Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170718


Dossier : IMM-4624-16

Référence : 2017 CF 694

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2017

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MARSELA BACO ET EDMOND BACO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Edmond et Marsela Baco, sont mariés et citoyens de l’Albanie. Ils sont arrivés au Canada le 5 mai 2012 et, à leur arrivée, ils ont présenté une demande d’asile, laquelle a été rejetée le 29 avril 2014. Après le rejet de leur demande d’asile, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais cette demande a été rejetée le 19 septembre 2014. Leur demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la demande fondée sur les motifs humanitaires a été refusée le 3 mars 2015. Les demandeurs ont alors présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 26 novembre 2015, mais celle-ci a également été refusée le 20 juin 2016. Après que les demandeurs eurent présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision relative à la deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, les parties ont consenti à ce que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Dans une lettre datée du 28 octobre 2016, un agent principal d’immigration a informé les demandeurs que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’avait pas été accueillie. Les demandeurs présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c-27 [la LIPR], relativement à la décision de l’agent qui a rejeté leur demande de résidence permanente.

I.  La décision de l’agent

[2]  Après avoir examiné les antécédents des demandeurs en matière d’immigration, l’agent s’est penché sur les motifs d’ordre humanitaire soulevés par les demandeurs, à savoir, leur degré d’établissement au Canada, le risque en cas de retour en Albanie, et l’intérêt supérieur de leurs deux jeunes enfants nés au Canada.

[3]  L’agent a examiné les antécédents professionnels des demandeurs et leur engagement au sein de leur communauté depuis leur arrivée au Canada. L’agent a reconnu que les demandeurs [traduction] « ont montré un certain degré d’établissement au Canada », mais il a plus tard conclu que leur [traduction] « degré d’établissement est d’un degré auquel il est naturel de s’attendre de leur part [...] [et] [...] ne [...] dépasse pas le degré normal d’établissement auquel on s’attendrait de la part des demandeurs dans leur situation ». L’agent a souligné qu’[traduction] « une personne qui présente une demande d’asile au Canada dispose d’outils comme des permis de travail et d’études qui [...] lui permettent d’être autonome et de s’intégrer à la société canadienne ». L’agent a affirmé :

[traduction]

Je n’accorde pas beaucoup d’importance au degré d’établissement des demandeurs au Canada ou au nombre d’années qu’ils ont passées dans le pays. En outre, on peut comprendre que les demandeurs aimeraient demeurer au Canada; cependant, ils n’ont pas établi que la rupture de leurs liens avec leur emploi et avec le Canada justifie l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[4]  L’agent a également reconnu que, bien que les demandeurs aient établi des relations étroites avec des personnes de leur communauté, ils pourront néanmoins maintenir ces relations s’ils retournent en Albanie. L’agent a précisé que les relations ne [traduction] « comportent pas de limites géographiques et, bien que la difficulté liée à la séparation physique de leurs amis ici au Canada puisse occasionner certains bouleversements, cela ne signifie pas qu’ils seront incapables de communiquer les uns avec les autres ».

[5]  L’agent a ensuite examiné les arguments des demandeurs selon lesquels ils subiront un préjudice advenant un renvoi en Albanie en raison d’une vendetta opposant les familles Baco et Pango. L’agent a fait état de l’argument des demandeurs selon lequel M. Baco, et éventuellement ses fils, risqueraient d’être placés en auto-réclusion, ainsi que du certificat obtenu de la municipalité de Tirane corroborant l’existence de la vendetta entre les familles. L’agent a mentionné qu’il avait mené sa propre enquête indépendante sur la situation en Albanie et a examiné également les renseignements de la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au sujet des vendettas. Après examen de ces éléments de preuve, l’agent a conclu que :

[traduction]

[...] les demandeurs peuvent se réinstaller en sécurité dans la ville de Fier, en Albanie. Les parents et la sœur de la demanderesse résident actuellement dans cette ville. Selon la preuve fournie, le conflit a eu lieu à Sharre, dans la région de Tirane. Je n’ai pas obtenu suffisamment de preuve établissant que la famille Pango serait en mesure de retrouver les demandeurs à Fier et de leur faire du tort. Je souligne que les parents et le frère du demandeur résident actuellement à Berat, en Albanie, et que la preuve présentée ne permet pas de conclure qu’ils ont été ciblés ou agressés par la famille Pango. [...] Je reconnais qu’un renvoi puisse comporter certaines difficultés et qu’il y aura une période d’adaptation. Cependant, les demandeurs ne retourneraient pas dans un endroit qu’il ne leur est pas familier et dont ils ne connaissent pas la culture et la langue. [...] les parents et le frère du demandeur résident toujours à Berat et la preuve présentée est insuffisante pour conclure qu’ils seraient forcés de vivre en auto‑réclusion et incapables de trouver un emploi en raison de cette vendetta. Compte tenu de l’ensemble des faits relatifs à la présente affaire, ainsi que de la preuve documentaire, je suis d’avis que les demandeurs peuvent retourner à Fier, en Albanie, en toute sécurité, et trouver un emploi là-bas qui permettra au demandeur de subvenir aux besoins de sa famille. De plus, ils auraient l’aide des parents et de la sœur de la demanderesse à Fier. La preuve qu’on m’a fournie est insuffisante pour conclure qu’ils ne seraient pas disposés ou ne seraient pas capables d’aider les demandeurs à se réinstaller et à se réintégrer au sein de la communauté et de la société à Fier, en Albanie.

[6]  Après avoir conclu que les demandeurs pouvaient se réinstaller en toute sécurité dans la ville de Fier, l’agent a abordé la question des mesures prévues par le gouvernement albanais pour lutter contre les vendettas en Albanie. Ces mesures comprennent l’amélioration des services de police, la criminalisation des vendettas, et la création d’unités de police spécialisées. L’agent a mentionné diverses sources portant sur la manière dont la Police d’État de l’Albanie et d’autres autorités appliquent des mesures visant à mettre fin à l’acte criminel de meurtre commis dans le cadre d’une vendettas. Compte tenu de ces renseignements, l’agent a conclu que :

[traduction]

[...] si les demandeurs se heurtent à des problèmes en Albanie avec quiconque y compris la famille Pango, ils peuvent demander l’aide de la police, du système judiciaire ou d’organisations non gouvernementales [...] Et comme il a déjà été mentionné, la preuve objective qu’on m’a fournie est insuffisante pour conclure que la famille Pango a tenté de faire du tort à la famille du demandeur, au père ou au frère de celui-ci ou que ces derniers ont été forcés de vivre en auto-réclusion en raison de cette vendetta qui perdure. Les demandeurs ont également la possibilité de se réinstaller à Fier, en Albanie, où ils pourront trouver un emploi, subvenir aux besoins de leur famille et être réunis avec les parents et la sœur de la demanderesse.

[7]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des deux enfants des demandeurs, l’agent a examiné les arguments des demandeurs selon lesquels leurs enfants seraient forcés de vivre reclus et, même s’ils n’étaient pas forcés de vivre ainsi, ils auraient encore fort à faire pour obtenir une éducation au sein du système scolaire de l’Albanie dont les critères sont de loin inférieurs à ceux du système canadien. L’agent a reconnu cet écart de niveau de vie entre le Canada et l’Albanie, et le fait que bien des pays n’offrent pas les mêmes services sociaux, financiers, éducatifs, ou médicaux que le Canada. L’agent a conclu cependant que le but visé par le législateur en adoptant l’article 25 de la LIPR était [traduction] « de compenser les disparités dans le niveau de vie entre le Canada et d’autres pays ». L’agent a affirmé que rien n’indiquait que les parents et les frères et sœurs des demandeurs qui résident en Albanie ne seraient pas disposés ou ne seraient pas capables d’aider les demandeurs dans leur réinstallation et leur réintégration. L’agent a également précisé que les enfants des demandeurs sont jeunes et donc résilients et capables de s’adapter aux situations changeantes et, par conséquent, qu’ils pourraient s’intégrer avec succès à la société albanaise malgré quelques ajustements. Les enfants ont vécu toute leur vie au Canada, mais étant donné leur jeune âge, l’agent a affirmé qu’ils [traduction] « ne sont pas en mesure de savoir ni de comprendre où ils se trouvent, qu’il s’agisse du Canada ou de l’Albanie » et [traduction] « qu’ils ne sont pas encore inscrits à l’école ni n’ont noué des liens au Canada, lesquels, s’ils étaient rompus, iraient à l’encontre de leur intérêt supérieur ».

[8]  L’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « serait respecté si ceux-ci continuaient de disposer des soins personnels et du soutien de leurs parents ». Selon l’agent, cet intérêt serait respecté si les enfants retournaient avec leurs parents en Albanie où leurs grands-parents, leurs tantes et leurs oncles résident. L’agent a conclu son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants en affirmant :

[traduction]

[...] même si se réinstaller en Albanie signifierait quitter le Canada, je souligne que les enfants nés au Canada conservent leur citoyenneté canadienne peu importe où ils résident et bénéficient de tous les droits et de toutes les possibilités accordés aux autres citoyens canadiens. Je reconnais que les conditions en Albanie sont loin d’être bonnes; cependant, la preuve objective qui a été présentée ne suffit pas à démontrer que les enfants ne pourront pas fréquenter l’école ou que leur intérêt supérieur ou leurs droits fondamentaux seront bafoués.

[9]  Enfin, l’agent a conclu que le degré d’établissement des demandeurs au Canada, les difficultés appréhendées en cas de retour en Albanie, et l’intérêt supérieur de leurs enfants ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR et, par conséquent, l’agent a rejeté leur demande.

II.  Questions en litige

[10]  Bien que les demandeurs soulèvent plusieurs questions concernant la décision de l’agent, je suis d’avis qu’il convient de répondre à seulement deux de ces questions, à savoir :

  1. L’analyse du degré d’établissement des demandeurs faite par l’agent était-elle déraisonnable?

  2. L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale en examinant la possibilité de refuge intérieur des demandeurs sans leur donner l’occasion de répondre à cette question?

III.  Analyse

[11]  La décision d’un agent d’immigration de refuser d’accorder une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR résulte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 44-45, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]). La décision d’un agent prise en vertu du paragraphe 25(1) est hautement discrétionnaire, étant donné que cette disposition [traduction] « prévoit un mécanisme applicable en cas de circonstances exceptionnelles », et que l’agent [traduction] « a droit à un degré élevé de déférence » de la part de la Cour (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4, [2016] ACF no 1305; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15, [2002] 4 CF 358).

[12]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour est chargée d’examiner si le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. « [L]es motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708. En outre, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable »; et il ne rentre pas dans « les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59, 61, [2009] 1 RCS 339 [Khosa].

[13]  La norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Khosa, au paragraphe 43). La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose (voir : Dunsmuir, au paragraphe 50). En outre, la Cour doit déterminer si le processus suivi par le décideur pour arriver à la décision contestée respectait le degré d’équité requis en toutes circonstances (voir : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Lorsque l’on applique la norme de la décision correcte, il ne s’agit pas de savoir si la décision est correcte, mais bien si la procédure suivie était équitable (voir : Hashi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 154, au paragraphe 14, 238 ACWS (3d) 199; et Makoundi c Canada (Procureur général), 2014 CF 117, au paragraphe 35, 471 FTR 71).

A.  L’analyse du degré d’établissement des demandeurs faite par l’agent était-elle déraisonnable?

[14]  Les demandeurs contestent les commentaires de l’agent selon lesquels leur [traduction] « degré d’établissement est celui auquel il est naturel de s’attendre de leur part [...] [et] [...] ne [...] dépasse pas le degré normal d’établissement auquel on pourrait s’attendre de la part de demandeurs dans leur situation ». Les demandeurs affirment que l’agent a omis de préciser ce qui serait aussi évalué afin qu’ils surpassent le degré d’établissement requis pour que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit approuvée. Même si l’agent a accepté la preuve des demandeurs au sujet de leur emploi au Canada et le fait que celui-ci serait interrompu en cas de renvoi en Albanie, il n’a pas expliqué, selon les demandeurs, pourquoi l’interruption liée à l’établissement n’entraînerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en accordant peu d’importance à leur degré établissement, étant donné qu’ils avaient bénéficié d’une période de temps pour établir leur statut d’immigrant et disposaient d’outils comme des permis de travail et d’études qui leur permettaient d’être autonomes et de s’intégrer à la société canadienne.

[15]  Le défendeur appuie la décision de l’agent quant au degré d’établissement des demandeurs, alléguant qu’il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle puisque le degré d’établissement des demandeurs au Canada n’est pas tel que les demandeurs subiraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient présenter leur demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[16]  Les observations de la Cour dans Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813, 414 FTR 268 [Sebbe], sont instructives en l’espèce. Dans Sebbe, le juge Zinn a affirmé :

[21]  Le deuxième point qui me trouble touche aux observations formulées par l’agent dans son analyse de la question de l’établissement. Il écrit : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a pris des mesures concrètes pour s’établir au Canada, mais je remarque qu’il a bénéficié de l’application régulière de la loi dans le cadre des programmes pour les réfugiés et qu’on lui a donc offert les outils et les possibilités nécessaires pour acquérir un certain degré d’établissement au sein de la société canadienne ». Franchement, je vois mal comment on peut affirmer que l’application régulière de la loi dont le Canada fait bénéficier les demandeurs d’asile offre à ces derniers [traduction] « les outils et les possibilités » nécessaires pour s’établir au Canada. Je suppose que l’agent entend par là que, comme le processus d’application régulière de la loi a pris un certain temps, les demandeurs ont eu l’occasion de s’établir à un certain degré. Il est possible de souscrire à une telle déclaration. Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense. [Souligné dans l’original.]

[17]  Dans le même ordre d’idées, dans Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 C  F 258, [2014] 3 RCF 639 [Chandidas], le juge Kane a souligné que :

[80]  [...] dans le cas qui nous occupe, l’agent n’a fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement étaient insuffisants. L’agent a examiné en détail le degré d’établissement des membres de la famille en parlant de leur travail, de leur revenu, des attaches familiales, des cours suivis, des établissements d’enseignement fréquentés et de leur participation à la vie de la collectivité dans divers passages de sa décision. L’agent ne précise pas en quoi consisterait pour lui un établissement extraordinaire ou exceptionnel. Il se contente d’affirmer que c’est ce à quoi il s’attendrait et que les membres de la famille ne seraient pas confrontés à des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de demander un visa depuis l’étranger. Bien que certains pourraient y voir un raisonnement, force est d’admettre qu’il ne s’agit de rien de plus que d’un énoncé informatif.

[18]  Le degré d’établissement d’un demandeur au Canada n’est, bien sûr, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en considération et soupesés pour évaluer les difficultés invoquées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien entendu, l’évaluation de la preuve fait partie intégrante des connaissances spécialisées et du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et la Cour devrait hésiter avant d’intervenir dans une décision discrétionnaire de l’agent. Cependant, l’agent en l’espèce a suivi la même voie inacceptable et préoccupante que dans les décisions Chandidas et Sebbe. Il était déraisonnable que l’agent écarte le degré d’établissement des demandeurs simplement parce que celui était, de son avis, « le degré auquel il était naturel de s’attendre de leur part [...] [et ne] dépasse pas le degré normal d’établissement auquel on pourrait s’attendre de la part de demandeurs dans leur situation ». L’agent a évalué de façon déraisonnable la durée du séjour ou le degré d’établissement des demandeurs au Canada, car, à mon avis, il a mis l’accent sur le degré « attendu » d’établissement et, par conséquent, n’a pas expliqué pourquoi la preuve relative à l’établissement était insuffisante ou n’a pas précisé en quoi consisterait un degré d’établissement acceptable ou adéquat.

B.  L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale en examinant la possibilité de refuge intérieur des demandeurs sans leur donner l’occasion de répondre à cette question?

[19]  Les demandeurs soutiennent que l’agent ne leur a pas donné l’occasion de présenter des observations ou des éléments de preuve concernant une possibilité de refuge intérieur [la PRI] à Fier. Selon les demandeurs, ils n’ont présenté aucune observation concernant une PRI dans leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et que cette question n’avait rien à voir avec leur demande d’asile. Les demandeurs affirment que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale en évaluant s’il existait une PRI sans leur donner l’occasion de répondre à cette question.

[20]  Les demandeurs se fondent sur la jurisprudence relative à la qualité de réfugié pour faire valoir que, selon le principe de l’équité procédurale, l’agent était tenu de leur donner l’occasion de présenter des observations au sujet d’une PRI. Ils ont mentionné l’affaire Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 CF 589, au paragraphe 10, [1993] ACF n1172 (CA), dans laquelle la Cour d’appel fédérale a déclaré que : « il appartient au ministre ou à la Commission d’avertir le demandeur si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays doit être soulevée ». Les demandeurs ont également cité l’affaire Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1224, au paragraphe 18, [2015] ACF no 1270, dans laquelle la Cour a déclaré que : « puisqu’on a omis de soulever la question de la PRI lors des procédures antérieures, le demandeur pouvait légitimement croire qu’il n’était pas nécessaire de tenir compte de la PRI au moment de soumettre sa demande ».

[21]  À mon avis, il est inapproprié d’importer de la jurisprudence relative à la qualité de réfugié dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, parce qu’un agent chargé de se prononcer sur les motifs d’ordre humanitaire ne peut évaluer le risque au regard du paragraphe 25(1.3) de la LIPR. Comme l’a souligné la Cour suprême dans Kanthasamy, le paragraphe 25(1) « n’est pas censé faire double emploi avec l’article 96 ou le paragraphe 97(1), lesquels servent à déterminer si le demandeur craint avec raison d’être persécuté ou s’il s’expose au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités » (paragraphe 24). Une PRI est un élément essentiel quant à la question de savoir si un demandeur d’asile a besoin de la protection du Canada, puisque l’existence d’un endroit dans le pays d’origine du demandeur où ce dernier ne craindrait pas avec raison d’être persécuté, ou d’être exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, libère le Canada de ses obligations au titre de la Convention relative au statut des réfugiés, 22 avril 1954, 189 RTNU 150. Cela ne signifie pas cependant qu’on ne puisse tenir compte, dans le cas d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, de l’existence d’une PRI dans le contexte de l’examen des difficultés auxquelles le demandeur serait exposer pour décider si une dispense doit être accordée en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il faut toutefois préciser, sur le plan de l’équité procédurale, que l’agent en l’espèce aurait dû donner aux demandeurs l’occasion d’aborder la question de l’existence d’une PRI viable à Fier. Les observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire présentées par les demandeurs ne soulevaient pas cette question.

[22]  Selon les règles d’équité, les demandeurs devaient être avisés du fait que l’agent aborderait la question de savoir si les difficultés auxquelles ils seraient confrontés pourraient être atténuées au moyen d’une réinstallation dans une autre région de l’Albanie. Selon ce que l’agent savait, il y avait peut-être certains faits ou facteurs connus des demandeurs qu’il n’avait pas relevés ou qui lui étaient inconnus et qui ont pu influencer sa conclusion selon laquelle les difficultés en question pourraient être atténuées ou réduites au moyen d’une réinstallation à Fier.

IV.  Conclusion

[23]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie, car l’agent a non seulement évalué de façon déraisonnable leur degré d’établissement au Canada, mais il a également manqué à son obligation d’équité procédurale en ne donnant pas l’occasion aux demandeurs de présenter des observations sur l’existence d’une PRI en Albanie.

[24]  Aucune partie n’a soulevé de question de portée générale et aucune n’est donc certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4624-16

LA COUR STATUE que : la demande de contrôle judiciaire est accueillie; la décision de l’agent principal d’immigration datée du 28 octobre 2016 est annulée; l’affaire est renvoyée à un autre agent d'immigration pour que celui-ci rende une nouvelle décision conformément aux motifs du présent jugement; et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4624-16

 

INTITULÉ :

MARSELA BACO ET EDMOND BACO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MAI 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Khatidja Moloo-Alam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.