plus évidents, si les faits articulés débordent du cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre. Les demandeurs contestent également la conclusion de la SPR quant à la crédibilité, faisant valoir qu’elle a erré en se concentrant sur des contradictions mineures pour contester leur crédibilité.

[20]           Le défendeur fait valoir que la SPR a conclu raisonnablement que les demandeurs adultes manquaient, en général, de crédibilité. Selon le défendeur, la preuve des demandeurs comportait des omissions et des contradictions importantes et contredisait la preuve documentaire objective concernant les crimes d’honneur. Le demandeur affirme que la SPR devait faire preuve d’une grande retenue dans ses conclusions concernant la crédibilité puisqu’elles étaient factuelles, propres à cette affaire et fondées sur un examen individualisé. Selon le défendeur, les contradictions et les omissions dans la preuve présentée par les défendeurs ne peuvent être caractérisées comme mineures, soulignant plus particulièrement le fait qu’Amer a omis de mentionner, dans le formulaire FDA, qu’Iklas avait révélé à sa famille avoir eu une liaison avec lui, omettant ainsi, selon la SPR, [traduction« un incident important qui a été le point de départ de ses problèmes avec les frères ». Le défendeur fait également valoir que la SPR a agi raisonnablement en tirant des conclusions négatives au sujet de la preuve des demandeurs puisqu’ils ne sont pas parvenus à présenter des éléments de preuve des procédures de divorce et que même si la SPR avait erré à cet égard, la décision dans l’ensemble devrait être confirmé comme raisonnable puisqu’il ne s’agissait que d’une seule conclusion parmi beaucoup d’autres conclusions raisonnables.

[21]           Les conclusions de la SPR concernant la crédibilité en l’espèce étaient raisonnables puisqu’elles n’étaient pas simplement fondées sur l’omission par les demandeurs adultes d’inclure des détails mineurs ou des précisions dans leurs formulaires FDA. La SPR a expliqué que le lien de la sœur d’Amer avec Iklas était pertinent puisque les frères d’Iklas avaient la possibilité de retracer les demandeurs. Il ne s’agit pas d’un détail mineur ou d’une précision. De même, le fait que les demandeurs n’ont pas mentionné qu’ils sont restés en Jordanie après avoir reçu leurs visas pour les États-Unis est pertinent pour déterminer s’ils étaient réellement en danger. Finalement, la SPR estimait que les menaces proférées contre Lubna et ses deux enfants constituent un détail important qui n’aurait pas dû être omis dans la FDA.

[22]           Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient également fondées sur diverses contradictions dans l’exposé des faits du demandeur adulte. Par exemple, la SPR a interrogé Amer pour savoir pourquoi il avait consulté le mukhtar le 4 juillet 2015 au sujet des menaces proférées par la famille d’Iklas, malgré qu’Iklas n’ait informé sa famille des allégations d’adultère que le lendemain, soit le 5 juillet 2015. Les demandeurs adultes n’ont pas été en mesure d’expliquer cette incohérence. De même, la SPR n’a pas jugé vraisemblable que les membres de la famille d’Iklas ne tentent pas de retracer les demandeurs puisque Iklas était liée à la sœur d’Amer par mariage. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité des demandeurs adultes en l’espèce étaient transparentes et, par conséquent, raisonnables eu égard à la preuve soumise à la SPR.

D.                 La SPR a-t-elle erré en exigeant que les demandeurs fournissent des preuves corroborantes?

[23]           Les demandeurs font valoir que la SPR a erré en exigeant que les demandeurs produisent les documents des procédures de divorce d’Iklas. Bien que la SPR ait reconnu que les demandeurs pourraient ne pas avoir eu accès aux documents de procédure, elle fait valoir néanmoins qu’il serait raisonnable que la sœur d’Amer y ait accès [traduction« compte tenu de sa participation au cas, comme les documents relatifs à son rôle de témoin et à sa présence en cour pour présenter son témoignage ». Les demandeurs font valoir que ces conclusions sont déraisonnables puisqu’elles ne sont pas fondées sur la preuve ayant démontré que seules les parties à l’instance ont accès aux documents de procédure. À mon avis, toutefois, même si cette conclusion de la SPR est déraisonnable, comme l’affirment les demandeurs, cela ne rend pas la décision de la SPR déraisonnable dans son ensemble puisque l’omission proprement dite de soumettre des documents de procédure ne mine pas la crédibilité des demandeurs.

E.                  La SPR a-t-elle erré en rejetant les trois lettres?

[24]           Les demandeurs font valoir que la SPR a agi déraisonnablement en n’accordant pas d’importance aux lettres écrites par le frère d’Amer, la sœur d’Amer et le mukhtar. Selon les demandeurs, la SPR ne peut rejeter ces lettres sur la base des faits qu’elles omettent. Les demandeurs estiment que la faible importance accordée aux lettres est une conclusion déguisée qu’elles étaient frauduleuses et que la SPR a évalué incorrectement les lettres en se fondant sur des règles strictes en matière de preuve, compte tenu du fait que la SPR, en vertu de l’alinéa 170g) de la LIPR, n’est pas liée par les règles juridiques et techniques de la preuve.

[25]           Le défendeur maintient que la SPR a agi raisonnablement lors de son examen des trois lettres à l’appui. Selon le défendeur, malgré l’absence des originaux et de la preuve de réception, la SPR a quand même tenu compte des trois lettres et a fourni plusieurs raisons expliquant le peu d’importance accordée. Plus particulièrement, le défendeur souligne qu’en ce qui concerne la lettre du mukhtar, la SPR a raisonnablement relevé le timbre illisible, la confusion quant à la tribu du mukhtar et le fait que son exposé des faits était en contradiction avec le témoignage d’Amer.

[26]           La SPR a accepté que ces trois lettres soient admises comme éléments de preuve; pourtant, elle leur a accordé peu d’importance en raison de préoccupations concernant leur authenticité. La première préoccupation de la SPR concernait le fait qu’il s’agissait de copies, ce qui est contraire à l’exigence concernant les documents originaux à l’article 42 de la LIPR, qui exige qu’une partie qui transmet une copie d’un document à la SPR doit fournir l’original de ce document. La deuxième préoccupation de la SPR résidait dans le fait que ces lettres, qui étaient supposément jointes à des courriels, n’étaient pas accompagnées des courriels prouvant leur réception. La SPR a également soulevé une préoccupation quant au fait qu’aucune de cette lettre n’était datée ou produite sous serment. Malgré ses préoccupations quant à l’authenticité de ces documents, la SPR a quand même décidé d’admettre ces documents.

[27]           Je ne souscris pas à l’affirmation des demandeurs selon laquelle la SPR a tiré une « conclusion déguisée » à l’effet que ces trois lettres étaient frauduleuses puisque si elles l’avaient été, la SPR les aurait rejetés comme éléments de preuve ou ne leur aurait pas accordé d’importance. En outre, la SPR n’a pas, contrairement à ce que les défendeurs soutiennent, exigé que les lettres se conforment aux règles strictes en matière de preuve, en violation de l’alinéa 170g) de la LIPR. À mon avis, la SPR s’est fondée sur des indices de crédibilité et de fiabilité pour déterminer l’importance appropriée à accorder à ces lettres et, conformément de l’alinéa 170h) de la LIPR, a prévu, reçu et fondé sa décision sur « les éléments de preuve qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et [a fondé] sur eux sa décision ».

[28]           En l’espèce, il était raisonnable pour le SPR de soulever ces préoccupations quant à la crédibilité et la pertinence de ces trois lettres. La SPR a déterminé que la lettre écrite par le frère d’Amer ne fournissait pas beaucoup de renseignements sur la revendication des demandeurs et a également remis en question la crédibilité et la pertinence de la déclaration du frère d’Amer, selon laquelle les procédures de divorce d’Iklas se sont déroulées devant un tribunal militaire, alors que la documentation décrivant la situation dans le pays indique que les procédures de divorce se déroulent devant des tribunaux religieux. La SPR a également souligné que la lettre écrite par la sœur d’Amer fait mention du fait qu’Iklas a menacé d’identifier Amer comme la personne avec qui elle a eu une liaison et qu’elle l’en avait avisé; toutefois, la SPR a déterminé que cette lettre n’était pas aussi détaillée que ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre. Finalement, la SPR a souligné que la lettre du mukhtar présentait des contradictions par rapport au témoignage d’Amer, plus particulièrement en ce qui concerne la tribu du mukhtar et le temps passé à tenter de résoudre la situation familiale.

[29]           En bref, la SPR n’a pas agi incorrectement en rejetant les lettres écrites par le frère d’Amer, la sœur d’Amer et le mukhtar. Au contraire, elle a admis ces trois lettres en preuve et, après examen, leur a raisonnablement accordé peu d’importance, particulièrement à la lumière des préoccupations concernant l’absence de documents originaux et de la preuve quant à leur provenance. Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer les éléments de preuve présentés à la SPR. L’évaluation des lettres par la SPR était transparente et, par conséquent, raisonnable.

V.                 Conclusion

[30]           Pour les motifs établis ci-dessus, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de la SPR en l’espèce était raisonnable et a été rendue sans manquer à l’équité procédurale.

[31]           Comme aucune des parties n’a proposé de question à certifier d’importance générale, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3764-16

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

LUBNA ABD ALRAHMAN FOUAD ABU ZAID, AMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH, AYHAM AMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH, AHMAD AHMER MOHAMMAD ABDEL-MUHSEN AL-DIBEH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mars 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 19 avril 2017

 

COMPARUTIONS :

Debora Canedo Brubacher

Deanna Karbasion

 

Pour les demandeurs

 

Sophia Karantonis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Loebach Law Firm

Avocats

London (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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