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Date : 20170504


Dossier : IMM-4008-16

Référence : 2017 CF 445

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LEONARD MULLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Faits

[1]               Le demandeur conteste le refus d’une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire, présentée en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27) (la Loi ou la LIPR) par une agente principale (l’agente). Pour les motifs exposés plus bas, l’affaire sera renvoyée pour un nouvel examen.

[2]               Le demandeur est un citoyen albanais, qui est entré au Canada en octobre 2010 et dont la demande d’asile a été rejetée deux ans plus tard. Il a finalement reçu son deuxième refus d’une demande pour des motifs d’ordre humanitaire le 19 septembre 2016 [décision], après que le premier refus a été renvoyé sur consentement pour un nouvel examen.

[3]               Dans ses observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire, qui comprenaient i) des observations écrites et des éléments de preuve à l’appui présentés par un consultant dans la première demande et ii) les observations et éléments de preuve additionnels de l’avocat actuel pour la deuxième demande, le demandeur a présenté divers facteurs relatifs aux difficultés de présenter une demande de l’étranger. Le seul point que l’on pourrait présenter sur les risques en Albanie était compris dans la demande initiale, lorsque le consultant a précisé que [traduction] « les circonstances entourant ses antécédents d’immigration justifient une recommandation positive pour que lui soit accordée une exemption lui permettant de procéder à sa demande du Canada sans retourner dans son pays d’origine ».

[4]               Rien n’avait été joint par l’avocat actuel du demandeur concernant les peurs personnelles, ou les risques soulevés par la demande de statut de réfugié de son client dans les observations supplémentaires et les documents présentés pour une nouvelle détermination. L’avocat a simplement dit qu’il joignait [traduction] « davantage de documents et d’observations concernant réexamen ». En d’autres mots, aucune observation n’a été faite concernant la peur personnelle de retourner en Albanie ou les risques que cela présenterait (certainement, mis à part les difficultés associées à son départ, d’autres difficultés ont été présentées, dont les problèmes que sa fille subirait, en raison des réalités éducatives, sociales et des autres réalités de ce pays. Les arguments relatifs au risque qui, en grande partie, avaient trait aux préoccupations fondées sur la peur relative à une prétendue vendetta déclarée contre la famille du demandeur, ont été présentés devant la SPR, mais pas devant le Bureau dans le cadre de la demande pour des motifs d’ordre humanitaire. En dépit de ce fait, une part importante de la décision en conséquence traite les peurs du demandeur. L’agente examine sa demande d’asile, en citant de manière exhaustive la décision de la SPR, puis conclut :

[traduction]

Je n’estime pas que les peurs présentées par le demandeur ont été suffisamment soutenues ou corroborées. Je n’ai pas reçu une preuve objective suffisante selon laquelle le demandeur courrait un risque à son retour en Albanie en raison de cette prétendue vendetta. Je reconnais que le demandeur peut avoir des problèmes avec une autre famille. Cependant, le demandeur n’explique pas la manière dont sa vie est en danger et ne précise pas le type de problème, s’il y a lieu, il avait lorsqu’il vivait en Albanie. J’estime qu’il n’y a pas suffisamment de preuve objective devant moi pour trancher en disant que, en raison d’une vendetta entre le demandeur et la famille Seferi, ils présentent un intérêt pour la famille Seferi ou les autorités en Albanie. Je n’ai pas suffisamment de preuve objective selon laquelle il est une personne qui est activement recherchée par la famille Seferi ou les autorités. Le demandeur n’a pas fourni de preuve à l’appui de ses allégations selon lesquelles il court un risque par la famille Seferi en Albanie. Je n’ai pas suffisamment d’éléments de preuve documentaire devant moi pour préciser que le demandeur serait ciblé à son retour en Albanie. De plus, il n’a fourni aucune explication de la raison pour laquelle il serait tenu de retourner à l’endroit en Albanie où il indique qu’il court un risque. De plus, je n’ai aucune déclaration du demandeur selon laquelle il ne peut pas demander la protection de la police pour une quelconque raison ou qu’on le lui a déjà refusé. Il ne mentionne aucunement avoir demandé la protection de toute autre voie de recours en Albanie avant son départ. Après avoir soigneusement examiné tous les renseignements devant moi, je ne suis pas convaincue que le demandeur court un risque en Albanie. [Non souligné dans l’original.]

II.                 Points en litige et discussion

[5]               Le demandeur affirme d’abord que l’agente n’avait aucun motif de mener une analyse du risque en raison : i) de la législation; ii) des observations devant elle. Il affirme ensuite qu’elle était partiale compte tenu de sa justification. Je suis en accord avec la première question, mais pas avec la deuxième.

[6]               La norme de contrôle applicable concernant l’analyse de l’agente sur le caractère suffisant de la preuve en ce qui concerne le risque, comme l’ont accepté les deux parties, est la norme de la décision raisonnable (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, aux paragraphes 18 et 19). L’argument de partialité sera traité selon la norme de la décision correcte : A. B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1385, au paragraphe 39 [AB].

[7]               En ce qui concerne l’analyse du risque de l’agente, le demandeur affirme qu’il n’a jamais présenté de preuves de difficultés relatives aux risques en Albanie et que, par conséquent, aucune n’aurait dû être utilisée contre lui. Le demandeur affirme plutôt avoir présenté divers autres éléments de difficultés, dont certains n’étaient pas adéquatement ou raisonnablement abordés, y compris les difficultés du retour en Albanie en raison du bien-être des enfants canadiens et de l’état mental de sa femme. Il remarque que, compte tenu de ce dernier argument, la Cour a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Compte tenu de la preuve qu’il a présentée, cependant, le demandeur affirme que l’agente n’avait pas le droit d’ajouter la décision négative de la SPR à l’égard du demandeur et les documents du pays au sujet du risque (concernant la vendetta).

[8]               Le demandeur affirme également que, si la Cour estime que la conduite de l’agente était acceptable, d’autres seraient dans l’obligation de faire précisément ce à quoi la jurisprudence résiste pour les décisions relatives aux motifs d’ordre humanitaire, soit s’imposer aux agents l’obligation d’ajouter au dossier en allant au-delà de la preuve présentée par les demandeurs. Cela imposerait un fardeau important aux agents, qui sont uniquement tenus d’évaluer le caractère suffisant des éléments de preuve qui leur sont présentés : le fardeau de la preuve repose auprès du demandeur.

[9]               Le défendeur précise en réponse que le consultant en immigration initial du demandeur invoquait ses antécédents d’immigration dans la première demande pour des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, l’agente avait tous les droits de récupérer la décision de la SPR, d’effectuer sa propre recherche sur les documents du pays connexes et de tenir compte de ces éléments.

[10]           Pour analyser les questions soulevées, l’on doit se pencher sur la législation. Le paragraphe 25(1.3) de la LIPR est rédigé en ces termes.

25 (1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

25 (1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

[11]           Ce paragraphe a été ajouté à la Loi en 2010 afin d’éviter la duplication de la détermination du statut de réfugié (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 24 [Kanthasamy]). Les parties de la décision soulignées plus haut font précisément le contraire; elle réexamine les risques présentés à l’audience du statut de réfugié, qui est l’un des facteurs centraux de la décision de l’agente, comme cela est rendu évident dans sa conclusion :

[traduction]

En fonction de l’évaluation cumulative de la preuve présentée, j’ai tenu compte de la situation personnelle du demandeur, de son établissement, de son risque, de son emploi, de ses difficultés, de l’intérêt supérieur d’un enfant et après avoir effectué une évaluation globale de de tous les facteurs pertinents présentés par le demandeur, les facteurs précisés ne soutiennent pas de le dispenser de l’exigence de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger dans son cas. [Non souligné dans l’original.]

[12]           En se fiant à Kanthasamy, aux paragraphes 24 et 51, la juge Strickland, dans Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 287, au paragraphe 31, soutenait que [traduction] « conformément au paragraphe 25(1.3) de la LIPR, au moment d’examiner une demande pour des motifs d’ordre humanitaire, un agent ne peut pas évaluer les facteurs pris en compte pour établir si une personne est un réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 ou une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1), mais il doit étudier les éléments liés aux difficultés qui touchent l’étranger […] ».

[13]           Par conséquent, selon le paragraphe 25(1.3) et selon la jurisprudence susmentionnée, se fier au risque comme l’un des facteurs clés pour rejeter la demande était déraisonnable. De plus, la conclusion déraisonnable est aggravée par le fait que le demandeur n’a présenté aucune preuve documentaire relative au risque en Albanie, ce qui n’est pas surprenant compte tenu du paragraphe 25(1.3). Cependant l’agente s’est efforcée de souligner l’insuffisance ou le manque de la preuve documentaire sur les risques en Albanie.

[14]           Au paragraphe 51 de Kanthasamy, la juge Abella s’est prononcée en ces termes :

Comme le conclut la Cour d’appel fédérale en l’espèce, le par. 25(1.3) n’empêche pas d’admettre en preuve les faits présentés à l’appui d’instances relatives aux art. 96 et 97. Il incombe à l’agent appelé à rendre une décision en application du par. 25(1) de se demander si ces éléments de preuve, de pair avec les autres que le demandeur souhaite présenter, permettent, même s’ils sont insuffisants pour étayer une demande relative à l’art. 96 ou à l’art. 97, de conclure que des « considérations d’ordre humanitaire » justifient une dispense de l’application habituelle de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. En d’autres termes, l’agent n’a pas à se prononcer sur la preuve d’une crainte fondée de persécution ou d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ce qui relève des art. 96 et 97. Il peut cependant tenir compte des faits sousjacents pour déterminer si la situation du demandeur justifie ou non une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[15]           Clairement, justifier « une dispense pour considérations d’ordre humanitaire » signifie qu’il faut établir une difficulté. La difficulté, dans le contexte de demander la résidence permanente du Canada, et non de l’étranger, est par conséquent au cœur même du processus des motifs d’ordre humanitaire. En effet, c’était au cœur de l’analyse de la Cour dans Kanthasamy (voir également les paragraphes 26-33).

[16]           Pour évaluer si le demandeur remplit l’exigence fondamentale pour la dispense, l’agente a besoin d’une base factuelle. Ainsi, le ministre, conformément à la LIPR, peut « étudier le cas de [l’étranger]; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient » (paragraphe 25(1)). Comme l’a expliqué la Cour suprême dans Kanthasamy, au paragraphe 25 :

Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, par. 7475).

[17]           Rien n’empêche un agent de retirer ces faits et ces facteurs pertinents et des facteurs des preuves documentaires sur les conditions au pays présentées par un demandeur. En effet, cette position a été récemment adoptée par la juge Strickland dans Ordonez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 135, au paragraphe 29, où elle a maintenu que, dans la mesure où des preuves documentaires sur les conditions au pays sont présentées à un agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire, les éléments pertinents provenant de la preuve peuvent être considérés dans le cadre d’une analyse des difficultés, mais non dans le but de réexaminer les risques ou autrement en arriver à des conclusions habituellement réservées à une analyse prévue par l’article 96 ou le paragraphe 97(1). Cependant, l’analyse du risque était clairement faite dans ce cas.

[18]           En ce qui concerne la deuxième question (partialité), même si je n’ai pas besoin d’y répondre, je réitérerais mes commentaires présentés à l’audience au profit de ces motifs écrits et compte tenu de la gravité de l’argument présenté. L’agente n’a pas fait montre de partialité, selon le seuil élevé requis par la jurisprudence (voir, par exemple, AB, au paragraphe 141). Comme l’a noté la juge Strickland dans AB, les allégations de partialité sont une question grave, puisqu’elles remettent en question l’intégrité des décideurs et doivent être clairement soutenues par la preuve. Les motifs et le dossier en l’espèce ne s’approchent pas de ce seuil élevé.

III.               Conclusion

[19]           En résumé, la prise en compte du risque en tant que facteur autonome – en dehors d’un contexte de difficultés – dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire est tout simplement une erreur de droit, compte tenu de la modification de 2010 à la LIPR, soit l’ajout du paragraphe 25(1.3) à la Loi. Par cet ajout, la loi ne permet plus d’analyse du risque. Cela relève d’abord du domaine du processus de détermination du statut de réfugié, et à défaut, de l’examen des risques avant renvoi.

[20]           Pour les motifs qui précèdent, la demande est admise et devra être renvoyée à un autre agent pour réexamen. Aucune question à certifier n’a été soulevée et aucune ne s’est présentée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.               La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et elle est renvoyée pour être réexaminée par un autre agent.

2.               Il n’y a aucune question à certifier et aucune ne s’est présentée.

3.                 Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4008-16

INTITULÉ :

LEONARD MULLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AVRIL 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2017

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

POUR LE DEMANDEUR

Nimanthika Kaneira

POUR LE DÉFENDEUR

SOLICITORS OF RECORD :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto, Ontario

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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