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Date : 20170718


Dossier : T-1254-16

Référence : 2017 CF 692

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE COWESSESS No 73

demanderesse

et

GARY PELLETIER, STAN DELORME, PATRICK REDWOOD, CAROL LAVALLEE, MALCOLM DELORME, CURTIS LERAT ET TERRENCE LAVALLEE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Résumé des faits

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F-7, qui conteste la décision rendue le 27 juin 2016 (la décision) par le Tribunal d’appel électoral (le Tribunal) de la Première Nation de Cowessess.

[2]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[3]  La décision a invalidé les résultats de l’élection du 27 avril 2016 (l’élection) tenue par la Première Nation de Cowessess pour pourvoir à trois postes de conseiller.

[4]  En particulier, le Tribunal a conclu que les candidats élus, Carol Lavallee et Malcolm Delorme, n’étaient pas admissibles à un poste de conseiller parce qu’ils n’étaient pas en règle en raison de dépens adjugés dans une décision antérieure de la Cour d’appel fédérale (CAF). Le Tribunal a également conclu que le candidat élu, Curtis Lerat, n’était pas admissible à un poste de conseiller parce qu’il n’avait pas présenté de vérification de casier judiciaire à jour.

[5]  Par suite de ces conclusions, le Tribunal a conclu que les trois postes de conseiller seraient attribués plutôt aux trois candidats admissibles suivants selon le dépouillement des votes puisque les motifs d’appel énoncés dans l’avis d’appel (l’avis) avaient été établis et qu’ils avaient influencé les résultats de l’élection. Le Tribunal a ordonné à la Première Nation de Cowessess no 73 (la Première Nation de Cowessess) de donner effet à ces changements.

[6]  La Première Nation de Cowessess demande à notre Cour de rendre une ordonnance en vue d’annuler la décision du Tribunal et de confirmer les résultats de l’élection initiale, de sorte que Carol Lavallee, Malcolm Delorme et Curtis Lerat puissent siéger au conseil. Terrence Lavallee est le seul défendeur qui s’oppose à cette demande. Tous les autres défendeurs désignés, y compris ceux qui seraient nommés à un poste de conseiller si la présente demande est rejetée, ont déposé un affidavit indiquant qu’ils appuyaient la demande ou qu’ils s’y opposaient.

[7]  Au regard des arguments de droit, la Première Nation de Cowessess conteste la décision du Tribunal pour deux motifs. Premièrement, la décision du Tribunal était viciée en raison : a) de l’iniquité procédurale à l’endroit de Curtis Lerat, et b) des conclusions déraisonnables à l’encontre de Carol Lavallee et de Malcolm Delorme.

[8]  Outre ces deux questions de fond qui sont au cœur du présent litige, Terrence Lavallee (M. Lavallee ou le défendeur) a soulevé un argument procédural préliminaire qui, s’il est valide, mettrait fin à l’affaire. Il soutient que la Première Nation de Cowessess n’a pas qualité pour agir et qu’elle ne peut donc donner suite à la présente demande devant la Cour.

II.  Discussion

[9]  Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable, à l’exception des questions d’équité procédurale qui doivent être analysées selon la norme de la décision correcte. Cela est conforme à la jurisprudence (Lavallee c Ferguson, 2016 CAF 11, au paragraphe 19; Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CF 156, au paragraphe 23).

III.  Discussion

A.  Question procédurale : Qualité pour agir de la Première Nation

[10]  Je me pencherai en premier lieu sur la question procédurale soulevée par M. Lavallee – à savoir que la présente demande devrait être rejetée pour défaut de qualité pour agir – puisqu’elle serait décisive pour le contrôle judiciaire si je tranchais en faveur de celui-ci. Je conclus que la Première Nation de Cowessess a effectivement qualité pour présenter cette demande.

[11]  M. Lavallee soutient que puisque seul un candidat peut interjeter appel d’une élection, aux termes de la Cowessess First Nation #73 Custom Election Act (la Loi électorale), la Première Nation de Cowessess, en tant que Première Nation, n’a pas qualité pour déposer la présente demande. M. Lavallee soutient qu’il n’existe aucun mécanisme permettant à la Première Nation de Cowessess de présenter cette demande de contrôle judiciaire en application de la législation pertinente, en s’appuyant sur l’arrêt Alberta Liquor Store Association c Alberta (Gaming and Liquor Commission), 2006 ABQB 904, au paragraphe 11 [Alberta], qui cite T.A. Cromwell (tel était alors son nom) dans Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada (Toronto : Carswell, 1986), aux pages 107 et 108 :

[traduction]

La nature du régime de réglementation est pertinente pour les décisions relatives à la qualité pour agir, à tout le moins de deux façons. Premièrement, les dispositions qui précisent les personnes qui ont le droit de recevoir avis de l’instance et d’être entendues peuvent donner une indication des personnes « ayant un intérêt » dans le litige. En second lieu, lorsque la décision contestée a été rendue par une entité ayant ses propres règles régissant la qualité pour agir, ces règles peuvent guider la Cour quant aux personnes « ayant un intérêt » dans le litige.

[12]  Considérant le régime de réglementation en cause, M. Lavallee note que l’alinéa 11.05a) de la Loi autorise seulement un candidat à une élection (défini comme une personne dûment désignée qui cherche à se porter candidate conformément à l’alinéa 2.01e) de la Loi) à interjeter appel de l’élection à la condition que certaines exigences soient remplies.

[13]  M. Lavallee affirme qu’en raison de la restriction énoncée au paragraphe 11.05, ni un électeur (défini comme un membre inscrit de la Première Nation de Cowessess aux termes de l’alinéa 2.01n) de la Loi) ni la Première Nation de Cowessess elle-même, en tant que gouvernement de la Première Nation, n’ont qualité pour demander le contrôle judiciaire d’un appel en matière électorale. En d’autres mots, la capacité de contester un appel ne devrait pas être plus étendue que le droit d’appel d’origine prévu au paragraphe 11.05 de la Loi électorale.

[14]  M. Lavallee renvoie précisément à l’alinéa 11.05n) de la Loi électorale qui prévoit que : [traduction] « dès que le conseil est avisé de la décision, il doit la mettre à exécution et appliquer les conditions qui s’y rattachent ». Par conséquent, de l’avis de M. Lavallee, le fait d’accorder à la Première Nation de Cowessess la qualité pour agir irait à l’encontre de cette disposition dans son intégralité. M. Lavallee affirme également que la Première Nation de Cowessess n’a ni un intérêt direct ni un intérêt public général dans l’instance.

[15]  Concernant la question de l’intérêt public, M. Lavallee fait valoir qu’il serait inexplicable et répréhensible pour la Première Nation de Cowessess de soutenir que certains de ses membres ne peuvent siéger à titre de conseillers, alors qu’une Première Nation, en tant qu’entité par l’intermédiaire de son chef et de son conseil, n’a pas qualité pour contester une élection dans le but de déterminer qui devraient être ses membres élus. Par extension, M. Lavallee estime que la Première Nation de Cowessess ne peut avoir qualité pour contester l’issue d’un appel relatif à une élection, lorsqu’elle n’a pas été partie à l’instance d’appel.

[16]  Voilà pourquoi, selon M. Lavallee, les bandes contestent les différends en matière électorale des Premières Nations devant la Cour fédérale, mais ne les soumettent pas à titre de demanderesses. Une telle situation serait assimilable à la contestation par le gouvernement fédéral ou un gouvernement provincial des résultats d’une élection, dans laquelle les membres d’une assemblée législative sont démocratiquement élus. À cet égard, M. Lavallee maintient que la Première Nation de Cowessess a seulement un intérêt indirect (et non direct) dans l’élection, ce qui est insuffisant pour lui conférer la qualité pour agir, s’appuyant sur la décision Première nation Ojibway de Sandy Bay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 903 [Sandy Bay].

[17]  La Première Nation de Cowessess réfute tous les arguments avancés ci-dessus, soutenant qu’elle a qualité pour agir en raison de son intérêt direct dans la présente affaire. Elle estime que même si elle ne répond pas à une interprétation étroite de la Loi, elle a néanmoins un intérêt direct dans les résultats de l’élection, comme il est exposé dans l’arrêt Alberta, aux paragraphes 8 et 10 à 13.

[18]  Pour permettre de répondre à cette question préliminaire – à savoir si une Première Nation peut effectivement avoir qualité pour introduire une demande de contrôle judiciaire pour contester la décision du Tribunal aux termes de la Loi sur les Cours fédérales – la jurisprudence établit qu’il y a deux bases sur lesquelles la qualité pour agir peut être établie : (i) la qualité pour agir directe, pour les personnes « directement touchées », et (ii) la qualité pour agir pour des raisons d’intérêt public (Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245 [Forest Ethics], aux paragraphes 29 à 36; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 [B’Nai Brith], aux paragraphes 57 à 62).

[19]  La Cour d’appel fédérale a récemment résumé la loi dans ce domaine : « Pour avoir la qualité pour agir directement dans une instance par laquelle une décision administrative est contestée, une partie doit démontrer que la décision a une incidence sur ses droits juridiques, qu’elle lui impose des obligations juridiques ou qu’elle lui occasionne un préjudice de quelque manière » (Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187 [Gitxaala], au paragraphe 83).

[20]  Le fait d’être « directement touché » est expressément énoncé au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande. [Mon soulignement.]

 

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought. [Emphasis added.]

 

[21]  Pour revenir à l’interprétation jurisprudentielle de cette disposition, pour qu’une partie soit « directement touchée », la décision doit avoir eu une incidence sur la partie de l’une des trois manières suivantes : (i) elle a une incidence sur ses droits juridiques, (ii) elle lui a imposé des « obligations juridiques » ou (iii) elle lui a causé un préjudice de quelque manière (Gitxaala, au paragraphe 83; Forest Ethics, au paragraphe 30; B’Nai Brith, au paragraphe 58). En l’espèce, il n’est pas mis en doute que la Première Nation (la Première Nation de Cowessess) est directement touchée par la décision du Tribunal, qui lui impose des obligations juridiques.

[22]  Dans l’affaire qui nous intéresse, l’alinéa 11.05n) de la Loi électorale prévoit que : [traduction] « dès que le conseil est avisé de la décision, il doit la mettre à exécution et appliquer les conditions qui s’y rattachent ». Autrement dit, la décision du Tribunal impose des obligations juridiques à la Première Nation de Cowessess, bien qu’elle n’ait pas interjeté appel de l’élection et qu’elle ne soit pas une défenderesse désignée devant le Tribunal. La Première Nation de Cowessess est directement touchée précisément parce qu’elle est responsable de mettre à exécution la décision du tribunal, qui lui impose donc des obligations juridiques. Par conséquent, je conclus que la Première Nation a directement qualité pour solliciter le présent contrôle judiciaire.

[23]  En ce qui concerne l’argument du défendeur qu’une Première Nation ne peut présenter à la Cour une demande de cette nature (de contrôle judiciaire) pour contester une affaire électorale, deux autres observations peuvent expliquer pourquoi je ne vois aucun motif pour lequel la Première Nation de Cowessess ne peut agir à titre de demanderesse en l’espèce.

[24]  Tout d’abord, je ne suis pas d’accord avec le défendeur lorsqu’il avance qu’il n’existe aucun précédent pour qu’une Première Nation présente une demande afin de contester la composition de son gouvernement, c’est-à-dire le chef et le conseil.

[25]  Dans la décision Première nation Dene Tha’ c Didzena, 2005 CF 1292 [Dene], la Première Nation a présenté une requête pour obtenir une injonction permanente interdisant au défendeur d’utiliser le titre de chef. Le défendeur avait été élu chef, mais par la suite, durant son mandat, sa conduite avait soulevé des questions. Une résolution du conseil de bande (RCB) avait été adoptée censément pour le démettre de ses fonctions. Selon le défendeur, la RCB n’avait pas été adoptée dans les règles et il n’avait donc pas été effectivement destitué, et il a poursuivi ses fonctions de chef.

[26]  La juge Layden-Stevenson a donné raison au défendeur et a rejeté la demande de la Première Nation, jugeant que la RCB était frappée de nullité. La juge Layden-Stevenson n’a jamais remis en question la capacité de la Première Nation à déposer sa requête contre le chef élu.

[27]  Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, la jurisprudence a clairement établi que les Premières Nations sont habilitées à intenter des poursuites et qu’elles peuvent être poursuivies (Horseman c Horse Lake First Nation, 2005 ABCA 15; Jack Woodward, Native Law, (Toronto : Carswell, 2006) (édition révisée en feuilles mobiles, 2017-1), ch. 1, au paragraphe 490).

[28]  Récemment, la Cour fédérale a commenté ce principe dans Première nation Kwicksutaineuk Ah-Kwa-Mish c Canada (Procureur général), 2012 CF 517 [Kwicksutaineuk]. Dans cette décision, la demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le ministère des Pêches et des Océans d’octroyer des permis d’aquaculture (pisciculture) à deux sociétés défenderesses. La Première Nation n’était pas partie aux décisions initiales qui étaient contestées par voie de contrôle judiciaire.

[29]  Concernant la question de la qualité pour agir, les intimées ont soutenu que la Cour fédérale aurait dû être saisie de l’affaire dans le cadre d’une instance par représentation, conformément à l’article 114 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), c’est-à-dire que l’affaire aurait dû être portée devant la Cour par une personne agissant à titre de représentant d’une ou de plusieurs autres personnes plutôt que par la Première Nation elle-même. Le juge de Montigny n’a pas souscrit à cette thèse et a statué que la Première Nation avait effectivement capacité pour introduire et déposer la demande de contrôle judiciaire. Le juge de Montigny s’est exprimé en ces termes au paragraphe 88 de la décision Kwicksutaineuk :

Je reconnais que, dans de nombreuses affaires portant sur des droits ancestraux revendiqués et sur l’obligation de consulter, la demanderesse est un membre de la Première Nation, ou le chef de la Première Nation agissant au nom de celle-ci (voir par exemple l’arrêt Nation Haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511, l’arrêt Première nation Tlingit de Taku River c Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 RCS 550, et la décision Première nation de Ka’a’Gee Tu c Canada (Procureur général), 2007 CF 763, 315 FTR 178). Il n’en reste pas moins qu’une bande indienne est une entité juridique et politique qui peut elle-même ester en justice et être condamnée par jugement (voir la décision Bande indienne Wewayakum c Bande indienne Wewayakai, [1991] 3 CF 420). Il est vrai que ce précédent concernait le droit d’occupation et d’utilisation d’une réserve et ne portait pas sur des droits ancestraux, comme l’a fait observer le procureur général, mais il n’en demeure pas moins que c’est la bande elle-même qui était la demanderesse, et non un représentant agissant en son nom. Pareillement, plusieurs bandes indiennes ont déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision du ministre des Pêches et des Océans, au motif que le ministre n’avait pas préservé l’honneur de la Couronne et ne s’était pas acquitté de son obligation constitutionnelle de consulter les bandes touchées et de répondre à leurs préoccupations; la Cour n’a aucunement mis en doute la qualité pour agir de ces bandes pour cause d’absence de représentant (Première nation des Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2008 CAF 212, 379 NR 297). [Non souligné dans l’original.]

[30]  À l’instar du scénario dans la décision Kwicksutaineuk, il ne fait aucun doute que la demanderesse dans le présent contrôle judiciaire n’était pas partie à l’instance inférieure. En fait, la Première Nation de Cowessess n’était pas désignée dans l’appel en matière électorale et n’a pas comparu devant le Tribunal.

[31]  Je conclurai à propos de la première question touchant la qualité pour agir en commentant la décision Sandy Bay, citée par le défendeur. Je ne suis pas d’accord que la décision Sandy Bay appuie sa thèse voulant que la Première Nation de Cowessess n’ait pas qualité pour agir en l’espèce. Dans la décision Sandy Bay, la Première Nation avait sollicité le contrôle judiciaire des décisions du ministre se rapportant au statut d’immigrant d’une soi-disant membre de la bande, une religieuse catholique native du Nigéria. L’intérêt de la Première Nation n’avait aucune commune mesure avec les questions personnelles d’immigration en cause. La ressortissante nigériane n’avait aucun statut sous le régime de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), c I-5. La Cour a conclu que bien que la religieuse ait été directement touchée par la mesure d’expulsion du Canada en suspens, la Première Nation n’était qu’indirectement touchée par l’affaire dans le cadre de laquelle une réparation était demandée.

[32]  En l’espèce, contrairement à la décision Sandy Bay, la Première Nation de Cowessess a un intérêt direct à veiller à ce que ses élections soient menées conformément à la Loi électorale et qu’une décision de destituer un membre élu du conseil de bande soit prise de manière juste et appropriée.

[33]  Avant de clore la discussion sur la qualité pour agir, je ferais preuve de négligence si je ne précisais pas explicitement que la qualité pour agir a été accordée à la Première Nation de Cowessess à la lumière des circonstances très particulières de l’affaire, étant donné les facteurs suivants et le contexte factuel.

[34]  D’abord, il ressort clairement de la preuve produite que les conséquences de la décision du Tribunal et le statu quo ont une incidence sur la gouvernance de la Première Nation dans son ensemble. Dans d’autres contextes, il serait possible d’imaginer une situation où la contestation d’un appel relatif aux résultats d’une élection, engagée par la bande et payée avec ses fonds, susciterait un conflit d’intérêts en raison des enjeux personnels que peuvent avoir le chef ou les membres du conseil.

[35]  Il ressort toutefois de la preuve en l’espèce qu’il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle des griefs personnels auraient été traités en engageant les fonds de la Première Nation. La preuve révèle plutôt qu’il est dans l’intérêt de l’ensemble de la bande de régler l’affaire.

[36]  En second lieu, il y avait une preuve qu’une vaste consultation avait eu lieu avant que la Première Nation de Cowessess décide d’entreprendre le présent contrôle judiciaire. La consultation a comporté les étapes ci-dessous, comme il est indiqué dans les affidavits du chef Delorme (onglet 3, dossier de la demanderesse [DD]), de Patrick Craig Redwood (onglet 4, DD), de Gary Pelletier (onglet 5, DD) et de Stanley Delorme (onglet 6, DD) :

  • Le 29 juin 2016, une réunion d’urgence du chef et du conseil a eu lieu, où il a été décidé que Curtis Lerat, Malcolm Delorme et Carol Lavallee cesseraient leurs fonctions pendant que les autres membres du conseil (les membres non contestés) décidaient de la façon de procéder à la lumière de la décision.

  • La semaine suivante, les membres non contestés ont rencontré des professionnels de la gouvernance autochtone, ont tenu une réunion communautaire, ont rencontré un conseiller juridique et se sont réunis régulièrement pour discuter de l’affaire.

  • Le 30 juin 2016, une réunion a été tenue avec Stan Delorme, Gary Pelletier et Patrick Redwood pour les informer de la décision du Tribunal qu’ils siégeraient au conseil.

  • Le 3 juillet 2016, la Première Nation de Cowessess a tenu une assemblée de la bande, invitant tous les membres de la Première Nation.

  • Les membres non contestés se sont réunis deux jours plus tard, le 5 juillet 2016, et ont pris une décision préliminaire de présenter une demande de contrôle judiciaire.

  • Les membres non contestés se sont réunis de nouveau le 6 juillet 2016 et ont confirmé leur intention. Ils ont tenu un vote sur la question qui a recueilli l’unanimité.

  • L’après-midi du 6 juillet 2016, les membres non contestés ont annoncé leur décision aux membres contestés. Stan Delorme en a ensuite été avisé par téléphone.

[37]  Enfin, six des défendeurs désignés, y compris les trois défendeurs touchés défavorablement par la décision (Curtis Lerat, Carol Lavallee et Malcolm Delorme), ont appuyé le contrôle judiciaire ou n’ont pas pris position à cet égard. Cela constitue une preuve supplémentaire qu’il s’agissait réellement d’une décision communautaire plutôt que d’un stratagème pour réaliser un gain personnel.

B.  La décision était-elle inéquitable envers M. Lerat sur le plan procédural?

[38]  La Première Nation de Cowessess conteste la décision du Tribunal au motif de l’iniquité procédurale envers M. Lerat. Le Tribunal a affirmé avoir examiné les documents d’admissibilité présentés par chaque candidat aux fins de la vérification du casier judiciaire, que leur avait fournis le directeur général des élections (DGE) qui avait jugé que M. Lerat était admissible. Le Tribunal a remarqué que la vérification du casier judiciaire de M. Lerat était datée de février 2015, ce qui ne constituait pas une « mise à jour » comme définie par le critère d’admissibilité énoncé à l’alinéa 7.04d) de la Loi électorale. Par conséquent, le Tribunal a conclu que M. Lerat n’avait pas satisfait aux exigences d’admissibilité relatives à la candidature et qu’il ne pouvait donc pas se porter candidat à un poste de conseiller.

[39]  La Première Nation de Cowessess avance deux arguments concernant M. Lerat. Selon le premier, le Tribunal a seulement compétence pour examiner les motifs d’appel exposés dans l’avis de M. Lavallee, qui n’ont pas soulevé la question de la vérification du casier judiciaire de M. Lerat.

[40]  La seconde question, qui est liée à la première, vise à savoir si le Tribunal a manqué à son obligation d’équité procédurale puisqu’une occasion n’a pas été offerte à M. Lerat de répondre adéquatement à la question de la vérification du casier judiciaire.

[41]  Lorsque le Tribunal a donné avis qu’il entendrait l’appel et qu’il a fixé la date de l’audience, M. Lerat n’était pas nommé comme l’un des défendeurs désignés, il n’a pas reçu copie de l’avis et il n’a pas eu l’occasion de répondre à la question liée à la vérification de son casier judiciaire.

[42]  La Première Nation de Cowessess fait valoir que si on avait offert à M. Lerat une possibilité raisonnable de répondre aux questions du Tribunal, premièrement en lui signifiant un avis et deuxièmement en tenant une audience, il aurait pu présenter une preuve au Tribunal qui aurait eu une incidence sur sa décision. En particulier, la Première Nation de Cowessess soutient que la vérification du casier judiciaire de M. Lerat a été obtenue de la GRC le 11 février 2016, mais qu’en raison d’une erreur d’écriture, le rapport était daté du 11 février 2015. Cette erreur n’a pas été relevée et aurait pu être corrigée suivant un avertissement raisonnable.

[43]  M. Lavallee réfute l’allégation que le Tribunal a violé le droit de M. Lerat à l’équité procédurale, en ce sens qu’il a eu l’occasion d’être entendu par le Tribunal, qui a corrigé toute irrégularité touchant l’avis. De plus, M. Lavallee affirme que si M. Lerat avait des préoccupations au sujet de l’avis et de son caractère équitable, il aurait dû soulever ses objections lors de l’audience. En effet, les questions d’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion (Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 448).

[44]  M. Lavallee s’oppose également à l’argument de la Première Nation de Cowessess, selon lequel le Tribunal a commis une erreur en prenant en compte la vérification du casier judiciaire, car il ne s’agit pas d’un motif d’appel. M. Lavallee affirme que cela est incorrect, car l’avis précise que : [traduction] « les candidats qui ne sont pas en règle [...] ont enlevé des votes aux candidats qui sont en règle ».

[45]  M. Lavallee ajoute que bien que la vérification du casier judiciaire ne soit pas expressément mentionnée, le libellé de l’avis et de la Loi électorale autorise le Tribunal à prendre en compte des questions au-delà de celles qui sont expressément mentionnées dans l’avis. M. Lavallee invoque à ce sujet la décision Meeches c Assiniboine, 2016 CF 427 [Meeches], conf. en partie par 2017 CAF 123. La Cour a conclu dans la décision Meeches que l’admissibilité d’un candidat s’inscrit dans le concept des « pratiques électorales », de la manière envisagée par une loi électorale qui, selon M. Lavallee, était très similaire à la Cowessess’ Act. Étant donné ces observations, M. Lavallee a conclu que la vérification du casier judiciaire datait de plus d’un an et il était tout à fait raisonnable que le Tribunal conclue qu’elle n’était pas à jour.

[46]  Je suis du même avis que la Première Nation de Cowessess sur la question de l’équité procédurale pour les motifs suivants. La compétence du Tribunal, en application de l’article 11.05 de la Loi électorale, ne s’étend pas à des moyens non visés par l’avis d’appel :

[traduction]

11.05 l) À la conclusion de l’audience d’appel, le Tribunal d’appel électoral s’efforce de parvenir dès que possible à une décision sur l’appel et, dans sa décision il doit :

(i) déterminer si l’appelant ou les appelants ont prouvé les motifs de l’appel énoncés dans l’avis d’appel;

(ii) déterminer si la preuve telle qu’elle est présentée peut raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel;

[47]  L’appelant a la charge de prouver les motifs exposés dans l’avis. Le Tribunal n’a donc pas liberté pour se saisir de nouvelles questions. Je ne suis pas d’accord avec M. Lavallee que l’avis soulevait implicitement la question liée à la vérification du casier judiciaire de M. Lerat. Les motifs invoqués dans les documents introductifs d’instance, qu’il s’agisse d’une déclaration, d’une demande de contrôle judiciaire ou d’un appel, doivent être clairs et ne pas laisser la partie défenderesse dans l’obligation de deviner. Si la partie défenderesse ne connaît pas l’affaire, elle ne peut présenter de défense appropriée. Il incombe à la partie requérante de formuler clairement la déclaration ou le motif de révision.

[48]  Le libellé de la Loi électorale est également explicite. Il porte que le rôle du Tribunal consiste à déterminer si l’appelant a prouvé les motifs d’appel exposés dans l’avis d’appel. Il n’est pas précisé dans la Loi électorale que le défendeur doit prouver qu’il a satisfait chaque critère d’admissibilité. Évidemment, une telle exigence serait irréaliste, en plus d’être contraire au bon sens ou à une approche efficace quant à la procédure d’appel.

[49]  En l’espèce, le Tribunal n’aurait pas dû prendre en compte le critère d’admissibilité se rapportant à la vérification du casier judiciaire, car il n’avait pas été soulevé à titre de motif d’appel. L’équité procédurale exige d’offrir une occasion raisonnable de répondre aux allégations; une telle occasion n’a pas été fournie en l’espèce. Le principe de l’équité a été confirmé dans la décision Sparvier c Bande indienne Cowessess, 1993 CarswellNat 808 (WLCan) (CF 1re inst.) [Sparvier], une affaire que devraient connaître certaines des parties en l’espèce, puisqu’elles étaient en cause dans le contrôle judiciaire instruit en 1993. Dans la décision Sparvier, aux paragraphes 55 à 57, le juge Rothstein a conclu ce qui suit :

L’avocat des intimés prétend que parce que la procédure du tribunal d’appel était conforme à la coutume de la bande, le degré de justice naturelle ou d’équité procédurale auquel le requérant avait droit était minime. Selon lui, en décider autrement aurait pour effet d’invalider les procédures suivies par toutes les autres bandes au Canada qui élisent leurs dirigeants selon leurs propres coutumes, puisque la Cour se trouverait simplement à imposer ses propres règles de procédure à la place des procédures coutumières de la bande.

L’avocat des intimés n’a cité aucune jurisprudence ou doctrine selon laquelle les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale ne doivent pas être appliqués dans les cas où la coutume de la bande prescrit les procédures que doivent suivre les tribunaux de bande.

Bien que j’accepte l’importance d’un processus autonome pour l’élection des gouvernements de bandes, j’estime que des normes minimales de justice naturelle ou d’équité procédurale doivent être respectées. Je reconnais pleinement que les tribunaux doivent éviter de s’immiscer dans le mouvement politique des peuples autochtones en vue d’acquérir plus d’autonomie. Cependant, les membres des bandes sont des individus qui, à mon sens, ont le droit à ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Dans la mesure où cette Cour a compétence, les principes de la justice naturelle et de l’équité procédurale doivent être appliqués. [Non souligné dans l’original.]

[50]  Pour parvenir à sa conclusion, le juge Rothstein a tenu compte de la jurisprudence principale de la Cour suprême sur la teneur de l’équité procédurale, notamment Lakeside Colony of Hutterian Brethren c Hofer, [1992] 3 RCS 165, Nicholson c Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 RCS 311, et Martineau et al. c Le Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 RCS 602. Le juge Rothstein a conclu que les exigences de base de l’équité procédurale s’appliquaient au Tribunal d’appel électoral de la Première Nation de Cowessess – notamment en ce qui concerne l’avis, l’impartialité du tribunal et l’occasion de présenter des observations. Précisément, au sujet de l’élément relatif à l’avis de l’équité procédurale, le juge Rothstein a conclu ce qui suit aux paragraphes 82 et 83 de la décision Sparvier :

La Cowessess Indian Reserve Elections Act est silencieuse sur la question de l’avis, et la jurisprudence ne précise pas, en fonction d’un nombre d’heures ou de jours, ce que constitue ou non un avis suffisant. Dans chaque cas, le caractère suffisant de l’avis doit être apprécié à la lumière des faits. Manifestement, un délai d’avis de moins de douze heures est très court. Un délai d’avis si court soulève un certain nombre d’inquiétudes : a) les intéressés risquent de ne pas être disponibles; b) il n’y a pratiquement pas de temps pour enquêter sur les faits qui se rapportent à l’objet de l’appel; c) il est déraisonnable de s’attendre à ce que les participants organisent et préparent leurs observations de façon adéquate. Aucune preuve au dossier n’indique que le tribunal était contraint d’entendre l’appel après un si bref délai d’avis.

Il est vrai que le requérant avait effectivement été avisé et qu’il était présent à l’audience devant le tribunal d’appel. Cependant, sa présence n’empêche pas qu’il ait été dans une situation désavantageuse du fait qu’il a dû agir sans avoir eu l’occasion adéquate d’enquêter sur la question et de préparer ses observations. Je crois qu’il est raisonnable de conclure que la participation du requérant ne représentait pas un véritable consentement à la tenue de l’audience devant le tribunal d’appel et qu’il n’a pas renoncé à son droit à un avis suffisant.

[51]  En l’espèce, M. Lerat ne connaissait pas les faits qu’il devait réfuter relativement à la vérification de son casier judiciaire et il ne pouvait répondre de manière adéquate aux allégations, car la question n’était pas mentionnée dans l’avis.

[52]  D’ailleurs, M. Lerat atteste dans son affidavit que la question de la vérification de son casier judiciaire n’a jamais été traitée à l’audience. Il a fait savoir qu’il avait été informé la première fois de l’erreur d’écriture lorsqu’il a reçu la décision du Tribunal. Il n’aurait donc pu renoncer à son droit à un avis, car il n’était pas au courant du problème au moment de l’audience.

[53]  Dans la décision Sparvier, le juge Rothstein a conclu que la seule participation du requérant à l’audience ne constitue pas un consentement à l’instance ni une renonciation à son droit à un avis suffisant. Ce raisonnement s’applique avec encore plus de force vu les faits en l’espèce. En effet, même si M. Lerat avait été informé à l’audience, l’avis aurait été manifestement insuffisant pour satisfaire à l’obligation d’équité du tribunal. Tout comme un préavis de 12 heures a été jugé insuffisant dans la décision Sparvier, laissant peu de temps au requérant de se préparer, l’absence totale d’avis dans la présente affaire est d’autant plus inadéquate. Selon un principe fondamental de l’équité, la personne doit connaître les faits qu’elle est appelée à réfuter. Ainsi, on ne peut se soustraire à l’obligation de signifier un avis en procédant à une notification vague ou ambiguë : l’avis doit être clair à première vue.

[54]  M. Lavallee soutient que l’avis, en renvoyant aux membres « en règle » et aux « pratiques électorales », fait allusion à l’admissibilité de tous les candidats.

[55]  Je ne suis pas d’accord. Le simple fait de mentionner les membres « en règle » dans l’avis n’est pas suffisamment clair pour en déduire une contestation de la validité de la preuve produite relative à la criminalité – qui est tout simplement l’un des critères d’admissibilité. Par exemple, pour être considéré comme un membre « en règle » aux termes de la Loi électorale, toute créance de ce membre doit être acquittée auprès de la Première Nation de Cowessess (alinéa 2.01o)). On ne peut raisonnablement l’interpréter comme une exigence que tous les candidats désignés dans l’avis prouvent une seconde fois (la première fois étant durant l’élection, lorsque la preuve a été présentée au directeur général des élections) qu’ils ont satisfait à tous les critères d’admissibilité avant de se porter candidats à l’élection, à défaut d’une contestation particulière.

[56]  Alors que M. Lavallee a raison d’affirmer que dans la décision Meeches, le juge McDonald a conclu que l’admissibilité des candidats s’inscrivait dans les « pratiques électorales », le contexte dans la décision Meeches était tout à fait différent. Dans cette affaire, la compétence du comité d’appel était en cause plutôt que l’équité procédurale, comme en l’espèce. Alors qu’une interprétation large des pratiques électorales convenait dans la décision Meeches, je n’estime pas que, dans notre situation, le simple fait de mentionner les pratiques électorales aviserait les candidats qu’ils pourraient être tenus de prouver qu’ils remplissent chaque critère d’admissibilité prévu dans la Loi électorale. Les questions liées à la compétence et à la signification d’un avis suffisant aux parties sont distinctes.

[57]  Bref, les candidats en cause doivent recevoir un avis suffisant pour qu’ils comprennent le motif pour lequel leur élection antérieurement valide est contestée, afin qu’ils puissent y répondre en toute connaissance de cause. Cela ne s’est pas produit dans le cas de M. Lerat en l’espèce et, pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que son droit à l’équité procédurale a été violé.

C.  La décision emportant l’inadmissibilité de Mme Lavallee et de M. Delorme pour cause de « dettes » était-elle déraisonnable?

[58]  Le Tribunal a conclu que Mme Lavallee et M. Delorme n’étaient pas admissibles en raison de dettes qu’ils avaient accumulées à la suite d’une décision défavorable relative à l’adjudication de dépens rendue par la CAF à leur encontre, à titre de parties déboutées dans une autre affaire. Précisément, le Tribunal a conclu que puisque la Première Nation avait acquitté les frais du litige devant la CAF, la Première Nation de Cowessess était autorisée à adopter une résolution affirmant que Carol Lavallee et Malcolm Delorme, deux défendeurs dans le litige devant la CAF, étaient solidairement redevables envers la Première Nation de Cowessess d’une somme de 27 010,66 $, calculée conformément à la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales. En outre, la résolution imposait à Mme Lavallee et à M. Delorme un plan de remboursement des sommes dues à la Première Nation de Cowessess et stipulait que jusqu’à ce qu’ils aient rempli les conditions du plan, ils ne seraient pas considérés comme des membres « en règle ».

[59]  La Première Nation de Cowessess soutient que le Tribunal a commis une erreur déraisonnable en concluant que les dépens adjugés représentaient une « créance » due solidairement par Mme Lavallee et M. Delorme pour les raisons suivantes :

[TRADUCTION]

  1. Le Tribunal a obtenu les lettres de deux candidats « en règle » du comptable principal de la Première Nation de Cowessess et les lettres d’avis de son conseiller juridique confirmant que les dépens adjugés n’avaient toujours pas été calculés. Donc, ils n’avaient pas encore été établis par la CAF et, de toute façon, seule la Cour peut taxer les dépens et non la partie ayant obtenu gain de cause ou la demanderesse (la Première Nation de Cowessess). Par conséquent, Mme Lavallee et M. Delorme n’avaient pas de dettes impayées envers la Première Nation de Cowessess. Celle-ci estime que ces lettres ont été omises ou négligées par erreur parce que les dépens non taxés ne constituaient pas encore une créance.
  2. La Première Nation de Cowessess même n’était pas une partie visée par la décision de la CAF, et le Tribunal n’a pas tenu compte de la preuve que le chef et les membres du conseil, qui avaient voté l’adoption de la RCB, avaient attribué à tort les dépens adjugés à la demanderesse.

[60]  En réponse, M. Lavallee affirme que le Tribunal était au courant de la preuve en question et qu’il l’a traitée de façon adéquate. En ce qui concerne l’avis du comptable, M. Lavallee note que le Tribunal en a tenu compte. De plus, il soutient que les lettres du conseiller juridique exprimaient uniquement des avis et que le Tribunal était libre de ne pas les prendre en considération; qu’il n’y avait aucune obligation pour le Tribunal de se pencher sur chaque élément de preuve; et qu’il a rédigé une décision détaillée citant les principaux éléments de preuve. Comme l’avocate de M. Lavallee l’a affirmé à l’audience à propos des avis juridiques : [traduction] « Il ne s’agit pas d’éléments de preuve. Ils ne sont pas établis dans la jurisprudence et ne sont même pas tirés d’un ouvrage juridique. Ils ne constituent pas des éléments auxquels une cour devrait s’arrêter et ne devraient pas être pris en compte par un tribunal. »

[61]  Je conclus cependant que ces avis juridiques constituent d’importants documents devant le Tribunal qui méritent qu’on s’y arrête, même en donnant une brève explication de la raison pour laquelle ils ont été négligés ou qu’on leur a attribué peu de poids. En effet, le Tribunal a écrit au début de sa décision qu’il [traduction] « doit se pencher sur tous les éléments de preuve produits qui, à son avis, sont fiables et pertinents pour la décision relative à une ordonnance dans le présent appel ».

[62]  Ces avis forment la partie centrale des observations de Mme Lavallee et de M. Delorme. Si les avis n’étaient pas fiables ou pertinents, le Tribunal devait le préciser et, à tout le moins, expliquer brièvement pourquoi il en était ainsi. Le défaut de le faire a rendu la décision déraisonnable en raison du manque de transparence, d’intelligibilité et de justification à propos de cette question particulière.

[63]  Dans la décision Square c David, 2012 CF 624, au paragraphe 23, le juge Rennie a conclu ce qui suit :

De plus, l’essentiel des préoccupations des demandeurs a été énoncé en détail dans une lettre datée du 26 février 2003 transmise par leur avocat. La décision du ministre ne tient compte ni de cette lettre, ni du fond des arguments qui y étaient présentés. La décision ne prend pas en considération les observations factuelles et juridiques en cause et viole ainsi le principe selon lequel les motifs doivent porter sur les principales questions factuelles et juridiques Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425. [Non souligné dans l’original.]

[64]  J’estime que ces principes s’appliquent à la décision. Les observations étaient importantes, notamment parce qu’elles traitaient de la question des dépens et de la créance dans le contexte d’une ordonnance de la Cour et en regard de la Loi électorale. Il s’agit de questions centrales pour l’admissibilité des candidats, qui constituent le fondement sur lequel s’est appuyé le Tribunal pour infirmer la conclusion antérieure du DGE que les candidats étaient de fait admissibles. Si ces avis n’étaient ni fiables ni pertinents, le Tribunal était tenu de fournir une explication. Selon toute vraisemblance, les lettres (versées aux onglets 3K, M, N, 7A et 8A du DD) méritaient qu’on s’y arrête puisqu’elles traitaient de l’établissement des dépens et de la question de savoir s’ils pouvaient être considérés à juste titre comme des « créances ».

[65]  Il existe une jurisprudence qui porte que les dépens peuvent être considérés comme une créance seulement après qu’ils ont été quantifiés par la Cour. Dans Condominium Plan No 7510189 c Jones, 1997 CarswellAlta 66 (WL Can) (CA), la Cour d’appel de l’Alberta a conclu ceci au paragraphe 36 :

[traduction]

[l]e but de la taxation est d’assurer que l’évaluation des frais judiciaires soit raisonnable. Jusqu’à ce que cette décision soit prise, le montant du paiement que doivent verser les appelants n’est pas connu avec certitude et ne peut donc être considéré comme une « créance », car une créance est une « somme payable à l’égard d’une demande d’une somme déterminée recouvrable par une action ». [Non souligné dans l’original.]

[66]  En fait, jusqu’à ce que le montant des dépens soit fixé, un paiement ne peut être fait. Aucune partie ne peut prendre de décision unilatérale et fixer ce montant. Plutôt, le paiement des dépens relève du pouvoir discrétionnaire exclusif de la Cour (Armada Lines Ltd. c Chaleur Fertilizers Ltd., [1997] 2 RCS 617, au paragraphe 18). Comme le juge Mosley de notre Cour l’a conclu par la suite dans Shotclose c Première nation de Stoney, 2011 CF 1051, au paragraphe 8 :

La Cour peut fixer les dépens sous une forme globale ou ordonner qu’ils soient taxés : paragraphes 400(4) et (5) des Règles; Dimplex North America Ltd. c. CFM Corp, 2006 CF 1403, conf. par 2007 CAF 278. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens à adjuger, mais elle doit prendre en considération les facteurs pertinents qui figurent dans la liste non exhaustive présentée au paragraphe 400(3) des Règles au moment de fixer non seulement le montant des dépens, mais aussi leur répartition et les personnes qui doivent les payer : Francosteel Can. Inc. c. « African Cape » (L’), [2003] 4 CF 284, 301 NR 313, 2003 CAF 119, au paragraphe 20.

[67]  Certes, n’importe quelle partie peut proposer le montant des dépens dans une instance particulière ou les deux parties peuvent consentir au montant des dépens, et la Cour peut convenir de ces dépens. Toutefois, si le montant des dépens n’est pas proposé et convenu ou s’il est ordonné par la Cour, les dépens doivent être taxés en tenant compte des divers éléments évalués, qui sont habituellement précisés dans un mémoire de dépens. Le régime complet d’adjudication et de taxation des dépens est exposé à la partie 11 des Règles. Comme l’a formulé succinctement notre Cour dans Bégin c Séguin, 2008 CF 948, au paragraphe 3, « seule la Cour a le pouvoir d’accorder les dépens ».

[68]  Par conséquent, pour poursuivre notre analyse des faits de l’espèce, disons que les dépens ont été adjugés par la CAF, mais ils n’ont pas été taxés et cette fonction relève clairement de la compétence de la Cour et non des parties (article 405 des Règles).

D.  La question relative à la résolution du conseil de bande

[69]  En dernier lieu, M. Lavallee maintient qu’en parvenant à sa décision sur l’admissibilité de Mme Lavallee et de M. Delorme, le Tribunal n’avait pas compétence pour tenir compte de la RCB. Il n’est pas nécessaire que je me penche sur la validité de la RCB vu la conclusion que j’ai tirée au sujet des éléments de preuve ci-dessus.

IV.  Conclusion

[70]  Premièrement, à titre de question procédurale, précisons que la Première Nation de Cowessess a qualité pour déposer la présente demande aux termes du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, puisqu’elle est directement touchée par l’instance inférieure.

[71]  En second lieu, il est évident que la compétence du Tribunal se limite aux motifs soulevés dans l’avis, et l’appelant a le fardeau de prouver ces motifs. Le Tribunal ne peut se saisir de nouvelles questions. Puisque la vérification du casier judiciaire de M. Lerat n’a pas été soulevée dans l’avis, le tribunal s’y est attardé à tort et, ce faisant, a outrepassé sa compétence.

[72]  Troisièmement, d’importantes observations relatives à la décision de la CAF ont été présentées au Tribunal – notamment les avis juridiques sur la créance présumée et l’inadmissibilité consécutive de Mme Lavallee et de M. Delorme. Le Tribunal a lui-même indiqué qu’il devait examiner tous les éléments de preuve produits qui, à son avis, étaient fiables et pertinents pour la décision sur une ordonnance relative à l’appel. Si ces observations juridiques n’étaient pas fiables ou pertinentes, le Tribunal devait le préciser et expliquer (même brièvement) pourquoi il en était ainsi. Le défaut de le faire a rendu la décision déraisonnable vu le manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[73]  Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Cette issue n’est peut-être pas celle que recherchait M. Lavallee, mais je félicite son avocate, Mme Troup, pour ses très habiles plaidoiries et exposés écrits devant la Cour.

A.  Réparation

[74]  La Première Nation de Cowessess demande ce qui suit à la Cour :

  • a) rejeter les éléments de la décision ayant conclu que Carol Lavallee, Malcolm Delorme et Curtis Lerat n’étaient pas admissibles à se porter candidat à un poste de conseiller résident;

  • b) annuler la directive du Tribunal d’appel imposant la destitution de Carol Lavallee, de Malcolm Delorme et de Curtis Lerat de leur poste élu et attribuant à Gary Pelletier, à Stan Delorme et à Patrick Redwood les postes au conseil de bande de la Première Nation;

  • c) rétablir et confirmer les résultats de l’élection du 27 avril 2016 communiqués initialement par le directeur général des élections.

[75]  Je n’estime pas qu’il s’agisse de réparations appropriées en l’espèce. Le rôle de notre Cour, qui est saisie d’un contrôle judiciaire typique, consiste à évaluer la décision du Tribunal et, si elle conclut qu’il a fait erreur, à signaler les erreurs commises et à l’inviter à trancher de nouveau la question. Son rôle n’est pas de se substituer au Tribunal et de rendre une décision en son nom (bien que notre Cour ait compétence pour annuler la décision, en application de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales).

[76]  Par ailleurs, M. Lavallee estime que la réparation appropriée dans la présente affaire est une ordonnance rendue par la Cour de tenir une autre élection pour les postes de conseiller.

[77]  À mon avis, ce n’est pas la réparation qui convient non plus. Le Tribunal dispose de pouvoirs limités dans l’éventualité où il accueille un appel. Il peut seulement prendre l’une des mesures suivantes :

[traduction]

11.05 l) À la conclusion de l’audience d’appel, le Tribunal d’appel électoral s’efforce de parvenir dès que possible à une décision sur l’appel et, dans sa décision il doit :

(i) déterminer si l’appelant ou les appelants ont prouvé les motifs de l’appel énoncés dans l’avis d’appel;

(ii) déterminer si la preuve telle qu’elle est présentée peut raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel;

(iii) ordonner, dans le cas où le poste visé par l’appel est celui de chef, une élection partielle lorsque le tribunal d’appel électoral estime que les motifs d’appel ont été prouvés et que ces motifs peuvent raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel, ou confirmer l’élection ou l’élection partielle lorsque les motifs d’appel n’ont pas été prouvés ou, s’ils ont été prouvés, ne pourraient raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel;

(iv) ordonner, dans le cas où le poste visé par l’appel est celui de conseiller résident ou de conseiller non résident, que la personne suivante ayant recueilli le nombre le plus élevé de voix à l’élection ou à l’élection partielle visée par l’appel se voit attribuer le poste de conseiller, lorsque le Tribunal d’appel électoral estime que les motifs d’appel ont été prouvés et que ces motifs peuvent raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel, ou confirmer l’élection ou l’élection partielle lorsque les motifs d’appel n’ont pas été prouvés ou, s’ils ont été prouvés, ne pourraient raisonnablement avoir influencé les résultats de l’élection ou de l’élection partielle portés en appel; [non souligné dans l’original.]

[78]  Puisque le Tribunal lui-même ne peut ordonner la tenue d’une nouvelle élection pour pourvoir les postes de conseiller, notre Cour ne peut le faire à sa place. Dans Felix Sr. c Sturgeon Lake First Nation, 2011 CF 1139, la juge Bédard a précisé ceci :

[56] La Cour n’a pas compétence pour annuler les résultats d’une élection et ordonner la tenue d’une nouvelle élection. Les règles 3 et 4 des Règles n’habilitent pas la Cour à élaborer une réparation substantielle qui n’est pas prévue par la Loi électorale. La règle 3 est une règle d’interprétation et la règle 4, souvent appelée « règle des lacunes », est de nature procédurale et ne permet pas à la Cour d’inventer un recours non prévu par la loi applicable. C’est au tribunal d’appel qu’il appartient de décider s’il convient d’annuler les résultats de l’élection et d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection, et la Cour doit se garder d’usurper ce rôle.

(Voir également Felix c Sturgeon Lake First Nation, 2014 CF 911, aux paragraphes 120 à 128).

[79]  Puisque la convocation d’une nouvelle élection n’est pas la réparation envisagée dans la législation applicable, notre Cour n’est pas en mesure de l’accorder.

[80]  Je demanderai par conséquent au Tribunal de statuer de nouveau sur les questions en cause dans le présent contrôle judiciaire conformément aux présents motifs.

[81]  Les dépens seront adjugés en faveur de la Première Nation de Cowessess.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1254-16

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire. L’affaire doit être réexaminée par le Tribunal conformément aux présents motifs. Les dépens sont adjugés à la Première Nation de Cowessess.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1254-16

INTITULÉ :

PREMIÈRE NATION DE COWESSESS No 73 c GARY PELLETIER, STAN DELORME, PATRICK REDWOOD, CAROL LAVALLEE, MALCOLM DELORME, CURTIS LERAT ET TERRENCE LAVALLEE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 mars 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 18 juillet 2017

COMPARUTIONS :

T. Joshua Morrison

Pour la demanderesse

Lynda K. Troup

Pour le défendeur

TERRENCE LAVALLEE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Avocats

Pour la demanderesse

Thompson Dorfman Sweatman LLP

Avocats

Pour le défendeur

TERRENCE LAVALLEE

 

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