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Date : 20171020


Dossier : IMM-1143-17

Référence : 2017 CF 924

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

AROOJ ASAD

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agent), par laquelle a été refusée une demande de résidence permanente depuis le Canada pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH) présentée en son nom et au nom des membres de sa famille.

[2]  La demanderesse, Arooj Asad, est une citoyenne du Pakistan âgée de 25 ans qui, avec sa mère, sa sœur et ses deux frères, a présenté une demande d’asile au Canada en 2014. La demande a été refusée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en raison du manque de crédibilité quant aux risques allégués au Pakistan. La Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés. Une demande de contrôle de la décision de la Section d’appel des réfugiés a été rejetée en 2016.

[3]  La famille a par la suite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en invoquant les mêmes risques qui n’avaient pas été jugés crédibles devant la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. La demande d’ERAR a été rejetée plus tôt cette année. Une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été refusée par la suite.

[4]  Parallèlement à la demande d’ERAR, la demanderesse et sa famille ont déposé leur demande pour considérations d’ordre humanitaire. Les considérations suivantes ont été invoquées : i) l’établissement de la famille au Canada ii) l’intérêt supérieur des enfants (la sœur et le frère cadet de la demanderesse sont mineurs) et iii) les difficultés au Pakistan.

II.  DÉCISION CONTESTÉE

[5]  Je tiens d’emblée à préciser qu’il est difficile de discerner si la décision de l’agent vise uniquement la demanderesse ou également sa mère, sa sœur et ses frères. La demande pour considérations d’ordre humanitaire a été faite au nom du groupe, mais la décision de l’agent s’adresse uniquement à la demanderesse et indique que les autres membres de la famille ne sont pas visés par la demande. Je remarque également que, dans l’ensemble de la décision de l’agent, le pluriel est utilisé pour désigner les personnes comprises dans la demande pour considérations d’ordre humanitaire. Les parties n’ont toutefois pas soulevé ce manque de précision, et il semble que la question ne soit pas déterminante.

[6]  L’agent a refusé, aux fins de la demande pour considérations d’ordre humanitaire, de prendre en compte les risques allégués au Pakistan qui n’ont pas été jugés crédibles par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. L’agent a ajouté que les allégations faites dans le contexte plus général du degré de difficulté de la famille seraient prises en compte. La seule analyse du risque et des facteurs de difficulté apparaît vers la fin des motifs de la décision de l’agent, où il a déclaré : [traduction] « Les demandeurs vivaient au Pakistan sans problème. Ils ont été scolarisés et ont travaillé au Pakistan jusqu’à leur départ pour le Canada ».

[7]  En ce qui concerne l’établissement de la famille au Canada, l’agent a tiré les conclusions suivantes : ils sont au Canada depuis deux ans et demi, ils travaillent et poursuivent des études et ils ne sont pas un fardeau pour la société. L’agent a souligné que la famille vivait au Canada de l’aide d’un autre membre de la famille. L’agent a conclu que, bien que la famille ait fait des démarches concrètes pour s’établir au Canada, [traduction] « leurs démarches d’intégration et d’établissement sont très modestes, par rapport à ce qu’on pourrait s’attendre, et ne justifient pas de les dispenser [de] l’obligation prévue par la loi de présenter depuis l’étranger leur demande de visas d’immigrant ». Vers la fin des motifs, l’agent a ajouté : [traduction] « Outre un frère, la demanderesse n’a pas de famille au Canada. Ils n’ont aucun lien affectif avec le Canada. Étant donné la courte durée du séjour au Canada des demandeurs, leur réintégration dans leur pays d’origine est toujours possible ».

[8]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a souligné que les enfants mineurs n’avaient pas vu leur père (qui est toujours au Pakistan) depuis près de trois ans et qu’il était dans leur intérêt supérieur que leurs deux parents fassent partie de leur vie. L’agent a déclaré que leur réinstallation au Pakistan permettrait aux enfants de nouer des liens avec leur père et avec les membres de leur famille élargie et ne nuirait pas à leur développement. L’agent a souligné le manque d’éléments de preuve démontrant qu’une telle réinstallation aurait un effet préjudiciable sur l’accès des enfants à l’école et à des soins de santé. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] [L]es demandeurs n’ont pas démontré que le fait de rompre leurs liens avec le Canada aurait d’importantes conséquences financières, affectives et sociales sur ces enfants, ce qui justifierait une dispense pour des considérations humanitaires.

[9]  La demande pour des considérations humanitaires a donc été rejetée.

III.  QUESTIONS EN LITIGE

[10]  La demanderesse s’oppose à l’évaluation faite par l’agent des facteurs suivants : i) l’établissement au Canada et ii) les difficultés au Pakistan.

[11]  La demanderesse, dans son exposé des arguments à l’étape de la demande d’autorisation, s’est également opposée à l’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants, mais cet argumentaire n’a pas été repris dans l’exposé des arguments supplémentaire de la demanderesse ni lors des débats. Je n’ai donc rien à ajouter sur cette question.

IV.  ANALYSE

A.  Établissement au Canada

[12]  La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en omettant d’expliquer de quelque façon que ce soit en quoi le degré d’établissement au Canada de la famille ne pouvait justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire et quel degré d’établissement eut été suffisant. La demanderesse se concentre sur la déclaration de l’agent selon laquelle les démarches d’établissement étaient [traduction] « très modestes, par rapport à ce qu’on pourrait s’attendre » (soulignement ajouté).

[13]  À l’appui de son argument, la demanderesse cite la décision de la juge Catherine Kane dans l’affaire Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258, aux paragraphes 74 et suivants [Chandidas]. Dans l’affaire Chandidas, l’analyse de la question de l’établissement dans la décision attaquée n’était pas sans similitude avec l’analyse de l’agent faisant l’objet du présent contrôle : les renseignements relatifs à l’établissement des demandeurs ont été examinés, mais jugés comme n’excédant pas ce à quoi on pourrait s’attendre. Les extraits ci-après de l’affaire Chandidas présentent un intérêt particulier :

[77]  À mon avis, même après avoir examiné les motifs dans leur ensemble, la conclusion tirée par l’agent au sujet du degré d’établissement n’a pas été adéquatement expliquée et, par conséquent, elle n’est pas raisonnable. Les demandeurs ne demandent pas à la Cour de réévaluer la preuve; ils demandent à l’agent de motiver sa conclusion.

[78]  Dans le jugement Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, [2005] ACF no 693, la juge Mactavish déclare, au paragraphe 20 :

… En l’espèce par contre, l’agente a examiné la preuve de l’établissement au Canada produite par les demandeurs au soutien de leurs demandes et a simplement conclu que cette preuve n’était pas suffisante. Il ressort de ses motifs qu’elle ne pensait pas que les demandeurs subiraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient présenter leurs demandes de résidence permanente de l’extérieur du Canada. Ces motifs n’indiquent pas cependant pourquoi elle est arrivée à cette conclusion.

[79]  Le juge Rennie a récemment fait écho à ce raisonnement dans la décision le jugement Tindale c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 236, [2012] ACF no 264, au paragraphe 11.

[80]  Dans le même ordre d’idées, dans le cas qui nous occupe, l’agent n’a fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement étaient insuffisants. L’agent a examiné en détail le degré d’établissement des membres de la famille en parlant de leur travail, de leur revenu, des attaches familiales, des cours suivis, des établissements d’enseignement fréquentés et de leur participation à la vie de la collectivité dans divers passages de sa décision. L’agent ne précise pas en quoi consisterait pour lui un établissement extraordinaire ou exceptionnel. Il se contente d’affirmer que c’est ce à quoi il s’attendrait et que les membres de la famille ne seraient pas confrontés à des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de demander un visa depuis l’étranger. Bien que certains pourraient y voir un raisonnement, force est d’admettre qu’il ne s’agit de rien de plus que d’un énoncé informatif.

[14]  Dans la décision Baco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 694 [Baco], le juge Keith Boswell a récemment évoqué l’analyse faite dans l’affaire Chandidas et a formulé les commentaires suivants, au paragraphe 18 :

Le degré d’établissement d’un demandeur au Canada n’est, bien sûr, que l’un des divers facteurs qui doivent être pris en considération et soupesés pour évaluer les difficultés invoquées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien entendu, l’évaluation de la preuve fait partie intégrante des connaissances spécialisées et du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et la Cour devrait hésiter avant d’intervenir dans une décision discrétionnaire de l’agent. Cependant, l’agent en l’espèce a suivi la même voie inacceptable et préoccupante que dans les décisions Chandidas et Sebbe. Il était déraisonnable que l’agent écarte le degré d’établissement des demandeurs simplement parce que celui était, de son avis, « le degré auquel il était naturel de s’attendre de leur part […] [et ne] dépasse pas le degré normal d’établissement auquel on pourrait s’attendre de la part de demandeurs dans leur situation ». L’agent a évalué de façon déraisonnable la durée du séjour ou le degré d’établissement des demandeurs au Canada, car, à mon avis, il a mis l’accent sur le degré « attendu » d’établissement et, par conséquent, n’a pas expliqué pourquoi la preuve relative à l’établissement était insuffisante ou n’a pas précisé en quoi consisterait un degré d’établissement acceptable ou adéquat.

[15]  Le point de vue opposé a été exprimé par le juge Denis Gascon dans la décision Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1070 [Rocha], où il formule les commentaires ci-après, au paragraphe 31 de ses motifs :

La décision Chandidas invoquée par M. Rocha se distingue clairement de l’espèce. Dans cette affaire, la juge Kane avait conclu que l’agent avait omis d’expliquer pourquoi la preuve au sujet de l’établissement était insuffisante malgré plusieurs facteurs favorables quant à l’établissement (Chandidas, paragraphe 83). De plus, la preuve démontrait que la famille s’était établie avec succès dans la collectivité, à l’école et en affaires, et que leur fille était traitée à l’hôpital pour une maladie grave, où elle avait de nombreux rendez-vous. L’agent n’avait pas examiné la question de savoir si le fait d’avoir à demander la résidence permanente depuis l’étranger dans ces circonstances aurait causé des difficultés supérieures à celles inhérentes à l’obligation de devoir quitter le Canada (Chandidas, au paragraphe 82). Contrairement aux faits de Chandidas, l’agente a bel et bien expliqué pourquoi la preuve d’établissement de M. Rocha était insuffisante. Celui-ci est tout simplement en désaccord avec l’agente sur la valeur accordée à la preuve. Ce n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de la Cour.

[16]  Dans l’affaire Rocha, l’agente avait signalé que les relations du demandeur ne démontraient pas l’existence de liens personnels forts avec le Canada et que son degré d’établissement n’avait rien de remarquable.

[17]  La Cour, dans l’affaire Rocha, a également fait les observations suivantes :

  1. [... ] l’exemption pour motifs d’ordre humanitaire constitue une mesure d’exception d’ordre discrétionnaire (au paragraphe 16);
  2. [... ] le demandeur d’une exemption pour motifs d’ordre humanitaire doit satisfaire à un critère très exigeant (au paragraphe 17);
  3. La norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit relatives aux décisions CH est celle de la décision raisonnable (au paragraphe 19);
  4. « Étant donné la nature hautement discrétionnaire des décisions sur les demandes CH, les agents d’immigration disposent d’un vaste éventail d’issues possibles acceptables ainsi que d’une bonne marge d’appréciation » (au paragraphe 20).

[18]  À mon avis, les décisions Chandidas et Baco ne semblent pas applicables à la présente affaire. La décision Chandidas se distingue des motifs énoncés dans l’affaire Rocha. L’agent n’avait pas pris en compte un élément important de l’établissement des demandeurs au Canada dans la décision Chandidas : l’incidence du renvoi de la famille du Canada sur le traitement de la maladie grave de la fille. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[19]  Dans la décision Baco, la Cour s’est préoccupée du fait que l’agent, s’étant concentré sur le degré d’établissement au Canada, a négligé d’expliquer pourquoi les éléments de preuve concernant l’établissement étaient insuffisants. À mon avis, l’agent en l’espèce a expliqué de manière raisonnable l’insuffisance des éléments de preuve en mentionnant qu’un seul membre de la famille est au Canada et que la famille n’a aucun lien affectif ici.

[20]  Bien que la demanderesse ait pu souhaiter plus d’explications et une autre issue, cette explication est suffisante dans le contexte global de la décision.

B.  Difficultés au Pakistan

[21]  En ce qui a trait au refus de l’agent de prendre en compte les risques allégués auxquels on n’avait donné aucune crédibilité auparavant, la demanderesse soutient que l’évaluation des risques aux fins d’une demande d’asile ou d’un ERAR se distingue de l’évaluation effectuée dans le contexte d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire des difficultés que ces risques peuvent entraîner. La demanderesse soutient que les risques allégués auraient dû être réexaminés dans le contexte de la demande pour considérations d’ordre humanitaire. Je ne suis pas d’accord. L’agent a fait remarquer que toute l’histoire de la famille dépend de ces allégations, qui avaient déjà été prises en compte et rejetées. Si les conclusions précédentes quant au manque de crédibilité doivent être retenues (ce à quoi la demanderesse ne s’oppose pas), il n’y a donc pas de raison de conclure que des difficultés découlent de ces risques.

[22]  Si l’on ne tient pas compte des risques allégués qui n’ont pas été crus, les seuls autres risques sur lesquels la demanderesse se fonde se rapportent aux conditions observées au Pakistan, particulièrement pour les femmes. La demanderesse soutient que ce volet de la demande pour considérations d’ordre humanitaire n’a pas fait l’objet d’un examen adéquat par l’agent. Comme il a été mentionné ci-dessus, l’agent a déclaré : [traduction] « Les demandeurs vivaient au Pakistan sans problème. Ils ont été scolarisés et ont travaillé au Pakistan jusqu’à leur départ pour le Canada ». Les motifs sont effectivement brefs, mais apportent tout de même certaines explications. Les éléments de preuve et les arguments présentés dans le cadre de la demande pour considérations d’ordre humanitaire au sujet des difficultés éprouvées au Pakistan étaient de nature générale, et je n’ai entendu aucun argument selon lequel il existait un élément de preuve démontrant quelque conséquence de telles difficultés générales personnelles pour la demanderesse. En l’absence de tels éléments de preuve démontrant des conséquences personnelles, je conclus que les motifs de l’agent concernant la question des difficultés étaient adéquats et que la conclusion était raisonnable.

V.  CONCLUSION

[23]  Par les motifs qui précèdent, la présente demande devrait être rejetée. Il n’est pas controversé entre les parties qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1143-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« George R. Locke »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1143-17

 

INTITULÉ :

AROOJ ASAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 septembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

 

Pour la demanderesse

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NK Lawyers

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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