Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131113


Dossier :

IMM-1414-13

 

Référence : 2013 CF 1146

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2013

En présence de monsieur le juge en chef

 

 

ENTRE :

B074

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans sa décision, la SAI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour raisons de sécurité étant donné qu’il était membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET], une organisation qui se livre à des activités terroristes, aux termes des alinéas 34(1)c) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

 

[2]               Le demandeur fait valoir que, dans sa décision, la SAI a commis les erreurs suivantes :

a.       elle s’est fondée sur le mauvais critère juridique pour définir l’appartenance à une organisation terroriste, ou elle a omis de considérer ou de soupeser raisonnablement les facteurs qu’elle était tenue d’évaluer;

b.      elle a omis de tenir compte de la défense de contrainte;

c.       elle a pris une décision déraisonnable.

 

[3]               En conséquence, le demandeur demande que soit prise une ordonnance pour infirmer la décision de la SAI et pour renvoyer l’affaire de la SAI à un tribunal différemment constitué pour réexamen conformément aux instructions que la Cour pourrait considérer comme appropriées.  

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, je conviens que la SAI a commis la première des erreurs alléguées par le demandeur. La présente demande sera donc accueillie.

 

I.   Contexte

 

[5]                Le demandeur, B074, est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule; il est arrivé au Canada en août 2010 à bord du MV Sun Sea et a déposé une demande d’asile dès son arrivée.

 

[6]               Au Sri Lanka, il vivait avec sa famille dans une région entièrement sous l’emprise du gouvernement sri-lankais.  

 

[7]               En juin 2006, il s’est rendu dans la ville de Kilinochchi, quartier général des TLET, pour retrouver son oncle qui, après avoir subi un accident vasculaire cérébral, était devenu paralysé et avait besoin d’aide pour tenir son magasin. 

 

[8]               Le demandeur a pu se rendre à Kilinochchi grâce à un cessez-le-feu qu’avaient négocié à cette époque les TLET et le gouvernement du Sri Lanka. Mais lorsque les hostilités ont repris, le demandeur ne pouvait plus retourner chez lui.

 

[9]               Le demandeur a aidé tenir le magasin de son oncle pendant une année environ, jusqu’à ce qu’il obtienne un emploi à la Road Construction Private Company Ltd [l’entreprise]. Les parties conviennent de part et d’autre que les activités de l’entreprise étaient totalement sous la mainmise des TLET durant la période d’emploi du demandeur, soit de juillet 2007 à août 2008 approximativement. Les parties conviennent également que le demandeur a obtenu cet emploi par l’entremise d’un certain Sinnappa Master, une connaissance de sa tante, afin d’éviter de se retrouver sur les premières lignes de combat aux côtés des TLET. Les parties semblent convenir que M. Master était, au sein des TLET, chargé de délivrer aux particuliers les permis et laisser‑passer requis pour sortir du territoire dominé par les TLET.  

 

[10]           En 2009, après que sa tante et son oncle eurent été tués dans un bombardement, le demandeur a quitté la zone de conflits et s’est rendu dans un camp de réfugiés. Il s’est ensuite enfui en Malaisie et, de là, il est allé en Thaïlande ou il est monté à bord MV Sun Sea.

 

[11]           À son arrivée au Canada, les agents d’immigration ont prétendu qu’il était interdit de territoire parce qu’il appartenait à une organisation terroriste, à savoir les TLET. Ils l’ont alors convoqué à une enquête devant la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[12]           À l’audience devant la SI, les parties ont convenu que les TLET formaient une organisation au sujet de laquelle des motifs raisonnables permettent de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera à des activités décrites aux alinéas 34(1)a), b) ou c) de la LIPR, y compris des actes de terrorisme. La question clé était donc de savoir si le demandeur était « membre » de cette organisation.

 

[13]           La SI a conclu que des motifs raisonnables donnaient à croire que l’entreprise était sous la domination des TLET à l’époque en question. Cependant, elle a rejeté l’idée que le seul fait de travailler pour une société dominée par les TLET suffisait à établir l’appartenance aux TLET aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Après avoir établi et mis en balance les facteurs qui appuient ou contredisent l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre des TLET, la SI a conclu que, en fait, le demandeur n’était pas membre de cette organisation.

 

[14]           Le ministre a fait appel de cette décision à la SAI conformément au paragraphe 63(5) de la LIPR.

 

II.        Décision faisant l’objet du contrôle

 

[15]           La seule question que devait trancher la SAI était de savoir si le demandeur était membre des TLET.

 

[16]           Dans son examen de cette question, la SAI a convenu avec le ministre que « si l’entreprise de construction routière était exploitée par les TLET et que l’intimé y exerçait effectivement un emploi au lieu de combattre sur les lignes de front, l’emploi équivaudrait à une appartenance officieuse aux TLET ».

 

[17]           Au bout du compte, après une analyse plus approfondie, la SAI a conclu que l’entreprise était de fait contrôlée ou exploitée par les TLET durant la période en cause et que le travail qu’y occupait le demandeur se résumait à son appartenance officieuse aux TLET.

 

[18]           Par ailleurs, la SAI a brièvement soupesé, puis rejeté l’argument du demandeur selon lequel il avait dû s’associer à cette société sous la contrainte.

 

III.             Législation pertinente

 

[19]           Selon l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité un étranger qui est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte de terrorisme ou d’autres actes semblables.

 

[20]           Conformément à l’article 33 de la LIPR, les faits qui emportent interdiction de territoire aux termes des articles 34 à 37 de la LIPR comprennent des faits appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Est inclus le fait d’être membre d’une organisation.   

 

[21]           Les articles 33 et 34 sont reproduits intégralement à l’annexe 1 des présents motifs

 

IV.       Questions

 

[22]           Le demandeur a soulevé les trois questions suivantes :

i)     La SAI a-t-elle fait erreur en se fondant sur le mauvais critère juridique pour définir l’appartenance à une organisation terroriste ou en omettant de considérer ou de soupeser raisonnablement les facteurs qu’elle était tenue d’apprécier?  

ii.    La SAI a-t-elle fait erreur en omettant de tenir compte de la défense de contrainte?

iii.  La SAI a-t-elle pris une décision déraisonnable?

 

V.        Norme de contrôle

 

[23]           La première question soulevée par le demandeur a deux volets. Le sens à donner au terme « membre » à l’alinéa 34(1)f) est une question d’interprétation législative qui est susceptible de contrôle selon la norme du caractère raisonnable. C’est parce que la LIPR est la loi habilitante de la SAI et que l’interprétation ne relève d’aucune des catégories de questions auxquelles la norme de la décision correcte demeure applicable (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 30 [Alberta Teachers]; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 23 [Poshteh]; Kanapathy c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 459, au paragraphe 29 [Kanapathy]; Basaki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 397, au paragraphe 17 [Basaki]; Motehaver c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 141, au paragraphe 11 [Motehaver]; Sepid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 907, au paragraphe 13 [Sepid]; Ugbazghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, au paragraphe 36 [Ugbazghi]). Que la SAI ait commis une erreur en n’examinant et en ne soupesant pas raisonnablement les facteurs qu’elle était tenue d’apprécier constitue une question mixte de fait et de droit qui est aussi susceptible de contrôle selon la norme du caractère raisonnable (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 51 à 53 [Dunsmuir]; Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 957, au paragraphe 66 [Toronto Coalition]).

 

[24]           La deuxième question soulevée par le demandeur concerne la défense fondée sur la contrainte et est constituée de deux volets à savoir : le bon critère permettant d’invoquer la contrainte a-t-il été appliqué, d’une part, et a-t-il été convenablement appliqué aux faits en l’espèce, d’autre part. Selon moi, dans la mesure où le critère de la défense fondée sur la contrainte a été fixé dans la jurisprudence (Oberlander c Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, au paragraphe 25), il n’est pas loisible à la SAI d’appliquer d’autres critères. En conséquence, la question de savoir si la SAI a appliqué le bon critère pour établir la défense fondée sur la contrainte est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 22). Cependant, la façon dont la SAI a appliqué ce critère aux faits de l’espèce est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, précité).  

 

[25]           La troisième question que soulève le demandeur et qui porte sur le caractère raisonnable de la décision de la SAI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

VI.       Analyse

 

A. La SAI a-t-elle fait erreur en se fondant sur le mauvais critère juridique pour définir l’appartenance à une organisation terroriste ou en omettant de considérer et de soupeser raisonnablement les facteurs qu’elle était tenue d’apprécier?

 

[26]           Le demandeur fait valoir que la SAI a fait erreur en concluant que le seul fait de travailler pour une société qui était sous la domination des TLET suffisait à établir l’appartenance de l’individu en question aux TLET. Le demandeur soutien également que SAI a fait erreur en omettant d’examiner et de soupeser raisonnablement les facteurs qu’elle était tenue d’apprécier. Je conviens de ce que la SAI semble avoir commis ces deux erreurs. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute qu’elle a commis la seconde.

 

[27]           Il est bien établi en droit que le terme « membre », tel qu’il est utilisé à l’article 34 de la LIPR, doit recevoir une interprétation large et libérale (arrêt Poshteh, précité, aux paragraphes 27 à 29; Kanapathy, décision précitée, au paragraphe 33; Jalloh c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 317, aux paragraphes 10 et 34; Kanendra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, au paragraphe 23 [Kanendra]). 

 

[28]            La jurisprudence n’a pas encore fixé une définition précise et complète du terme « membre » (arrêt Poshteh, précité; Toronto Coalition, décision précitée, au paragraphe 118; décision Ugbazghi, précitée, au paragraphe 37). Toutefois, il est clair que l’appartenance réelle ou formelle à une organisation n’est pas essentielle; la participation ou le soutien officieux peut suffire (décision Kanapathy, précitée, aux paragraphes 33 et 34; décision Sepid, précitée, au paragraphe 17), selon la nature de cette participation ou de ce soutien.

 

[29]           Pour déterminer si un étranger est membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f), il y a lieu d’évaluer sa participation au sein de l’organisation en question (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; décision Kanendra, précitée, au paragraphe 24). À cet égard, il y a lieu de tenir compte de trois facteurs, dont la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation (TK c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2013 CF 327, au paragraphe 105 [TK]; décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 130; décision Basaki, précitée au paragraphe 18; décision Sepid, précitée, au paragraphe 14; décision Ugbazghi, précitée, aux paragraphes 44 et 45). Dans le cas où certains facteurs donnent à penser que l’intéressé était effectivement un membre de l’organisation et où d’autres facteurs donnent à penser le contraire, ces facteurs doivent être examinés et soupesés raisonnablement (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; Thiyagarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 339, au paragraphe 20 [Thiyagarajah]).

 

[30]           La norme de preuve applicable pour déterminer si un étranger est ou était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR n’est pas sévère. En règle générale, la norme doit exiger « davantage qu’un simple soupçon, mais [rester] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicables en matière civile » (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 RCS 100, au paragraphe 114 [Mugesera]). Des renseignements concluants et dignes de foi doivent offrir un fondement objectif à la croyance selon laquelle (i) l’intéressé est ou était effectivement membre de l’organisation et (ii) l’organisation se livre, s’est livrée ou se livrera à un acte de terrorisme (arrêt Mugesera, précité; décision Kanapathy, précitée, au paragraphe 32; décision Motehaver, précitée, aux paragraphes 14 à 16; décision Basaki, précitée, au paragraphe 18).

 

[31]           Les parties s’entendent sur le fait que les TLET sont une organisation dont il y a des motifs de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes de terrorisme. Elles semblent aussi convenir que le demandeur n’était pas un membre officiel des TLET, en partie parce qu’il n’avait pas reçu d’instruction militaire et qu’il n’avait pas combattu sur le front. En conséquence, la seule question qu’a tranchée la SAI consistait à déterminer si le demandeur était un « membre » informel des TLET.

 

[32]           Dans sa décision, la SAI a fait observer que le demandeur avait fourni des éléments de preuve contradictoires sur la question de savoir si l’entreprise était dominée par les TLET. Dans sa lettre au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), le demandeur a déclaré sans ambiguïté qu’il travaillait pour les TLET (dossier du demandeur, p. 52). La SAI a pris acte du fait que la lettre était fondée sur des conseils que le demandeur avait reçus sur les renseignements à donner. Néanmoins, la SAI a conclu que cet élément de preuve corroborait les réponses qu’avaient données le demandeur aux questions qui lui avaient été posées lors de son premier entretien avec l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], le 29 août 2010, et au cours duquel il avait déclaré avoir travaillé pour [traduction] « la section administrative [au sein des TLET] qui s’occupait de génie routier » (dossier du demandeur, p. 63). Dans sa décision, la SAI a signalé que les renseignements donnés par le demandeur au cours de cet entretien n’étaient pas toujours clairs, mais elle n’a pas constaté un manque de clarté important à la lecture de l’ensemble des réponses du demandeur.

 

[33]            La SAI a ensuite conclu que ce témoignage était plus fiable que le témoignage ultérieur que le demandeur avait rendu aux entrevues et aux audiences de la SI et de la SAI, lorsqu’il a déclaré que l’entreprise était dirigée par le gouvernement. À cet égard, la SAI a déclaré qu’il était plus probable qu’improbable que le témoignage ultérieur du demandeur avait été influencé par l’allégation d’interdiction de territoire au Canada fondée sur l’association du demandeur aux TLET et sur son emploi au sein de cette organisation. Quoi qu’il en soit, la SAI a conclu que, au vu de la preuve établissant que les TLET exerçaient un contrôle dans la région où le demandeur vivait et travaillait, il fallait écarter la possibilité que l’entreprise eut été dirigée par le gouvernement et que le gouvernement eut prélevé des fonds sur les salaires des employés pour le bénéfice des TLET ainsi que l’alléguait le demandeur.    

 

[34]           Selon moi, ces conclusions ne sont pas déraisonnables. Elles appartiennent « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et elles sont convenablement transparentes, intelligibles et justifiées (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Soit dit en passant, je constate que la SI aussi a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’entreprise était dirigée par les TLET. En outre, lors de l’audience de la présente demande, et uniquement aux fins de cette demande, le demandeur a concédé que l’entreprise était sous le contrôle des TLET.

 

[35]           Toutefois, dans la mesure où elle semble avoir conclu que le demandeur était un membre informel des TLET en se fondant essentiellement sur le seul fait qu’il avait travaillé pour les TLET pour éviter de combattre sur les lignes de front, la SAI a fait erreur.

 

[36]           Au paragraphe 17 de sa décision, la SAI s’est exprimée ainsi : « Je suis d’accord avec [le défendeur] pour dire que, si l’entreprise de construction routière était exploitée par les TLET et que [le demandeur] y exerçait effectivement un emploi au lieu de combattre sur les lignes de front, l’emploi équivaudrait à une appartenance officieuse aux TLET. » Plus loin dans sa décision, au paragraphe 19, la SAI a donné les raisons suivantes pour étayer sa conclusion que le demandeur était un membre informel des TLET :

 

i.        L’intimé a obtenu son emploi au sein de l’entreprise de construction routière par son association à un membre bien en vue des TLET.

ii.      Il a été rémunéré par les TLET et il a quitté cet emploi comme d’autres employés à l’arrivée de l’armée sri-lankaise dans la région.

iii.    Il a déclaré à l’ASFC après son arrivée au Canada, que l’entreprise de construction routière était une organisation des TLET et qu’il y avait travaillé au lieu de combattre sur les lignes de front.

iv.    Dans une lettre au HCR, il a expliqué que l’entreprise était un établissement des TLET et qu’il y avait travaillé au lieu de combattre sur les lignes de front.

 

[37]           Ces motifs, pris isolément, ne suffisent pas pour conclure que le demandeur était un membre des TLET. En bref, ils ne tiennent pas compte de la nature des activités du demandeur dans l’entreprise ou du degré de la participation du demandeur à la réalisation des buts et objectifs des TLET, ainsi que le requiert la jurisprudence mentionnée aux paragraphes 28 et 29 ci‑dessus et à laquelle je souscris.

 

[38]           Plus loin dans sa décision, la SAI a brièvement fait état de certains autres éléments de preuve qui se rapportaient à l’appartenance du demandeur aux TLET. Elle l’a fait pour expliquer les fondements de sa conclusion selon laquelle les déclarations qu’avaient faites le demandeur au HCR et à l’ASFC étaient davantage fiables que le témoignage qu’il avait rendu auprès de la SI et de la SAI sur la question de savoir si l’entreprise était sous le contrôle des TLET ou du gouvernement. À cet égard, la SAI a signalé ce qui suit :

 

i.        Il a été embauché par M. Master en 2007 « lorsque le recrutement est devenu forcé » comme concierge d’une maison pour ingénieurs et autres officiers de l’entreprise;

ii.      Il a pu donner aux TLET une partie de son salaire mensuel de 6 000 roupies pour éviter d’avoir à creuser des bunkers pour les TLET – ces fonds ont permis aux TLET d’embaucher quelqu’un d’autre pour cette tâche.

 

[39]           Après avoir tenu compte des faits susmentionnés et exposé les raisons pour lesquelles elle considérait que les déclarations que le demandeur avait faites au HCR et à l’ASFC étaient plus fiables que ses témoignages auprès de la SI et de la SAI sur la question de savoir si l’entreprise était sous le contrôle des TLET ou du gouvernement, la SAI a réitéré ses conclusions selon lesquelles (i) l’entreprise était une organisation dirigée par les TLET et (ii) il y avait des motifs raisonnables de croire que l’emploi du demandeur au sein de cette entreprise représentait une appartenance officieuse aux TLET.

 

[40]           Je doute fort que ces autres raisons données par la SAI satisfont à l’obligation juridique de prendre en considération la nature des activités du demandeur dans l’entreprise et le degré de sa participation à la réalisation des buts et objectifs des TLET. Cependant, même si l’on pouvait dire que ces raisons satisfont à cette obligation, la SAI a omis de tenir raisonnablement compte de ces facteurs et de mettre dans la balance les facteurs sur lesquels elle s’était fondée pour conclure que le demandeur était un membre des TLET. 

 

[41]           Certains éléments de preuve se rapportant à ces facteurs (la nature des activités du demandeur dans l’entreprise et le degré de sa participation à la réalisation des buts et objectifs des TLET) avaient déjà été pris en compte dans la décision de la SI (au paragraphe 47) qui avait conclu que le demandeur n’était pas un membre des TLET. À cet égard, la SI avait fait observer ce qui suit :

 

i.        Le demandeur a travaillé pour l’entreprise pour éviter le recrutement forcé, et non dans le but de faciliter des actes terroristes pour les TLET.  

ii.      Le travail qu’il a effectué ne servait clairement pas à appuyer les actes terroristes des TLET.

iii.    Rien n’indique qu’il a participé à quelque activité que ce soit pour le compte des TLET après que son emploi avec eux a pris fin.

iv.    Il ne s’est pas désigné comme étant un membre des TLET et il n’a pas dit souhaiter en devenir un membre.

 

[42]           Le demandeur a fourni à ces égards d’importants éléments de preuve qui auraient sérieusement dû être pris en considération par la SAI, à savoir les suivants :

 

i.        Il s’est caché des recruteurs des TLET pendant une bonne partie de la période durant laquelle il travaillait au magasin de son oncle (DCT, p. 1214 et 1247);

ii.      Lorsqu’il a finalement dû confronter ces recruteurs, il a réussi à résister à leurs pressions cinq ou six fois en leur disant qu’il était le seul membre de la famille qui pouvait aider son oncle à tenir le magasin (DCT, p. 1212 et 1238);

iii.    Il craignait de joindre les rangs des TLET et ne voulait pas aller au combat pour eux (DCT, p. 1274);

iv.    Il a finalement décidé de céder aux pressions des recruteurs après qu’on lui eut dit : [traduction] « C’est ton dernier avertissement; la prochaine fois, tu devras te joindre à nous. » (DCT, p. 1239);

v.      Il a renoncé à une partie de son salaire pour éviter de creuser des bunkers parce qu’il avait peur et ne voulait pas se faire tuer pour les Tigres de libération. Il n’avait pas à le faire (DCT, p. 1274, 1254 et 1212);

vi.    Il n’a pas aidé ni ne souhaitait aider les TLET, et avait l’impression que les TLET n’avaient rien fait dans l’intérêt de la population (DCT, p. 90, 108 et 205).

 

[43]           Ces éléments de preuve donnaient à penser que le demandeur ne participait pas à la réalisation des buts et objectifs des TLET. La SAI a commis une erreur en n’examinant pas cette preuve avec le soin voulu.   

 

[44]           La même constatation s’applique à la nature du rôle et des activités du demandeur au sein de l’entreprise. Bien qu’elle eut reconnu qu’il occupait un emploi de concierge, la SAI ne semble pas avoir donné de poids au fait que ce rôle était de toute évidence minime ou négligeable au sein de l’organisation (arrêt Poshteh, précité, au paragraphe 37). 

 

[45]           Contrairement aux observations du défendeur, ces erreurs ne concernent pas seulement le poids que la SAI a donné à la preuve. Ces erreurs ont consisté en l’omission de prendre en considération, d’examiner et de soupeser des facteurs importants qui donnaient à croire que le demandeur n’était pas un membre des TLET au sens de l’article 34 de la LIPR et ainsi que l’exige la jurisprudence (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; décision Thiyagarajah, précitée). Les faits de l’affaire TK, précitée, sont distincts des faits de l’espèce. Contrairement à la décision qui avait fait l’objet de ce contrôle, la façon dont la SAI a appliqué en l’espèce les critères établis pour déterminer si le demandeur était un membre des TLET montre qu’elle n’a pas fait une « véritable analyse des questions en litige » (décision TK, précitée, au paragraphe 108).

 

[46]           Étant donné que la SAI a omis d’examiner et de soupeser convenablement les importants facteurs qui jouaient contre la conclusion voulant que le demandeur fût un membre des TLET, la présente demande sera accueillie. En résumé, la décision de la SAI n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et n’était pas convenablement étayée compte tenu de l’ensemble de la preuve au dossier (arrêt Dunsmuir, précité).

 

[47]           Il est par conséquent inutile de statuer sur les autres questions qu’a soulevées le demandeur.

 

VII.     Conclusion

 

[48]           Dans la mesure où elle semble avoir conclu que le demandeur était un membre informel des TLET, en se fondant essentiellement sur le fait que le demandeur travaillait pour les TLET pour éviter d’aller combattre sur les premières lignes, la SAI a fait erreur.

 

[49]           La SAI a accepté les éléments de preuve dont elle disposait et selon lesquels les TLET avaient non seulement le contrôle effectif des activités gouvernementales dans la région où vivait le demandeur, mais aussi qu’ils dominaient cette région et qu’ils limitaient considérablement les mouvements des civils. En outre, elle a accepté la preuve documentaire qui faisait état de l’intensification de la conscription forcée et des pressions exercées sur les familles afin que les jeunes hommes et femmes se joignent à leurs activités ou travaillent dans des organisations placées sous leur contrôle.

 

[50]           Dans ce contexte, les habitants de cette région qui ne pouvaient trouver du travail dans une famille ou une entreprise qui ne fût sous le contrôle TLET n’avaient peut‑être pas d’autre choix que de joindre les rangs des TLET ou de travailler pour une entité sous leur contrôle, en particulier s’ils devaient subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Il n’est pas raisonnable de prétendre, comme l’a fait le défendeur dans ses observations à la SAI (DCT, p. 1284), que le simple fait de travailler pour une entreprise soumise au contrôle des TLET suffisait, dans ce contexte, à faire d’une personne un « membre » des TLET aux fins de l’article 34 de la LIPR. Une analyse plus nuancée des facteurs qui ont été établis dans la jurisprudence dont il est question au paragraphe 29 aurait été nécessaire.

 

[51]           Le défendeur semble alléguer que, si on lit la décision de la SAI dans son ensemble, on peut se rendre compte que la SAI a rempli l’obligation juridique de tenir compte de la nature des activités du demandeur au sein de l’entreprise et du degré de sa participation à la réalisation des buts et objectifs des TLET. Cependant, même si on donne à la SAI le bénéfice du doute important que suscite ce point chez moi, la SAI a quand même omis de tenir sérieusement compte des facteurs qu’elle était censée prendre en considération, notamment en ne mettant pas dans la balance ces facteurs et les facteurs sur lesquels elle s’était fondée pour conclure que le demandeur était un membre des TLET. 

 

[52]           En conséquence et pour ces motifs, la décision de la SAI sera rejetée et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen à un tribunal différemment constitué.

 

[53]           Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens que les faits de l’espèce ne suscitent aucune question grave de portée générale.

 



JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande est accueillie.

2.      La décision de la SAI datée du 17 janvier 2013 est rejetée et l’affaire est renvoyée pour réexamen à un tribunal de la SAI différemment constitué, conformément aux motifs susmentionnés. 

 

 

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 

 

Traduction certifiée conforme

Marie-Michèle Chidiac, trad. a.
Annexe 1

 

Interprétation

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.


Sécurité

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

c) se livrer au terrorisme;

 

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(2) [Abrogé, 2013, ch. 16, art. 13]

 

Rules of interpretation

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Security

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

(c) engaging in terrorism;

 

(d) being a danger to the security of Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

(2) [Repealed, 2013, c. 16, s. 13]

 

 

 

 


 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

            IMM-1414-13

 

INTITULÉ :

            B074 c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 14 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :                                                                LE JUGE EN CHEF CRAMPTON.

 

DATE :

                                                                        Le 13 novembre 2013

COMPARUTIONS :

Gabriel Chand

POUR LE DEMANDEUR

 

Hilla Aharon

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Chand & Company Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney,
Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.