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Date : 20170501


Dossier : IMM-4124-16

Référence : 2017 CF 427

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MEDZIT ISMAILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), d’une décision rendue le 12 septembre 2016, par laquelle la Section de l’immigration (SI) conclut qu’il n’y a pas eu d’abus de procédure et que le demandeur est interdit de territoire au Canada, et prend une mesure de renvoi en conséquence. Pour les motifs expliqués ci-dessous, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

[2] Le demandeur, un homme de 60 ans né en Yougoslavie, est un ancien citoyen canadien qui a actuellement un statut de ressortissant étranger. Après avoir acquis sa résidence permanente au Canada en 1983, il est devenu citoyen en 1987, mais il a perdu depuis ce statut parce qu’il avait omis d’informer les autorités canadiennes qu’en 1980, il avait été déclaré coupable d’une infraction de vol à main armée aux États-Unis.

[3] En 1999, après que les autorités canadiennes eurent découvert sa déclaration de culpabilité en 1980, le demandeur a été informé de l’intention du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de révoquer sa citoyenneté. Un processus de révocation a alors été engagé, et le ministre a déposé une demande introductive d’instance à la Cour fédérale en 2006. Au titre d’un consentement comprenant un règlement amiable, la Cour a tranché, et le demandeur a acquiescé au jugement, qu’il avait obtenu sa citoyenneté canadienne après avoir dissimulé délibérément sa déclaration de culpabilité en 1980. Cette conclusion autorisait le ministre à recommander la révocation de la citoyenneté du demandeur au gouverneur en conseil, laquelle a pris effet quelques années plus tard. Le 5 décembre 2013, le demandeur a été notifié par lettre que sa citoyenneté avait été révoquée. Au total, le processus de révocation de la citoyenneté s’est échelonné sur 14 ans (de 1999 à 2013). Il convient de souligner que le demandeur n’a pas cherché à obtenir réparation devant notre Cour pour les torts causés par ce long laps de temps, qui représente une bonne partie des délais formant la base des reproches d’abus de procédure (14 ans sur 17).

[4] Après la révocation, le demandeur a cessé d’être canadien et il est devenu un ressortissant étranger assujetti à la LIPR. En conséquence, un rapport a été établi au titre de l’article 44 et le dossier a été déféré à la SI, qui a enclenché en 2016 une procédure relative à l’interdiction de territoire en vertu des articles 44 et 45, laquelle fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[5] Devant la SI, le demandeur a fait valoir que le délai de 17 ans écoulé entre le premier avis de révocation de sa citoyenneté en 1999 et l’enquête de la SI en 2016 constituait un abus justifiant un arrêt des procédures. La SI a analysé son argumentation mais, se fondant sur le paragraphe 32 de la décision Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 [Torre CF], elle a tranché que seule devait entrer en ligne de compte la période de deux ans précédant la décision de produire un rapport au titre de l’article 44. Faisant appel à l’arrêt de principe Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], rendu par la Cour suprême du Canada, la SI a conclu que le délai lié à la procédure relative à l’interdiction de territoire soulevait « de sérieux doutes quant à l’efficacité de l’ASFC, laquelle est chargée du programme d’exécution de la loi en matière d’immigration au Canada », mais qu’il ne constituait pas un abus de procédure. Sur la foi des faits admis, la SI a jugé que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour cause de grande criminalité, et elle a pris une mesure de renvoi à son encontre. Le demandeur ne conteste pas ces conclusions.

[6] En revanche, il a soulevé deux questions concernant le refus de la SI d’ordonner un arrêt des procédures en raison des délais du processus de révocation. Premièrement, le demandeur fait valoir que la SI aurait dû prendre en compte la période entière de 17 ans, pas seulement les deux dernières années du processus, soit le temps écoulé entre la production d’un rapport au titre du paragraphe 44(1) et le renvoi de son dossier à la SI au titre du paragraphe 44(2). Deuxièmement, le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en concluant que la longueur excessive du processus ne constituait pas un abus de procédure, puisque la preuve médicale au dossier démontrait que la situation avait causé un préjudice prenant la forme notamment de troubles de dépression chronique, et que d’autres membres de la famille avaient aussi souffert.

II. Analyse

[7] La Cour examinera d’abord si la SI avait compétence pour connaître des arguments avancés relativement à l’allégation d’abus de procédure fondant la demande de réparation sous la forme d’un arrêt des procédures, et ensuite s’il y a effectivement eu abus de procédure au regard des faits et du droit. Les parties ont convenu que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce (Torre CF, au paragraphe 17).

A. La compétence de la SI d’accorder un arrêt des procédures pour abus de procédure dû à des délais déraisonnables

[8] La question de savoir si la SI peut accorder un arrêt des procédures pour abus de procédure dû à des délais déraisonnables a été examinée par notre Cour dans la décision Torre CF, aux paragraphes 18 à 25. La juge Tremblay-Lamer a conclu que la SI n’avait pas commis d’erreur en refusant d’instruire la requête en arrêt des procédures pour des motifs de compétence. Après avoir passé en revue deux décisions importantes mettant en cause un refus de la Cour de reconnaître la compétence de la SI pour entendre des requêtes en arrêt des procédures pour abus de procédure (Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 429 [Hernandez] et Wajaras c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 200, au paragraphe 11 [Wajaras]), ainsi que l’arrêt Blencoe de la Cour suprême, la juge se prononce comme suit aux paragraphes 24 et 30 :

Ainsi, permettre à la SI d’examiner la question de savoir si le délai survenu avant l’enquête dont elle est saisie est excessif revient à lui donner la compétence d’examiner la capacité de l’individu de soumettre une défense pleine et entière et les conséquences de la mesure de renvoi pour celui-ci, questions qui sont au centre d’un débat sur un délai excessif. Suite à cet examen, la SI devra alors décider si elle doit accorder un arrêt de la procédure dont elle est chargée de façon impérative et à laquelle elle doit répondre avec célérité.

[...]

Je suis d’avis que pour être qualifié d’abus de procédure le délai encouru doit avoir pris place dans le cadre d’une procédure administrative ou judiciaire qui est déjà entamée.

[9] Pour les motifs exposés ci-après, je ne trouve aucune raison de déroger au point de vue dominant exprimé par notre Cour dans la décision Torre CF et la jurisprudence qui y est citée, ni à celui de la Cour d’appel fédérale, qui a refusé d’examiner la question certifiée et qui a rejeté l’appel dans l’arrêt Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48 [Torre CAF]).

[10] Dans l’affaire Torre, le demandeur était un résident permanent qui avait été arrêté pour trafic de drogues au Canada en 1996. En 2013, soit 17 ans plus tard, deux rapports ont été produits au titre de l’article 44 et déférés à la SI pour enquête. La SI avait refusé d’entendre sa requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable, au motif qu’elle n’avait pas compétence en la matière. Étant parvenue à cette conclusion, la SI a ajouté que la période écoulée n’avait pas porté un préjudice irréparable à la conduite de l’enquête puisque le demandeur se souvenait parfaitement de ce qui s’était passé en 1996. La SI a déclaré le demandeur interdit de territoire et a pris une mesure de renvoi à son encontre.

[11] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le demandeur a allégué que la SI avait à tort invoqué un motif de compétence pour rejeter sa requête en arrêt des procédures pour délai déraisonnable. La juge Tremblay-Lamer a conclu qu’au vu du cadre législatif de la LIPR, et malgré le fait qu’elle peut connaître des questions de droit (se reporter au paragraphe 162(1) de la LIPR), le pouvoir discrétionnaire de la SI est limité, dans la mesure où « elle doit procéder à une enquête avec célérité. Si la personne est interdite de territoire, elle doit prendre une mesure de renvoi » (au paragraphe 22; la juge s’appuie sur la décision Hernandez). Comme il est indiqué ci-dessus, la juge a également convenu avec le juge Barnes (Wajaras) qu’une enquête de la SI ne constitue pas un cadre approprié pour examiner des arguments mettant en cause des considérations d’ordre humanitaire.

[12] Deux décisions postérieures aux jugements Torre CF et CAF viennent renforcer la présomption que le dernier continue de faire autorité pour ce qui concerne le pouvoir très limité de la SI de trancher les allégations d’abus de procédure.

[13] Dans la première, Kazzi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 153 [Kazzi], le juge Gascon écrit ce qui suit au paragraphe 53 :

Je souligne qu’il n’appartient pas à la Section de l’immigration de décider si le processus ayant mené à un rapport d’interdiction de territoire était inéquitable, car la seule question qu’elle doit trancher est celle de savoir si la personne concernée est effectivement interdite de territoire, et qu’elle a « pour seul choix de prendre une mesure de renvoi contre l’étranger ou le résident permanent si cette personne est interdite de territoire » [...].

[14] Par ailleurs, dans l’arrêt Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319 [Sharma], le juge de Montigny parvient à la conclusion suivante au paragraphe 24 :

Étant donné que, après le renvoi de ce rapport, les options dont dispose la SI semblent très restreintes puisqu’elle « rend » la décision de prendre une mesure de renvoi si elle est convaincue que l’étranger ou le résident permanent est interdit de territoire, il semble que le seul pouvoir discrétionnaire (quoique très restreint) d’empêcher qu’un étranger ou un résident permanent soit renvoyé repose entre les mains de l’agent d’immigration et du ministre ou de son délégué [pendant la rédaction d’un rapport au titre de l’article 44 ou le processus menant à la décision de déférer celui-ci] [non souligné dans l’original].

[15] Le juge ajoute au paragraphe 25 que la prise d’une mesure de renvoi par la SI ne constitue pas l’étape ultime du processus d’expulsion :

Il est utile de signaler que le fait de rédiger un rapport en vertu du paragraphe 44(1) et de le renvoyer à la SI conformément au paragraphe 44(2) n’implique pas forcément un renvoi. Ainsi, il est possible de demander au ministre une dispense pour considérations d’ordre humanitaires (article 25 de la LIPR) à la suite de la prise d’une mesure d’expulsion, une possibilité dont l’appelant s’est prévalu. Une évaluation des risques avant renvoi (article 112 de la LIPR) est une autre option possible dans de telles circonstances. Ces deux voies permettent de présenter d’autres observations que le décideur particulier prendra en considération. Le rapport fondé sur le paragraphe 44(1), le renvoi fondé sur le paragraphe 44(2) et la mesure de renvoi de la SI ne déterminent pas nécessairement si l’appelant sera renvoyé du Canada, vu la possibilité d’obtenir une mesure corrective en recourant à d’autres dispositions de la Loi [non souligné dans l’original].

[16] Il faut donc garder à l’esprit qu’après l’établissement d’un rapport d’interdiction de territoire et son renvoi au titre de l’article 44, la SI aura pour seul mandat de décider si un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire et, le cas échéant, de prendre une mesure de renvoi à son encontre au titre de l’alinéa 45d). Si la SI confirme l’interdiction de territoire (en l’espèce, pour cause de grande criminalité) en vertu de l’alinéa 45d), la LIPR n’autorise pas l’intéressé à interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration. Toute tentative de conférer un mandat plus large à la SI serait incompatible avec l’intention du législateur (Torre CF, au paragraphe 25).

[17] Le demandeur ne s’en remet pas moins à un florilège de décisions administratives de la SI et de notre Cour pour appuyer sa thèse comme quoi la SI a la compétence voulue pour entendre des arguments d’abus de procédure. Selon lui, un réexamen de la décision Torre CF s’impose, car l’analyse y est trop brève et d’autres décisions de notre Cour proposent une conclusion différente.

[18] Je ne suis pas d’accord. Je ne relève en effet aucune faille dans le raisonnement de la juge Tremblay-Lamer. Les décisions administratives invoquées n’engagent d’aucune façon notre Cour et, quoi qu’il en soit, elles sont antérieures aux décisions Torre, Sharma et Kazzi. Il en va de même d’autres décisions de la Cour fédérale citées par le demandeur : soit la jurisprudence a évolué, soit elles mettent en cause des faits différents.

[19] Ainsi, au paragraphe 53 de la décision Magalong c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 966, la juge Gagné déclare, dans une remarque incidente, que le demandeur pourrait demander « à la SI une nouvelle suspension de cette enquête jusqu’à ce qu’il ne soit plus en probation ». Dans cette affaire, le demandeur sollicitait un bref de mandamus en vue d’être autorisé à prêter son serment de citoyenneté même s’il n’y avait pas droit du fait de sa déclaration de culpabilité pour des actes criminels. Il est évident que les remarques incidentes de la Cour sont livrées dans un contexte tout à fait différent.

[20] Le demandeur fait également appel à la décision Montoya c. Canada (Procureur général), 2016 CF 827, mettant en cause une contestation d’une décision du gouverneur en conseil de révoquer la citoyenneté du demandeur par suite d’une comparaison d’empreintes digitales attestant ses condamnations aux États-Unis. Par la voie d’une ordonnance sur consentement (des circonstances analogues à celles de la présente espèce), le demandeur a consenti à ce que le ministre soumette au gouverneur en conseil un rapport recommandant la révocation de sa citoyenneté. La Cour n’a trouvé aucune preuve de préjudice important causé par les longs délais administratifs (de nombreuses années, comme en l’espèce), et elle a conclu qu’il y aurait préjudice réel seulement au moment de l’expulsion, laquelle restait encore conjecturale. La jurisprudence citée dans la décision Montoya comprend l’arrêt Blencoe, mais pas les décisions Torre, Sharma et Kazzi. Dans le cas de la décision Torre, il est fort probable qu’elle n’est pas citée parce que la requête a été soumise à un autre stade (la contestation vise la recommandation du gouverneur en conseil) que la présente demande, alors que les décisions Sharma et Kazzi n’avaient pas encore été rendues. En résumé, la décision Montoya ne traite pas de la compétence de la SI d’entendre une requête en réparation pour abus de procédure. Elle n’est donc guère utile à la cause du demandeur, car la procédure administrative en litige est d’une tout autre nature.

[21] Enfin, le demandeur cite un passage du paragraphe 85 de la décision Chabanov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73 [Chabanov], dans laquelle la juge Strickland conclut que le demandeur a invoqué prématurément l’article 7 de la Charte dans sa demande de contrôle judiciaire d’une décision de révocation. Dans l’affaire Chabanov, le demandeur inclut dans son argumentation fondée sur l’article 7 le risque qu’un renvoi ferait peser sur sa vie, sa liberté et sa sécurité (paragraphe 32). La contestation fondée sur la Charte ne concerne pas uniquement le délai, mais également la mesure de renvoi. La juge Strickland a conclu que le demandeur invoquait trop rapidement l’article 7 puisque la procédure relative à l’interdiction de territoire n’avait pas encore été enclenchée et, plus important encore, il était impossible de prévoir avec certitude si un rapport serait rédigé et déféré à la SI. C’est mésinterpréter la décision Chabanov que de prétendre qu’elle confirme que l’examen des allégations d’abus de procédure pour délai déraisonnable doit être fait uniquement au moment du renvoi et qu’il est par conséquent du ressort de la SI.

[22] Les deux dernières décisions sur lesquelles s’appuie le demandeur pour rejeter le raisonnement de la décision Torre sont Chambers c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1407, aux paragraphes 2 et 3 [Chambers], et Clare c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 545 [Clare]. Cependant, aucune des deux ne s’applique en l’espèce.

[23] Dans la décision Chambers, le juge examine trois questions connexes que la Cour fédérale a été appelée à trancher dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire : i) la décision d’un agent d’établir un rapport à l’intention du délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en application du paragraphe 44(1) de la LIPR; ii) la décision du délégué du ministre de renvoyer le demandeur pour enquête devant la SI en application du paragraphe 44(2) de la LIPR; iii) la prise d’une mesure de renvoi du Canada. Dans l’affaire Chambers, la Cour devait résoudre la question préliminaire de savoir si l’ordonnance faisait droit au dépôt de contestations distinctes pour chacune des trois décisions administratives, ou si l’autorisation de contester la mesure de renvoi prise par la SI (soit la décision administrative énoncée au point iii) ci-dessus) permettait à la Cour d’examiner les décisions administratives énoncées aux points i) et ii). Le juge Bell a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’autoriser le dépôt de trois demandes distinctes. Une approche similaire a été suivie dans le jugement Clare. Le demandeur ne peut donc se reposer sur aucune de ces deux décisions, vouées essentiellement à clarifier la procédure à suivre pour saisir la Cour de demandes relatives à des décisions d’interdiction de territoire mettant en cause les articles 44 et 45.

[24] Pour résumer, j’estime que la jurisprudence citée par le demandeur ne met pas en cause les mêmes questions que l’espèce. Aucune de ces décisions ne traite du pouvoir, très restreint faut-il le rappeler, de la SI de connaître d’allégations d’abus justifiant un arrêt des procédures, ou ne commente, à l’instar des décisions Torre, Kazzi et Sharma, l’objet sous-jacent de l’article 45 et le rôle dévolu à la SI par voie de conséquence.

B. Caractère correct de la conclusion de non-abus de procédure de la SI

[25] À l’audience, le demandeur a fait valoir que la conclusion de la SI et la jurisprudence invoquée le conduisent à une impasse. Selon son interprétation, la jurisprudence enseigne qu’il faut attendre l’expulsion avant de soumettre un argument d’abus de procédure, sous peine de le voir rejeter au motif qu’il arrive trop tôt dans le processus (il cite notamment les décisions Montoya et Chabanov).

[26] Je réfute la prétention du demandeur voulant que ces décisions empêchent de soulever un argument d’abus de procédure plus tôt dans le processus. Comme je l’ai déjà expliqué, ces affaires ont échoué pour d’autres raisons. L’argument d’abus de procédure rejeté dans l’affaire Torre CF a été accueilli dans d’autres causes, et notamment dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692 [Parekh]. L’issue est différente avant tout parce que l’argument a été plaidé plus tôt dans le processus, c’est-à-dire au moment de la révocation de la citoyenneté. Dans la décision Parekh, le demandeur satisfait aux quatre conditions établies dans l’arrêt Blencoe, et le processus de révocation de la citoyenneté a été suspendu. La juge Tremblay-Lamer, la même qui a instruit ultérieurement l’affaire Torre CF, se prononce ainsi au paragraphe 56 de la décision Parekh :

Dans les présentes circonstances, je conclus que les délais qui ont entaché la présente instance sont démesurés et vraiment inconsidérés. Rien dans les circonstances de l’espèce ne les justifiait. Ces délais ne découlent pas de la complexité de l’affaire ou de manœuvres dilatoires employées par les défendeurs, mais plutôt de l’indolence bureaucratique et de l’incapacité à donner à l’affaire l’attention qu’elle méritait compte tenu des droits et des intérêts en jeu. La preuve établit clairement que les défendeurs ont admis à plusieurs reprises avoir fait les fausses déclarations et que CIC disposait déjà de toutes les informations nécessaires pour procéder à l’annulation de leur citoyenneté.

[27] En l’espèce, le demandeur a choisi de ne pas soumettre la même requête aux moments où la majeure partie des délais reprochés ont été accumulés, savoir durant le processus de révocation de la citoyenneté et la période écoulée entre la signification de l’avis en 1999 et la révocation elle-même en 2013.

[28] La SI a conclu qu’il était trop tard pour mettre en cause le délai de 14 ans. Le train était déjà en route et, pour tous les motifs exposés précédemment, la SI ne pouvait pas le ramener en gare. La décision débordait tout simplement le champ de ses pouvoirs limités. En fait, quand le demandeur s’est présenté à la SI, il n’était plus citoyen canadien, mais un résident permanent déclaré interdit de territoire. La compétence de la SI se limitait à cette dernière décision et aux délais afférents.

[29] Je reviens à la décision Torre CF, pour souligner que la juge Tremblay-Lamer, se fondant sur les motifs exposés par le juge Bastarache dans l’arrêt Blencoe, aux paragraphes 120 et 132, et sur ceux du juge Nadon dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Katriuk, [1999] 3 CF 143, au paragraphe 23, conclut que « le seul délai dont cette Cour devrait tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure est le délai survenu entre la décision prise par le ministre de préparer un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR et la décision de la SI suivant son enquête. Toute autre période de temps ne devrait pas servir à calculer un délai excessif menant à un abus de procédure » (Torre, au paragraphe 32).

[30] De la même manière, je considère que notre Cour doit, pour déterminer si un abus de procédure justifie l’arrêt d’une procédure relative à l’interdiction de territoire de la SI, commencer à calculer à partir du moment où un agent d’immigration décide de rédiger un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR (Torre, au paragraphe 32). Dans le cas qui nous occupe, il s’est écoulé deux ans environ entre la décision de rédiger ledit rapport et l’enquête de la SI. J’en conviens, un délai de deux ans ne témoigne pas d’un zèle excessif et ne donne pas une bonne impression du ministre, comme l’a fait remarquer la SI, mais il ne permet pas non plus d’affirmer que toute la procédure relative à l’interdiction de territoire est viciée ou que l’intérêt du public à l’égard de l’équité a été bafoué. Par ailleurs, si je me fie à la preuve au dossier, je ne suis pas persuadé que le délai de deux ans explique à lui seul les ennuis de santé du demandeur. Par conséquent, il n’a pas été démontré qu’il y a eu préjudice au cours du délai de deux ans pertinent en l’espèce. Je me dois de rappeler à cet égard qu’au paragraphe 120 de l’arrêt Blencoe, la Cour suprême soutient qu’une conclusion d’abus de procédure exige que l’on confirme le caractère manifeste de l’abus, et que ces cas sont extrêmement rares. Cette mise en garde s’applique aussi à la période visée et à l’ampleur du préjudice subi, qui dans les deux cas ne s’avèrent pas très claires et ne peuvent certainement pas être assimilées à des circonstances exceptionnelles.

III. Conclusion

[31] Je conclus que la SI n’a pas commis d’erreur en refusant d’accorder un arrêt des procédures, pour les motifs suivants : i) il n’y a pas eu abus de procédure, du moins au cours de la période réellement visée par l’examen de la Commission, et ii) le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SI relativement à son interdiction de territoire. Bien que je compatisse avec le demandeur, il m’est tout simplement impossible de conclure que les circonstances décrites satisfont aux critères énoncés dans l’arrêt Blencoe et, conséquemment, qu’elles sont assimilables à un abus de procédure. La mesure de renvoi prise à son encontre est donc maintenue. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été soumise en vue d’être certifiée, et j’estime qu’il s’agissait de la manière idoine de procéder compte tenu du contexte factuel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. puisque les avocats n’en ont pas soumis, aucune question n’est certifiée;

  3. aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4124-16

INTITULÉ DE LA CAUSE :

MEDZIT ISMAILI c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 avril 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DU JUGEMENT :

Le 1er mai 2017

COMPARUTIONS :

Aris Daghighian

Pour le demandeur

James Todd

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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