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Date : 20170609


Dossier : IMM-4621-16

Référence : 2017 CF 568

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 9 juin 2017

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

BABAK AGHEVLI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Babak Aghevli conteste par la présente demande une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la Commission] le déclarant interdit de territoire pour criminalité organisée et ordonnant son renvoi. M. Aghevli soutient que la Commission a commis une erreur en appliquant à tort l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR] à la preuve.

[2]  Les faits à l’origine des difficultés de M. Aghevli en matière d’immigration ne sont pas contestés. La conclusion d’interdiction de territoire de la Commission est fondée sur l’implication admise du demandeur dans une entreprise de trafic de stupéfiants décrite par la Commission comme étant [traduction] « des activités de contrebande de drogue sur appel sur la rive nord de Vancouver ». M. Aghevli était vendeur de fin de semaine dans la rue, sous la supervision de Waheed Kara. M. Aghevli était un des nombreux « livreurs » travaillant pour M. Kara. Bien que M. Aghevli n’ait jamais été accusé criminellement, ses activités de trafic de drogue ont été démontrées par l’intermédiaire d’une opération d’infiltration policière. M. Kara a pour sa part été condamné à trois ans d’emprisonnement pour ses actions.

[3]  L’argument principal de M. Aghevli est que la Commission n’avait aucun élément de preuve confirmant qu’il connaissait la portée des activités de trafic de stupéfiants de M. Kara. Sans preuve que M. Aghevli savait que des personnes autres que M. Kara et lui-même étaient impliquées dans ces activités, la Commission ne pouvait raisonnablement conclure qu’il était un membre conscient d’une organisation criminelle. Il affirme que cet argument découle de ma conclusion dans la décision Saif c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437, [2016] ACF no 412 (QL) [Saif], selon laquelle aux fins de l’alinéa 37(1)a), une organisation criminelle doit être composée d’au moins trois personnes. M. Aghevli prétend également que selon la décision Saif précitée, les personnes indépendantes impliquées dans la chaîne d’approvisionnement des stupéfiants ne font pas partie de la structure organisationnelle requise par l’alinéa 37(1)a).

[4]  Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur en concluant qu’il devait savoir que la cocaïne qu’il vendait venait d’une personne plus haut placée que M. Kara dans la chaîne d’approvisionnement et qu’il faisait par conséquent partie d’une organisation criminelle. En l’absence de preuve de certaines structures organisationnelles reconnues (comme l’identité, le leadership ou le territoire), M. Agevli affirme qu’il n’y avait aucun élément soutenant la conclusion selon laquelle le fournisseur était un membre de l’organisation criminelle.

[5]  Il prétend en effet que la seule preuve allant en ce sens est que le fournisseur « au kilo » de M. Kara opérait indépendamment des activités de M. Kara (voir le témoignage du sergent Koberly aux pages 205 et 206 du dossier du demandeur). Cet argument est résumé ainsi dans l’exposé des arguments du demandeur :

[traduction]

21.  Il est allégué que l’analyse précitée n’appartient pas aux issues acceptables parce qu’il n’y a aucune indication que la commissaire a tenu compte des exigences juridiques relatives à l’existence des caractéristiques organisationnelles communes requises par la Cour d’appel dans l’arrêt Sittampalam. Il est allégué que si la commissaire avait adéquatement tenu compte de ces critères, elle aurait dû conclure qu’il n’y avait pas de motifs de croire que Waheed KARA entretenait des liens s’élevant au niveau d’organisation criminelle avec ses fournisseurs de drogue et qu’il était donc déraisonnable de conclure que sa relation avec son fournisseur de drogue pouvait être caractérisée comme étant une organisation. Le défaut de la commissaire de tenir compte des caractéristiques organisationnelles communes l’a mené à appliquer une interprétation de la définition d’organisation criminelle déraisonnablement large et beaucoup trop flexible. Puisqu’il était déraisonnable de conclure que les fournisseurs de cocaïne de Waheed Kara faisaient partie d’une organisation criminelle dont ce dernier était membre, il n’y avait pas de motifs permettant à la commissaire de conclure que le demandeur était membre d’une organisation criminelle de plus de deux personnes. La conclusion selon laquelle le demandeur faisait partie d’une organisation criminelle telle qu’elle est décrite à l’alinéa 36(1)a) était donc déraisonnable et, pour ce motif, cette décision devrait être annulée.

[6]  L’argument de M. Aghevli pose toutefois deux problèmes fondamentaux.

[7]  Le demandeur justifie sa position par un point que j’ai soulevé par analogie dans la décision Saif précitée, où je mentionnais qu’un simple acheteur de drogue dans sans la rue ne pouvait être considéré comme faisant partie de la structure organisationnelle prévue à l’alinéa 37(1)a). J’ai décrit ce type d’implication comme étant « marginale » par rapport à l’existence « d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction [...] ».

[8]  En l’espèce, la Commission a conclu au paragraphe 37 de sa décision que [traduction« M. Kara achetait de grandes quantités de cocaïne auprès d’une autre personne puis la revendait lui-même, avec l’aide de M. Aghevli, en petites quantités destinées à la rue ». M. Aghevli savait que l’opération impliquait [traduction] « au moins trois personnes » et il était par conséquent un membre conscient de l’organisation criminelle.

[9]  Il faut bien entendu faire preuve d’une grande déférence envers la Commission dans le contexte de conclusions de faits. Elle possède également une certaine latitude pour interpréter la LIPR. Le passage suivant de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] est éclairant à l’égard de la norme de contrôle applicable :

[11] Il convient de reprendre les passages clés de l’arrêt Dunsmuir qui établissent le cadre de cette analyse :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[...] Que faut‑il entendre par déférence dans ce contexte? C’est à la fois une attitude de la cour et une exigence du droit régissant le contrôle judiciaire. Il ne s’ensuit pas que les cours de justice doivent s’incliner devant les conclusions des décideurs ni qu’elles doivent respecter aveuglément leurs interprétations. Elles ne peuvent pas non plus invoquer la notion de raisonnabilité pour imposer dans les faits leurs propres vues. La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit. Elle « repose en partie sur le respect des décisions du gouvernement de constituer des organismes administratifs assortis de pouvoirs délégués » [...] Nous convenons avec David Dyzenhaus que la notion de [traduction] « retenue au sens de respect » n’exige pas de la cour de révision [traduction] « la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». [...] [Je souligne; références omises; par. 47‑48.]

[12] Il importe de souligner que la Cour a souscrit à l’observation du professeur Dyzenhaus selon laquelle la notion de retenue envers les décisions des tribunaux administratifs commande [traduction] « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision ». Dans son article cité par la Cour, le professeur Dyzenhaus explique en ces termes comment le caractère raisonnable se rapporte aux motifs :

[traduction]

Le « caractère raisonnable » s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer. Car s’il est vrai que parmi les motifs pour lesquels il y a lieu de faire preuve de retenue on compte le fait que c’est le tribunal, et non la cour de justice, qui a été désigné comme décideur de première ligne, la connaissance directe qu’a le tribunal du différend, son expertise, etc., il est aussi vrai qu’on doit présumer du bien‑fondé de sa décision même si ses motifs sont lacunaires à certains égards. [Je souligne.]

(David Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 304)

Voir aussi David Mullan, « Dunsmuir v. New Brunswick, Standard of Review and Procedural Fairness for Public Servants : Let’s Try Again! » (2008), 21 C.J.A.L.P. 117, p. 136; David Phillip Jones, c.r., et Anne S. de Villars, c.r., Principles of Administrative Law (5e éd. 2009), p. 380; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 63.

[10]  En l’espèce, l’interprétation de la Commission de ce que constitue une organisation criminelle a droit à la déférence des tribunaux. Il ne me semble pas déraisonnable que la Commission n’ait pas appliqué l’analogie utilisée dans la décision Saif précitée à la relation existant en l’espèce. Bien qu’il puisse exister différents niveaux de structure organisationnelle, de leadership et de hiérarchie dans la distribution de stupéfiants, toutes les personnes impliquées travaillent vraisemblablement dans l’objectif d’atteindre un but commun, soit de mettre le produit entre les mains des utilisateurs. Bien que M. Kara ait pu jouir d’une certaine indépendance relativement à ses propres fournisseurs, cette activité nécessitait malgré tout une certaine planification au sein d’un réseau de participants agissant de concert en vue de la perpétration d’un acte criminel. La commission a par conséquent conclu qu’il était suffisant que M. Kara ait une relation d’affaires continue avec un fournisseur en gros et que M. Aghevli devait avoir connaissance de cette relation. Je ne retiens pas l’argument selon lequel il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure, à la suite du témoignage du sergent Koberly, qu’il s’agissait d’une organisation criminelle. Il est vrai que le sergent Koberly a fait mention d’un degré d’indépendance existant généralement au sein des réseaux de distribution de stupéfiants, mais il n’a toutefois pas affirmé qu’il n’existait pas de relation d’approvisionnement continue entre les participants.

[11]  Je ne suis pas non plus convaincu que la Commission a fait abstraction du fait que M. Aghevli avait connaissance de l’existence d’autres vendeurs de rue travaillant au sein du groupe de M. Kara. La Commission a souligné qu’il n’y avait pas de preuve directe de cette connaissance, mais a également mentionné que M. Kara déplaçait de grandes quantités de cocaïne sur une période prolongée. M. Aghevli travaillait uniquement pendant les fins de semaines. Le bon sens nous incite à penser qu’il savait que d’autres personnes faisaient le même travail que lui. Cette hypothèse est conforme à l’affirmation de la Commission selon laquelle M. Aghevli savait [traduction] « qu’au moins trois personnes participaient en tout temps aux activités de M. Kara ».

[12]  Elle cadre également avec les éléments de preuve au dossier démontrant que M. Aghevli partageait un téléphone cellulaire avec un autre vendeur de rue travaillant pour M. Kara et qu’il avait déclaré à un agent d’infiltration qu’il était [traduction] « le nouveau » qui travaillait au téléphone la fin de semaine. Bien que la Commission n’ait pas fait mention de cet élément de preuve, il est loisible à la Cour de tenir compte de l’ensemble du dossier pour évaluer le caractère raisonnable de la décision (voir Newfoundland Nurses précité).

[13]  Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR rejette la présente demande.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4621-16

INTITULÉ :

BABAK AGHEVLI c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er juin 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Barnes

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2017

COMPARUTIONS :

Shepherd Moss

Pour le demandeur

Christa Hook

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chand & Company Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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