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Date : 20170501


Dossier : IMM-3901-16

Référence : 2017 CF 433

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

À Ottawa (Ontario), le 1er mai 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SHIROMI HETTI ARACHCHILAGE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Shiromi Hetti Arachchilage, est citoyenne du Sri Lanka. En avril 2011, elle a quitté son pays d’origine. Elle est d’abord restée en Israël pendant deux ans avant de venir au Canada en mai 2013, après avoir obtenu un permis de travail en tant qu’employée dans une usine de conditionnement de produits de la mer. En mars 2015, après avoir perdu son emploi, elle a déposé une demande d’asile en faisant valoir qu’elle était en danger, car son mari, un soldat de l’armée du Sri Lanka, et les autorités du Sri Lanka la soupçonnaient de soutenir les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). Elle a affirmé avoir été victime de violence conjugale, détenue par l’armée sri lankaise en 2011, et menacée et agressée sexuellement pendant sa détention.

[2]  En janvier 2016, la demande d’asile de Mme Arachchilage a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, car la Section de la protection des réfugiés n’a pas jugé Mme Arachchilage crédible. Mme Arachchilage a fait appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés auprès de la Section d’appel des réfugiés. En mars 2016, la Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés et a conclu que Mme Arachchilage n’était pas une réfugiée ni une personne à protéger en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[3]  Mme Arachchilage a présenté à notre Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés. Elle soutient que la décision est déraisonnable au motif que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve corroborants, en adoptant aveuglément les conclusions de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité et en n’appliquant pas les Directives du président relativement aux revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) appliquées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Elle demande à la Cour d’annuler la décision de la Section d’appel des réfugiés et d’ordonner qu’un tribunal différemment constitué réexamine son appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la Section d’appel des réfugiés est déraisonnable, car son traitement d’un des éléments de preuve corroborants, en l’occurrence un certificat médical lié à l’agression sexuelle subie par Mme Arachchilage en 2011, était erroné et mal fondé. Même si ce certificat ne constituait que l’un des multiples éléments pris en considération par la Section d’appel des réfugiés dans sa décision, sa place centrale dans la demande d’asile de Mme Arachchilage suffit à placer, à mon avis, l’ensemble de la conclusion de la Section d’appel des réfugiés à l’extérieur des limites des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et à justifier l’intervention de la Cour. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen.

[5]  Même si Mme Arachchilage a présenté d’autres questions à l’appui de sa contestation de la décision de la Section d’appel des réfugiés, le traitement par la Section d’appel des réfugiés du certificat médical est déterminant et constitue par conséquent la seule question que je dois aborder pour examiner la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  Contexte

A.  La décision de la Section d’appel des réfugiés

[6]  Dans sa décision, la Section d’appel des réfugiés a d’abord examiné la décision et les conclusions de la Section de la protection des réfugiés. Puisque Mme Arachchilage a fait valoir que la Section de la protection des réfugiés avait commis une erreur dans sa conclusion sur la crédibilité et dans son examen des éléments de preuve corroborants, la Section d’appel des réfugiés a précisément évalué une lettre d’un juge de paix du Sri Lanka, une lettre du frère de Mme Arachchilage, et un certificat médical.

[7]  Le certificat médical, préparé par un gynécologue de l’hôpital Nawaloka au Sri Lanka, précisait que Mme Arachchilage avait été [traduction] « traitée pour une agression sexuelle » en janvier 2011. Dans son analyse, la Section d’appel des réfugiés soulevait des doutes concernant la rédaction du certificat en mai 2015, alors que l’agression sexuelle à laquelle elle faisait référence s’était produite en janvier 2011. Puisque le certificat médical précisait simplement et sommairement que Mme Arachchilage avait été traitée pour une agression sexuelle, la Section d’appel des réfugiés a conclu qu’un [traduction] « médecin traiterait n’importe quel mal dont se plaindrait un patient », et que le document ne constituait pas une preuve réelle que Mme Arachchilage avait été agressée sexuellement. La Section d’appel des réfugiés a conclu que le certificat médical ne précisait pas l’identité de la personne qui avait agressé Mme Arachchilage, et n’indiquait pas [traduction] « si elle avait réellement été agressée sexuellement ou si elle avait seulement été traitée pour une agression sexuelle ». La Section d’appel des réfugiés a donc conclu que le certificat n’avait aucune valeur probante.

[8]  J’ajoute que la Section d’appel des réfugiés a aussi évoqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans ses motifs, puisque Mme Arachchilage a fait valoir que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas fait preuve de sensibilité en concluant que les événements qu’elle avait relatés ne s’étaient pas produits. La Section d’appel des réfugiés a conclu que la Section de la protection des réfugiés avait expliqué en termes clairs pourquoi elle ne croyait pas les allégations de nature sexuelle de Mme Arachchilage. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe existent pour veiller à ce que les demandes d’asile fondées sur le sexe soient instruites avec sensibilité, et la Section d’appel des réfugiés a conclu que Mme Arachchilage n’avait pas démontré en quoi la Section de la protection des réfugiés ne s’y était pas conformée. La Section d’appel des réfugiés a remarqué que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’empêchent pas d’évaluer la crédibilité des revendicatrices de statut de réfugié.

[9]  Dans l’ensemble, la Section d’appel des réfugiés a conclu, à l’appui de son examen autonome de la preuve, que la décision de la Section de la protection des réfugiés était correcte, et l’a confirmée.

B.  La norme de contrôle

[10]  Il est maintenant établi dans la loi que la norme de contrôle que doit appliquer la Cour à une décision de la Section d’appel des réfugiés ou de la Section de la protection des réfugiés sur les exigences législatives en application des articles 96 et 97 de la LIPR est la norme de la décision raisonnable, fondée sur la retenue, puisque la Section d’appel des réfugiés interprète et applique sa loi habilitante, qu’elle maîtrise particulièrement bien (Basran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1221, au paragraphe 19; Niyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 878, au paragraphe 23; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, au paragraphe 45). Depuis l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, la Cour suprême a maintes fois réitéré « qu’il existe une présomption voulant que la décision d’un tribunal administratif interprétant ou appliquant sa loi habilitante est assujettie au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable » (Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 32); Tervita Corp. c Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, au paragraphe 35). C’est le cas en l’espèce.

[11]  De surcroît, la question de savoir si la Section d’appel des réfugiés a correctement évalué les faits et la preuve avant de conclure qu’un demandeur n’est pas un réfugié constitue une question mixte de fait et de droit qui invoque aussi la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux paragraphes 47 et 53).

[12]  Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et les conclusions du décideur ne devraient pas être modifiées tant que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la décision raisonnable des conclusions de fait, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur pertinent (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy] au paragraphe 99). Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 16 et 17).

III.  Analyse

[13]  La question déterminante de la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Arachchilage porte sur le traitement par la Section d’appel des réfugiés du certificat médical. À l’appui du récit de son arrestation et de son agression sexuelle par l’armée sri lankaise pendant sa détention en 2011, Mme Arachchilage a produit le rapport médical d’un gynécologue de l’hôpital Nawaloka, au Sri Lanka. Dans le certificat, le médecin indiquait que Mme Arachchilage avait été hospitalisée quatre jours en janvier 2011 et « traitée pour une agression sexuelle ». Le médecin ajoute qu’un [traduction] « examen médical complet avait été réalisé ».

[14]  Il convient de noter ce qu’a réellement indiqué la Section d’appel des réfugiés à propos du certificat médical dans sa décision. La Section d’appel des réfugiés indique ce qui suit au paragraphe 13 :

La Section d’appel des réfugiés a des préoccupations à l’égard de la valeur probante de ce document. Pour ce qui est d’être une preuve à l’appui, le document n’atteint pas cet objectif. Il ne montre pas à la Section d’appel des réfugiés si l’appelante a réellement été agressée, ce qui est très différent d’être [traduction] « traitée pour une agression sexuelle ». Dans tout établissement de santé, il est raisonnable que le médecin traite n’importe quel mal dont se plaint le patient. Toutefois, le rapport aurait pu présenter davantage de détails s’appuyant sur la discussion de l’appelante avec le médecin à l’époque. Ce certificat médical ne précise pas l’identité de la personne qui a agressé l’appelante ni si elle a réellement été agressée sexuellement ou si elle a seulement été traitée pour une agression sexuelle. La Section d’appel des réfugiés ne conclut pas que le certificat médical manque de crédibilité, mais seulement qu’il ne contient pas suffisamment de renseignements importants à l’égard de la demande d’asile pour avoir une valeur probante.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  Mme Arachchilage soutient que ce traitement du certificat médical était déraisonnable. Bien que le médecin indique dans son rapport que Mme Arachchilage avait été [traduction] « traitée pour une agression sexuelle », la Section d’appel des réfugiés reproche au médecin de ne pas avoir indiqué [traduction] « si l’appelante a réellement été agressée, ce qui est très différent d’être [TRADUCTION] ‘‘traitée pour une agression sexuelle’’ ». Mme Arachchilage affirme que cela minimise gravement sa détresse, et qu’il est absolument déraisonnable d’accorder peu de valeur probante au document au motif qu’il ne renferme aucun détail sur son agression sexuelle. Mme Arachchilage estime aussi que cela tourne en dérision les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe auxquelles la Section d’appel des réfugiés a omis de se conformer. Elle qualifie d’insensé le fait que la Section d’appel des réfugiés ait supposé qu’elle avait été traitée pour une agression fictive, au point de lui porter offense, ainsi qu’à la profession médicale.

[16]  Je partage cet avis.

[17]  Les conclusions de la Section d’appel des réfugiés sur le certificat médical posent plusieurs difficultés, selon moi. Tout d’abord, il est acquis en matière jurisprudentielle que les éléments de preuve documentaire doivent être utilisés en fonction de ce qu’ils disent et non en fonction de ce qu’ils ne disent pas. Un décideur ne peut pas tirer une conclusion défavorable d’un fait omis dans un document si ledit document concorde avec le témoignage (Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 252, aux paragraphes 87 et 88; Pantas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 64, au paragraphe 102). En outre, il est aussi bien reconnu que, lorsque sont évoquées des questions médicales, il est déraisonnable de rejeter comme non fiable un certificat médical confirmant une blessure, au seul motif qu’il omet la cause de ladite blessure ou son responsable (Ismayilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1013 [Ismayilov] au paragraphe 10; Talukder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 658 [Talukder] au paragraphe 12). Pendant l’audience orale devant la Cour, lorsque la Cour lui a demandé si elle pouvait indiquer à la Cour des précédents allant à l’encontre de cette série de décisions, l’avocate du ministre n’a pas pu en indiquer un seul.

[18]  J’observe que la Section d’appel des réfugiés a tenu à préciser dans sa décision qu’elle [traduction] « n’évaluait pas ce que le certificat ne mentionnait pas, mais évaluait comment ce que mentionnait le certificat pouvait ou non étayer les allégations ». Je ne suis pas convaincu par cette déclaration intéressée. En fait, le paragraphe de la décision de la Section d’appel des réfugiés sur le certificat médical donne plutôt la nette impression que la Section d’appel des réfugiés a fait exactement ce qu’elle indiquait ne pas avoir fait. Une simple lecture de l’analyse du certificat médical par la Section d’appel des réfugiés révèle que la Section d’appel des réfugiés s’est concentrée uniquement sur ce que le certificat ne disait pas : la Section d’appel des réfugiés n’a donné aucune valeur probante au document, car elle a conclu que le certificat [traduction] « ne précisait pas l’identité de la personne qui avait agressé » Mme Arachchilage et qu’il [traduction] « ne montrait pas à la Section d’appel des réfugiés si [Mme Arachchilage] avait réellement été agressée » (Non souligné dans l’original.)

[19]  Ensuite, il est aussi déraisonnable d’attendre d’un rapport médical qu’il identifie l’auteur d’une agression ou énonce d’autres détails sur une agression. Les renseignements indiquant si oui ou non Mme Arachchilage avait été agressée ou qui l’avait agressée n’auraient pas pu être vérifiés par le médecin. Dans Talukder, la juge Heneghan a fait remarquer que « le médecin n’(avait) pas été témoin de l’agression. Il n’était pas justifié d’amoindrir la valeur de l’avis » en raison du fait qu’il « ne mentionnait pas que la blessure découlait de l’agression » (Talukder, au paragraphe 12). Dans Ismayilov, la juge Mactavish abonde dans le même sens en indiquant que « [c]omme il est peu probable que les médecins traitants aient été directement témoins des mauvais traitements infligés par la police, je me demande s’il s’agit là d’une raison valable de rejeter la preuve. En effet, toute mention des personnes à l’origine des blessures dans les rapports médicaux aurait probablement été fondée sur des ouï-dire émanant de M. Ismayilov lui-même » (Ismayilov, au paragraphe 10).

[20]  Mais ce n’est pas tout. Sans égard à l’interprétation du certificat médical, j’estime que de conclure, comme l’a fait la Section d’appel des réfugiés, que le certificat [traduction] « ne montre pas à la Section d’appel des réfugiés si l’appelante a réellement été agressée, ce qui est très différent d’être [traduction] “traitée pour une agression sexuelle” » dépasse tout simplement l’entendement. Cette interprétation constitue un affront à la preuve au dossier, ainsi qu’au bon sens le plus élémentaire. Contrairement à l’allusion faite par la Section d’appel des réfugiés dans sa décision, le certificat médical ne se contentait pas d’indiquer que Mme Arachchilage avait affirmé avoir été victime d’une agression sexuelle ou qu’elle avait consulté un médecin à la suite d’une agression sexuelle : il indiquait qu’elle avait été traitée pour une agression sexuelle. Lorsqu’un médecin déclare qu’une personne a été traitée pour un traumatisme, il est simplement illogique, en l’absence de preuve à l’appui, de conclure que le traumatisme n’a pas nécessairement été subi. Le fait d’avoir été traité pour un traumatisme indique nécessairement qu’un traumatisme a été subi. Qu’il s’agisse d’une agression sexuelle, d’une contusion ou de douleur cardiaque, lorsqu’un rapport médical indique qu’une personne a été traitée pour un traumatisme, aucune interprétation raisonnable d’une preuve similaire ne peut permettre de conclure que cette personne n’a pas souffert de lésion ou de préjudice, ou ne les a pas subis. De surcroît, en l’espèce, aucune preuve ne contredit le témoignage de Mme Arachchilage sur l’agression sexuelle, sans compter que Mme Arachchilage a été hospitalisée pendant quatre jours.

[21]  En l’espèce, l’énoncé de la Section d’appel des réfugiés ne constitue pas une formulation malheureuse ou un simple lapsus. Dans un court paragraphe d’une dizaine de lignes, le commentaire est répété deux fois en employant une formulation abrupte. Deux fois, la Section d’appel des réfugiés a énoncé sans équivoque que le certificat médical ne montrait pas à la Section d’appel des réfugiés si oui ou non [Mme Arachchilage] avait réellement été agressée, mais seulement qu’elle avait été « traitée pour une agression sexuelle ». Dans le contexte où Mme Arachchilage avait directement évoqué l’agression sexuelle dans son témoignage, et qu’aucun élément de preuve ne contredisait ses dires sur ce point précis, et que cette question et celle de la violence conjugale constituaient un élément central de sa demande d’asile, la déclaration faite par la Section d’appel des réfugiés suffit, selon moi, à placer la décision à l’extérieur des issues possibles et raisonnables. Quelle que soit l’étendue des issues possibles et raisonnables, ou la marge d’appréciation de la Section d’appel des réfugiés, la conclusion de la Section d’appel des réfugiés sur le certificat médical se trouve à l’extérieur de ces limites.

[22]  L’erreur de la Section d’appel des réfugiés est aggravée par le fait qu’elle rend compte de son indifférence totale à l’égard des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans son analyse du certificat médical. Cela laisse entrevoir une ignorance flagrante des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe forment un cadre d’analyse en contexte de persécution fondée sur le genre où, par exemple, des allégations de violence sexuelle sont prononcées. Ces directives ont pour objet d’assurer « la considération sensible et bien informée du témoignage des femmes revendiquant le statut de réfugié pour des raisons de violence conjugale » (Griffith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1142 (QL), au paragraphe 3). Elles prescrivent que les revendicatrices du statut de réfugiée qui ont subi des violences sexuelles « peuvent avoir besoin qu’on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive ». Ainsi, lorsqu’un décideur manque de « sensibilité voulue », il peut être établi que « les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’ont pas été appliquées comme il se devait » (Odia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 663, au paragraphe 9). Tout en me ralliant à l’avocate du ministre, qui affirme que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’exigent pas un résultat spécifique, elles prescrivent toutefois une certaine attitude. En suggérant qu’un traitement pour agression sexuelle pourrait laisser quelque doute que ce soit sur l’existence réelle d’une agression sexuelle subie par Mme Arachchilage, les conclusions de la Section d’appel des réfugiés sont restées insensibles aux enseignements des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe.

[23]  L’avocate du ministre a vaillamment tenté de faire valoir que cette conclusion de la Section d’appel des réfugiés ne constituait que l’un de multiples points d’analyse et que, si la décision est considérée dans son ensemble, cela ne suffit pas, quoi qu’il en soit, pour modifier l’issue définitive et pour rendre la décision déraisonnable. Je ne suis pas d’accord avec la suggestion du ministre selon laquelle l’erreur ne modifie qu’un seul parmi plusieurs facteurs soupesés par la Section d’appel des réfugiés dans son évaluation de la demande d’asile de Mme Arachchilage et je n’y souscris pas non plus.

[24]  Je reconnais que, lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier, pour déterminer s’ils possèdent les attributs de la raisonnabilité, laquelle tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité (Dunsmuir, au paragraphe 47; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 51 à 53). J’abonde aussi dans le sens de l’avocate du ministre : la Cour doit faire preuve d’une grande retenue devant l’évaluation de la preuve par la Section d’appel des réfugiés et sa considération des divers éléments qui lui ont été présentés, vu son niveau élevé de spécialisation en matière de questions liées à l’immigration. Toutefois, bien que la cour de révision doive résister à la tentation d’intervenir et d’usurper l’expertise spécialisée que le législateur a choisi d’accorder à une entité administrative comme la Section d’appel des réfugiés, elle ne peut « respecter aveuglément » les interprétations d’un décideur (Dunsmuir, au paragraphe 48). Cela est particulièrement vrai lorsqu’une conclusion sur un élément central d’une demande d’asile est sans aucun fondement ni aucune logique, comme c’est le cas en l’espèce.

[25]  Selon la norme de la décision raisonnable, le rôle de la Cour doit se limiter à « rechercher si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée », comme « la présence du caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou « l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy, au paragraphe 99). Cela est généralement exceptionnel, mais de nouveau, c’est en ce point qu’échoue déplorablement la conclusion de la Section d’appel des réfugiés sur le certificat médical en l’espèce. Bien entendu, le décideur n’est pas tenu de mentionner tous les détails qui étayent sa conclusion. Mais la norme de la décision raisonnable exige aussi que les conclusions et la conclusion générale d’un décideur résistent à un examen assez poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 63). Lorsque des composants de la preuve sont mal appréhendés, ou que les conclusions n’émanent pas de la preuve et que l’issue n’est pas défendable, une décision ne pourra pas résister à un examen aussi poussé. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 27, la décision de la Section d’appel des réfugiés porte un important « trait distinctif du caractère déraisonnable » avec sa conclusion erronée sur le certificat médical.

[26]  Je suis également très conscient du fait qu’un contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54), et la cour de révision doit aborder les motifs en vue « de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, au paragraphe 15). Selon la norme, la décision doit être raisonnable, et non parfaite. Cependant, en l’espèce, je n’ai même pas besoin d’entreprendre une chasse au trésor pour mettre au jour l’erreur de la Section d’appel des réfugiés. L’erreur est si flagrante qu’elle émerge clairement des motifs et brille d’elle-même. Sans égard à sa portée limitée, l’erreur de la Section d’appel des réfugiés a suffi, vu la place centrale de la violence conjugale et de l’agression sexuelle contre Mme Arachchilage dans sa demande d’asile, à contaminer dans son ensemble une décision qu’elle a de ce fait rendue déraisonnable. Il s’agit donc d’une situation appelant avec force l’intervention de la Cour.

[27]  Je ferai une dernière observation. La Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 [Mines Alerte] que « le fait qu’un appelant ait droit à une réparation ne change rien au fait que le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une telle réparation, ou du moins de ne pas accorder la totalité de la réparation demandée », dans le cas où l’erreur n’aurait rien changé au résultat (Mines Alerte, au paragraphe 52). Même lorsqu’une erreur importante est constatée, lorsque celle-ci n’aurait pu faire aucune différence dans la décision, la Cour peut décider de refuser de l’annuler (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55, au paragraphe 13). Toutefois, le pouvoir discrétionnaire de la Cour doit être « exercé avec la plus grande diligence » et les « considérations relatives à la prépondérance des inconvénients » doivent être prises en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire (Mines Alerte, au paragraphe 52).

[28]  Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une situation dans laquelle je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour refuser de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Certes, la Section d’appel des réfugiés a analysé divers facteurs dans la demande d’asile de Mme Arachchilage avant de confirmer la décision de la Section de la protection des réfugiés. Cependant, son erreur sur le certificat médical portait sur un élément fondamental, à savoir l’agression sexuelle qui était au centre des doléances de Mme Arachchilage. Il m’est impossible d’établir si, à la lumière d’un examen adéquat de l’impact du certificat médical par la Section d’appel des réfugiés, l’exercice d’équilibre et de pondération de la preuve mènera à une conclusion différente sur la demande d’asile de Mme Arachchilage. Cette évaluation appartient à la Section d’appel des réfugiés, et non à la Cour, et revient de son plein droit à Mme Arachchilage dans le traitement équitable de son appel. Il est possible que, informé de ces motifs sur l’erreur commise par la Section d’appel des réfugiés et de l’évaluation qui aurait dû être faite du certificat médical, un tribunal différemment constitué puisse néanmoins arriver à une conclusion similaire. Cependant, ce tribunal différemment constitué pourrait aussi arriver à une autre conclusion, favorable à Mme Arachchilage. Je ne saurais affirmer que le dossier va tellement à l’encontre de l’accueil de la demande d’asile de Mme Arachchilage qu’il ne servirait à rien de renvoyer l’affaire (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CFA 114, au paragraphe 38).

IV.  Conclusion

[29]  Pour ces motifs, je conclus que le traitement par la Section d’appel des réfugiés du certificat médical était déraisonnable et place la décision de la Section d’appel des réfugiés en dehors de la limite des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je dois par conséquent accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un tribunal différemment constitué de réexaminer l’appel de Mme Arachchilage.

[30]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision rendue le 29 mars 2016 par la Section d’appel des réfugiés refusant l’appel de Mme Shiromi Hetti Arachchilage est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel des réfugiés pour une nouvelle décision sur le fond par un tribunal constitué différemment.

  4. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3901-16

 

INTITULÉ :

SHIROMI HETTI ARACHCHILAGE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mars 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

Pour la demanderesse

 

Rachel Hepburn Craig

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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