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Date : 20170502


Dossier : IMM-3613-16

Référence : 2017 CF 432

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 2 mai 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

CHIMA ESTHER ADEJUWON

DAMILOLA ADEJUWON ET

ADEWOLE SOMTO ADEJUWON

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Résumé des faits

[1]  Les demandeurs contestent la décision (la décision) du 19 août 2016 d’un agent principal d’immigration (l’agent) rejetant une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaires au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi ou la LIPR).

[2]  La demanderesse principale (la demanderesse, Mme Adejuwon) est une citoyenne nigériane qui s’identifie elle-même comme étant bisexuelle. Les deux demandeurs mineurs, âgés de 13 et de 10 ans, sont les enfants de la demanderesse principale et sont également des citoyens nigérians. L’époux de Mme Adejuwon (et père des deux demandeurs mineurs) est décédé en juin 2008.

[3]  Après que la relation de même sexe de Mme Adejuwon eut été prétendument découverte par sa belle-famille et exposée à la collectivité, les demandeurs ont fui le Nigéria vers le Canada et ont présenté une demande d’asile en novembre 2014, laquelle a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés en mai 2015. Un contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés a été rejeté.

[4]  Mme Adejuwon affirme avoir rencontré une femme au Canada en 2015 et s’être engagée dans une relation avec elle. Le 23 janvier 2016, les demandeurs ont été informés que le renvoi serait exécuté le 17 mars 2016. Le 25 janvier 2016, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Le 9 février 2016, Mme Adejuwon a épousé la personne présentée comme sa partenaire de même sexe. La demande pour considérations d’ordre humanitaire qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire a été rejetée le 19 août 2016.

[5]  L’agent s’est fondé sur la décision de la Section d’appel des réfugiés qui a conclu que Mme Adejuwon n’était pas crédible, qu’elle avait omis de présenter une demande d’asile au Royaume-Uni et aux États-Unis, et, en ce qui concerne les demandeurs mineurs, qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur au Nigéria de toute façon. L’agent a également conclu que les éléments de preuve présentés par la demanderesse ne l’emportaient pas sur ces conclusions.

[6]  En tirant ces conclusions, l’agent a accordé peu de poids à certains éléments de preuve documentaire présentés par les demandeurs, dont une lettre de la Black Coalition for Aids Prevention (BCAP). L’agent est arrivé à la conclusion que l’orientation bisexuelle de Mme Adejuwon n’avait pas été établie. L’agent est également arrivé à la conclusion que le renvoi ne porterait pas atteinte à l’intérêt supérieur des enfants, compte tenu de leur court séjour au Canada, des options disponibles au Nigéria en matière d’éducation, de la possibilité de rester en contact avec les amis et de l’adaptabilité. Finalement, l’agent a conclu que les demandeurs n’étaient pas suffisamment établis au Canada pour justifier une exception en application de l’article 25.

II.  Discussion

[7]  Les demandeurs attaquent la décision en raison de son application inexacte 1) du critère lié à l’intérêt supérieur de l’enfant et du caractère déraisonnable de son traitement 2) de l’orientation sexuelle 3) de l’intérêt supérieur de l’enfant et 4) de l’établissement. Je suis convaincu par la question 2), qui relève d’une norme de contrôle de la décision raisonnable (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 287, au paragraphe 14 [Liang]). Je n’examinerai pas les autres questions soulevées, car la question 2) est centrale à l’issue de la présente demande.

[8]  Mme Adejuwon soutient que, dans le cadre de son analyse de l’orientation sexuelle, l’agent a été déraisonnable dans son traitement des éléments de preuve documentaire, dont la lettre de la BCAP. Les éléments de preuve montrent que la BCAP est un organisme sans but lucratif offrant du soutien aux membres des collectivités africaines noires et caribéennes atteints du VIH/sida à Toronto, dont la collectivité LGBT. La lettre parle, d’une façon très personnelle et détaillée, de l’orientation sexuelle de Mme Adejuwon et de son identification en tant que personne bisexuelle demandant l’asile. L’agent a souligné qu’il n’est pas nécessaire d’être bisexuel pour faire partie de la BCAP.

[9]  L’analyse intégrale de l’agent en ce qui a trait à la lettre de la BCAP est rédigée comme suit :

[TRADUCTION]

Quant à la Black Coalition for Aids Prevention, il s’agit d’un organisme sans but lucratif qui offre de l’éducation et de la prévention en matière de VIH/sida, du soutien à l’établissement et d’autres mesures aux collectivités noires diversifiées à Toronto, « dont » la collectivité LGBT. La mission principale du Programme d’établissement de la collectivité LGBT de la Black CCAP consiste à fournir des services de soutien à l’établissement aux nouveaux arrivants au Canada d’origine africaine noire et caribéenne. Entre autres mesures de soutien, l’organisme offre des services de défense, de conseil, de référence, des ateliers, des groupes de soutien, et des services de traduction et d’interprétation. Une fois de plus, il n’est pas nécessaire d’être homosexuelle, lesbienne, bisexuelle ou transgenre pour se joindre et participer à ces programmes. J’accorderai peu de poids à cette lettre déposée à l’appui de l’orientation bisexuelle de la demanderesse.

[Non souligné dans l’original; j’ajouterai que l’expression « une fois de plus » dans le passage souligné renvoie à l’organisation 519, dont il est question plus loin.]

[10]  Le défendeur réplique que l’agent a rendu sa décision en raison de l’insuffisance des éléments de preuve, de sorte que les éléments de preuve présentés ne pouvaient pas l’emporter sur les conclusions de la Section d’appel des réfugiés en ce qui concerne l’orientation sexuelle de Mme Adejuwon. Le défendeur souligne également un certain nombre d’incohérences ou d’omissions dans le dossier qui n’ont pas été abordées par l’agent, en ce qui concerne la question de l’orientation sexuelle, à savoir le fait que la demande pour considérations d’ordre humanitaire initiale ne faisait aucune mention de l’épouse (désormais) de Mme Adejuwon.

[11]  Même si le défendeur a raison de faire valoir que le rôle d’un agent au moment d’examiner une demande pour considérations d’ordre humanitaire est de décider s’il existe des considérations supplémentaires ou spéciales (Bhalrhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 49, au paragraphe 15), la décision doit néanmoins être raisonnable. À cette fin, je suis d’accord avec les demandeurs sur le fait que l’appréciation de la lettre de la BCAP par l’agent était déraisonnable pour les motifs suivants.

[12]  Dans un premier temps, dans la mesure où l’agent s’est effectivement appuyé sur les conclusions de la Section d’appel des réfugiés, il est important de souligner que, même si la Section d’appel des réfugiés a dans le cas présent explicitement conclu qu’elle ne croyait pas que Mme Adejuwon fût bisexuelle, la lettre de la BCAP est postérieure à la décision de la Section d’appel des réfugiés. Son mariage homosexuel est également postérieur à la décision de la Section d’appel des réfugiés, ce qui aurait dû renforcer l’obligation de l’agent d’examiner le contenu de la lettre.

[13]  Manifestement, l’agent peut tirer une conclusion selon laquelle les éléments de preuve présentés par les demandeurs ne l’emportent pas sur les conclusions défavorables de la Section d’appel des réfugiés quant à leur crédibilité; toutefois, pour tirer cette conclusion, il s’ensuit logiquement que l’agent aurait dû se pencher, d’une façon quelconque, sur le contenu des principaux nouveaux éléments de preuve – à savoir les éléments de preuve qui sont postérieurs à la décision de la Section d’appel des réfugiés qui abordent expressément la question de l’orientation sexuelle – et soupeser ces éléments de preuve par rapport aux conclusions de la Section d’appel des réfugiés. En l’espèce, les éléments de preuve, provenant d’une source objective (BCAP), auraient pu amener l’agent à tirer une conclusion différente, au moment de la soupeser parallèlement aux éléments de preuve du mariage homosexuel.

[14]  Si, comme le fait valoir le défendeur, l’agent a limité les motifs à l’insuffisance des éléments de preuve concernant la question de l’orientation sexuelle, alors il y avait une obligation accrue d’aborder la lettre compte tenu de sa source et de son contenu. Si l’agent décide d’écarter le poids de cet élément de preuve, ce qui peut être une issue tout à fait raisonnable, il doit à tout le moins présenter des motifs convaincants pour ce faire.

[15]  Bien entendu, l’agent pourrait théoriquement avoir trouvé que la lettre présentait des lacunes pour un certain nombre de raisons. Cependant, le fait que la BCAP ne traite pas exclusivement des personnes de la collectivité LGBT (même s’il s’agit de sa spécialité) ne suffit pas à constituer un motif raisonnable pour écarter entièrement cet élément de preuve. En d’autres termes, le fait que la BCAP accueille des personnes de tous les milieux sociaux atteints du VIH/sida, y compris ou en particulier les personnes LGBT, n’est pas pertinent. L’agent a complètement omis d’aborder de quelque façon que ce soit le contenu de la lettre dans la mesure où il s’applique à Mme Adejuwon et il l’a plutôt écarté déraisonnablement uniquement en se fondant sur l’organisation de son auteur.

[16]  Effectivement, si la justification de l’agent était acceptable, tout document rédigé par une organisation appuyant un demandeur LGBT serait écarté uniquement au motif que l’organisation ne limite pas son soutien et ses services exclusivement à la collectivité LGBT.

[17]  De manière semblable, ce raisonnement est également valable pour la proposition voulant que tous les éléments de preuve présentés par une organisation ou une personne en appui d’un demandeur puissent être écartés du fait que l’organisation ou la personne ne fournit pas exclusivement des services orientés vers les caractéristiques ou la situation individuelles du demandeur, qu’il s’agisse d’une femme battue, d’un enfant maltraité ou d’un toxicomane se joignant à un groupe de soutien. Cette analyse n’est pas raisonnable; elle est mal fondée et ne présente pas la justification, la transparence et l’intelligibilité requises pour résister à l’examen minutieux de la Cour.

[18]  Je suis également au courant du fait que, dans d’autres affaires, des décideurs se sont appuyés sur la non-exclusivité des services à la collectivité LGBT pour écarter des éléments de preuve. Par exemple, dernièrement dans la décision Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 [Ikeji], l’agent d’examen des risques avant renvoi a écarté une lettre de l’organisation 519 Space for Change (519) à Toronto en partie parce que « la preuve était insuffisante pour établir que l’adhésion ou la participation active aux organisations étaient réservées aux personnes qui se disent LGBTQ » (au paragraphe 48). L’agent n’était pas convaincu que la lettre établissait l’orientation sexuelle de la demanderesse.

[19]  Cependant, dans la décision Ikeji, la juge Strickland a souligné que la lettre de l’organisation 519 ne parlait pas de l’orientation sexuelle de la demanderesse; elle ne faisait mention que du bénévolat et de la participation à des groupes de soutien et à des ateliers. En conséquence, elle a conclu que le poids accordé par l’agent à la lettre était raisonnable.

[20]  Effectivement, en l’espèce, une carte d’adhésion à l’organisation 519 a été présentée, et l’agent n’y a accordé aucun poids, car elle ne comportait pas le nom de Mme Adejuwon, la date de délivrance ou la date d’expiration, et parce que les services de l’organisation 519 ne sont pas exclusifs à la communauté LGBT. Compte tenu du fait que la carte d’adhésion restait muette sur l’orientation sexuelle de Mme Adejuwon, l’observation de l’agent concernant l’organisation 519, vu le contenu des éléments de preuve qui en provenaient, était raisonnable.

[21]  Cependant, la lettre de la BCAP mentionne directement l’expérience de Mme Adejuwon au Canada en tant que femme bisexuelle. Elle présente des détails, dans ses deux pages, concernant ses expériences relatives à son orientation sexuelle alléguée. Il s’agit d’un élément de preuve indépendant qui, compte tenu du nouvel élément de preuve supplémentaire que constitue le mariage homosexuel, fait en sorte qu’il est difficile pour une cour de révision de comprendre pourquoi l’agent l’aurait catégoriquement écartée pour le motif qu’il l’a fait.

[22]  En dernier lieu, je souligne que, même si un agent n’a pas à aborder chaque élément de preuve documentaire, plus l’élément de preuve est important et n’a pas été analysé, plus une cour de révision sera disposée à intervenir : Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, aux paragraphes 14 à 17. En outre, même s’il existe une présomption selon laquelle le décideur a examiné l’ensemble de la preuve (et son contenu), les motifs dans la décision minent cette présomption : le contenu de la lettre aurait dû tout au moins être examiné, car il s’agit d’un élément de preuve important concernant l’orientation sexuelle, la question principale en ce qui concerne Mme Adejuwon. À tout le moins, l’agent aurait dû expliquer pourquoi le contenu de la lettre ne l’emportait pas sur les conclusions de la Section d’appel des réfugiés concernant l’orientation sexuelle de Mme Adejuwon.

III.  Conclusion

[23]  Bien que je ne tire aucune conclusion quant à l’orientation sexuelle de Mme Adejuwon, le défaut de l’agent d’examiner le contenu de la lettre de la BCAP est déraisonnable, compte tenu de l’élément de preuve que constitue le mariage, la date postérieure à la décision de la Section d’appel des réfugiés de la lettre, les motifs erronés et non transparents écartant la lettre, ainsi que son importance et sa pertinence aux questions qui sous-tendent la demande en l’espèce. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier et aucune n’a été soulevée.

  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3613-16

 

INTITULÉ :

CHIMA ESTHER ADEJUWON ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 avril 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Swathi Sekhar

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Crighton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina & Sekhar

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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