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Date : 20170811

Dossier : IMM-4515-16

Référence : 2017 CF 765

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 août 2017

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

BUJAR HURUGLICA

SADIJE RAMADANI

HANIFE HURUGLICA

demandeurs

et

Le Ministre de la Citoyenneté

et de l’Immigration

défendeur

Jugement et motifs

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sont des musulmans de citoyenneté kosovare. Bujar Huruglica est l’époux de Hanife Huruglica, et Sadije Ramadani est sa mère. Ils sont arrivés au Canada à partir des États-Unis en mars 2013 et ont fait une demande d’asile.

[2]  Les demandeurs allèguent avoir subi de la persécution aux mains d’extrémistes islamiques wahhabites qui les considèrent comme des traîtres en raison du travail effectué par Bujar et Hanife Huruglica, ainsi que par le frère de Hanife, pour des entreprises situées en Iraq, en Afghanistan et au Kosovo, qui étaient sous contrat pour le gouvernement des États-Unis. Les demandeurs allèguent que les extrémistes ont fait plusieurs appels téléphoniques de menaces et se sont présentés chez Mme Ramadani pour exiger d’importantes sommes d’argent.

[3]  Leurs demandes d’asile ont été jointes à celles du frère et de la belle-sœur de Hanife. Ces demandes ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) le 19 juin 2013. Seuls les trois (3) demandeurs indiqués dans le présent dossier ont interjeté appel de la décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR). En septembre 2013, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. En 2014, le juge Michael L. Phelan de la Cour a accueilli la demande, concluant que la SAR avait commis une erreur en appliquant la norme de décision raisonnable à la décision de la SPR (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica CF]). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a interjeté appel de la décision en soutenant que la norme de décision appropriée était la décision raisonnable. En mars 2016, la Cour d’appel a maintenu la décision Huruglica CF et confirmé le fait que la SAR avait commis une erreur en choisissant la norme de contrôle applicable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica CAF]). L’affaire a été renvoyée à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[4]  Lors du réexamen, les demandeurs ont produit un autre mémoire des arguments, ainsi que des éléments additionnels de preuve documentaire. La SAR a ensuite communiqué aux demandeurs un certain nombre de pièces portant particulièrement sur le terrorisme islamique et leur a offert la possibilité de présenter d’autres observations sur les documents divulgués. La SAR a aussi demandé que les demandeurs déposent des copies de tous les rapports de police qui seraient liés à leurs allégations. En réponse à la divulgation de la SAR, les demandeurs ont présenté d’autres éléments de preuve, y compris une copie d’un rapport de police daté du 25 septembre 2013, qui fait référence à une plainte déposée par Mme Ramadani. La plainte se rapporte à un incident survenu le 3 octobre 2012 : deux (2) individus se sont présentés à son domicile, l’ont menacée et ont exigé qu’elle leur remette cinquante mille euros (50 000 €) dans les vingt-quatre (24) prochaines heures.

[5]  La SAR a conclu que la présentation du rapport de police soulevait une question quant à la crédibilité en ce qui concerne l’allégation faite par les demandeurs qu’ils étaient menacés par des extrémistes wahhabites, et elle a, par conséquent, convoqué une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27. L’audition a eu lieu le 15 septembre 2016.

[6]  Le 1er octobre 2016, la SAR a rejeté l’appel. Elle a conclu que la question déterminante était la protection offerte par l’État. Après avoir adopté une approche contextuelle dans son analyse relative à la protection de l’État, la SAR a conclu que : (1) les demandeurs n’avaient pas établi avec suffisamment d’éléments de preuve qu’ils étaient victimes de wahhabites ou d’extrémistes islamiques; (2) les demandeurs n’avaient fait que des tentatives limitées pour obtenir la protection de la police; (3) les demandeurs n’ont pas fourni une preuve claire et convaincante que, s’ils déposaient une plainte contre les agents de police concernés, la protection de l’État ne leur serait pas offerte par une autre structure existante au Kosovo.

[7]  Les demandeurs cherchent à obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Bien que les demandeurs soulèvent un bon nombre de questions, je conclus que la question déterminante dans la présente demande de contrôle judiciaire est l’appréciation qu’a faite la SAR de la preuve.  

II.  Analyse

[8]  La norme de la décision raisonnable doit s’appliquer lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision de la SAR (Huruglica CAF, au paragraphe 35). La Cour ne devrait pas intervenir si la décision de la SAR est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[9]  Qui plus est, ce n’est pas la fonction de la Cour, lors du contrôle judiciaire, de substituer sa propre vision de ce qui constitue une issue préférable et d’apprécier à nouveau la preuve présentée devant la SAR et la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61). Il faudrait considérer la décision de la SAR « comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 16; Gong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 165, au paragraphe 7).

[10]  Les demandeurs soutiennent que l’appréciation qu’a faite la SAR de la preuve était déraisonnable, car elle a été faite sans tenir compte des éléments de preuve. Ils font valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le rapport de police n’identifiait pas les agents de persécution comme étant des musulmans wahhabites. Bien que le rapport n’identifiait pas précisément les auteurs des actes allégués comme des wahhabites, il indiquait que les deux (2) hommes [traduction] « portaient des shorts et avaient de longues barbes », ce qui correspond à l’apparence des wahhabites. Les demandeurs affirment que la description des wahhabites qui se trouve dans le rapport de police correspond à leur témoignage devant la SPR et contredit la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas été menacés par des wahhabites et qu’il n’y avait aucun motif religieux à l’incident survenu en octobre 2012. Bien que la SAR n’était pas dans l’obligation de déterminer si les auteurs des actes allégués étaient wahhabites, elle était cependant tenue de procéder à l’analyse des éléments de preuve contredisant ses conclusions. Sans cette analyse, la conclusion de la SAR ne peut être considérée comme justifiée, transparente et intelligible, et elle est, par conséquent, déraisonnable.

[11]  Le défendeur soutient que la décision de la SAR est raisonnable, puisqu’elle est basée sur le rapport de police, les témoignages oraux des demandeurs et les méthodes de tenue de rapports de la police kosovare. En exerçant ses responsabilités en matière d’appréciation de la preuve, la SAR a remarqué avec raison que le rapport de police indiquait que les personnes responsables des menaces alléguées étaient inconnues et que Mme Ramadani avait dit à la police que ni elle ni ses fils n’avaient de problème avec les gens des diverses sectes religieuses.

[12]  Je conviens avec les demandeurs que l’appréciation de la preuve faite par la SAR, relativement au persécuteur allégué des demandeurs, est déraisonnable.

[13]  Lors de son analyse relative à la protection de l’État, la SAR a considéré un certain nombre de facteurs, y compris : (1) la nature de la violation des droits de la personne; (2) le profil de l’auteur prétendu de la violation des droits de la personne; (3) les efforts faits par les demandeurs pour obtenir la protection des autorités; (4) la réaction des autorités aux demandes d’aide; (5) la preuve documentaire disponible.

[14]  Pour ce qui est du profil de l’auteur prétendu, la SAR a conclu que, bien que le rapport de police fourni par les demandeurs corroborait les menaces reçues et la demande d’argent, le rapport de police ne corroborait pas le fait que les menaces étaient venues de wahhabites ou d’extrémistes religieux. La SAR en est arrivée à cette conclusion, car le rapport de police ne mentionnait pas que les auteurs prétendus étaient wahhabites. Le SAR a conclu que, si Mme Ramadani avait affirmé aux policiers que les auteurs étaient wahhabites, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que cette information soit incluse dans le rapport de police. La SAR en a conclu que les demandeurs n’avaient pas été menacés, comme il avait été allégué, par des wahhabites, qu’il n’y avait aucun motif religieux à l’incident et que les demandeurs avaient enjolivé l’allégation selon laquelle ils avaient été menacés par des wahhabites pour donner plus de poids à leurs demandes d’asile.

[15]  La SAR a signalé à juste titre que le rapport de police indiquait que les personnes responsables étaient [traduction] « inconnues ». Cependant, le rapport mentionnait aussi que ces gens [traduction] « portaient des shorts et avaient de longues barbes ». Cette description semble correspondre avec d’autres éléments de preuve figurant au dossier dont, plus particulièrement, le témoignage fait par M. Huruglica, le 13 mai 2013, devant la SPR :

[traduction]

M. HURUGLICA : [La police] m’a dit : [traduction] « On ne peut pas vous aider. Arrêtez de travailler en Afghanistan. On ne peut pas — on ne peut pas faire de miracle. On ne peut pas trouver ces gens. Il y en a tellement qui se promènent avec des pantalons courts et de longues barbes. »

COMMISSAIRE : Des pantalons courts?

M. HURUGLICA : Des pantalons courts, vous savez. Oui. Ils s’habillent comme ça, les wahhabites.

[Conseil] : Des pantalons trois-quarts?

M. HURUGLICA : Oui, des pantalons trois-quarts.

COMMISSAIRE : Pas comme des shorts, alors.

M. HURUGLICA : Je veux dire, bien oui, c’est — vous avez la cheville ici, ça arrête juste au-dessus.

COMMISSAIRE : D’accord. Des pantalons courts. Et c’était quoi la suite ? De longues ?

M. HURUGLICA : De longues barbes. Et qu’on appelle wahhabites.

(Dossiers des demandeurs, aux pages 147 et 148.)

[16]  La description des wahhabites faite par les demandeurs correspond aussi à l’information contenue dans un article daté du 31 octobre 2011, que l’on trouve à la page 304 du dossier certifié du tribunal (DCT), intitulé [traduction] « L’attaque contre l’ambassade attire l’attention sur les islamistes balkaniques », où l’on déclare ceci :

[traduction]

Le jeune homme portait une longue barbe et des pantalons qui s’arrêtaient en haut des chevilles. Il a ouvert le feu sur l’ambassade américaine en Bosnie avec une mitraillette.

L’incident survenu vendredi à Sarajevo, au cours duquel le tireur ainsi qu’un policier ont été blessés, mais personne n’a été tué, était le plus récent d’une série d’incidents semblables survenus en Europe de l’Est impliquant des wahhabites — adeptes d’une approche austère d’islamisme sunnite appuyée par les extrémistes, y compris les talibans et les combattants d’al-Qaida.  

La récente hausse du nombre de militants wahhabites et d’autres extrémistes islamiques à travers les Balkans — dont la Bosnie, la Serbie, le Kosovo, la Macédoine, l’Albanie, le Monténégro et même la Bulgarie, membre de l’Union européenne — a suscité des inquiétudes quant au fait que la région pourrait devenir un terreau fertile pour des terroristes qui auraient facilement accès à l’Europe de l’Ouest ou aux États-Unis.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  D’autres éléments de preuves au dossier contredisent la conclusion de la SAR selon laquelle il n’y avait aucun motif religieux à l’incident d’octobre 2012. En ce sens, M. Huruglica a déclaré, dans le formulaire « Fondement de la demande d’asile », daté du 3 mars 2013 et modifié le 13 mars 2013, que [traduction] « des extrémistes s’identifiant eux-mêmes comme des membres du wahhabisme sont allés chez ma belle-mère au Kosovo et lui ont dit que sa famille comprenait plusieurs traîtres à l’Islam en raison de leur appui à l’armée américaine » (DCT, à la page 377). Mme Ramadani a aussi déclaré, dans son témoignage lors de la nouvelle audience, que, bien qu’ils lui aient été inconnus, les hommes qui étaient venus chez elle étaient wahhabites. (DCT, à la page 1408).

[18]  Vu les éléments de preuve au dossier à propos de la description physique des wahhabites et les éléments de preuve corroborant les motifs religieux de l’incident d’octobre 2012, la SAR aurait dû se pencher sur les éléments de preuve contradictoires dans sa décision. (Cepeda-Guttierez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 15 et 17). Je remarque aussi que le rapport de police sur lequel la SAR s’est fondée pour appuyer ses conclusions a été préparé près d’un an après l’incident d’octobre 2012. Puisque le rapport de police est plus récent que certains des éléments de preuve contradictoires, il était encore plus important que la SAR se penche sur la question. 

[19]  Je suis consciente du fait qu’il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits et qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la SAR. Si la SAR avait limité ses observations au manque d’éléments de preuve démontrant que les demandeurs étaient victimes de wahhabites ou d’autres extrémistes islamiques, j’aurais pu être persuadée que la mauvaise qualification de la preuve n’avait pas eu d’effet sur l’analyse générale relative à la protection de l’État faite par la SAR. Cependant, la SAR a aussi conclu que les demandeurs avaient enjolivé l’allégation selon laquelle ils étaient menacés par des wahhabites pour donner plus de poids à leurs demandes d’asile. La SAR est parvenue à une conclusion similaire quant à la crédibilité, plus tard dans la décision, lorsqu’elle s’est penchée sur les autres facteurs contextuels liés à son analyse relative à la protection de l’État et, plus particulièrement, à la réaction des autorités aux demandes d’aides des demandeurs. La SAR a réaffirmé que les demandeurs avaient produit un rapport de police qui minait leurs allégations selon lesquelles les menaces et les tentatives d’extorsion avaient été faites par des extrémistes islamiques au Kosovo. Par conséquent, la SAR a conclu, [traduction] « dans le contexte de ses conclusions en ce qui concerne le rapport de police, selon la prépondérance des probabilités, que l’allégation [des demandeurs] selon laquelle ils ont reçu des appels téléphoniques de menaces de la part d’extrémistes wahhabites était un enjolivement pour donner plus de poids à leur demande d’asile ».

[20]  Ces préoccupations relatives à la crédibilité sont liées à un élément central des demandes d’asile des demandeurs et peuvent avoir imprégné l’analyse de la SAR dans son intégralité. Il m’est donc impossible d’arriver à une conclusion quant au caractère raisonnable de l’analyse de la SAR relative à la protection de l’État, puisque cette analyse est inextricablement liée à l’appréciation qu’a faite la SAR du rapport de police ainsi qu’aux conclusions qu’elle a tirées sur la question de la crédibilité des allégations des demandeurs en ce qui a trait aux auteurs prétendus des actes en cause (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 788, au paragraphe 37).

[21]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable et ne peut être maintenue, puisqu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », selon le principe énoncé dans Dunsmuir. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

[22]  Aucune question n’a été proposée en vue de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


Jugement dans IMM-4515-16

La cour statue que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision;

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4515-16

INTITULÉ :

BUJAR HURUGLICA, SADIJE RAMADANI ET HANIFE HURUGLICA c Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 juin 2017

jugements et motifs :

La juge roussel

date DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 11 août 2017

comparutions :

Luke McRae

pour les demandeurs

Tamrat Gebeyehu

pour le défendeur

avocats inscrits au dossier :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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