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Date : 20170717


Dossier : IMM-4055-16

Référence : 2017 CF 687

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

AMANDA PAUL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENTS ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Amanda Paul, est une citoyenne de Saint‑Lucie âgée de 33 ans; elle est arrivée au Canada comme résidente permanente en 2003, après avoir été parrainée par sa mère. Lors de son arrivée, elle avait un fils de cinq mois qui habitait à Sainte‑Lucie, mais elle n’a pas divulgué cette information dans sa demande de résidence permanente. En octobre 2010, elle a été jugée interdite de territoire parce qu’elle avait présenté une fausse déclaration en omettant de divulguer qu’elle avait un enfant. Une mesure de renvoi a été prise contre la demanderesse en novembre 2013, et cette mesure a été maintenue par la Section d’appel de l’immigration en octobre 2015. Dans une décision datée du 16 août 2016, une agente d’immigration principale a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) de la demanderesse parce qu’elle n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agente sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

I.  Contexte

[2]  La demanderesse a grandi à Sainte‑Lucie et, alors qu’elle était enfant, elle a fait l’objet de sévices physiques et sexuels aux mains des neveux de sa belle‑mère. Lorsque le père de la demanderesse a découvert les abus, il a blâmé la demanderesse, l’a attaquée et l’a envoyée vivre avec sa grand‑mère. Alors que la demanderesse avait environ 14 ans, sa mère, qui vivait au Canada, l’a appelée et lui a dit qu’elle souhaiterait parrainer son immigration au Canada. À 17 ans, alors qu’elle vivait toujours à Sainte‑Lucie, la demanderesse a commencé à fréquenter un homme appelé Frantz qui, au début de la relation, était gentil et attentionné à l’endroit de la demanderesse. Le couple a finalement emménagé ensemble. La demanderesse affirme que Frantz a commencé à devenir possessif, contrôlant et violent physiquement et psychologiquement. Bien que la demanderesse ait demandé l’aide de son père, celui‑ci a refusé d’intervenir et lui a dit de ne pas communiquer avec la police parce que les policiers ne l’aideraient pas et qu’ils ne feraient que jeter la honte sur leur famille. La demanderesse est tombée enceinte de Frantz et a donné naissance à son premier fils en décembre 2002.

[3]  En mai 2003, la demande de parrainage a été examinée et la demanderesse ainsi que son demi‑frère ont reçu leurs visas de résidents permanents. La demanderesse a dit à Frantz qu’elle allait au Canada pour visiter sa mère, mais elle ne lui a jamais parlé de la demande de parrainage. Elle a laissé son fils à Sainte‑Lucie et, à son arrivée au Canada, n’a jamais divulgué qu’elle avait un fils. Alors que la demanderesse était au Canada, Frantz l’a menacée par téléphone et lui a demandé d’envoyer de l’argent, pour lui et leur fils. Frantz et son fils se sont rendus au Canada et ils ont emménagé avec la demanderesse qui affirme qu’au départ, Frantz était gentil et attentionné, mais qu’il a fini par devenir violent physiquement et psychologiquement. La demanderesse n’a pas appelé la police parce qu’elle avait peur que Frantz et son fils soient déportés.

[4]  En 2005, la demanderesse est tombée enceinte de son deuxième enfant avec Frantz. Par la suite, elle s’est séparée de Frantz et celui‑ci est retourné à Sainte‑Lucie. La demanderesse a commencé à fréquenter un autre homme, de qui elle a eu son troisième enfant. La demanderesse a demandé à son père s’il pouvait subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses trois enfants si elle retournait à Sainte‑Lucie, mais son père lui a dit qu’il ne pouvait pas satisfaire à sa demande et qu’elle était une honte. Il a aussi informé la demanderesse que Frantz s’était rendu à son domicile pour proférer des menaces contre elle.

II.  Décision de l’agente

[5]  Le 31 décembre 2015, la demanderesse a présenté sa demande d’ERAR et son avocate a présenté des observations écrites additionnelles le 25 mars 2016. La demanderesse a exposé ses antécédents et sa situation personnels et a déclaré à l’agente qu’elle répondait à la définition de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger au sens de la LIPR. Elle a expliqué que la violence et la discrimination qu’elle subit à Sainte‑Lucie, en raison de son sexe, constitue une forme de persécution au sens de l’article 96 de la LIPR, et que sa crainte subjective est fondée sur les éléments de preuve non contestés qu’elle a présentés quant au traumatisme et à la violence qu’elle a vécu lorsqu’elle vivait à Sainte‑Lucie. La demanderesse a déclaré à l’agente que les éléments de preuve objectifs établissaient un fondement objectif quant au risque pour une personne ayant son profil parce que la documentation sur la situation au pays reconnaît le problème généralisé de la violence fondée sur le sexe à Sainte‑Lucie et la menace qu’elle pose pour un survivant de violence familiale et sexuelle perpétrée à long terme et causant un traumatisme.

[6]  La demanderesse a également déclaré à l’agente qu’elle était une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR parce que son retour à Sainte‑Lucie l’exposerait à un danger important et à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, en plus de constituer une menace à sa vie aux mains des hommes de sa famille ainsi que de son ancien conjoint, Frantz. La demanderesse a présenté des documents au sujet de sa situation personnelle et de la situation au pays afin de démontrer les abus précédents et la possibilité qu’ils aient lieu à nouveau, et a soutenu que l’État de Sainte‑Lucie ne pouvait pas lui fournir une protection suffisante. La demanderesse a cité des documents afin de démontrer que la protection de l’État n’était pas suffisante pour les victimes de violence fondée sur le sexe, en soulignant que les mesures législatives prises à Sainte‑Lucie afin d’enrayer la violence familiale ne lui fournirait pas une protection adéquate contre ses abuseurs précédents. La demanderesse a également fait valoir qu’il n’existe aucune possibilité de refuge intérieur à Sainte‑Lucie puisque ses abuseurs précédents pouvaient facilement la trouver sur la petite île d’environ 174 000 habitants. La demanderesse a déclaré que sa demande était crédible; elle a demandé la tenue d’une audience si l’agente rendait une décision contraire.

[7]  Dans sa décision du 16 août 2016, l’agente a rejeté la demande d’ERAR de la demanderesse en concluant que celle‑ci n’avait pas démontré qu’elle serait persécutée à Sainte‑Lucie, qu’elle risquerait la mort ou que ses droits fondamentaux seraient gravement menacés à son retour à Sainte‑Lucie. L’agente a examiné les observations de la demanderesse et a accepté dans l’ensemble le récit de la demanderesse quant à sa situation personnelle, y compris l’abus dont elle a été victime par le passé. Cependant, l’agente a conclu que la question déterminante était celle du défaut de l’appelante de réfuter la présomption de protection de l’État. L’agente a déclaré ce qui suit :

[traduction]Il existe une présomption selon laquelle, sauf en cas d’effondrement total de son appareil, un État est capable de protéger ses citoyens. Pour réfuter la présomption de protection de l’État, le demandeur doit fournir des éléments de preuve « clairs et convaincants » de l’incapacité de l’État de protéger ses citoyens adéquatement. Douter de l’efficacité de la protection offerte par l’État alors qu’on ne l’a pas vraiment testée ne réfute pas pour autant l’existence d’une présomption de protection de l’État.

[8]  L’agente a souligné que la demanderesse avait subi pendant des années de la violence aux mains de son ancien conjoint, Frantz, mais qu’elle ne s’était jamais adressée aux policiers parce qu’elle croyait, sur la foi de l’avis de son père et de ses amis, que la police ne pouvait pas l’aider. L’agente a également souligné que bien que la demanderesse ait allégué avoir peur des neveux de sa belle‑mère qui l’ont agressée alors qu’elle était enfant, elle n’a pas expliqué pourquoi elle en a toujours peur aujourd’hui. L’agente a reconnu que la [traduction] « violence familiale est un énorme problème à Sainte‑Lucie », mais a déclaré qu’il incombait à la demanderesse de « démontrer plus qu’une réticence subjective à solliciter la protection de l’État ».

[9]  D’après l’agente, [traduction] « des mécanismes ont été mis en place à Sainte‑Lucie afin de protéger les femmes de la violence familiale ou de la violence liée au sexe ». L’agente s’est fondée sur le Country Reports on Human Rights Practices for Saint Lucia de 2015 du Département d’État des É.‑U. (rapport du Département d’État) ainsi que sur des documents de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui soulignaient que des mesures législatives ont été prises à Sainte‑Lucie afin de permettre aux victimes de violence familiale de solliciter des ordonnances de protection et que l’État a adopté des lois sur le [traduction] « viol conjugal » et le harcèlement sexuel en milieu de travail. L’agente a fait état des difficultés de mise en application de la loi. Elle a également mentionné ce qui suit : « Les policiers et les tribunaux mettent en application des lois visant à protéger les femmes contre le viol, mais de nombreuses victimes hésitent à signaler des cas ou à déposer des accusations par crainte de stigmatisation, de rétribution ou d’autres actes de violence. » L’agente a également cité le rapport du Département d’État qui établissait que même si les policiers étaient disposés à arrêter les contrevenants, le gouvernement n’intentait des poursuites criminelles dans les cas de violence contre les femmes que lorsque la victime portait des accusations, et les victimes étaient souvent réfractaires à porter des accusations parce qu’elles dépendaient financièrement de leur abuseur. L’agente a aussi souligné les efforts réalisés à la fois par des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour aider les victimes de violence familiale. Enfin, l’agente a examiné les autres efforts de protection de Sainte‑Lucie, notamment la capacité de son tribunal de la famille à rendre des ordonnances de protection et la mise sur pied d’unités policières responsables des personnes vulnérables qui traitent des cas de violence familiale envers les femmes et les enfants.

[10]  L’agente a conclu ce qui suit :

[traduction]D’après la preuve documentaire, bien que la violence familiale et sexuelle constitue un problème grave à Sainte‑Lucie, l’État prend les mesures qui s’imposent pour s’attaquer à ce problème. Des lois ont été adoptées à cet égard et, dans l’ensemble, les policiers n’étaient pas réfractaires à arrêter les auteurs de violence familiale et sexuelle.

Dans l’éventualité où la demanderesse retournerait à Sainte‑Lucie et qu’elle recevrait des menaces de la part de Frantz George, de n’importe quel membre de sa famille ou du grand public, ou qu’elle serait victime de violence aux mains de ceux‑ci, je suis d’avis qu’elle peut raisonnablement obtenir l’aide des policiers. La demanderesse était jeune et craintive lorsqu’elle a été abusée enfant et pendant qu’elle faisait vie commune avec Frantz George, mais elle est aujourd’hui âgée de 33 ans et pourrait faire le choix de signaler des menaces ou de l’abus et porter des accusations si elle était victime de mauvais traitements à Sainte‑Lucie.

III.  Questions en litige

[11]  La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. L’agente a‑t‑elle appliqué le mauvais critère concernant la protection de l’État?

  3. L’évaluation par l’agente de la protection de l’État était‑elle déraisonnable?

  4. L’agente a‑t‑elle omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents?

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[12]  Il est bien établi qu’en l’absence de question d’équité procédurale, la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable (voir : Khatibi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1147, au paragraphe 11, 273 ACWS (3d) 156; Shilongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, au paragraphe 21, 474 FTR 121; Jainul Shaikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1318, au paragraphe 16, [2012] ACF no 1429).

[13]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour est chargée d’examiner une décision afin d’établir que « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190. Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses].

[14]  La jurisprudence de la Cour a établi que l’identification, la formation ou la compréhension, par un agent d’ERAR, du critère relatif à la protection de l’État sont examinés selon la norme de la décision correcte, tandis que l’application du critère est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 115, au paragraphe 23, 237 ACWS (3d) 194 [Dawidowicz]; Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 22, 440 FTR 106; Kristofova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 415, au paragraphe 30, [2016] ACF no 433; Castro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 13, [2017] ACF n9). Comme l’a souligné la Cour dans la décision Dawidowicz, « lorsque les demandeurs allèguent qu’une commission a mal compris le critère, la norme applicable est celle de la décision correcte, et aucune retenue ne s’impose à l’égard de la compréhension par la Commission des critères qui s’appliquent. Toutefois, lorsque les demandeurs contestent la façon dont les critères ont été appliqués à l’égard des faits, il s’agit de questions mixtes de droit et de fait, et la norme applicable est celle de la raisonnabilité. » (Dawidowicz, au paragraphe 23)

B.  L’agente a‑t‑elle appliqué le mauvais critère concernant la protection de l’État?

[15]  La demanderesse allègue que, même si elle a initialement formulé le critère approprié relatif à la protection de l’État, l’agente s’est concentrée sur les efforts réalisés par Sainte‑Lucie pour offrir une protection et n’a pas évalué l’efficacité réelle ou le caractère adéquat de la protection visant à s’attaquer à la violence familiale, et il ne s’est pas penché sur ces questions. D’après la demanderesse, le critère relatif à la protection de l’État consiste à établir si l’État peut fournir une protection adéquate à ses citoyens, et non s’il déploie de sérieux efforts pour assurer une protection. En l’espèce, on peut inférer que l’agente a appliqué le mauvais critère juridique  d’après la nature des renseignements cités lors de l’analyse de la protection de l’État. La demanderesse signale plusieurs cas où l’agente a souligné les mesures et les efforts pris par le gouvernement de Sainte‑Lucie pour s’attaquer à la violence contre les femmes, et elle allègue que l’agente a omis d’examiner si ces mesures se traduisent par une protection adéquate des victimes de violence familiale et de violence fondée sur le sexe.

[16]  Le défendeur soutient que l’agente a correctement énoncé  le critère relatif à la protection de l’État et que son application du critère était raisonnable. D’après le défendeur, le fait pour un agent de faire référence aux efforts réalisés par un État, notamment la loi, ne constitue pas une erreur catégorique, puisque l’existence d’une telle loi peut constituer une condition préalable à la protection de l’État. Le défendeur soutient que l’agente a consulté des sources bien connues, notamment le rapport du Département d’État, pour évaluer tant les mesures législatives que concrètes, et note que les éléments de preuve cités par l’agente démontrent que les policiers et les tribunaux appliquent des lois afin de protéger les femmes contre le viol et que les policiers dirigent une unité responsable des personnes vulnérables afin de traiter les cas de violence contre les femmes et les enfants.

[17]  Je conviens avec la demanderesse que le critère relatif à la protection de l’État requiert une évaluation du caractère adéquat de la protection au niveau opérationnel, et non si l’État fait des efforts pour protéger ses citoyens. Dans l’arrêt Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 38, [2008] 4 RCF 636, la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit : « Quant à la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de la protection de l’État, cette présomption se réfute par une preuve claire et convaincante de l’insuffisance ou de l’inexistence de ladite protection. » Dans plusieurs décisions, la Cour a conclu que les efforts déployés par un État pour protéger ses citoyens ne constituent pas une protection suffisante. À titre d’exemple, dans la décision Kumati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1519, au paragraphe 27, [2012] ACF no 1637, la Cour a conclu que « la "protection adéquate" et les "efforts sérieux pour protéger [les] citoyens" sont deux choses différentes. L’une concerne la question de savoir si la protection est effectivement assurée dans un pays donné, tandis que les autres ne nous renseignent que sur celle de savoir si l’État a pris des mesures afin de garantir cette protection. » (voir aussi Dawidowicz, au paragraphe 30)

[18]  En l’espèce, l’agente a cerné le bon critère relativement à la protection de l’État lorsqu’elle a déclaré que la demanderesse devait fournir des éléments de preuve de [traduction] « l’incapacité de l’État de protéger ses citoyens adéquatement ». L’agente a également cité les documents sur la situation au pays illustrant la mise en œuvre des efforts réalisés par l’État de Sainte‑Lucie, notamment le rapport du Département d’État qui présente les mesures législatives mises en place pour criminaliser le viol, qui énonce que les policiers et les tribunaux appliquent ces lois, et qui met en lumière la réticence des victimes à signaler des cas. L’agente a clairement indiqué que l’État, grâce aux efforts qu’il a réalisés à cet égard, fait figure de précurseur en la matière. La décision démontre que l’agente a appliqué le bon critère relatif à la protection de l’État.

C.  L’évaluation par l’agente de la protection de l’État était‑elle déraisonnable?

[19]  La demanderesse fait valoir qu’elle n’avait pas à fournir des éléments de preuve relativement aux efforts qu’elle avait réalisés pour solliciter la protection de l’État, soulignant qu’elle a quitté Sainte‑Lucie en 2003. D’après la demanderesse, elle avait le droit de réfuter la présomption selon laquelle il existe une protection de l’État adéquate à Sainte‑Lucie en présentant des éléments de preuve relatifs aux expériences vécues par des personnes se trouvant dans des situations similaires. La demanderesse affirme qu’elle n’avait pas à compromettre sa sécurité dans le seul but d’établir l’absence de protection. Elle soutient également que l’agente a commis une erreur en mettant l’accent sur les services offerts par des organismes non gouvernementaux pour établir s’il existait une protection de l’État adéquate; elle souligne les références de l’agente quant à la manière dont le ministère des relations hommes‑femmes (Department of Gender Relations) de Sainte‑Lucie et les diverses organisations non gouvernementales exploitent des centres d’aide aux femmes et offrent des services de consultation ainsi qu’une ligne d’aide. La demanderesse attire l’attention de la Cour sur la décision Flores Zepeda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 491, au paragraphe 25, [2009] 1 RCF 237, où la juge Tremblay‑Lamer a conclu que « la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant, pour ce faire, des pouvoirs de contrainte appropriés ».

[20]  Le défendeur affirme que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État. D’après le défendeur, la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve direct des efforts qu’elle a réalisés afin de solliciter la protection de l’État et n’a fourni que des éléments de preuve contradictoires quant à la situation dans le pays. De l’avis du défendeur, l’agente a eu raison d’appliquer la présomption de protection de l’État en l’espèce.

[21]  Je conviens avec la demanderesse  que l’agent d’ERAR ne peut se fonder sur les services fournis par des organisations non gouvernementales lorsqu’il évalue la protection de l’État. Dans la décision Aurelien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 707, [2013] ACF no 752, la Cour a conclu ce qui suit :

[15]  L’agent a commis une erreur en s’appuyant sur des organisations non gouvernementales comme le Centre de crise de Sainte‑Lucie et l’Organisation nationale des femmes, qui offrent des services de défense, d’aiguillage et d’hébergement. Ces organisations ne fournissent pas de protection.

[16]  La Cour a souligné à maintes reprises que la force policière est présumée être la principale institution responsable d’assurer la protection et celle qui possède les pouvoirs de contrainte appropriés. Les refuges, les conseillers et les services d’écoute téléphonique peuvent apporter de l’aide, mais ils n’ont ni le mandat ni la capacité de fournir de la protection : Katinszki c Canada (MCI), 2012 CF 1326, au paragraphe 15; MMC c Canada (MCI), 2011 CF 722, au paragraphe 10; Zepeda c Canada (MCI), 2008 CF 491, aux paragraphes 24 et 25.

[17]  Il est extrêmement difficile, sur le plan de la preuve, de déterminer si une organisation non gouvernementale peut assurer la protection en lieu et place de l’État. Il s’agit de l’une des considérations de principe qui sous‑tendent l’exigence bien établie dans la jurisprudence selon laquelle la police assure la protection. Les organisations ont des mandats divers et il est difficile de mesurer leur efficacité. La présente affaire illustre bien le raisonnement qui sous‑tend la jurisprudence.

[22]  Cependant, la demanderesse dissèque et analyse les motifs de l’agente pour étayer son argument selon lequel l’agente s’est fondée de façon déraisonnable sur les services offerts par des acteurs non gouvernementaux afin d’évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État. Il faut considérer la décision de l’agente « comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458). L’agente a cité un passage complet du rapport du Département d’État qui fait référence aux efforts réalisés par des organisations non gouvernementales qui viennent en aide aux victimes de violence conjugale. Ce passage se trouve parmi des renseignements sur la volonté de la police d’arrêter les contrevenants et le fait que les victimes hésitent souvent à porter des accusations. L’agente a également cité des éléments de preuve portant que l’État offre des services similaires aux victimes. L’agente n’a pas conclu que la capacité de la demanderesse d’avoir accès aux services offerts par des organisations non gouvernementales a un lien avec sa capacité de solliciter une protection adéquate de l’État. Bien que la demanderesse n’ait pas fourni de preuve directe de son incapacité à bénéficier de la protection de l’État, elle doit néanmoins fournir certains éléments de preuve quant au caractère inadéquat de la protection de l’état. Il était raisonnable pour l’agente de déterminer que la demanderesse ne pouvait pas simplement se fonder sur le fait que son père et ses amis lui avaient déconseillé de s’adresser aux policiers.

D.  L’agente a‑t‑elle omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents?

[23]  La demanderesse fait valoir que l’agente a ignoré des éléments de preuve pertinents et contradictoires au sujet de la disponibilité de la protection de l’État. La demanderesse met en lumière le fait que l’agente a omis des extraits du rapport du Département d’État selon lesquels la police manque de ressources pour répondre aux appels en temps opportun et que la loi ne criminalise pas le viol conjugal. La demanderesse fait aussi remarquer que l’agente a omis de tenir compte de l’affidavit de Flavia Cherry, la présidente de la Caribbean Association of Feminist Research and Action. Selon la demanderesse, cet affidavit traite directement de la situation à laquelle sont confrontées les victimes de violence familiale à Sainte‑Lucie et de l’absence de protection de la police et de l’État, et contredit directement les conclusions de l’agente quant à la protection de l’État adéquate à Sainte‑Lucie. La demanderesse fait référence à la décision James c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1279, au paragraphe 18, [2015] ACF no 1344, où la Cour a conclu ce qui suit : « Étant donné que l’affidavit de Mme Cherry semble contredire les conclusions du commissaire [de la SPR] de manière très significative, il était nécessaire d’expliquer cette preuve de façon convaincante. » Elle renvoie également à l’affaire Antoine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 795, au paragraphe 17, 258 ACWS (3d) 153, où la Cour a conclu que :

Bon nombre des conclusions de l’agente étaient directement contredites par les déclarations de Mme Cherry, mais le rapport de l’agente ne faisait nullement référence à l’affidavit. Un agent d’immigration commet une erreur donnant lieu à révision lorsqu’il effectue une analyse sélective de la preuve documentaire et ne tient pas compte d’éléments de preuve contradictoires sans fournir une explication raisonnable. [citations omises]

[24]  Le défendeur allègue que l’agente n’était pas absolument obligée de faire référence à l’affidavit de 2012 de Mme Flavia Cherry. D’après le défendeur, l’agente a reconnu que la violence conjugale constitue un problème grave à Sainte‑Lucie, et elle n’était pas obligée de nommer expressément ni de dresser la liste de tous les éléments de preuve. De plus, le défendeur affirme que de toute évidence, l’agente a préféré se fonder sur des documents plus récents, notamment le rapport du Département d’État et les documents de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de 2015, plutôt que sur l’affidavit de Mme Cherry de 2012, et qu’elle a eu raison de le faire.

[25]  Il est évidemment bien établi que les décideurs administratifs, notamment les agents d’ERAR, n’ont pas à faire référence à chaque élément de preuve dans leurs décisions. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la juge Abella a conclu qu’un « décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale ». De la même manière, dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n1425, au paragraphe 16, 157 FTR 35 (Cepeda‑Gutierrez), le juge Evans a conclu que les organismes administratifs ne sont pas « obligés à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve » puisqu’il sera souvent suffisant de faire une déclaration « dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi ».

[26]  Cependant, la retenue dont on fait habituellement preuve à l’égard d’un décideur administratif se perd et devient caduque lorsqu’un élément de preuve clé ou un fait important n’est pas examiné adéquatement. Si l’élément de preuve en question est extrêmement pertinent ou qu’il semble contredire d’autres conclusions de fait, une cour de révision pourrait être disposée à inférer que le décideur administratif a ignoré cet élément de preuve et tiré une « conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments sont il [disposait]" » (voir : Cepeda‑Gutierrez, au paragraphe 15). La cour de révision ne devrait pas compléter les motifs de l’agent d’ERAR lorsque ceux‑ci ne portent pas sur un élément de preuve important. Par voie de conséquence, les motifs de l’agent d’ERAR ne peuvent répondre aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité s’ils échouent à cet égard.

[27]  Même si l’agente en l’espèce a déclaré [traduction] « avoir examiné la preuve documentaire objective de la demanderesse et mené [sa] propre recherche », elle n’a jamais fait référence à l’affidavit de Mme Cherry ou aux renseignements qu’il contenait. À mon avis, l’agente aurait dû faire référence à l’affidavit de Mme Cherry parce qu’il était hautement pertinent et contredisait les conclusions relatives à la protection de l’État. La demanderesse a inclus cet affidavit dans sa demande d’ERAR, et il traitait directement du caractère adéquat de la protection de l’État de Sainte‑Lucie à son endroit. Les renseignements fournis dans l’affidavit de Mme Cherry contredisaient directement les autres éléments de preuve documentaire sur lesquels s’est fondée l’agente et qui ont été cités par celle‑ci. À tout le moins, l’agente aurait dû expliquer pourquoi elle n’a pas accepté les éléments de preuve contenus dans l’affidavit de Mme Cherry et indiquer le poids qu’elle leur aurait accordé, le cas échéant.

V.  Conclusion

[28]  La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie. La décision de l’agente n’est pas raisonnable et, par conséquent, elle est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen conformément aux présents motifs du jugement. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4055-16

LA COUR ORDONNE ce qui suit : la demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision, conformément aux motifs du présent jugement; aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4055-16

 

INTITULÉ :

AMANDA PAUL c. LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 AVRIL 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Chelsea Peterdy

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Chris Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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