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Date : 20170918


Dossier : T-744-17

Référence : 2017 CF 835

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2017

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE CHEF PAUL MICHEL

demandeur

et

LE COMITÉ COMMUNAUTAIRE DE LA BANDE INDIENNE D’ADAMS LAKE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande.

[2]  M. Paul Michel, le demandeur, a été élu chef de la bande indienne d’Adams Lake (la bande) en décembre 2016. Le chef Michel a obtenu une majorité de 75 voix sur le plus proche rival, Nelson Leon.

[3]  En mai 2017, M. Leon a présenté une pétition conjointe avec le défendeur, le Comité communautaire de la bande indienne d’Adams Lake (le Comité), afin d’obtenir la destitution du chef Michel conformément aux Adams Lake Secwépemc Election Rules (les règles électorales) adoptées en 2014.

[4]  Dans la pétition, M. Leon reprochait au chef Michel d’avoir enfreint les règles électorales et manqué à son serment professionnel (les violations alléguées).

[5]  Le Comité a ouvert une enquête sur les violations alléguées. Ses membres se sont réunis le 6 mai 2017 en vue d’interroger le chef Michel au sujet des questions soulevées dans la pétition. Durant la réunion, le chef Michel a réclamé la démission des membres du Comité au plus tard le lendemain au motif qu’ils avaient fait preuve de partialité et se trouvaient en conflit d’intérêts. Non seulement les membres ont décidé de ne pas démissionner (la décision partiale), mais ils ont poursuivi leur enquête sur la pétition.

[6]  Le 19 mai 2017, le chef Michel a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision partiale. Dans l’avis de demande, il prie notre Cour d’ordonner l’annulation de la décision partiale au motif qu’elle est abusive, arbitraire et fondée sur des conclusions de fait erronées. Il réclame en outre une ordonnance déclarant la pétition invalide et hors de la compétence du Comité en raison de la nature des violations alléguées.

[7]  Quand le chef Michel a déposé sa demande, notre Cour avait été saisie de deux autres litiges mettant en cause le processus décisionnel du Comité : en 2015 et 2016, le Comité a destitué Georgina Johnny, Brandy Jules, Ronald Jules et Doris Johnny de leur poste de conseillers de la bande par suite de deux pétitions fondées sur les règles électorales. Les conseillers destitués ont également présenté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir l’annulation des décisions du Comité les visant (Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2016 CF 1399; Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CF 156). Notre Cour a rejeté les deux demandes et, dans les deux cas, la décision a été portée devant la Cour d’appel fédérale qui, tel qu’il sera discuté plus loin, a donné gain de cause aux conseillers.

[8]  Le 4 juin 2017, après le dépôt de la présente demande, le Comité a rendu sa décision relativement à la pétition de M. Leon (la décision de destitution), dans laquelle il conclut que le chef Michel a manqué à son serment professionnel de quatre manières :

  1. en avalisant la résolution du Conseil de bande approuvant le remboursement des frais engagés par Ronald Jules, Brandy Jules et Georgina Johnny pour assister aux audiences de la Cour à Vancouver;

  2. en siégeant au Conseil de bande qui a ordonné la suspension du Comité en janvier 2017;

  3. en avalisant l’adoption d’une résolution du Conseil de bande afférente à la représentation juridique de la bande sans déclarer l’allégation de conflit d’intérêts le frappant;

  4. en déposant à la Cour d’appel fédérale un affidavit en appui aux conseillers Georgina Johnny, Brandy Jules et Ronald Jules.

[9]  Au vu de ces conclusions, le Comité a ordonné la destitution du chef Michel pour deux mandats.

[10]  Le 5 juin 2017, le chef Michel a déposé un avis de requête afin d’obtenir une injonction interlocutoire le réintégrant dans ses fonctions de chef dans l’attente d’une décision sur la présente demande. Le 14 juin 2017, la Cour a accordé l’injonction demandée, suspendu l’application de l’ordonnance de destitution du Comité et ordonné l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire (ordonnance de la juge Strickland, T-744-17).

[11]  Le 5 juillet 2017, la Cour d’appel fédérale a rendu les arrêts i) Johnny c Bande indienne d’Adams Lake (2017 CAF 146 [Johnny et Jules]) et ii) Johnny c Bande indienne d’Adams Lake (2017 CAF 147) [Johnny]). Dans les deux cas, la Cour a accueilli les appels aux motifs que le Comité avait respectivement i) manqué aux principes de justice naturelle et ii) interprété déraisonnablement les exigences des règles électorales.

[12]  Le 19 juillet 2017, ayant pris acte de ces deux arrêts et notamment des conclusions de manquement aux principes d’équité procédurale, le Comité a adressé une lettre au chef Michel. En voici les passages essentiels :

[traduction]

Objet : Réexamen de la pétition de Nelson Leon

Le 5 mai 2017, le Comité communautaire a reçu une pétition dans laquelle M. Nelson Leon vous reprochait d’avoir manqué aux Adams Lake Secwépemc Election Rules et à votre serment professionnel (la pétition). Le 4 juin 2017, le Comité communautaire a statué sur la pétition et vous a destitué de vos fonctions (la décision). L’effet de la décision a par la suite été suspendu par une ordonnance judiciaire.

Le 5 juillet 2017, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel des conseillers Georgina Johnny, Brandy Jules et Ronald Jules et, ayant jugé que le Comité communautaire avait manqué à son obligation d’équité à leur endroit, elle a annulé la décision par laquelle il les destituait de leur poste de conseiller.

Compte tenu du jugement de la Cour dans cette affaire, et plus particulièrement de son analyse de la teneur de l’obligation d’équité envers les membres du Conseil accusés de manquement à leur serment professionnel, le Comité communautaire admet qu’il a manqué à son obligation d’équité à votre égard lors de son examen de la pétition, et que la décision est par conséquent nulle et sans effet. Par suite de cette conclusion, le Comité annule sa décision.

Le Comité prendra les mesures voulues pour que la pétition soit réexaminée rapidement et conformément aux règles électorales et aux exigences d’équité procédurale, suivant les directives de la Cour.

(Dossier du défendeur, à la page 37)

En résumé, le Comité a envoyé cette lettre (la lettre d’annulation) aux parties intéressées afin de les informer que sa décision de destitution était sans effet et qu’elle serait réexaminée conformément aux directives de la Cour d’appel fédérale.

[13]  Cependant, malgré cette lettre d’annulation, le chef Michel persiste à réclamer diverses réparations eu égard à la décision partiale et à la décision de destitution dans les observations écrites qu’il a jointes à la présente demande. Durant sa plaidoirie, l’avocate du chef Michel a néanmoins précisé que les deux seules questions soumises à notre Cour étaient les suivantes :

  1. Le Comité avait-il compétence pour régler les plaintes soulevées dans la pétition?

  2. Existe-t-il une crainte raisonnable de partialité de la part des membres du Comité?

II.  Discussion

Première question en litige :  Le caractère théorique et prématuré

[14]  Je dois d’abord décider si les deux questions soulevées par le chef Michel présentent un caractère théorique et, dans l’affirmative, si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire de les examiner. De façon générale, une question est considérée comme « théorique » si, en raison d’un changement de circonstances, sa résolution n’avait aucun effet pratique sur les parties (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (CSC), au paragraphe 353; 1989 CarswellSask 241 (WL Can), au paragraphe 15 [Borowski]). En l’occurrence, les circonstances ont changé quand le Comité a annulé sa décision de destitution après le dépôt de la demande du chef Michel.

[15]  Notre Cour a résumé le critère du caractère théorique établi dans la décision Borowski au paragraphe 7 de la décision Harvan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1026 :

Le critère du caractère théorique comporte une analyse en deux temps. Dans un premier temps, il faut déterminer si la décision de la Cour aurait un effet pratique qui permettrait de résoudre un litige actuel entre les parties : la Cour se demande si les questions sont devenues purement théoriques et si le différend a disparu, auquel cas le débat est devenu théorique. Dans un deuxième temps, si le critère de la première étape est rempli, la Cour décide si elle doit – malgré le fait que l’affaire est théorique – exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à la seconde étape, la Cour doit être guidée par les trois assises de la doctrine du caractère théorique :

i.  l’existence d’un contexte contradictoire;

ii.  le souci d’économie des ressources judiciaires;

iii.  la question de savoir si la Cour empiéterait sur la fonction législative plutôt que d’exercer sa fonction juridictionnelle au sein du gouvernement.

1)  Compétence

[16]  Dans la pétition, il est notamment allégué que le chef Michel a manqué à son serment professionnel en autorisant le Conseil à adopter certaines résolutions et en déposant un affidavit en appui aux conseillers destitués de leur fonction par le Comité. Le chef Michel soutient que les résolutions du Conseil de bande et sa décision de produire des éléments de preuve dans les instances introduites devant la Cour d’appel fédérale n’ont rien à voir avec son serment professionnel et ne relèvent donc pas de la compétence du Comité. Il estime que notre Cour doit statuer sur la question de la compétence même si la décision de destitution est sans effet. Le Comité fait valoir quant à lui que la question est théorique.

[17]  Je ne peux souscrire à la position du chef Michel. Selon le premier volet du critère établi dans la décision Borowski, il est sans équivoque que la question de la compétence est théorique. Elle est devenue théorique quand le Comité a annulé sa décision de destitution et elle le restera jusqu’à ce qu’il rende sa décision concernant le réexamen de la pétition et, le cas échéant, la nature des éléments réexaminés.

[18]  Par ailleurs, aucune des trois assises du second volet du critère Borowski ne justifie que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de trancher la question. Pour l’instant, le débat n’est pas contradictoire.

[19]  Par ailleurs, parce qu’il importe d’économiser les ressources judiciaires, je ne peux pas me prononcer sur la conduite du chef Michel ni sur les motifs qui devront fonder toute future décision à cet égard dans le cadre de la présente demande. Si jamais le Comité rend une décision définitive qui ne convient pas au chef Michel, il pourra attaquer le processus décisionnel ou le bien-fondé de la décision en présentant une demande de contrôle judiciaire à notre Cour. À ce stade-ci, une telle procédure serait très prématurée considérant que l’examen par un tribunal n’a pas été confirmé et que le chef Michel n’a pas encore soulevé ses objections quant à la compétence devant le Comité saisi de la pétition.

[20]  Enfin, pour plusieurs des raisons susmentionnées, demander à la Cour d’examiner par anticipation la compétence du Comité et les questions qu’il pourra éventuellement trancher revient à lui demander d’empiéter sur la compétence du Comité en matière électorale puisqu’il est clairement établi dans les règles électorales que c’est lui et non notre Cour qui doit examiner et trancher en premier lieu les questions intéressant les élections ainsi que la conduite du chef et du Conseil de bande.

[21]  Le fait qu’il est loisible au Comité de réexaminer les questions soulevées dans la pétition n’aide pas la cause du chef Michel. C’est plutôt le contraire puisque sa demande devient prématurée étant donné que le processus administratif non seulement n’est pas terminé, mais il n’a jamais commencé. À défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent pas s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif n’a pas été mené à terme (Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, au paragraphe 31 [Powell]). La règle s’opposant à la prématurité vise à éviter le fractionnement du processus administratif et « le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif » (Powell, au paragraphe 32). Les questions de compétence du genre de celles que soulève le chef Michel ne constituent pas des « circonstances exceptionnelles » et elles ne justifient aucunement qu’il présente une demande prématurée à notre Cour (Powell, aux paragraphes 33, 39 et 40).

[22]  Donc, au nom des principes fondamentaux régissant le contrôle des décisions administratives, notre Cour ne peut pas intervenir en l’espèce. Étant donné que le Comité a lui-même déclaré la décision de destitution [traduction] « nulle et sans effet », notre Cour n’a aucune décision administrative à examiner. Par surcroît, la preuve au dossier indique que le chef Michel n’a jamais présenté ses arguments relatifs à la compétence au Comité.

[23]  Notre Cour ne saurait invoquer des motifs de droit administratif pour s’ingérer dans les affaires d’un décideur administratif avant même qu’il rende une décision. Notre Cour usurperait le rôle d’un tribunal administratif compétent si elle acceptait de faire un contrôle judiciaire de questions dont il n’a pas encore été saisi (Rouleau c Canada (Procureur général), 2017 CF 534, aux paragraphes 36 à 38).

[24]  Si le Comité décide de ne pas réexaminer la pétition sur le fond, la question demeurera théorique. Cependant, s’il décide de la réexaminer, le chef Michel pourra soulever toutes ses objections à ce moment, y compris celles qui ont trait à la compétence. Le Comité décidera s’il y a lieu de rouvrir l’affaire et, le cas échéant, il déterminera comment se déroulera la nouvelle audience. Ensuite, si le chef Michel souhaite attaquer la décision du Comité pour une question de compétence ou quelque autre motif, notre Cour aura une décision à examiner en contrôle judiciaire.

[25]  Durant les plaidoiries, l’avocate du chef Michel a reconnu que la mise en cause de la compétence dans le cadre d’un contrôle judiciaire visait à obtenir une injonction afin d’empêcher le Comité de procéder à une enquête ou à un réexamen touchant les questions soulevées dans la pétition. Le chef Michel connaît bien la procédure de demande de réparation par voie d’injonction puisqu’il s’en est prévalu pour obtenir la suspension de la décision de destitution qui lui a permis de maintenir temporairement ses fonctions.

[26]  S’il avait voulu obtenir une injonction permanente contre le Comité, le Chef Michel aurait pu, dans ses observations écrites et orales, s’attacher à établir la conformité au critère rigoureux pour l’obtention d’une réparation par voie d’injonction. Il n’a pas fait cette démonstration. Il est très rare qu’un tribunal accorde une injonction contre un décideur administratif avant ou durant une instance (Powell, au paragraphe 33).

[27]  Je comprends que pour les parties, les questions soulevées dans la présente demande sont importantes et pressantes, mais la Cour ne peut pas pour autant déroger à ses règles procédurales ou aux principes fondamentaux du droit administratif. Si j’acceptais d’examiner la décision de destitution annulée par le Comité et de faire une analyse prématurée et susceptible de donner lieu à une réparation par voie d’injonction, ce n’est pas le Comité qui outrepasserait sa compétence, mais bien notre Cour.

2)  Crainte raisonnable de partialité

[28]  Le chef Michel soutient en second lieu que la composition du Comité porte atteinte aux principes de justice naturelle en raison de la partialité affichée par ses membres et des diverses situations de conflit d’intérêts dans lesquelles ils se trouvent. Il estime que la lettre d’annulation n’a pas résolu la question de la partialité puisque la même formation de membres serait chargée de réexaminer l’affaire (la prochaine élection du Comité étant prévue pour octobre 2017). De plus, ajoute le chef Michel, les cinq membres actuels du Comité pourraient être reconduits par cette élection.

[29]  Dans son mémoire des faits et du droit, le Comité réplique que l’existence d’une crainte raisonnable de partialité importe peu puisque la procédure est théorique. Subsidiairement, en prévision d’une décision de la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher la question de la partialité, le Comité a cru bon expliquer pourquoi il n’existe aucune crainte raisonnable de partialité.

[30]  Durant une conférence de gestion de l’instance tenue le 26 juillet 2017 et de nouveau durant l’audition de l’affaire le 31 juillet 2017, l’avocat du Comité s’est appuyé sur les observations écrites susmentionnées pour indiquer à la Cour qu’il ne s’opposait pas à ce qu’elle donne des directives sur la question de la partialité, car elles pourraient s’avérer utiles si le même Comité est reformé.

[31]  Étant donné les thèses des parties et la possibilité que les membres actuels du Comité réexaminent l’affaire, je vais exercer mon pouvoir discrétionnaire de trancher la question de la partialité conformément au second volet du critère établi dans la décision Borowski.

Deuxième question en litige : la crainte raisonnable de partialité

[32]  Le Comité est une entité administrative exerçant principalement une fonction décisionnelle et, à ce titre, il doit être à l’abri de toute crainte raisonnable de partialité (Johnny et Jules, au paragraphe 43). Si la partialité des membres du Comité est établie, il faudra conclure à une atteinte à l’équité procédurale puisque l’une des parties serait privée d’une instruction équitable (Gaziova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 679, au paragraphe 24, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (CSC), au paragraphe 45). Traditionnellement, les questions d’équité procédurale ont été envisagées selon la norme de contrôle de la décision correcte (Johnny et Jules, au paragraphe 19; Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 24, au paragraphe 79), mais la Cour d’appel fédérale a établi récemment que le droit sur ce point n’est pas encore fixé (Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, au paragraphe 13). Cela dit, je n’ai pas à déterminer ici si la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte s’applique puisque le chef Michel n’a pas établi l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

[33]  Pour justifier une disqualification des membres du Comité pour cause de partialité, le chef Michel doit faire la preuve qu’une personne informée qui étudierait l’affaire en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le Comité ne rendrait pas une décision juste (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 (CSC), au paragraphe 394; 1976 CarswellNat 434 (WL Can), au paragraphe 40). Récemment, dans l’arrêt Johnny et Jules, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée sur l’application du critère de la crainte raisonnable de partialité aux entités décisionnelles dont les membres viennent d’une collectivité peu nombreuse :

[41]  Les règles visant les élections n’empêchent pas les employés d’une bande d’adhérer au comité communautaire. Seuls les membres du conseil de bande ou les candidats à une élection ne peuvent être élus au comité communautaire. En conséquence, je ne suis pas en désaccord avec la Cour fédérale lorsqu’elle dit que le simple fait qu’un membre du comité communautaire soit un employé de la bande ne soulève pas de crainte raisonnable de partialité. Il faut qu’il y ait un conflit d’intérêt réel dans un cas donné (motifs, par. 41). Une telle conclusion est conforme au raisonnement dans la décision Sparvier c Bande indienne Cowessess (1re inst.), [1993] 3 C.F. 142, [1993], 1993 CanLII 2958, dans laquelle le juge Rothstein a écrit, aux pages 167 et 168 :

[...] il ne me semble pas réaliste de s’attendre à ce que les membres du tribunal d’appel qui résident dans la réserve n’aient eu aucun contact social, familial ou commercial avec un candidat à une élection. [...]

Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d’organismes décisionnels comme le tribunal d’appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu’un membre de l’organisme décisionnel avait avec l’un ou l’autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l’a affirmé l’avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l’élection autonome des gouvernements de bandes.

[42]  Il s’ensuit que si un membre du comité communautaire se trouve en conflit d’intérêts à l’égard d’une question donnée, ce membre ne doit participer d’aucune façon au processus décisionnel appliqué à cette question. Dans certains cas, lorsque les plaintes soulèvent plus d’une question et que la nature du conflit est telle qu’une personne raisonnable et bien informée penserait que le membre en cause pourrait, consciemment ou non, être incapable de se prononcer équitablement sur certaines questions, alors ce membre ne doit nullement prendre part à la décision.

[43]  Cela dit, le comité communautaire ne saurait susciter de crainte raisonnable de partialité. Un tribunal administratif tel que le comité communautaire, dont les fonctions consistent essentiellement à rendre des décisions, doit satisfaire au critère en matière de partialité qui est décrit dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[34]  Bref, au sein d’une collectivité autochtone peu nombreuse, l’existence d’un lien familial ou professionnel entre un membre d’une entité administrative et d’autres personnes visées par un litige quelconque ne suffit pas pour entraîner directement ou invariablement une crainte raisonnable de partialité. C’est exactement la situation qui nous occupe ici : chaque membre du Comité est lié par ses fonctions ou sa famille au chef et aux membres du Conseil ou d’autres entités administratives de la bande. Les membres d’un comité communautaire d’une bande peu nombreuse ont forcément des amis et des parents qui participent aux fonctions administratives ou au conseil, mais ces liens ne soulèvent pas en eux-mêmes une crainte raisonnable de partialité. Le conflit doit être réel pour conclure à l’existence de partialité – par exemple, si l’issue d’un différend présente un intérêt financier ou si des allégations touchent des membres de la famille proche.

[35]  Dans l’arrêt Johnny et Jules, dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu à une crainte raisonnable de partialité concernant les membres du comité communautaire Maryann Yarama et Lynn Kenoras (qui sont également membres du Comité en cause dans la présente affaire), les faits sont très différents de ceux de l’espèce. Dans l’affaire Johnny et Jules, les allégations pesant sur Mme Kenoras comprenaient la maltraitance de sa mère, la conseillère Norma Manuel. Même si Mme Kenoras n’a pas pris part à l’interrogatoire mené par le Comité ni aux délibérations concernant sa mère, elle était partie à la décision définitive dans ce dossier.

[36]  Quant à Mme Yarama, elle avait déclaré dans l’affaire Johnny et Jules qu’elle se trouvait en conflit d’intérêts relativement à la transition relative au contrat de services de sécurité de la bande puisqu’elle était gestionnaire de ses services d’entretien et de logement. Elle a néanmoins participé à l’intégralité des délibérations et du processus décisionnel sur cette question.

[37]  La Cour d’appel fédérale a conclu à une crainte raisonnable de partialité du fait de la participation des membres Kenoras et Yarama à la décision du Comité (Johnny et Jules, aux paragraphes 46 à 50).

[38]  Les allégations de partialité ne doivent pas être portées à la légère et il faut faire preuve de rigueur avant de conclure qu’elle existe (R. c S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484 (CSC), au paragraphe 113). De simples soupçons ne suffisent pas; les allégations doivent être corroborées par des preuves concrètes (Panov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 716, au paragraphe 20).

[39]  Dans la présente affaire, le contexte est différent de celui, très particulier, de l’affaire Johnny et Jules, et je conclus que le chef Michel n’a pas établi l’existence d’une crainte raisonnable de partialité disqualifiant d’office les membres du Comité. Je suis parvenu à cette conclusion après avoir analysé la situation de chaque membre visé. Je commencerai par les deux membres qui ont récemment été mises en cause dans l’affaire Johnny et Jules.

1)  Maryann Yarama

[40]  Dans son affidavit, le chef Michel déclare que Mme Yarama a fait preuve de partialité à son endroit pour les raisons suivantes : i) elle l’a critiqué lors d’une réunion de la bande; ii) lors d’une réunion du Conseil de bande, il a présenté une motion afin que soit révoqué le pouvoir de Mme Yarama de signer des chèques au motif qu’elle avait indûment divulgué des renseignements confidentiels; iii) des cadres supérieurs de la bande qui relevaient de Mme Yarama ont tenté de s’ingérer dans les fonctions du chef Michel; iv) Mme Yarama ou d’autres personnes ont divulgué des renseignements protégés et confidentiels à M. Leon pour l’aider à constituer un dossier à l’appui de sa pétition.

[41]  Je ne vois rien au dossier qui corrobore l’une ou l’autre de ces allégations. Le procès-verbal de la réunion en question relate simplement un échange constructif au cours duquel Mme Yarama a répondu aux remarques du chef Michel à propos de son présumé conflit d’intérêts. Je suis d’accord avec le Comité lorsqu’il qualifie les propos de Mme Yarama de mesurés, de sensibles et d’aucunement assimilables à une diatribe contre le chef Michel.

[42]  Aux allégations comme quoi des cadres supérieurs sous sa supervision se seraient ingérés dans les fonctions du chef Michel, Mme Yarama a répliqué qu’elle ne supervisait pas de cadres supérieurs.

[43]  Je conviens aussi avec le Comité que peu importe si des cadres supérieurs relevaient Mme Yarama, ses éventuelles attributions de supervision ne soulèvent pas en elles-mêmes de crainte raisonnable de partialité. Le chef Michel n’a pas formulé d’allégations précises ou produit d’éléments de preuve attestant de gestes posés par des membres du personnel à la demande ou sous les ordres de Mme Yarama.

[44]  Enfin, eu égard aux renseignements « protégés et confidentiels » que Mme Yarama ou d’autres personnes auraient communiqués à M. Leon, le chef Michel n’en a pas précisé la nature et il n’a pas non plus indiqué quand ou comment ladite communication aurait eu lieu. Au reste, Mme Yarama a nié toute communication de la sorte. Cette assertion a été corroborée de manière indépendante dans l’affidavit de la gestionnaire des ressources humaines de la bande, Debra Sloat. En somme, le chef Michel n’a pas convaincu la Cour que Mme Yarama ne peut pas participer à l’examen de la pétition. Son affidavit renferme des allégations qui n’établissent pas l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

2)  Lynn Kenoras

[45]  Selon le chef Michel, Lynn Kenoras i) aurait dû se retirer du Comité à la suite de l’élection de sa mère (la conseillère Manuel); ii) l’aurait attaqué lors d’une assemblée générale de la bande; iii) est une cousine de M. Leon. Le chef Michel estime que tous ces motifs soulèvent une crainte de partialité.

[46]  Encore une fois, je ne suis pas d’accord. Si un lien de parenté proche avec un membre du Conseil empêchait une personne de siéger au Comité, ce serait stipulé expressément dans son règlement. Ce n’est pas le cas. Les allégations du chef Michel ne permettent en aucun cas de conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité parce que Mme Manuel n’est jamais mentionnée dans les allégations formulées dans la pétition de M. Leon, et elle n’a jamais témoigné à leur égard. Il n’est pas question ici d’une décision du Comité sur des positions défendues ou les votes exprimés par la mère de Mme Kenoras à titre de membre du Conseil, comme c’était le cas dans l’affaire Johnny et Jules.

[47]  Quant à l’allégation concernant la réunion, rien dans le procès-verbal n’indique que Mme Kenoras aurait enfreint le règlement ou fait des remarques ressemblant de près ou de loin à une [traduction] « attaque ». Au contraire, comme dans le cas de Mme Yarama, le procès-verbal fait état d’un échange plutôt constructif.

[48]  Finalement, le fait d’être la cousine du requérant (M. Leon) ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité. Ce lien de parenté pourrait s’avérer pertinent dans d’autres contextes, comme la Cour d’appel fédérale l’explique dans l’extrait précité de l’arrêt Johnny et Jules en renvoyant à la décision Sparvier, mais pas dans celui d’une collectivité autochtone peu nombreuse, comme c’est le cas ici.

3)  David Nordquist

[49]  Les allégations du demandeur concernant David Nordquist tiennent au fait que son ex-conjointe est une cousine de M. Leon et que les employés sous la supervision de M. Nordquist ont essayé de s’ingérer dans son travail. De plus, le chef Michel prétend que M. Nordquist aurait lui aussi divulgué des renseignements confidentiels.

[50]  En ce qui concerne les liens familiaux de M. Nordquist, la possibilité est très ténue qu’ils conduisent à une conclusion de partialité analogue à celle que le chef Michel tente de faire admettre au sujet de Mme Kenoras : M. Nordquist et son ex-conjointe sont divorcés depuis près de quatre ans et celle-ci, aux dires de M. Nordquist, est une cousine au deuxième ou troisième degré de M. Leon.

[51]  Enfin, pas plus qu’il ne l’a fait pour ses allégations concernant Mme Yarama, le chef Michel ne donne aucune précision sur la façon dont les employés relevant de M. Nordquist se seraient ingérés dans son travail. Il s’est contenté de déclarer que des cadres supérieurs travaillant sous la supervision de M. Nordquist ont tenté de s’ingérer dans son rôle de chef. À défaut de preuve, cela reste une allégation et il ne peut en découler une conclusion de crainte raisonnable de partialité, d’autant plus que M. Nordquist a déclaré qu’il ne supervisait aucun cadre supérieur durant la période visée.

[52]  Quant à l’allégation du chef Michel comme quoi M. Nordquist aurait divulgué des renseignements confidentiels, je réitère l’analyse et les observations que j’ai exposées au paragraphe 44 ci-dessus concernant l’absence de corroboration des allégations contre Mme Yarama. De plus, à l’instar de l’allégation de manquement à la confidentialité portée contre Mme Yarama, celle qui vise M. Nordquist a été réfutée par un tiers indépendant.

[53]  En somme, les allégations du chef Michel ne suffisent pas pour conclure à une crainte raisonnable de partialité à l’endroit de M. Nordquist.

4)  Sandra Lund

[54]  Le chef Michel allègue que Sandra Lund ne peut être objective parce qu’elle est la cousine du chef Michel. Mme Lund rétorque à cette allégation que s’ils sont effectivement cousins, ils n’ont pas grandi dans la même région, n’ont jamais habité dans la même collectivité et ne se fréquentent pas.

[55]  Pour les motifs déjà exposés, je ne puis que répéter qu’un simple lien de parenté dans une collectivité autochtone peu nombreuse ne suscite pas de crainte raisonnable de partialité.

5)  Hilda Jensen

[56]  Hilda Jensen s’est récusée du Comité relativement à la décision partiale parce qu’elle avait proposé la candidature de Nelson Leon au poste de chef. Elle n’a donc pas participé aux délibérations du Comité portant sur la pétition de M. Leon, ni à la décision de destitution. Le Comité reconnaît que c’était la bonne ligne de conduite et que Mme Jensen devra à nouveau se retirer des délibérations si jamais il décide de réexaminer l’affaire. Je souscris à cette position et, comme Mme Jensen a admis sa partialité, je me garderai de faire tout autre commentaire au sujet de l’allégation de partialité à son endroit.

III.  Dépens

[57]  Le Comité me demande d’ordonner à la bande de payer ses dépens sur la base d’une indemnisation complète.

[58]  Je formulerai deux observations à propos de l’adjudication des dépens de la présente espèce. Tout d’abord, j’estime que la bande aurait dû être désignée à titre de défenderesse au lieu du Comité communautaire. La bande a correctement été nommée défenderesse dans les instances connexes Johnny et Johnny et Jules. Je ne constate aucune différence importante concernant la partie défenderesse dans ces deux instances. La bande aurait dû être désignée à titre de défenderesse dans la présente espèce, mais ce n’est pas le cas.

[59]  En fait, la preuve indique que le Comité agissait dans l’intérêt de la bande et n’a fait que remplir ses obligations en examinant la pétition et en rendant une décision à son égard. Ultérieurement, quand le Comité a pris connaissance des arrêts Johnny et Johnny et Jules de la Cour d’appel fédérale, il a reconnu les vices de son processus décisionnel et il a rédigé la lettre d’annulation.

[60]  Compte tenu de l’ensemble des faits, je dois ordonner au chef Michel de payer les dépens du Comité sur la base d’une indemnisation partielle, selon le tarif ordinaire applicable à un contrôle judiciaire tel qu’il figure à la colonne III du Tarif B.

[61]  Par ailleurs, même si la bande n’a jamais été constituée partie à la demande, elle devrait payer le solde des dépens raisonnables engagés par le Comité ou ses membres pour répondre à la présente demande de contrôle judiciaire, conformément aux modalités qui ont été jugées convenables dans certaines circonstances (Bellegarde c Poitras, 2009 CF 1212, au paragraphe 9; Knebush c Maygard, 2014 CF 1247, aux paragraphes 67 à 69). Dans l’affaire qui nous occupe, les membres du Comité se sont acquittés de leur devoir en examinant une pétition concernant les règles électorales et en rendant une décision à ce sujet, et il serait tout bonnement injuste de les contraindre à payer la différence entre les frais réellement engagés et les dépens accordés à la partie défenderesse dans une procédure intentée contre leur tribunal.

IV.  Conclusion

[62]  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens payables au Comité, conformément aux présents motifs.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-744-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les dépens sont payables au Comité conformément aux directives précisées à la section III ci-dessus.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de février 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-744-17

INTITULÉ :

LE CHEF PAUL MICHEL c LE COMITÉ COMMUNAUTAIRE DE LA BANDE D’ADAMS LAKE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 juillet 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 18 septembre 2017

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

 

Pour le demandeur

Peter Millerd

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DLA Piper (Canada) LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

Pour le demandeur

Ratcliff & Company LLP

Avocats

North Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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