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Date : 20171101

Dossier : IMM-3980-16

Référence : 2017 CF 982

[TRADUCTION FRANÇAISE]

À Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MARIANO NAPOLEON MARTINEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Mariano Napoleon Martinez (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une mesure de renvoi prononcée par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada aux termes de l’alinéa 45d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La Section de l’immigration a rendu cette ordonnance après avoir décidé que le demandeur était frappé d’une interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR pour avoir été déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[2]  Le demandeur ne conteste pas le fait qu’il soit une personne correspondant à la description donnée à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Il sollicite plutôt un contrôle judiciaire au motif que, lors de l’audience tenue le 7 septembre 2016, la Section de l’immigration a refusé de lui accorder un ajournement en attendant l’aboutissement d’une demande d’accès à l’information déposée auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Le demandeur avait l’intention d’utiliser l’information divulguée par l’ASFC afin de soutenir que l’ASFC avait commis un abus de procédure en déférant le rapport d’interdiction de territoire au moment où elle l’a fait. La Section de l’immigration a refusé d’accorder l’ajournement parce qu’elle n’était pas habilitée à suspendre l’instance aux motifs invoqués par le demandeur et que, par conséquent, il n’y avait pas lieu d’accueillir la demande d’ajournement.

[3]  Le demandeur ne présente pas son argument relatif à l’abus de procédure comme une question de retard. Il soutient plutôt qu’en renvoyant l’affaire portant sur l’interdiction de territoire du demandeur à la Section de l’immigration en 2015, en raison du plaidoyer de culpabilité du demandeur en 2010, l’ASFC a commis un abus de procédure parce qu’elle a choisi de renvoyer l’affaire après, plutôt qu’avant l’entrée en vigueur de la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16 (LARCE). L’adoption de la LARCE a privé le demandeur de son droit d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration parce que la peine qui lui a été imposée était de plus de six mois d’emprisonnement, ce qui constituait l’une des modifications apportées à la LIPR par l’adoption de la LARCE. Avant la modification, la période d’emprisonnement applicable était de deux ans.

[4]  Les dispositions pertinentes de la LARCE et de la LIPR sont présentées plus loin dans les présents motifs.

[5]  La demande est rejetée par les motifs qui suivent. Le demandeur a une conception déformée de la question dont était saisie la Section de l’immigration. Il ne s’agissait pas de déterminer si la Section de l’immigration était habilitée à accorder une suspension de l’instance. Il fallait décider si la Section de l’immigration était habilitée à accorder une suspension de l’instance pour les motifs évoqués par le demandeur – soit qu’il y avait eu abus de procédure de la part de l’ASFC et qu’il fallait du temps pour recueillir les éléments de preuve permettant de le démontrer. De plus, le demandeur est visé par les dispositions de transition de la LARCE, lesquelles ont été prévues justement pour répondre à la situation dans laquelle il s’est retrouvé.

II.  Exposé des faits

A.  Événements menant à l’enquête

[6]  Le demandeur est citoyen d’El Salvador. Il est résident permanent du Canada depuis le 8 août 1983.

[7]  Le 9 août 1999, le demandeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle et s’est vu imposer une condamnation avec sursis assortie d’une probation de dix-huit mois. En 2007, le demandeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle et s’est vu imposer une condamnation de 90 jours de garde discontinue suivie d’une probation de deux ans. En raison de cette condamnation, l’ASFC a entrepris une enquête portant sur l’immigration et un rapport a été produit en application du paragraphe 44(1) de la LIPR. Cependant, à l’époque, l’agent avait recommandé qu’une lettre d’avertissement soit envoyée, plutôt que d’établir un rapport.

[8]  Une plainte a été déposée au service de police le 4 mars 2010, par la fille du demandeur, Marta, qui alléguait des agressions sexuelles de longue date commises par le demandeur, et qui alléguait aussi que le demandeur traquait et harcelait Marta et ses enfants (souvent dans le stationnement à l’extérieur de sa maison, et à une occasion, il avait fait un geste de menace de mort en faisant glisser horizontalement son pouce contre son cou). Le demandeur a été mis en état d’arrestation le 30 septembre 2010 et, après 210 jours en détention préventive, il a plaidé coupable à une accusation de harcèlement criminel. Il s’est vu accorder un sursis au prononcé de sa peine en plus des 210 jours de détention préventive, et d’une période de deux ans de probation assortie de la condition de n’avoir aucun contact avec Marta ou ses deux filles. Le demandeur allègue qu’il n’est pas coupable, mais qu’il avait plaidé coupable afin de sortir de prison.

[9]  Le 29 juillet 2011, les deux filles de Marta se trouvaient dans un autobus lorsque le demandeur y est monté. Il a attendu qu’elles descendent de l’autobus et il leur a alors dit en espagnol [traduction] « Je vais vous avoir ». Il a été arrêté le jour même et accusé de ne pas s’être conformé à ses conditions de probation. Il a été déclaré coupable le 17 mai 2012 et condamné à dix jours d’emprisonnement, lesquels ont été suivis d’une période de probation de deux ans.

[10]  Le 21 mai 2015, un agent de l’ASFC a préparé un rapport en application du paragraphe 44(1) de la LIPR (le rapport), alléguant que la condamnation du 30 septembre 2010 faisait en sorte que le demandeur était frappé d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[11]  Le 3 juillet 2015, l’agent a préparé un rapport circonstancié exhaustif pour accompagner le rapport destiné au délégué du ministre. Le rapport circonstancié comprenait notamment une évaluation de plusieurs facteurs établis dans le Guide d’exécution de la loi (ENF 6), notamment un examen des considérations d’ordre humanitaire. Il y est recommandé de renvoyer la demande aux motifs suivants : la gravité de la condamnation et la durée de la peine imposée; les deux condamnations antérieures; et l’indulgence dont l’ASFC a fait preuve en délivrant une lettre d’avertissement. L’agent a déterminé que la criminalité l’emportait sur toute considération d’ordre humanitaire. Le délégué du ministre a souscrit à la recommandation, et le 9 septembre 2015, le rapport a été déféré à la Section de l’immigration.

B.  La demande d’ajournement

[12]  À l’origine, la date de l’enquête avait été fixée au 1er juin 2016. Elle a été ajournée deux fois, une fois pour permettre au demandeur de se trouver un avocat et une deuxième fois, de façon péremptoire pour le demandeur, au 7 septembre 2016 à la demande de son avocat, dont les services ont été retenus le 15 juillet 2016, une semaine avant la dernière date originalement fixée pour la tenue de l’enquête. Également le 15 juillet, l’avocat a déposé une demande d’accès à l’information à l’ASFC en vue d’obtenir la divulgation de tout document lié aux procédures d’interdiction de territoire du demandeur. Deux semaines plus tard, le 29 juillet 2016, l’avocat a demandé à la Section de l’immigration de rendre une ordonnance enjoignant à l’ASFC de procéder à cette divulgation.

[13]  Le 16 août 2016, l’ASFC a demandé une prolongation pouvant atteindre quarante-cinq jours après le délai de 30 jours prescrit par la loi afin de pouvoir répondre à la demande d’accès à l’information présentée par le demandeur.

[14]  L’ASFC n’ayant encore divulgué aucun document le jour précédant la date prévue de l’enquête, le demandeur a envoyé une lettre à la Section de l’immigration par télécopieur, demandant un ajournement de l’enquête [traduction] « jusqu’à ce que nous ayons reçu tous les documents que doit divulguer l’ASFC ». Le motif produit à l’appui de cette requête était que la décision de l’ASFC de renvoyer le demandeur à une enquête en admissibilité plus de cinq ans après sa condamnation de 2010 constituait un abus de procédure. Le demandeur indiquait qu’il lui fallait les documents demandés pour pleinement exposer sa cause. Le matin de l’enquête, le ministre a communiqué par télécopieur une objection à l’ajournement en invoquant que la Section de l’immigration n’était pas compétente pour l’accorder.

[15]  À l’audience de la Section de l’immigration, le 7 septembre 2016, le commissaire a demandé à l’avocat du demandeur de réitérer sa demande d’ajournement afin qu’elle apparaisse au dossier. L’avocat a alors indiqué que l’ASFC semblait avoir entamé le processus d’assemblage de l’information demandée et qu’elle était nécessaire pour finaliser le dossier de la preuve. L’avocat estimait que ces renseignements appuieraient l’argument selon lequel l’enquête, tenue six ans après la condamnation de 2010, constituait un abus de procédure.

[16]  La Section de l’immigration a rejeté la demande d’ajournement, a tenu l’enquête, et a rendu une ordonnance de renvoi du demandeur. C’est cette décision de rejeter la demande d’ajournement qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

III.  Dispositions législatives applicables

[17]  Le 19 juin 2013, la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers (LARCE) a reçu la sanction royale. Certaines parties de la loi sont immédiatement entrées en vigueur. L’article 24 de la LARCE a modifié le paragraphe 64(2) de la LIPR, lequel régit les appels des mesures de renvoi interjetés devant la Section d’appel de l’immigration :

24.  Le paragraphe 64(2) de la même loi est remplacé par ce qui suit :

Grande criminalité

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise, d’une part, l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois et, d’autre part, les faits visés aux alinéas 36(1)b) etc).

[soulignement ajoutés]

24.  Subsection 64(2) of the Act is replaced by the following:

Serious criminality

(2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least six months or that is described in paragraph 36(1)(b) or (c).

[emphasis added]

[18]  Les paragraphes 64(1) et 64(2) de la LIPR au moment du plaidoyer de culpabilité du demandeur et immédiatement avant l’adoption de la LARCE étaient rédigés ainsi :

Restriction du droit d’appel

  64 (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

Grande criminalité

  (2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins deux ans.

[soulignement ajoutés]

No appeal for inadmissibility

  64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

Serious criminality

  (2) For the purpose of subsection (1), serious criminality must be with respect to a crime that was punished in Canada by a term of imprisonment of at least two years.

[emphasis added]

[19]  Comme il est possible de le constater, l’entrée en vigueur de la LARCE a eu pour effet de modifier le paragraphe 64(2) de la LIPR de sorte que le paragraphe 64(1) s’appliquait à toute personne frappée d’une interdiction de territoire pour grande criminalité qui avait été condamnée à une peine d’emprisonnement de six mois ou plus. Par conséquent, ces personnes ne disposaient plus d’aucun droit d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration et que puissent être pris en considérations des facteurs d’ordre humanitaire. Au moment du plaidoyer de culpabilité du demandeur, la durée de l’emprisonnement applicable pour déclencher l’application du paragraphe 64(1) était de deux ans et plus.

[20]  La LARCE prévoyait également des dispositions de transition ayant trait à son application. À cet égard, il convient également de souligner la pertinence de la disposition de transition à l’article 33, laquelle traite de l’entrée en vigueur de la modification apportée au paragraphe 64(2) de la LIPR :

Appel

33. Le paragraphe 64(2) de la Loi, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 24, continue de s’appliquer à l’égard de toute personne visée par une affaire déférée à la Section de l’immigration au titre du paragraphe 44(2) de cette loi avant l’entrée en vigueur de l’article 24.

Appeal

33. Subsection 64(2) of the Act, as it read immediately before the day on which section 24 comes into force, continues to apply in respect of a person who is the subject of a report that is referred to the Immigration Division under subsection 44(2) of the Act before the day on which section 24 comes into force.

[21]  C’est le 9 septembre 2015 que le cas du demandeur a été renvoyé en application de l’article 44, soit plus de deux ans après l’adoption de la LARCE. Par conséquent, par sa formulation, la disposition de transition ne s’applique pas à lui et il est assujetti au paragraphe 64(2) tel que modifié par la LARCE sans aucun droit d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration.

IV.  Décision faisant l’objet du contrôle

[22]  La Section de l’immigration a conclu que le demandeur demandait un ajournement afin de rassembler des éléments de preuve pour appuyer la thèse qu’il y avait eu abus de procédure pendant la période écoulée entre la condamnation pour harcèlement et le moment où l’affaire a été renvoyée par l’ASFC au délégué du ministre d’abord, et à la Section de l’immigration par la suite.

[23]  La Section de l’immigration a conclu que la situation rappelait l’affaire Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, 257 ACWS (3d) 916 [Torre], et que par conséquent, il n’y avait pas lieu d’accorder un ajournement afin d’aborder un argument portant sur un possible abus de procédure. Plus précisément, la Section de l’immigration a invoqué la décision Torre voulant que le seul délai dont cette Cour doive tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure soit le délai survenu entre la décision du ministre de préparer un rapport en application de l’article 44 et la décision de la Section de l’immigration suivant l’enquête en admissibilité (au paragraphe 32).

[24]  La Section d’appel de l’immigration a également souligné que le paragraphe 162(2) de la LIPR lui conférait l’obligation de procéder aussi rapidement que possible. Par conséquent, la Section de l’immigration a rejeté la demande d’ajournement.

[25]  L’audience a donc eu lieu et c’est lors de celle-ci que l’avocat du demandeur a avoué que les faits contenus dans le rapport étaient véridiques. Le demandeur a déclaré dans son témoignage que l’appel de sa condamnation du 30 septembre 2010, interjeté devant une instance supérieure, n’avait pas été accueilli. La Section de l’immigration a conclu que l’infraction était passible d’une peine d’emprisonnement maximale de dix ans et que, par conséquent, il s’agissait d’un acte criminel au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Une mesure de renvoi a été prise et le demandeur a été avisé par la Section de l’immigration qu’il disposait de 30 jours pour interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration

V.  Questions en litige et norme de contrôle

[26]  Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle ni sur la formulation des questions en litige.

A.  Questions en litige

[27]  Après avoir examiné les faits et la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, j’estime que les questions à trancher sont les suivantes :

1.  La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur en refusant d’accorder l’ajournement au motif qu’elle n’était pas compétente pour entendre l’affaire?

2.  Le renvoi de l’affaire par l’ASFC au titre de l’article 44 constituait-il un abus de procédure?

B.  La norme de contrôle

[28]  Le demandeur soutient qu’il s’agit d’une question de compétence, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Il soutient également que la question de savoir s’il y a eu abus de procédure est de même susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[29]  Pour sa part, le défendeur prétend que la question en litige consiste à savoir si la LIPR confère à la Section de l’immigration le pouvoir de suspendre une instance à la suite d’allégations d’abus de procédure. Invoquant ce fondement, le défendeur souligne que : 1) la norme de contrôle lorsqu’il s’agit d’établir s’il faut accorder un ajournement ou non est celui du caractère raisonnable; 2) la question porte sur l’interprétation de la loi constitutive de la Section de l’immigration, et par conséquent, la norme de contrôle est celle du caractère raisonnable.

[30]  Dans la décision Torre, rendue par la juge Tremblay-Lamer et dans la décision Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427, 279 ACWS (3d) 809 [Ismaili], rendue par le juge Diner, il a été conclu que la question d’abus de procédure est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte lorsqu’il s’agit de déterminer si la Section de l’immigration était compétente pour accorder un ajournement des procédures au motif qu’il y a eu abus de procédure en raison d’un délai déraisonnable. Dans l’affaire Bruzzese c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1119, 274 ACWS (3d) 141 [Bruzzese], le juge Barnes a conclu que la question en litige, bien que formulée comme une question de compétence, constituait quand même une question d’interprétation des dispositions de la LIPR, la loi constitutive de la Section de l’immigration, et que la norme de contrôle était celle du caractère raisonnable.

[31]  La Cour suprême a clairement conclu dans une série d’arrêts qu’il convient de présumer que la norme de contrôle qui s’applique au contrôle judiciaire de décisions rendues par les tribunaux administratifs est celle de la décision raisonnable. Au moment de l’audience de la présente affaire, la décision applicable la plus récente était l’arrêt Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, [2016] RCS 293 [Edmonton East] par laquelle la Cour a de nouveau confirmé qu’il convient de présumer que la norme de contrôle qui s’applique à l’interprétation qu’un tribunal administratif fait de sa propre loi constitutive est celle de la décision raisonnable, à moins que l’une des quatre catégories originalement établies par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] commande l’application de la norme de la décision correcte. Les catégories sont : 1) une question constitutionnelle touchant au partage des compétences; 2) une question touchant véritablement à la compétence; 3) une question relative à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents; 4) une question qui est à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre (Edmonton East, au paragraphe 24).

[32]  Je ne suis pas convaincu que la question de savoir si la décision de la Section de l’immigration de rejeter la demande d’ajournement s’inscrit dans l’une ou l’autre des catégories commandant l’application de la norme de la décision correcte formulées à l’origine par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir et par la suite par l’arrêt Edmonton East ainsi que dans plusieurs autres décisions très récentes. La seule autre catégorie dans laquelle ces faits pourraient théoriquement s’inscrire est celle de la question touchant véritablement à la compétence.

[33]  Dans l’arrêt Edmonton East, le juge en cabinet avait conclu que la question de savoir si le Comité de révision des évaluations était habilité à accroître la valeur de l’évaluation foncière du contribuable constituait une question touchant véritablement à la compétence. La Cour d’appel n’a pas souscrit à cette décision. Pour sa part, la Cour suprême a reconnu que cette catégorie touchant véritablement à la compétence est restreinte et que ces questions, si tant est qu’elles existent, sont rares. Par conséquent, la Cour suprême a conclu que la question portait simplement sur l’interprétation par le Comité de sa loi constitutive. Ainsi, la norme de la décision raisonnable a été appliquée (Edmonton East, aux paragraphes 25 et 26).

[34]  Le raisonnement est le même en l’espèce. Il ne s’agit pas d’une question touchant véritablement à la compétence lorsque la Section de l’immigration interprète sa propre loi constitutive et doit décider si elle peut accorder ou non un ajournement, indépendamment du motif de la demande d’ajournement. À la lumière des faits et des observations présentées, la présomption que la norme de la décision raisonnable s’applique n’a pas été réfutée.

[35]  Le juge Barnes dans l’affaire Bruzzese a indiqué qu’à son avis, la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable et que même s’il avait tort, la Section de l’immigration avait raison de toute façon. Dans la présente affaire, je souscris à ce point de vue. La décision de la Section de l’immigration était à la fois raisonnable et correcte en droit.

VI.  Analyse

A.  La Section de l’immigration a-t-elle commis une erreur en refusant d’accorder l’ajournement au motif qu’elle n’était pas compétente pour entendre l’affaire?

[36]  Le demandeur soutient que la Section de l’immigration a commis une erreur en refusant d’accorder l’ajournement parce qu’en agissant ainsi, elle avait restreint sa propre compétence. Le demandeur invoque l’article 162 de la LIPR qui confère à la Section de l’immigration un pouvoir général de trancher des questions de droit, dont les questions de compétence. Le demandeur s’appuie également sur l’article 165, lequel investit la Section de l’immigration du pouvoir de prendre les mesures qu’elle juge utiles à la procédure.

[37]  En ce qui a trait à la demande d’ajournement, il est soutenu que l’ASFC a sciemment tardé à préparer un rapport et à renvoyer l’affaire en ce qui a trait à la condamnation de 2010 jusqu’à ce que la LARCE entre en vigueur. Si la preuve en était faite, il s’agirait d’une forme de préjudice découlant potentiellement du retard, mais, fondamentalement parlant, il s’agit d’une allégation d’abus de procédure découlant du retard – une allégation qui par ailleurs, selon la Cour dans l’affaire Torre, ne pouvait être tranchée par la Section de l’immigration. Il n’était ni incorrect ni déraisonnable que la Section de l’immigration refuse d’accorder un ajournement pour ces motifs compte tenu du précédent créé par la décision Torre et d’autres décisions liant notre Cour. D’autant plus que deux ajournements avaient déjà été accordés au demandeur et que l’audience du 7 septembre 2016 lui avait été accordée de façon péremptoire.

[38]  Dans sa décision de ne pas accorder d’ajournement, la Section de l’immigration énonce les motifs invoqués par le demandeur pour solliciter un ajournement. Il visait l’obtention de documents de l’ASFC liés à la décision du ministre de renvoyer le rapport à la Section de l’immigration Le motif de la demande était d’examiner s’il existait des éléments appuyant l’argument d’abus de procédure découlant du délai entre la condamnation de harcèlement criminel en 2010 et la décision de renvoyer le rapport. Ce résumé concorde avec les observations soumises à la Section de l’immigration par l’avocat selon lesquelles la partie demanderesse voulait attendre de recevoir les documents afin de les examiner et de préparer un argumentaire fondé sur l’abus de procédure. Il en découle clairement que l’argument d’abus de procédure est inéluctablement lié aux arguments de [traduction] « remonter dans le temps » et d’avoir été pris dans un [traduction] « guet-apens » avancés par le demandeur et dont il est discuté dans la section suivante. Ces arguments indiquent que la période de temps écoulée entre la condamnation et le renvoi en vue d’une enquête en admissibilité constitue le fondement de l’abus de procédure. C’est précisément le type d’abus de procédure qui a été examiné dans l’affaire Torre.

[39]  Dans l’arrêt de principe Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 [Blencoe] la Cour suprême a établi qu’en droit administratif, un délai imputable à l’État ne justifie pas en soi de suspendre une instance comme un abus de procédure. Il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important; le préjudice doit découler d’un délai inacceptable qui heurterait le sens de la justice et de la décence de la société, et la capacité du demandeur d’obtenir une audience équitable doit avoir été compromise. La question de savoir si un délai est excessif ne dépend pas uniquement de la longueur de ce délai. Il faut également tenir compte des facteurs contextuels. Le demandeur n’a produit aucun élément de preuve à des fins de contrôle devant la Section de l’immigration ni devant moi pour appuyer quelque facteur établi par l’arrêt Blencoe que ce soit autre que sa déclaration voulant que la perte de son droit d’appel découlant de l’adoption de la LARCE soit un guet-apens parce qu’il a plaidé coupable alors que les conséquences étaient beaucoup moins graves.

[40]  Le rejet de la demande d’ajournement par la Section de l’immigration était fondé sur la décision Torre, laquelle traitait d’un délai de 17 ans entre la date de la condamnation et le renvoi de l’affaire en application de l’article 44 et où il a été conclu que la Section de l’immigration n’était pas compétente pour accorder une suspension permanente de l’instance. La décision Torre suivait et appliquait d’autres décisions de principe de notre Cour traitant d’abus de procédure liés à un délai. La juge Tremblay-Lamer, dans l’analyse menant à sa décision Torre a également examiné l’arrêt Blencoe de la Cour suprême du Canada. Elle a conclu que, pour être qualifié d’abus de procédure, le délai encouru doit avoir pris place dans le cadre d’une procédure administrative ou judiciaire déjà entamée.

[L]e seul délai dont cette Cour devrait tenir compte afin de déterminer s’il y a eu abus de procédure est le délai survenu entre la décision prise par le ministre de préparer un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR et la décision de la Section de l’immigration suivant son enquête. Toute autre période de temps ne devrait pas servir à calculer un délai excessif menant à un abus de procédure.

Torre, au paragraphe 32.

[41]  Dans l’affaire Ismaili, le juge Diner a examiné une affaire renvoyée à la Section de l’immigration en application de l’article 44 qui avait également trait à un délai de 17 ans et à un argument de la partie demanderesse portant sur un abus de procédure. Il a fait remarquer qu’après la décision Torre deux autres décisions ont été rendues par notre cour dans lesquelles il a été conclu que le pouvoir discrétionnaire de la Section de l’immigration se limite à établir si la personne est frappée d’une interdiction de territoire, et si oui, l’article 45 de la LIPR prévoit que la Section de l’immigration doit prendre la mesure de renvoi. Le juge Diner a conclu qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la décision Torre et des décisions rendues par la suite.

[42]  La Section de l’immigration est liée par les décisions rendues par notre Cour. L’avocat du demandeur n’a cité aucune décision d’une cour d’appel qui contredirait la décision rendue dans l’affaire Torre, laquelle a été suivie et appliquée à maintes reprises par notre Cour. Étant donné que la Section de l’immigration pouvait s’appuyer sur la décision sans équivoque de notre Cour dans l’affaire Torre, laquelle comportait des motifs appuyant amplement le refus d’accorder un ajournement, elle n’a pas commis d’erreur en décidant de ne pas accueillir la demande.

[43]  La période de temps écoulée entre la décision de renvoyer le rapport et l’audience en admissibilité du demandeur n’était pas en soi indûment prolongée. Puisqu’il n’y a pas eu de délai, la Section de l’immigration pouvait, à juste titre s’appuyer, ce qu’elle a par ailleurs fait, sur la décision Torre pour rejeter la demande d’ajournement.

[44]  À mon avis, aucune erreur n’a été commise dans la conclusion de la Section de l’immigration, après un examen de l’affaire Torre, selon laquelle des principes semblables s’appliquaient à l’espèce et qu’il n’y avait pas lieu d’accorder un ajournement fondé sur une possibilité d’abus de procédure potentiel.

[45]  Il reste maintenant à trancher la question de savoir si le fait de renvoyer l’affaire constitue en soi un abus de procédure.

B.  Le renvoi par l’ASFC au titre de l’article 44 constituait-il un abus de procédure?

[46]  Essentiellement, le demandeur indique qu’il ne se plaint pas du long délai qu’il a fallu pour procéder au renvoi, mais conteste plutôt le fait que l’ASFC soit [traduction] « remontée à l’époque d’une ancienne condamnation » alors qu’une nouvelle loi était en vigueur. Par cet argument, il soutient que la loi a été de façon inappropriée appliquée rétrospectivement.

[47]  Le demandeur ne fournit que très peu de détails pour expliquer dans quelle mesure le fait de « remonter dans le temps » constitue un abus de procédure si ce n’est le fait qu’il n’aurait pas plaidé coupable. Je ferai observer que l’absence de plaidoyer de culpabilité ne signifie pas pour autant que le demandeur n’aurait pas été déclaré coupable sur la foi des éléments de preuve.

1)  Le renvoi constituait-il un manquement au principe d’équité procédurale?

[48]  Il existe deux arguments bien évidents d’examiner l’allégation voulant qu’on ait « remontée dans le temps ». Premièrement, celui selon lequel, dans le but précis de le priver de l’exercice de ses droits d’appel, l’ASFC a délibérément tardé à traiter l’interdiction du territoire du demandeur jusqu’à ce que la modification soit apportée à la loi. L’autre veut que le délai habituel et les processus d’établissement des priorités au sein de l’ASFC aient fait en sorte que l’agence n’a pas renvoyé le rapport avant 2015, même s’il lui avait été possible de le faire plus tôt.

[49]  À mon avis, une réponse à ces deux arguments est fournie dans l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, 48 Imm LR (4th) 175 [Sharma]. Dans cette affaire, l’un des arguments défendus par le demandeur consistait à soutenir que l’ASFC aurait pu produire le rapport lié au paragraphe 44(1) avant l’adoption des modifications législatives, lesquelles ont été apportées huit jours après l’audience de détermination de sa peine en 2013. Devant la Cour d’appel fédérale, l’appelant a soutenu qu’en tardant à soumettre le rapport, l’ASFC l’avait privé de la possibilité d’éviter l’expulsion. Le juge de Montigny, rédigeant le jugement au nom de la Cour, a fait trois observations portant sur le degré d’équité procédurale à laquelle a droit une personne visée par une instance liée à l’article 44. Elles sont importantes en l’espèce. Les points soulevés portent sur les questions de préjudices possibles touchant le demandeur et l’équité procédurale à laquelle il est en droit de s’attendre :

(1) Le législateur s’est penché sur la question de l’application temporelle de sa modification de la LARCE la fixant à six mois et il n’appartient pas aux tribunaux de modifier l’intention explicite du législateur;

(2) Avant que soit prise une mesure de renvoi du Canada, il existe d’autres procédures pour empêcher l’expulsion de sorte que l’enquête n’est pas l’élément déterminant de la décision d’expulser quelqu’un;

(3) Le législateur a laissé au ministère le soin d’établir la procédure à suivre. Il convient de respecter les choix de procédure que fait le ministère.

Sharma, aux paragraphes 38, 37 et 28.

[50]  Les principes énoncés dans l’arrêt Sharma s’appliquent également en l’espèce. Il n’appartient pas à notre Cour ni à la Section de l’immigration de prolonger ou de modifier les dispositions de transition contenues à l’article 33 de la LARCE, lesquelles ont été précisément établies par le législateur. Le législateur aurait pu préciser que l’ancienne disposition du paragraphe 64(2) s’appliquait si une peine était prononcée avant l’adoption de la LARCE, mais il a choisi de ne pas le faire. Le législateur a choisi la date de la signature du renvoi d’une affaire par le ministre ou son délégué. La Cour n’a pas à intervenir dans ce choix de principe de la part du législateur lors de son contrôle judiciaire de la procédure suivie par l’ASFC.

2)  La présomption de non-rétroactivité de la loi s’applique-t-elle?

[51]  Comme il a été indiqué au départ, le demandeur soutient que le ministre a appliqué la loi de manière rétroactive, puisqu’en mai 2015, l’ASFC a [traduction] « remonté dans le temps et a fait référence à une ancienne déclaration de culpabilité en vertu de la nouvelle loi ». Cependant, en ce qui a trait aux dispositions de transition de la LARCE, l’argument du demandeur vaut la peine d’être examiné. Cependant, l’article 33 de la LARCE précise que seules les mesures de renvoi déjà en vigueur au moment où la LARCE a été adoptée peuvent faire l’objet d’un appel devant la Section d’appel de l’immigration; ce qui n’est pas le cas pour tous les autres renvois.

[52]  La Cour suprême a déjà discuté de la présomption juridique de non-rétroactivité dans le contexte de la LIPR. La Cour a conclu que la présomption juridique du caractère non rétrospectif de l’application des lois est une question d’équité qui fait intervenir la primauté du droit. La présomption existe pour garantir que les lois ne s’appliquent rétrospectivement que lorsque le législateur a clairement indiqué, habituellement au moyen d’un libellé précis ou en raison d’une nécessité implicite, qu’il s’est penché sur la question de la rétroactivité. En l’absence d’une indication selon laquelle le législateur a envisagé qu’une loi soit rétrospective et ainsi possiblement inéquitable, la présomption de non-rétroactivité de la loi s’applique : Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, aux paragraphes 43 à 45 et 48 à 50, [2017] SCJ no 50 (QL). Bien que l’arrêt Tran ait été rendu après que la présente demande eût été entendue, la capacité du législateur de réfuter la présomption de non-rétroactivité de la loi a été reconnue bien avant qu’on en fasse un nouvel énoncé concis dans l’arrêt Tran. Par conséquent, le fait que l’arrêt Tran a été rendu après que la présente affaire eut été entendue n’a aucune incidence.

[53]  Le législateur a clairement indiqué à l’article 33 de la LARCE que seules les affaires déférées au titre du paragraphe 44(2) avant l’entrée en vigueur de la LARCE peuvent tirer profit des anciennes dispositions du paragraphe 64(2) de la LIPR. Il s’agit d’un énoncé sans équivoque de l’intention du législateur, formulée explicitement comme l’a mentionné la Cour suprême dans l’arrêt Tran, voulant que le renvoi ne s’applique pas rétrospectivement s’il n’a pas été fait avant le 19 juin 2013.

[54]  Le renvoi du demandeur a eu lieu en 2015 et la LARCE a été adoptée en 2013. L’article 33 de la LARCE prévoit que les dispositions plus récentes du paragraphe 64(2) s’appliquent. Considérant le libellé explicite de l’article 33, la présomption contre une application rétrospective a été réfutée, le renvoi en application du paragraphe 44(2) était conforme à la loi et il n’y avait aucun droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel de l’immigration.

[55]  Pour ces motifs, la demande est rejetée.

VII.  Question proposée aux fins de certification

[56]  Le demandeur a proposé la question à certifier suivante :

La Section de l’immigration a-t-elle compétence de suspendre une instance dont elle est saisie lorsqu’elle estime que l’instance en question constitue un abus de procédure?

[57]  Je refuse de certifier la question proposée puisque, considérant les faits de l’espèce, cela n’aurait aucune incidence sur le résultat de la présente affaire, et de plus, il ne s’agit pas d’une question de portée générale.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3980-16

LA COUR rejette la présente demande. Aucune question de portée générale n’est certifiée considérant les faits de l’espèce.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3980-16

 

 

INTITULÉ :

MARIANO NAPOLEON MARTINEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

Sofia Ijaz

 

Pour le demandeur

 

Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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