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Date : 20170609


Dossier : IMM-5209-16

Référence : 2017 CF 565

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 9 juin 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

IYOBOSA ALADENIKA

ELIZABETH ALADENIKA (MINEURE)

GODWIN ALADENIKA (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 31 octobre 2016 par un agent d’immigration [l’agent] aux termes de laquelle l’agent a rejeté la demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] des demandeurs. La demanderesse principale, Mme Iyobosa Aladenika, craint une mutilation génitale féminine [MGF] de sa fille, l’un des demandeurs mineurs, Elizabeth Aladenika. Les demandeurs ont reçu une décision défavorable à une ERAR, fondée sur la conclusion de l’agent voulant qu’il existe des possibilités de refuge intérieur [PRI] viables où les demandeurs pourraient déménager.

[2]  Comme expliqué plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car j’ai conclu que l’agent avait rendu une décision déraisonnable en examinant incorrectement les éléments de preuve selon lesquels les agents de persécutions allégués des demandeurs avaient poursuivi et retrouvé des membres de la famille de la demanderesse principale et de son époux, sur les lieux des deux PRI proposées, afin d’imposer une MGF à la demanderesse mineure et à une autre jeune fille d’âge mineur.

II.  Contexte

[3]  Les demandeurs sont Mme Aladenika, sa fille Elizabeth, âgée de 14 ans, et son fils Godwin, âgé de 8 ans. Ils sont des citoyens du Nigéria qui sont arrivés au Canada le 14 août 2013 avec le mari de la demanderesse, qui est également le père des enfants. Mme Aladenika affirme qu’après leur arrivée au Canada, la famille de son mari a mis le feu à la scierie de ce dernier au Nigéria, et qu’il était retourné au Nigéria. Son mari est finalement revenu au Canada après que sa famille l’a menacé de mort en raison de son opposition à leur obstination à soumettre sa fille à une MGF. Mme Aladenika et son mari sont maintenant séparés.

[4]  Les demandeurs ont présenté une demande d’asile, qui a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] le 19 février 2014 en raison de la conclusion selon laquelle les demandeurs avaient des PRI viables à Benin City ou à Lagos. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés [SAR], qui a confirmé la décision de la SPR le 4 juillet 2014. Le 30 juin 2015, la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Les demandeurs ont ensuite présenté une demande d’ERAR.

[5]  Les demandeurs ont présenté de nouveaux éléments de preuve pour étayer leur demande d’ERAR. Ces éléments de preuve sont des affidavits provenant de M. Taiwo Oluwaseun Faneti, cousin du mari de Mme Aladenika qui habite à Lagos, du père de Mme Aladenika, M. Harrison Owen Uwagboe, et de sa demi-sœur, Mme Osade Ogbekhilu, habitant tous deux à Benin City, de même que des rapports sur l’état psychologique de Mme Aladenika.

III.  Décision contestée

[6]  Dans la décision de l’ERAR, l’agent avait pris en considération les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse et il avait convenu que la question déterminante dans l’ERAR était celle des PRI proposées soit à Benin City ou à Lagos. L’agent a décrit le critère à deux volets en matière de PRI : premièrement, savoir s’il existe une possibilité sérieuse de risque sur les lieux de la PRI; deuxièmement, si la PRI proposée est raisonnable compte tenu des circonstances particulières des demandeurs. L’agent a mentionné que la SPR et la SAR avaient antérieurement conclu que Benin City et Lagos étaient des PRI viables pour les demandeurs et que la Cour fédérale avait refusé la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[7]  L’agent a tenu compte de la preuve du statut de la famille du mari de Mme Aladenika, en tant que membres puissants et influents de l’armée nigérienne, et de l’affidavit de M. Faneti, qui avait fini par céder à la pression de la famille et permis que sa fille soit excisée. Toutefois, l’agent a mentionné que M. Faneti et sa famille n’avaient pas tenté de déménager à Benin City ni à Lagos, et il a conclu que le témoignage de M. Faneti ne correspondait pas aux circonstances des demandeurs.

[8]  L’agent a également tenu compte des affidavits de la famille de Mme Aladenika et il a reconnu que les membres de la famille de son mari leur avaient rendu visite et qu’ils les avaient menacés. Cependant, l’agent a noté que la SPR avait étudié cette question, ayant observé que la famille du mari de Mme Aladenika avait déjà tenté de la retrouver au domicile de sa sœur à Lagos et à Benin City, et que la famille de son mari avait de la parenté dans la police et dans l’armée nigérienne. La SPR a conclu que, puisque Mme Aladenika et son mari étaient maintenant séparés, il était raisonnable de croire que la famille du mari ne souhaitait pas la poursuivre dans la mesure qu’elle fait valoir.

[9]  Pour ce qui est des rapports des psychologues, l’agent a mentionné qu’il est naturel que les demandeurs souffrent de détresse psychologique à la possibilité d’un retour au Nigéria et il a conclu que les PRI continuaient d’être raisonnables au vu de cet élément.

[10]  Compte tenu des nouveaux éléments de preuve présentés depuis les décisions de la SPR et de la SAR, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve suffisants de possibilité sérieuse de risque sur les lieux des PRI proposées ou selon lesquels un déménagement était déraisonnable.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[11]  Les demandeurs exposent la question en litige pour que la Cour puisse examiner si l’agent avait apprécié la preuve de façon déraisonnable ou s’il avait tiré des conclusions incompatibles avec l’intégralité des faits non contestés.

[12]  En l’espèce, nulle controverse n’est soulevée à l’égard de la norme de contrôle applicable, soit la norme de la décision raisonnable (voir la décision Cabral De Medeiros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 386, aux paragraphes 12 à 15).

V.  Analyse

[13]  Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur ma conclusion, comme je l’expliquerai plus loin, selon laquelle l’agent a évalué de façon déraisonnable s’il existait une possibilité sérieuse de risque pour les demandeurs sur les lieux de chacune des PRI proposées.

[14]  Pour ce qui est de Lagos, l’agent a examiné l’affidavit du cousin du mari de Mme Aladenika, M. Faneti, et il a noté son témoignage selon lequel il avait pendant longtemps résisté à la pression de sa famille, notamment des membres de sa famille dans l’armée, mais qu’il avait fini par céder à ces menaces et à ces pressions, et qu’il avait permis que sa fille soit excisée. L’agent a également noté que M. Faneti affirme que le déménagement n’a pas empêché la famille élargie d’apprendre où ils se trouvaient. Toutefois, l’agent a conclu que cela n’équivalait pas aux circonstances actuelles des demandeurs, puisque M. Faneti et sa famille n’avaient pas tenté de déménager à Benin City ou à Lagos.

[15]  Comme le défendeur l’a admis, l’agent a commis une erreur factuelle, puisqu’il est clair selon l’affidavit de M. Faneti que c’est à Lagos que M. Faneti et sa famille immédiate ont déménagé afin de résister la pression de sa famille élargie pour que sa fille soit excisée. Le défendeur affirme tout de même que cette erreur était sans importance, puisque le témoignage de M. Faneti n’abordait pas la situation personnelle des demandeurs, en tenant compte plus particulièrement du fait que Mme Aladenika était séparée de son mari et que, conséquemment, elle ne faisait plus partie de la famille qui avait souhaité soumettre sa fille à une MGF. Le défendeur affirme également que le témoignage de M. Faneti n’aborde pas les conclusions de la SPR et la SAR qui ont trait au manque d’intérêt de la famille du mari de Mme Aladenika pour ce qui est de poursuivre les demandeurs.

[16]  J’estime non fondé l’argument du défendeur. Les agents de persécution craints par les demandeurs font partie de la famille du mari de Mme Aladenika. M. Faneti fait partie de cette famille. Bien que lui et sa famille immédiate s’opposent à la pratique de MGF, selon son témoignage, ils ont déménagé à Lagos afin d’échapper précisément aux mêmes sortes de pression, soit d’exciser sa fille, engendrant la crainte des demandeurs. Malgré ce déménagement, les membres de sa famille ont retrouvé la famille de M. Faneti à son domicile à Lagos. Il a été attaqué, a fini par succomber à la pression et aux menaces, et il a accepté que sa fille subisse une MGF. Bien que cette preuve ne constitue pas un facteur déterminant quant à la question de savoir si les agents de persécution démontreraient l’intérêt et la capacité nécessaires pour retrouver les demandeurs s’ils devaient déménager à Lagos, elle est certainement pertinente quant à cette question. L’évaluation de l’agent, concernant la viabilité de Lagos à titre de PRI, est par conséquent déraisonnable, car l’agent avait fondé la conclusion selon laquelle le témoignage de M. Faneti ne correspondait pas à la situation des demandeurs au vu de l’erreur factuelle selon laquelle M. Faneti et sa famille n’avaient pas essayé de déménager à Lagos.

[17]  Ma conclusion, selon laquelle l’évaluation de l’agent de Lagos comme étant une PRI était déraisonnable, ne rend pas déraisonnable en soi la décision globale de l’agent, car deux PRI étaient envisagées. Pour ce qui est de Benin City, la conclusion de l’agent, selon laquelle les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de risque s’ils déménageaient, semble être fondée sur la décision de la SPR. La SPR a conclu que, puisque Mme Aladenika et son mari étaient séparés, il était raisonnable de croire que la famille de son mari ne souhaitait pas la poursuivre dans la mesure qu’elle avait fait valoir. À l’examen de la décision de la SPR, je constate qu’en arrivant à cette conclusion la SPR a fait référence à la preuve qu’avait présenté Mme Aladenika à l’audience selon laquelle la dernière fois que les membres de la famille de son mari avaient tenté de la retrouver au domicile de sa sœur à Lagos et à Benin City était en septembre 2013 et qu’ils n’y étaient pas retournés depuis. La SPR semble s’être fiée à cette preuve, et à la séparation de Mme Aladenika de son mari, pour conclure que la famille de son mari ne souhaitait plus poursuivre les demandeurs. La SAR a ensuite conclu que cette analyse présentée par la SPR était raisonnable, et que la demande visant à obtenir l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR était rejetée. Par conséquent, la conclusion par la SPR, sur laquelle s’est fondé l’agent, n’a pas été contestée.

[18]  Toutefois, le but de l’ERAR était d’effectuer une mise à jour de l’évaluation du risque, notamment l’évaluation des nouveaux éléments de preuve. Ces nouveaux éléments de preuve comprennent les affidavits du père de Mme Aladenika et de sa demi-sœur. Bien que l’agent ait noté que ces affidavits faisaient référence aux visites et aux menaces des membres de la famille, l’agent ne tient pas compte du fait que ces visites et ces menaces se sont poursuivies en 2015. L’affidavit du père, M. Uwagbo, décrit les membres de la famille du mari de Mme Aladenika l’attaquant à son domicile à Benin City en avril 2015, demandant qu’il livre sa fille et sa petite-fille. L’affidavit de sa demi-sœur, Mme Ogbekhilo, décrit les membres de la famille du mari de Mme Aladenika la harcelant en septembre 2015 et affirmant que Mme Aladenika ne pouvait se cacher d’eux à jamais.

[19]  Ces affidavits prouvent que les membres de la famille du mari de Mme Aladenika les poursuivaient à Benin City et ils démontrent un intérêt continu à l’égard des demandeurs aussi récemment qu’en septembre 2015. Cette preuve est postérieure à la décision de la SPR du 4 juillet 2014 et elle met à jour la preuve présentée à la SPR, qui avait alors démontré que les membres de la famille du mari de Mme Aladenika ne l’avaient pas cherchée depuis septembre 2013. Il était par conséquent déraisonnable pour l’agent d’arriver aux conclusions sur le risque auquel les demandeurs étaient exposés s’ils devaient déménager à Benin City, en se fondant sur la conclusion de la SPR selon laquelle les membres de la famille ne souhaitent pas les poursuivre, sans analyser la présente preuve démontrant un intérêt plus récent.

[20]  Je conclus donc que l’agent a effectué une évaluation déraisonnable des deux PRI proposées et que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un autre agent aux fins de nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5209-16

INTITULÉ :

IYOBOSA ALADENIKA ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 juin 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2017

COMPARUTIONS :

Kingsley I. Jesuorobo

Pour les demandeurs

Alex C. Kam

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley I. Jesuorobo

Avocat

North York (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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