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Date : 20170724


Dossier : IMM-622-17

Référence : 2017 CF 715

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

ANDRE JOHAB PENA TORRES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration [l’agent] par laquelle il a rejeté la demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaires [demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire] présentée par le demandeur au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Le demandeur est un citoyen du Mexique, âgé de 23 ans, qui est arrivé au Canada en 2002, à l’âge de 9 ans. Il est tout d’abord entré au Canada grâce à un permis d’études qui a été prolongé à plusieurs reprises. Depuis lors, il a terminé ses études secondaires et il a étudié à l’école de cinéma de Vancouver en 2013 et au VanArts Program for Acting en 2016, obtenant ainsi un diplôme d’acteur de cinéma et de télévision. Dernièrement, il a travaillé comme acteur et comme cuisinier. Le demandeur vit au Canada avec deux membres de sa fratrie plus âgés que lui, à savoir un frère qui est résident permanent, et une sœur qui est une réfugiée au sens de la Convention ayant demandé la résidence permanente dans le cadre du Programme des candidats des provinces de la Colombie-Britannique. Ses parents demeurent toujours au Mexique et ils viennent souvent au Canada au moyen de super visas. Durant son séjour au Canada, le demandeur est retourné à maintes reprises dans son pays d’origine, mais seulement pour de courts séjours.

[3]  Le permis d’études du demandeur expirait le 30 novembre 2016, et le 15 juin 2016, le demandeur a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. À l’appui de cette demande, le demandeur a déposé de nombreuses lettres d’appui afin de démontrer qu’il est solidement établi au Canada et qu’il entretient des liens étroits avec sa communauté. Le demandeur a tout particulièrement fait mention de sa relation de longue date avec sa petite amie de l’école secondaire et des liens étroits qu’il entretient avec son frère, sa sœur et sa nièce. À ce titre, le demandeur a prétendu que sa nièce le voit comme un modèle et qu’il exerce une bonne influence sur sa vie. De plus, le demandeur prétend qu’il se heurterait à des difficultés s’il devait retourner au Mexique, car il n’est plus capable de lire et d’écrire en espagnol et n’est plus familier avec la culture mexicaine, étant donné qu’il demeure depuis longtemps au Canada.

[4]  Le 24 janvier 2017, l’agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du demandeur. L’agent a reconnu que le demandeur a passé la plus grande partie de sa vie au Canada. Toutefois, il s’est demandé pourquoi le demandeur n’avait pas présenté plus tôt une demande de résidence permanente. Si le demandeur avait décidé qu’il voulait s’établir au Canada de façon permanente, il aurait dû examiner la possibilité de présenter une demande au titre d’autres programmes comme le Programme de la catégorie de l’expérience canadienne [CEC] ou le Programme des candidats des provinces de la Colombie‑Britannique [PCP C.-B.]. Il a accordé peu d’importance au fait que le demandeur était en couple avec sa petite amie depuis cinq ans et qu’il avait passé ses 14 dernières années au Canada. Il a reconnu que le demandeur avait perdu une partie de sa connaissance de l’espagnol, mais il estimait que ses parents au Mexique pouvaient l’aider à s’adapter. L’agent a également pris en compte la bonne influence du demandeur sur sa nièce et a reconnu que si le demandeur partait, il y aurait certainement un changement dans la situation de cette dernière, mais il a conclu que tous liens ne seraient pas tous nécessairement pas rompus. En conclusion, [traduction] « après avoir évalué la demande dans son ensemble et après avoir soupesé ensemble tous les facteurs invoqués », l’agent n’était pas convaincu que le demandeur [traduction] « se heurterait à des difficultés importantes s’il présentait une demande de résidence permanente depuis l’étranger ». [Non souligné dans l’original].

[5]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur conteste vivement l’analyse générale faite par l’agent quant à chacun des motifs soulevés dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. De plus, et surtout, le demandeur prétend que l’agent a commis une erreur en appliquant le critère des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou excessives », au sens des lignes directrices, une norme qui a été nettement rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]. Par contre, le défendeur affirme que les conclusions tirées par l’agent sont raisonnables, car, selon lui, le demandeur n’a pas établi que les motifs d’ordre humanitaire l’emportaient sur l’exigence prévue à l’article 11 de la LIPR selon laquelle il doit présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger, et que l’utilisation par l’agent des mots « difficultés importantes » ne signifie pas pour autant qu’il a appliqué le mauvais critère.

[6]  Les conclusions tirées par un agent quant à des motifs d’ordre humanitaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy, au paragraphe 44, Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, [2016] ACF no 1058, au paragraphe 18, renvoyant à Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS no 12, aux paragraphes 57 à 59), et la décision qu’il prend quant au caractère juridique applicable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, [2017] ACF no 52, au paragraphe 27, Valenzuela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 603, [2016] ACF no 571, au paragraphe 19). Il existe plusieurs motifs pour lesquels la Cour peut intervenir en l’espèce. En bref, je suis convaincu que l’agent a tiré de la preuve des conclusions déraisonnables ou inintelligibles, qu’il a proposé une voie de rechange pour demander la résidence permanente que le demandeur ne peut emprunter, que, dans l’ensemble, il n’a pas examiné la preuve d’une manière conforme aux directives claires données par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy et d’une manière conforme à la nature équitable sous-jacente du processus prévu pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[7]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême mentionne que « [l]’expression “difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées” [utilisée dans les lignes directrices] a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le paragraphe 25(1) » (paragraphe 33) [non souligné dans l’original]. À cet égard, le paragraphe 25(1) de la LIPR a pour objet d’offrir « une mesure à vocation équitable » lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, au paragraphe 21, renvoyant à Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 IAC 338, p. 350). Toutefois, il importe de rappeler que le paragraphe 25(1) de la LIPR est une exception souple et adaptée au fonctionnement normal de la Loi (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Nizami, 2016 CF 1177, [2016] ACF no 1199, au paragraphe 16, renvoyant à Kanthasamy, au paragraphe 90). À cet égard, la Cour suprême, dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 23, souligne que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le paragraphe 25(1), [...] [d]e plus, ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » [non souligné dans l’original].

[8]  En l’espèce, l’agent a analysé la preuve d’une manière incompatible avec les enseignements de l’arrêt Kanthasamy en affirmant que des « difficultés importantes » étaient présentes plutôt que de mettre l’accent sur les motifs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur, surtout sur le fait qu’il a passé la majeure partie de sa vie au Canada. Ce choix de mots et la décision de l’agent, lue dans son ensemble, indiquent clairement que l’agent a appliqué à la preuve une analyse fondée sur les difficultés et a tout simplement remplacé le seuil de « difficultés importantes » par le seuil de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». Cette erreur a manifestement eu une incidence sur la conclusion tirée par l’agent.

[9]  Le demandeur a principalement été étudiant et ses antécédents professionnels consistaient en trois mois de travail comme cuisinier dans un restaurant de la région. Il était déraisonnable de proposer, comme solution de rechange au processus de demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, que le demandeur présente une demande au titre du CEC ou du PCP C.‑B., car, selon la loi, il n’était manifestement pas admissible à l’un ou l’autre de ces programmes. Pour que le demandeur soit admissible au PCP C.‑B., il doit avoir l’appui de son employeur établi en C.‑B. et détenir une offre d’emploi permanent à temps plein émanant de lui. Il doit également avoir occupé à temps plein pendant au moins deux ans un emploi directement lié aux compétences exigées pour l’emploi que l’employeur lui offre. Par ailleurs, la CEC prévoit une condition préalable essentielle imposée par la loi selon laquelle les demandeurs doivent avoir occupé à temps plein au Canada pendant une année, ou à temps partiel pour une période équivalente, un emploi du genre de compétence O ou niveau de compétence A ou B. L’agent a simplement offert ces solutions de rechange sans connaître leurs exigences sur le plan des faits et de la loi. Par conséquent, il était déraisonnable de tirer une conclusion défavorable du peu d’effort qu’a fait le demandeur pour obtenir la résidence permanente.

[10]  De plus, l’agent affirme qu’il a accordé un certain poids à la faible maîtrise de l’espagnol du demandeur, mais il n’a pas précisé dans son analyse l’incidence que cela aurait sur ce dernier. Par exemple, le demandeur a sérieusement mis en doute la possibilité que les compétences d’acteur qu’il a acquises au Canada puissent lui être utiles au Mexique s’il ne maîtrise pas l’espagnol. Même si les parents du demandeur vivent toujours au Mexique, ils ne l’aideront pas à acquérir la connaissance de sa langue maternelle. En effet, l’acquisition de compétences linguistiques sera très difficile à son âge.

[11]  Les erreurs susmentionnées, conjuguées au fait que l’agent a appliqué le mauvais critère, rendent la décision, dans l’ensemble, déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen. Les avocats n’ont proposé aucune question à des fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-622-17

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 24 janvier 2017 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un autre examen. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-622-17

INTITULÉ :

ANDRE JOHAB PENA TORRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-bRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JUILLET 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 24 JUILLET 2017

COMPARUTIONS :

Shane Molyneaux

POUR LE DEMANDEUR

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shane Molyneaux Law Office

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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