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Date : 20170509


Dossier : IMM-4780-16

Référence : 2017 CF 480

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2017

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

MAN LI YIU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les personnes qui ont un statut de visiteur au Canada, comme Mme Yiu, n’ont pas le droit d’exercer un travail sans autorisation. Cela étant, après avoir établi que Mme Yiu avait exercé un travail, la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a pris une mesure d’exclusion. Cette mesure d’exclusion fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

[2]               Quelques-uns des faits sont contestés. Le litige porte essentiellement sur les inférences que la SAI a tirées des faits établis.

[3]               En 2015, après avoir pris connaissance d’annonces dans Internet, le Service de police d’Ottawa a fait une descente dans une maison de débauche. Mme Yiu s’y trouvait dans une chambre à coucher dont la porte était fermée. Un homme, torse nu, remettait ses pantalons. Un condom utilisé avait été jeté par terre. Le litige porte sur la question de savoir si Mme Yiu était vêtue ou non. D’après le rapport de police, elle portait un haut très léger et rien d’autre. Elle affirme pour sa part qu’elle était entièrement et décemment vêtue.

[4]               D’autres femmes qui se trouvaient dans la maison offraient de toute évidence des faveurs sexuelles en échange d’argent.

[5]               Le Service de police a porté la situation de Mme Yiu à l’attention des autorités de l’immigration.

[6]               Mme Yiu est venue au Canada avec un visa de visiteur afin d’y retrouver son petit ami canadien (qu’elle a ensuite épousé). Le paragraphe 30(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) prévoit qu’un étranger est autorisé à exercer un emploi ou à étudier au Canada seulement sous le régime de la Loi. Ce n’était pas le cas de Mme Yiu.

[7]               Selon le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, le « travail » est une « activité qui donne lieu au paiement d’un salaire ou d’une commission, ou qui est en concurrence directe avec les activités des citoyens canadiens ou des résidents permanents sur le marché du travail au Canada ». L’élément de la concurrence n’est pas en litige en l’espèce.

[8]               Un agent a établi un rapport d’interdiction de territoire en application de l’article 44 de la LIPR, dans lequel il fait valoir que Mme Yiu avait contrevenu à la Loi.

Récit de Mme Yiu

[9]               Mme Yiu nie catégoriquement qu’elle « travaillait » dans la maison en question, ou qu’elle n’était pas vêtue décemment. Elle avait prêté son iPad à une connaissance et avait tout simplement pris une entente pour le récupérer dans cette maison. Elle n’avait aucune idée que cette connaissance était une travailleuse du sexe et que la maison en était une de débauche. Elle était montée à l’étage pour aller à la salle de bain quand une femme de la maison a crié que la police était sur les lieux. Elle s’est précipitée dans la chambre où, avait-elle compris, l’iPad était rangé dans un placard. Elle ne voulait pas qu’il soit saisi. La porte de la chambre s’est alors refermée derrière elle. Comme elle a une très mauvaise vue, elle ne s’est pas rendu compte qu’un homme se trouvait dans la chambre, en petite tenue.

Les procédures

[10]           Mme Yiu a obtenu une annulation de la mesure d’exclusion par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SI a jugé son récit crédible et y a prêté foi. Le ministre n’est pas parvenu à faire la preuve, comme il lui incombait, que Mme Yiu exerçait un travail.

[11]           Le ministre a interjeté appel de la décision et a obtenu gain de cause. Essentiellement, la SAI a donné la préséance au rapport de police sur la déposition de Mme Yiu, et a inféré en l’occurrence qu’elle avait exercé un travail.

[12]           La SAI s’est fondée sur le passage souvent cité des Motifs du jugement du juge O’Halloran, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans l’affaire Faryna v Chorney, [1952] 2 DLR 354, à la page 357 :

[traduction] On ne peut évaluer la crédibilité d’un témoin intéressé, en particulier dans les cas de témoignages contradictoires, en se fondant exclusivement sur le point de savoir si son comportement personnel inspire la conviction qu’il dit la vérité.  Il faut soumettre la version qu’il propose des faits à un examen raisonnable de sa compatibilité avec les probabilités afférentes à la situation considérée. Bref, le véritable critère applicable à la véracité de la version du témoin dans un tel cas doit être sa conformité à la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien informée estimerait d’emblée raisonnable dans le lieu et la situation en question.

Question en litige

[13]           La question en litige n’est pas celle de savoir si Mme Yiu exerçait un travail. En l’espèce, il s’agit plutôt de déterminer s’il était déraisonnable pour la SAI de trancher que Mme Yiu exerçait effectivement un travail. La Cour n’a pas pour fonction d’évaluer les faits.

Décision

[14]           En dépit des efforts que je qualifierais d’herculéens de la part de l’avocate de Mme Yiu, je suis d’avis que la décision est raisonnable et que, ce faisant, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

Analyse

[15]           Parmi les nombreux points soulevés par Mme Yiu, les plus importants sont les suivants :

(a)    La SAI se devait de faire preuve de déférence à l’égard de la conclusion de la SI comme quoi elle n’exerçait pas un travail.

(b)   La préséance accordée au rapport de police sur sa déposition était une erreur puisque le policier qui l’a rédigé n’a pas produit d’affidavit et ne pouvait pas être contre-interrogé.

(c)    Le caractère d’immoralité qui entache l’affaire commandait une norme de preuve plus rigoureuse.

(d)   La SAI a renversé le fardeau de la preuve.

(e)    Les conclusions de fait du juge sont truffées d’erreurs manifestes et dominantes.

(f)     Des éléments de preuve cruciaux ont été ignorés.

(g)    Les conclusions ne sont pas le fruit d’inférences raisonnables, mais plutôt de pures hypothèses.

[16]           L’appel devant la SAI est un appel de novo. Celle-ci ne se penche pas uniquement sur le dossier dont la SI a été saisie. Chaque partie peut présenter des éléments de preuve, y compris des éléments de preuve qui n’étaient pas à la disposition de la SI. La SAI n’est nullement tenue de faire preuve de déférence à l’égard de la SI dans les circonstances. Le juge en chef procède à une analyse exhaustive de ses pouvoirs dans la décision Castellon Viera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086.

[17]           La SAI pouvait à bon droit se fonder sur le rapport de police et lui donner la préséance sur la déposition de Mme Yiu. Celle-ci a tenté, sans succès, de faire comparaître le service de police devant la SI mais, apparemment, pas devant la SAI.

[18]           La SAI a toute liberté pour ce qui concerne sa propre procédure, pourvu qu’elle respecte les principes de la justice naturelle, dont celui de l’équité procédurale. En vertu de l’alinéa 175(1)b) de la LIPR, la SAI n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve.

[19]           La juge Snider s’est penchée sur la question de la fiabilité d’un rapport non assermenté dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Furman, 2006 CF 993, au paragraphe 99. Parmi les indices à prendre en considération se trouvent la rédaction du document par une personne qui n’a aucun intérêt dans l’instance, et qui ne l’a pas fait en prévision d’un litige, ou la rédaction à l’époque des faits.

[20]           Il a été allégué qu’une norme de preuve plus rigoureuse était indiquée en raison de la nature du travail prétendument exercé. S’il s’était agi d’un travail de femme de ménage, la norme applicable aurait été moins stricte. L’avocate a invoqué l’arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire Reid v Halifax Insurance Co, [1984] Carswell NS 372. Il s’agissait d’une action en dommages-intérêts au titre d’une police d’assurance-incendie. La défense des assureurs reposait sur des allégations de fausses déclarations et d’incendie criminel. Voici la conclusion tirée dans ce jugement : [TRADUCTION] « lorsqu’une allégation dans une instance civile porte sur un acte moralement répréhensible ou qui pourrait revêtir un aspect criminel, le degré de preuve exigé est un degré de probabilité supérieur que dans le cas d’un acte qui n’est pas moralement répréhensible ou qui ne revêt pas un aspect criminel. »

[21]           Cependant, cet arrêt ne peut plus être invoqué depuis l’arrêt F.H. C. McDougall de la Cour suprême du Canada (2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41). La Cour a établi sans équivoque que dans une instance civile et en l’absence de disposition législative contraire, la norme de preuve qui s’applique est toujours celle de la prépondérance des probabilités. Dans l’instance civile en question, la Cour se penchait sur des allégations d’agression sexuelle.

[22]           Je ne suis pas d’accord pour dire que la SAI a renversé le fardeau de la preuve. Le ministre a toujours la charge générale, mais celle de la présentation des éléments de preuve peut alterner au gré du contenu du dossier et du moment où les pièces y ont été versées.

[23]           À mon sens, la SIA n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans ses conclusions de fait. La présomption selon laquelle tous les éléments de preuve ont été pris en considération n’a pas été réfutée. Il ne s’agit pas ici d’une affaire, comme c’est le cas dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, dans laquelle les éléments de preuve laissés de côté dans les motifs contredisaient les conclusions du décideur. Le fait que Mme Yiu ne figurait pas sur le site Web ne permet pas de conclure qu’elle n’exerçait pas un travail. Le fait qu’elle n’avait aucun bagage dans la maison, contrairement aux autres femmes, n’indique pas non plus qu’elle n’y travaillait pas. En fait, selon la preuve, elle vivait avec son petit ami et n’avait pas besoin de bagage. De même, la déclaration du petit ami concernant les vêtements qu’elle portait le jour de la descente et le fait que, après sa remise en liberté, ils ont récupéré l’iPad n’ont pas non plus d’incidence sur ce qu’elle faisait ou ne faisait pas dans cette maison.

[24]           La question en litige est celle de savoir si les conclusions de la SAI étaient des inférences correctement tirées des faits ou de pures hypothèses.

[25]           Dans la décision Grant c. Australian Knitting Mills Ltd & Ors, [1936] AC 85, [1935] All ER Rep 209 (JCPC), lord Wright déclarait à ce sujet, aux pages 213 et 214 :

[traduction] Une démonstration mathématique ou purement logique est généralement impossible : en pratique, on exige des jurys qu’ils agissent selon la prépondérance raisonnable des probabilités, tout comme le ferait un homme raisonnable pour prendre une décision dans une situation sérieuse. Les éléments de preuve, insuffisants lorsque présentés individuellement, peuvent constituer un tout significatif lorsqu’ils sont mis ensemble et justifier une conclusion par leur effet combiné […].

[26]           La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Et comme lord Macmillan l’a souligné dans la décision Jones c. Great Western Railway Co (1930), 47 TLR 39, à la page 45, 144 LT 194, à la page 202 :

[traduction] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible, mais elle n’a aucune valeur en droit puisqu’il s’agit d’une simple supposition. En revanche, une inférence, au sens juridique, est une déduction tirée de la preuve et, si c’est une déduction raisonnable, elle pourrait être valide juridiquement. J’estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de l’inférence.

[27]           Le jugement Jones a été appliqué par la Cour fédérale d’appel dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Satiacum (1989), 90 NR 171, [1989] ACF. no 505.

[28]           Même si le rapport de police donne une description inexacte de la manière dont elle était vêtue, beaucoup d’autres éléments de preuve permettaient d’inférer que Mme Yiu exerçait un travail (Miranda c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 437, 63 FTR 81).

[29]           Somme toute, il m’est demandé d’apprécier de nouveau la preuve, un rôle qui n’appartient pas à notre Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15, [2011] 3 RCS 708).

[30]           La décision est raisonnable si l’on applique les critères énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Tel qu’il y est enseigné au paragraphe 47, les conclusions raisonnables peuvent être multiples. En l’occurrence, la décision appartient aux issues possibles acceptables. Il n’est pas déraisonnable pour la SAI d’avoir conclu que Mme Yiu exerçait un travail dans la chambre en question sans y être autorisée sous le régime de la Loi, même si la conclusion de la SI était différente.

Question à certifier

[31]           Ma décision n’est pas susceptible d’appel à la Cour d’appel fédérale sauf si, conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR, je certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et que j’énonce celle-ci.

[32]           Mme Yiu demande que la question suivante soit certifiée :

Quelle est la norme de contrôle applicable à une conclusion portant sur l’existence de tous les éléments constitutifs d’une infraction reprochée à quelqu’un, ou sur la question de savoir si le ministre s’est acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait dans le contexte du paragraphe 30(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27?

[33]           Comme l’a souligné la Cour d’appel, il s’agit de déterminer si la question est grave, de portée générale, déterminante quant à l’issue de l’appel (Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89), et si elle transcende les intérêts des parties en litige (Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178).

[34]           Le droit est bien établi pour ce qui concerne le fardeau de la preuve et la preuve circonstancielle. En conséquence, il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4780-16

 

INTITULÉ :

YIU c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mai 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE HARRINGTON

 

DATE :

Le 9 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Kathleen Y Jin

 

Pour la demanderesse

Sanam Goudarzi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kathleen Jin Law Office

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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