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Date : 20170824


Dossier : IMM-4968-16

Référence : 2017 CF 784

Montréal (Québec), le 24 août 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

FRANJIEH EL KHOURY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 8 novembre 2016, qui a accueilli l’appel de la défenderesse contre une mesure de renvoi émise le 1er juillet 2013, à l’aéroport international Pierre-Elliot-Trudeau. La mesure de renvoi a été prononcée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], car la défenderesse n'a pas été présente physiquement au Canada pendant au moins 730 jours durant la période de référence s'échelonnant du 1er juillet 2008 au 1er juillet 2013.

II.                Faits

[2]               La défenderesse est une citoyenne libanaise, âgée de 48 ans, célibataire et sans enfants. Elle est arrivée au Canada en juin 2006. Les membres de sa famille, et à l’époque ses parents aujourd’hui décédés, vivent au Liban. Elle n’a pas de famille au Canada.

[3]               La défenderesse allègue qu’elle réside à Montréal depuis son arrivée au Canada et qu’elle fait des contrats en réparation d’ordinateurs et en informatique, en en tirant de petits revenus. Elle vit très simplement, faisant peu d’activités en dehors de chez elle. Ses voyages à l’extérieur du pays sont payés par son frère au Liban. Elle a commencé à faire des démarches avec Emploi Québec et des démarches pour obtenir un permis de l’Ordre des ingénieurs du Québec en 2013. Depuis 2014, elle est prestataire de l’aide sociale.

[4]               La défenderesse a entrepris un doctorat en informatique à l’Université Claude Bernard Lyon 1, de novembre 2006 à décembre 2009. La défenderesse dit avoir fait sa thèse par Skype et par échanges de courriels. Après avoir complété sa thèse, elle dit tout de même avoir continué à faire de la recherche et des missions de bénévolat afin d’obtenir le titre de professeur d’université. Elle a également publié un livre en mai 2013, contenant une partie de sa thèse de doctorat.

[5]               La défenderesse déclare avoir fait les sept voyages suivants, en dehors du Canada, pendant la période de référence du 1er juillet 2008 au 1er juillet 2013 :

  • 30 juillet 2009 - 17 août 2009, séjour au Liban; 17 août 2009 - 1er septembre 2009, séjour en France, pour « la soutenance de thèse en doctorat ».
  • 1er décembre 2010 - 25 mars 2011, la mère de la défenderesse est gravement malade. Visite de 114 jours au Liban.
  • 29 mars 2011 - 15 avril 2011, la mère de la défenderesse est de nouveau gravement malade. Visite au Liban.
  • 22 août 2011 - 13 septembre 2011, voyage au Liban.
  • Noël (décembre 2011, 2-3 semaines, mariage d’un cousin au Liban [pas d’étampes dans le passeport pour ce voyage]).
  • 3 septembre 2012 - 17 septembre 2012, voyage au Liban.
  • 13 juin 2013 - 1er juillet 2013, visite de famille au Liban.

[6]               Une mesure de renvoi a été prononcée contre la défenderesse par un agent de l’ASFC le 1er juillet 2013, selon laquelle la défenderesse n'a pas été présente physiquement au Canada pendant au moins 730 jours durant la période de référence s'échelonnant du 1er juillet 2008 au 1er juillet 2013. La défenderesse est allée en appel de cette décision. L’appel a été entendu le 25 octobre 2016.

III.             Question en litige

[7]               Le demandeur ne soulève qu’une question : La décision est-elle raisonnable?

[8]               Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accordée.

IV.             Décision contestée

[9]               La SAI a accueilli l'appel, car la mesure de renvoi est invalide en droit. La SAI est ultimement d'avis que la défenderesse s'est acquittée de son fardeau de preuve et qu'elle a démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu'elle était au Canada pendant au moins 730 jours durant la période requise.

[10]           D’abord, la SAI a examiné les trois passeports libanais de la défenderesse, notant les nombreux tampons d'entrées et de sorties. La SAI a aussi noté qu’un voyage, pendant la période de Noël 2011, n'apparait pas sur les passeports. La SAI a commenté les divers éléments de preuve de la présence de la défenderesse au Canada durant cette période, incluant des lettres d'employeurs, des déclarations d'impôts et une lettre de son locateur, ainsi que son témoignage à l’effet qu’elle se trouvait au Canada, à l'exception de ses voyages au Liban et en France.

[11]           Bien que la SAI ait constaté de nombreuses lacunes dans la preuve, la SAI est ultimement d'avis que la défenderesse « a offert des explications raisonnables et que ces interrogations, lorsque remises en contexte de tout le reste de la preuve, ne discréditent pas son témoignage » (au para 15 de la décision de la SAI).

[12]           La SAI a noté « la règle de la meilleure preuve » avancée par le ministre pour faire valoir que la défenderesse n'en a pas fait assez pour s’acquitter de son fardeau. La SAI a reconnu cette règle, mais est aussi consciente que la meilleure preuve n'est pas toujours disponible dans le contexte d’un tribunal administratif et qu’une telle situation ne doit pas se transformer en un fardeau impossible.

[13]           La SAI rejette la jurisprudence, spécifiquement Canada (Ministre de la Sécurité Publique et de la Protection Civile) v Mohammed Chanaoui et al, dossier IMM-5113-15, jugement rendu le 6 mai 2016 [Chanaoui], déposée à l'audience, à l’effet que les timbres de passeport ne peuvent, seuls, confirmer la présence d'une personne au Canada pendant une période donnée. Dans la présente affaire, le témoignage crédible et les preuves déposées par la défenderesse corroborent les timbres dans les passeports de la défenderesse et les informations dans le registre d'entrées au Canada.

V.                Dispositions pertinentes

[14]           Les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, sont les suivantes :

Obligation de résidence

Residency obligation

28 (1) L’obligation de résidence est applicable à chaque période quinquennale.

28 (1) A permanent resident must comply with a residency obligation with respect to every five-year period.

Application

Application

(2) Les dispositions suivantes régissent l’obligation de résidence :

(2) The following provisions govern the residency obligation under subsection (1):

a) le résident permanent se conforme à l’obligation dès lors que, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale, selon le cas :

(a) a permanent resident complies with the residency obligation with respect to a five-year period if, on each of a total of at least 730 days in that five-year period, they are

(i) il est effectivement présent au Canada,

(i) physically present in Canada,

[...]

...

(v) il se conforme au mode d’exécution prévu par règlement;

(v) referred to in regulations providing for other means of compliance;

b) il suffit au résident permanent de prouver, lors du contrôle, qu’il se conformera à l’obligation pour la période quinquennale suivant l’acquisition de son statut, s’il est résident permanent depuis moins de cinq ans, et, dans le cas contraire, qu’il s’y est conformé pour la période quinquennale précédant le contrôle;

(b) it is sufficient for a  permanent resident to demonstrate at examination

[EN BLANC]

(i) if they have been a permanent resident for less than five years, that they will be able to meet the residency obligation in respect of the five-year period immediately after they became a permanent resident;

[EN BLANC]

(ii) if they have been a permanent resident for five years or more, that they have met the residency obligation in respect of the five-year period immediately before the examination; and

[...]

...

Manquement à la loi

Non-compliance with Act

41 S’agissant de l’étranger, emportent interdiction de territoire pour manquement à la présente loi tout fait — acte ou omission — commis directement ou indirectement en contravention avec la présente loi et, s’agissant du résident permanent, le manquement à l’obligation de résidence et aux conditions imposées.

41 A person is inadmissible for failing to comply with this Act

[EN BLANC]

(a) in the case of a foreign national, through an act or omission which contravenes, directly or indirectly, a provision of this Act; and

[EN BLANC]

(b) in the case of a permanent resident, through failing to comply with subsection 27(2) or section 28.

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[...]

...

Droit d’appel : mesure de renvoi

Right to appeal removal order

63 (3) Le résident permanent ou la personne protégée peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise en vertu du paragraphe 44(2) ou prise à l’enquête.

63 (3) A permanent resident or a protected person may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision to make a removal order against them made under subsection 44(2) or made at an admissibility hearing.

Droit d’appel : obligation de résidence

Right of appeal — residency obligation

(4) Le résident permanent peut interjeter appel de la décision rendue hors du Canada sur l’obligation de résidence.

(4) A permanent resident may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision made outside of Canada on the residency obligation under section 28.

[...]

...

Fondement de l’appel

Appeal allowed

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;

(b) a principle of natural justice has not been observed; or

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

VI.             Soumissions des parties

A.                Norme de contrôle judiciaire

[15]           Les parties sont en accord que la norme de contrôle applicable est la norme raisonnable (Canada (Citizenship and Immigration) v Hassan, 2017 FC 413 au para 21; Santiago v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2017 FC 91 au para 25).

(1)               La décision est-elle raisonnable?

a)                  Le demandeur

[16]           Le demandeur soulève que la décision contestée n’est pas justifiée ou intelligible. Spécifiquement, le demandeur soulève l’insuffisance des motifs quant à de nombreux éléments de la preuve qu’il affirme être importants.

[17]           Premièrement, dans les motifs de sa décision, la SAI relate que la réaction de la défenderesse à la douane est une explication raisonnable « dans les circonstances », car la défenderesse s'est toujours sentie intimidée en présence des forces de l'ordre. Or, le procès-verbal de l'audience révèle que la défenderesse n'a jamais fourni l'explication selon laquelle « elle s’est toujours sentie intimidée en présence des forces de l'ordre » (au para 16 de la décision de la SAI). L' « explication raisonnable » prétendument offerte s'écarte de ce qui a été déclaré durant l'audience.

[18]           Deuxièmement, le demandeur souligne qu'il y a d'autres aspects troublants du témoignage à l’égard desquels les motifs sont muets. En effet, les lettres déposées par la défenderesse pour confirmer ses emplois au Canada font état non pas d'emplois permanents à temps plein, mais bien de tâches occasionnelles et sur appel. La défenderesse n’a pas été aussi en mesure de déposer de la preuve bancaire pour la période de 2009 à 2013. Or, dans ses motifs écrits, la SAI ne fournit pas de raisonnement justifiant le fait qu'une telle preuve d'ensemble – qui lui paraissait déroutante durant 1'audience – puisse lui sembler crédible au moment du délibéré.

[19]           Troisièmement, le demandeur souligne que le type de preuve évoquée dans la décision consiste en des documents témoignant d'une présence passive et non de sa présence concrète et effective au Canada. Il est difficile de comprendre comment les indices passifs de résidence énoncés (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Samaroo, 2016 CF 689 au para 51 [Samaroo]) ont pu corroborer le registre et les timbres en question quant à une présence physique effective de la défenderesse au Canada durant la période de référence. L'absence de raisonnement à cet égard ne permet pas de vérifier si cette conclusion fait partie des issues raisonnables acceptables.

[20]           Quatrièmement, le demandeur souligne que la SAI passe aussi sous silence une partie importante de la preuve manifestement contradictoire au dossier. Dans un premier temps, les motifs ne font pas état du fait que la défenderesse s'est contredite durant l'audience au sujet du véritable contenu des CV en format électronique ayant été retrouvés sur son ordinateur portable par l'ASFC. Dans un second temps, rien dans les motifs ne transpire au sujet d'une autre preuve documentaire déterminante, mais aussi contradictoire, quant à la nécessité ou non pour la défenderesse de séjourner en France durant ses études doctorales. Dans un dernier temps, la décision ne fait pas mention du fait que la défenderesse, devant l'ASFC, a fait une déclaration divergente de celle fournie à l'audience quant à la durée de l'une de ses occupations.

b)                  La défenderesse

[21]           La défenderesse soutient que la SAI est présumée avoir considéré l'ensemble de la preuve. Le simple fait que la SAI n'ait pas mentionné dans les motifs tous et chacun des éléments mis en preuve devant elle ou énumérés par le demandeur dans son mémorandum n'est pas un indice que la SAI n'en ait pas tenu compte. Cela ne suffit pas pour annuler la conclusion générale du tribunal et renvoyer l'affaire pour nouvel examen. À la lumière de la décision, il est évident que la SAI a fourni de nombreuses raisons et de nombreux exemples liés au témoignage et à la preuve documentaire pour en arriver à sa conclusion. Par ailleurs, il ne faut pas qu’elle concentre son analyse au point d'en faire une analyse microscopique.

[22]           La défenderesse affirme que le fait que la SAI n'ait pas accordé le poids souhaité par le demandeur à certains éléments de preuve ne veut pas dire que la SAI ait ignoré ces preuves. La SAI est en droit de peser la preuve, et la Cour ne peut intervenir que s'il n'y avait vraiment aucune preuve crédible sur laquelle la SAI pouvait se fonder pour tirer les conclusions énoncées.

[23]           La Cour fédérale doit faire preuve d'une grande déférence eu égard aux conclusions de la SAI. Elles doivent être maintenues, à moins que le raisonnement de la SAI soit vicié et n’entraine une décision qui n'appartient pas aux issues possibles et acceptables, pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

c)                  Analyse

[24]           La décision de la SAI n’est pas raisonnable. La Cour se retrouve devant une détermination de la crédibilité de la défenderesse par la SAI, ainsi que son appréciation de la preuve. La SAI n’a pas pris en considération l’ensemble des éléments de la preuve pour en arriver à une décision raisonnable.

[25]           La Cour prend note que la défenderesse a déclaré à la douane qu’elle n’est pas l’auteur du livre Iris Biometric Model for Secured Network Access, qui a été retrouvé dans ses bagages. Elle aurait dit que le livre a été écrit par sa cousine qui porte le même nom. À l’audience devant la SAI, elle a admis avoir menti car elle a été prise par la crainte : « moi je suis du genre je n’arrive -- ben si quelqu’un parle un peu fort ben je me sens... peur et comme ça, c’est tout. C’est comme ça je sais pas ce qui s’est passé, j’ai paniqué » (à la p 59 du procès-verbal de l’audience devant la SAI). La SAI a jugé cette explication raisonnable :

Par exemple, on peut, de prime abord, être troublé par la réaction de l'appelante à la douane. En effet, celle-ci a reconnu avoir menti à l'agent des visas en affirmant qu'elle n'était pas l'auteure du livre saisi dans ses bagages, qu'il s'agissait en fait de sa cousine. Or, l'appelante a affirmé avoir été prise de panique et d'avoir mal réagi aux questions de l'agent. Elle s'est toujours sentie intimidée en présence des forces de l'ordre. Le tribunal est d'avis que même s'il ne s'agit pas d'une réaction habituelle, il s'agit d'une explication raisonnable dans les circonstances qui vaut tout autant que celle avancée par le ministre à l'effet que l'appelante avait forcément quelque chose à cacher. [La Cour souligne.]

(Au para 16 de la décision de la SAI.)

[26]           Le demandeur argumente que le procès-verbal de l'audience révèle le fait que la défenderesse n'a jamais fourni d'explication selon laquelle « elle s’est toujours sentie intimidée en présence des forces de l'ordre ». Après lecture du procès-verbal, la défenderesse n’a pas prononcé ces paroles. Cependant, les motifs de la décision ne vont pas jusqu’à lui imputer ces paroles. Il se peut que ces mots reflètent simplement une description de la défenderesse par la SAI, qu’il s’agit d’une personne qui est timide, réservée et, effectivement, qui se sent très intimidée par quelqu’un qui « parle un peu fort » (à la p 59 du procès-verbal de l’audience devant la SAI). La SAI a pris pour acquis l’explication de l’avocate de la défenderesse lors de l’audience que « d’autres personnes ont la trouille des gens en uniforme. Surtout les personnes qui viennent des pays où l’uniforme a beaucoup de pouvoir, et Madame vient du Liban, elle a vécu jusqu’à 2006, elle a vécu les guerres là, elle a parlé des bombardements... » (à la p 125 du procès-verbal de l’audience devant la SAI).

[27]           La Cour note que la SAI a passé aussi sous silence une partie importante de la preuve documentaire et testimoniale, contradictoire au dossier, spécifiquement le véritable contenu des CV en format électronique sur son ordinateur, la nécessité de la défenderesse de séjourner en France pour son doctorat et la durée d’un de ses emplois. La SAI  n’a pas élaboré comment les différentes lettres déposées par la défenderesse pour attester ses emplois pourraient s’avérer logiques dans l’ensemble des circonstances décrites en preuve.

[28]           La SAI s’est penchée sur la question que la défenderesse a complété un doctorat en France pendant sa résidence au Québec, ainsi que sur la question des CV de la défenderesse. Au paragraphe 10 de la décision, la SAI a écrit que la défenderesse « s’acquittait de ses obligations à distance en ayant recours à divers moyens technologiques ». Comment un tribunal administratif peut-il spéculer, compte tenu des ambiguïtés et des contradictions entendues en salle de cour, sans preuve écrite possédant une logique inhérente?

[29]           La SAI n’avait pas besoin d’expliquer en détail pourquoi elle aurait rejeté la position opposée; mais la Cour souligne que les deux lettres d’employeurs canadiens, Thoransoft et Idées Plus sont ambiguës à l’égard des emplois occupés par la défenderesse. De plus, la SAI n’explique pas pourquoi elle considère les lettres suffisantes pour établir la présence physique de la défenderesse. La SAI se limite à constater que « l’appelante a offert des explications raisonnables et que ces interrogations, lorsque remises en contexte de tout le reste de la preuve, ne discréditent pas son témoignage » (au para 15 de la décision de la SAI), sans motiver ce raisonnement.

[30]           Les lettres d’employeurs à Beyrouth sont beaucoup plus détaillées. La défenderesse a déclaré des revenus (8 480 $ en 2008; 9 940 $ en 2009; 9 880 $ en 2010; 10 500 $ en 2011; 5 675 $ en 2012; 9 848 $ en 2013) mais déclare seulement recevoir de l’aide sociale en 2014. La SAI n’a pas expliqué pourquoi selon elle c’était suffisant de dire qu’elle était satisfaite des explications de la défenderesse sans avoir analysé adéquatement la situation à cet égard.

[31]           La Cour note le jugement Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abdulghafoor, 2015 CF 1020 [Abdulghafoor] quant à la suffisance des motifs lors de l’évaluation de la crédibilité. En fait, « même si les motifs de la décision sont brefs ou mal rédigés, la Cour doit faire montre de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions tirées par ce dernier relativement à la crédibilité, dans la mesure où la Cour est capable de comprendre le fondement de la décision » (Abdulghafoor, ci-dessus, au para 33). La Cour ne comprend pas les fondements de la décision de la SAI à cet égard.

[32]           Deuxièmement, le demandeur allège que la défenderesse n’avait pas fourni de preuve d’indices actifs de sa résidence pour corroborer les timbres du passeport ou du rapport du Système intégré d'exécution des douanes [SIED]. Un seul timbre de passeport ne peut pas confirmer en soi la présence d’une personne au Canada (Chanaoui, ci-dessus).

[33]           Les indices actifs de résidence de la défenderesse se limitent à deux lettres d’emploi, une lettre de son locateur et des déclarations d’impôts. Les indices passifs de résidence font état « d’une inscription, et non d’une présence à des cours » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Qarri, 2016 CF 113 au para 7) et consistent aux éléments de preuve tels que « des cartes d’assurance-maladie, des cartes d’assurance sociale, des déclarations de revenus canadiennes, des lettres de banque indiquant qu’un compte avait été ouvert et des baux ainsi que des avis d’augmentation de loyer » (Samaroo, ci-dessus au para 51; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chved, [2000] ACF no 1661 aux para 7 et 11).

[34]           La Cour ne voit pas comment la défenderesse a pu passer la période des fêtes de Noël 2011 au Liban sans que ce voyage n’apparaisse sur son passeport ou dans le registre SIED. La SAI fait mention de ceci sans en expliquer la raison (au para 8 de la décision). La SAI rejette le fait que la défenderesse aurait pu avoir certains de ses passages tamponnés sur une « carte rose », utilisée par des fraudeurs pour dissimuler leur présence au Liban : « Or, ne peut, de la seule existence de cette pratique, conclure que l’appelante, ressortissante de ce pays, y a eu recours » (au para 13 de la décision). Ceci n’est que de la spéculation. Un tribunal administratif a l’obligation d’examiner l’ensemble de la preuve présentée, à moins que le contraire ne soit établi (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 au para 16; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF No 598 (CAF) au para 1).

[35]           Cependant, en l’espèce, la SAI s’est grandement fiée sur les étampes dans les passeports et le registre SIED pour établir la présence physique au Canada. Dans son ensemble, la décision manque ainsi de transparence et d’intelligibilité quant à un élément de preuve central et d’ailleurs primordial. L’absence d’étampes selon la Cour l’amène à constater qu’il s’agit d’une erreur déterminante et fondamentale.

VII.          Conclusion

[36]           Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est accordée. Le dossier est retourné à la SAI à l’attention d’un panel autrement constitué pour une étude du dossier à nouveau.


JUGEMENT au dossier IMM-4968-16

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée. Le dossier est retourné à la SAI à l’attention d’un panel autrement constitué pour une étude du dossier à nouveau. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4968-16

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c FRANJIEH EL KHOURY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 juillet 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 août 2017

 

COMPARUTIONS :

Mario Blanchard

 

Pour le demandeur

 

Mabel E. Fraser

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Me Mabel E. Fraser

Westmount (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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