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Date : 20170519


Dossier : IMM-4417-16

Référence : 2017 CF 517

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2017

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

RENE MUJANAYI BAKENGE

&

GODELIVE MUKENDI NDEKENYA

Demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Monsieur Rene Mujanayi Bakenge et Madame Godelive Mukendi Ndekenya, un couple de Congolais âgés respectivement de 77 et 66 ans, demandent le contrôle judiciaire de la décision ayant refusé leur demande d’exemption, pour des motifs d’ordre humanitaire, de l’obligation de déposer leur demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[2]               Ils allèguent que l’agent a erré dans son analyse du meilleur intérêt des enfants de leur fils aîné, résident canadien, ainsi que dans son analyse des risques et conditions défavorables qui prévalent en République Démocratique du Congo [RDC].

II.                Question préliminaire

[3]               Le défendeur plaide que la demande des demandeurs comporte un vice de fond qui justifie son rejet puisque les demandeurs n’ont pas déposé d’affidavit établissant la véracité des faits invoqués à son soutien, tel que requis selon l’alinéa 10(2)d) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d'immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [Règles].

[4]               Comme la demande d’autorisation a été accordée en dépit de ce vice de forme, je préfère traiter du mérite de la demande de contrôle judiciaire plutôt que de la rejeter pour ce seul motif.

III.             Faits

[5]               Les demandeurs sont arrivés au Canada le 16 novembre 2013 et ont présenté une demande d’asile le 8 juillet 2014. Cette demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés et par la Section d’appel des réfugiés, et leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée par cette Cour.

[6]               Le 15 juillet 2016, les demandeurs ont déposé une demande de résidence permanente basée sur des motifs d’ordre humanitaire, laquelle a été rejetée le 30 septembre 2016 et fait l’objet de la présente demande. Ils y invoquaient plusieurs motifs dont deux seuls sont pertinents aux fins des présentes. Leur fils aîné est maintenant père monoparental et comme il travaille sept jours sur sept, il compte sur eux pour l’aider dans l’éducation et la surveillance de ses enfants âgés de 16 et 13 ans. Par ailleurs, compte tenu de la situation qui prévaut présentement en RDC et qui justifie la mise en place d’un moratoire sur les renvois dans ce pays par le gouvernement canadien, leur renvoi mettrait leur sécurité à risque. Par ailleurs, à leur retour, ils seraient perçus comme des gens riches ou encore comme des sorciers et ils seraient, de ce fait, persécutés.

IV.             Décision contestée

[7]               L’agent d’immigration a conclu que les facteurs invoqués par les demandeurs n’étaient pas suffisants pour soutenir leur demande d’exemption fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[8]               L’agent a considéré l’intérêt supérieur des petits-enfants des demandeurs, la possibilité pour eux d’avoir accès à des soins de santé en RDC, leur degré d’établissement au Canada et les risques et conditions défavorables dans leur pays d’origine. Puisque les demandeurs ne contestent que l’analyse du premier et du dernier de ces facteurs, eux seuls seront considérés.

[9]               L’agent accorde de l’importance aux lettres transmises par les petits-enfants des demandeurs qui expliquent leur attachement et l’impact positif que les demandeurs ont sur leur vie. Cependant, il note que les demandeurs sont au Canada depuis moins de trois ans et qu’ils n’ont pas démontré que les enfants subiraient un préjudice, autre que les conséquences normales d’une séparation, s’ils devaient retourner en RDC. Dans une telle éventualité, il leur serait toujours possible de maintenir une relation à distance, par le biais des réseaux sociaux et technologies de l’information. Après avoir soupesé l’ensemble de la preuve soumise par les demandeurs, l’agent conclut que celle-ci ne démontre pas que l’intérêt supérieur des petits-enfants des demandeurs serait compromis par leur retour en RDC.

[10]           L’agent considère ensuite les allégations des demandeurs quant aux risques auxquels ils feraient face advenant leur renvoi. Outre les conditions générales désastreuses du pays, l’agent note que les demandeurs disent craindre leur retour en RDC principalement pour deux raisons qui leur sont personnelles : ils pourraient être considérés comme des personnes riches ou des sorciers et ils sont recherchés par les autorités policières congolaises. Or, l’agent constate une absence de preuve au soutien de ces deux allégations. Bien qu’il reconnaisse le climat d’insécurité générale qui prévaut en RDC, l’agent conclut que les demandeurs n’ont pas démontré de lien entre cette insécurité et leur situation personnelle.

V.                Question en litige et norme de contrôle

[11]           À mon sens, cette demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question :

L’agent a-t-il erré dans son appréciation de la preuve et des divers facteurs justifiant l’octroi d’une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire?

[12]           Les décisions fondées sur l’article 25 de la LIPR sont intrinsèquement discrétionnaires et, par conséquent, sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 10).

[13]           Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour doit déterminer si les conclusions du décideur appartiennent aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47). Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », cette Cour ne peut y substituer la conclusion qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; [2009] 1 RCS 339 au para 59).

VI.             Analyse

L’agent a-t-il erré dans son appréciation de la preuve et des divers facteurs justifiant l’octroi d’une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire?

[14]           À mon avis, la décision de l’agent est raisonnable. Il a évalué l’intérêt supérieur des enfants, l’ensemble des allégations des demandeurs sur les risques et conditions défavorables en RDC, le degré d’établissement des demandeurs au Canada et leur argument à l’effet qu’ils n’auraient pas un accès suffisant aux soins médicaux ou de santé en RDC. Il a évalué le tout à la lumière de la preuve et a raisonnablement conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer que leurs circonstances justifient l’octroi d’une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[15]           Une demande fondée sur cette disposition est une mesure exceptionnelle. Elle impose au demandeur le fardeau de démontrer qu’il rencontrerait des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées » si sa demande n’était pas accordée et s’il devait faire sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada (Kanthasamy, ci-dessus au para 26). La Cour suprême précise :

[...] Sont « inhabituelles et injustifiées » les difficultés qui sont « non envisagées » par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou son règlement d’application et qui sont « le résultat de circonstances indépendantes de [la] volonté [du demandeur] ». Quant aux « difficultés démesurées », ce sont celles qui « auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle » [...]

[16]           La Cour suprême ajoute que l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne crée pas trois seuils distincts. Plutôt, ces facteurs « doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent » (Kanthasamy, ci-dessus au para 33). Les éléments justifiant une dispense varient donc en fonction des faits et du contexte particuliers propres à chaque demande (Kanthasamy, ci-dessus au para 25).

[17]           À mon avis, c’est ce que l’agent a fait en l’instance.

(1)               L’intérêt supérieur des enfants

[18]           Les demandeurs allèguent que l’agent a erré dans son examen du meilleur intérêt des enfants pour deux motifs : premièrement, ils soumettent que l’agent a omis de considérer que le père des enfants mineurs est un père monoparental et que les enfants jouissent de la présence de leurs grands-parents à leurs côtés; deuxièmement, ils allèguent que l’agent a erré en considérant que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’il leur serait impossible d’entretenir une relation avec leurs petits-enfants par le biais des technologies de l’information. À l’appui de ce dernier point, ils invoquent l’affaire Somera Duque c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1367, où cette Cour a affirmé qu’il était déraisonnable pour un agent d’immigration de conclure qu’un père pouvait garder contact avec sa fille de deux ans par téléphone.

[19]           Avec égard, je ne partage pas la position des demandeurs. À mon sens, l’agent a adéquatement analysé l’impact qu’aurait le retour des demandeurs en RDC sur leurs petits-enfants, à la lumière de la preuve qu’il avait devant lui. Il a été réceptif, attentif et sensible au meilleur intérêt des petits-enfants des demandeurs (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75; Kanthasamy, ci-dessus au para 38).

[20]           Bien que le fils des demandeurs se dise monoparental, la preuve au dossier démontre plutôt qu’il a une garde partagée avec la mère de ses enfants. Cela est, à mon sens, fort différent de la monoparentalité. En dépit de ce fait, l’agent note ce qui suit :

Je note que les demandeurs s’impliquent au sein de la famille de leur fils aîné qui est un parent monoparental (Décision, Dossier du tribunal, p 5).

[21]           L’agent a donc considéré la preuve au dossier et le fait que les demandeurs pouvaient apporter une certaine aide à leur fils lorsque ses enfants sont avec lui. Il a également retenu que les enfants témoignent du fait qu’au cours des trois dernières années, ils ont appris à connaître leurs grands-parents et à apprécier leur présence. Il reconnaît clairement le rôle des grands-parents dans la vie de leurs petits-enfants et de leur fils.

[22]           Cependant, l’agent retient que les demandeurs sont au Canada depuis moins de trois ans et qu’aucune preuve au dossier ne démontre que leurs petits-enfants subiraient un préjudice particulier du fait de leur retour en RDC.

[23]           L’agent conclut également que rien n’indique qu’il serait impossible pour les demandeurs d’entretenir une relation avec leurs petits-enfants par le biais des technologies de l’information.

[24]           À cet égard, je vois difficilement le parallèle que les demandeurs tentent de faire entre leur situation et celle du père d’un enfant de deux ans dans l’affaire Somera Duque. On ne peut comparer le besoin d’un enfant de deux ans d’avoir un contact étroit et constant avec son père et le besoin d’adolescents de maintenir un contact aussi étroit avec leurs grands-parents. Dans la situation qui nous occupe, les enfants concernés demeureront au Canada et demeureront sous la garde conjointe et partagée de leurs deux parents. On ne peut donc inférer de l’affaire Somera Duque qu’il était déraisonnable de conclure que la relation que les demandeurs ont développée au cours des dernières années avec leurs petits-enfants pouvait se poursuivre à distance.

[25]           En fait, les demandeurs me demandent de réévaluer la preuve et d’adopter la solution qu’ils privilégient, ce qui n’est pas le rôle de cette Cour (Khosa, ci-dessus au para 59).

[26]           Je suis donc d’avis que l’agent pouvait raisonnablement conclure qu’il n’était pas satisfait que l’intérêt supérieur des petits-enfants des demandeurs serait compromis par leur retour en RDC.

(2)               Risques et conditions défavorables en RDC

[27]           Les demandeurs ont également fait valoir que l’agent a erré dans son analyse des risques et conditions défavorables en RDC, en appliquant les critères développés sous l’article 97 de la LIPR ou appliqués dans le cadre d’une demande d’examen des risques avant renvoi. Ils soumettent que l’agent s’est fondé sur l’absence de lien entre les risques allégués et la situation personnelle des demandeurs pour accorder peu de poids à la preuve déposée. À leur avis, cela équivaut à imposer un fardeau plus exigeant que celui qu’il convient d’appliquer à une demande pour des considérations d’ordre humanitaire (Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 au para 34; Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1269 au para 73).

[28]           Je suis plutôt d’opinion que l’agent a tenu compte de la preuve produite et des conditions prévalant en RDC, et qu’il n’a pas fait une analyse des risques en appliquant les critères développés sous les articles 96 et 97 de la LIPR.

[29]           Rappelons que les demandeurs ont allégué craindre pour leur sécurité pour trois motifs précis :

   Ils pourraient être considérés comme des personnes riches ou encore comme des sorciers;

   Ils seraient recherchés par les autorités policières congolaises; et

   Ils seraient victimes de l’insécurité générale qui prévaut en RDC.

[30]           Les demandeurs n’ont pas contesté l’examen de l’agent quant aux deux premiers motifs.

[31]           En ce qui concerne le troisième motif, l’agent se dit sensible à la situation instable en RDC, mais il note que les demandeurs n’ont pas démontré en quoi cette situation les affecterait plus particulièrement.

[32]           Le fardeau de la preuve incombait incontestablement aux demandeurs d’établir que leur crainte était bien fondée. Dans l’affaire Piard c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 170, cette Cour a conclu que l’analyse sous le paragraphe 25(1) de la LIPR doit se faire à la lumière de la situation personnelle d’un demandeur (Piard, ci-dessus au para 18). Le juge Richard Boivin y cite avec approbation les propos du juge Michel M.J. Shore dans Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6, au paragraphe 38 :

[38]      L’allégation des risques au sein d’une demande CH doit être un risque particulier et personnel au demandeur. Le demandeur a le fardeau de démontrer un lien entre cette preuve et sa situation personnelle. Autrement, chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH, peu importe sa situation personnelle en cause, ce qui n’est pas le but et l’objectif d’une demande CH. En conclure ainsi constituerait une erreur à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR et délégué notamment à l’agent d’ERAR par le Ministre.

[Citations omises.]

[33]           Je suis d’avis que c’est exactement ce que l’agent a fait dans le cas qui nous occupe. L’agent a identifié les facteurs soulevés par les demandeurs, il a considéré la preuve soumise à leur appui et il a conclu qu’en l’absence de lien entre les conditions défavorables en RDC et la situation personnelle des demandeurs, il ne pouvait accorder beaucoup de poids à la preuve objective déposée. En d’autres termes, la preuve de la situation généralisée en RDC ne lui permet pas de déterminer que les demandeurs rencontreraient des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées » si leur demande n’était pas accordée.

[34]           Rien dans les motifs de l’agent ne me permet de conclure qu’il a tiré une conclusion erronée en se basant sur les critères normalement réservés à l’application de l’article 97 de la LIPR.

[35]           La décision de l’agent est donc, à tous égards, raisonnable.

VII.          Conclusion

[36]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera rejetée. Les parties n’ont soumis aucune question de portée générale pour fins de certification et je suis d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans IMM-4417-16

LA COUR STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée;

2.             Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4417-16

INTITULÉ :

RENE MUJANAYI BAKENGE & GODELIVE MUKENDI NDEKENYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 mai 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 19 MAI 2017

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

Pour les demandeurs

Isabelle Brochu

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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