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Date : 20171012


Dossier : IMM-1607-17

Référence : 2017 CF 904

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

À Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

YUSUF MAMIS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, Yusuf Mamis (le demandeur), sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés refusant sa demande d’asile en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen turc âgé de 23 ans. Il appartient à une minorité religieuse, les alévis, ainsi qu’à une minorité ethnique, les Kurdes. Il est aussi membre du Parti démocratique des peuples (le HDP), un parti politique minoritaire en Turquie.

[3]  Le demandeur a quitté la Turquie le 25 août 2016, et est arrivé au Mexique par la Russie et Cuba, apparemment avec l’aide d’un passeur. Il arrivera plus tard aux États-Unis, où il a été détenu par la police de surveillance des frontières des États-Unis le 8 septembre 2016. Il a présenté une demande d’asile aux États-Unis pendant sa détention. Il a été libéré de détention le 28 octobre 2016 et est entré au Canada aux alentours du 18 novembre 2016, avant que sa demande d’asile aux États-Unis ne soit tranchée.

[4]  Le demandeur a un oncle qui réside au Canada et a été autorisé à entrer au Canada et à demander l’asile en application d’une exception à l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs (l’ETPS).

[5]  Dans sa demande d’asile au Canada, le demandeur a affirmé qu’il craignait de revenir en Turquie en raison de sa religion, de ses origines ethniques, et de ses opinions politiques « antigouvernementales », réelles ou imputées. Le demandeur a fait valoir qu’il était un activiste politique connu et avait été victime d’attaques menées par les djihadistes islamiques et les partisans du Parti d’action nationaliste, et qu’il avait été arrêté, détenu, et battu par les autorités à maintes reprises pour avoir participé à diverses manifestations politiques et religieuses.

[6]  La Section de la protection des réfugiés a constaté d’importantes omissions, invraisemblances et incohérences dans la preuve produite par le demandeur pour établir certains aspects déterminants de sa revendication, à savoir qu’il était un activiste politique kurde connu qui avait déjà été arrêté et torturé. Ces doutes probatoires sont ainsi décrits par la Section de la protection des réfugiés :

  • Dans son exposé circonstancié, le demandeur décrit avoir été arrêté et détenu quatre fois depuis 2013, et avoir été exposé à la torture. Cependant, dans son formulaire de l’annexe A, lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà été incarcéré, il a répondu « non ». De même, lorsque le demandeur a été interrogé par un agent au point d’entrée, avec l’aide d’un interprète turc, il a répondu « non » lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà été arrêté ou soumis à une procédure pénale.
  • L’agent au point d’entrée a demandé au demandeur s’il avait présenté une demande d’asile aux États-Unis. Le demandeur a répondu « non ».
  • Lorsque l’agent du point d’entrée lui a demandé pourquoi il sollicitait la protection du Canada, le demandeur a répondu [traduction] « Mon oncle vit ici et les conditions de vie sont bonnes ici ». Lorsqu’il lui a demandé [traduction] « Que craignez-vous? », le demandeur a répondu [traduction] « Je suis Kurde et j’ai peur de vivre là-bas ». Il n’a mentionné ni ses arrestations ou ses détentions, ni le fait qu’il ait été gravement maltraité en Turquie.
  • Dans son exposé circonstancié, le demandeur mentionne être membre du HDP depuis 2014. Son formulaire de l’Annexe A indique qu’il était membre depuis 2007.

[7]  La Section de la protection des réfugiés a conclu que ces questions minaient la crédibilité du demandeur. Tout en reconnaissant que la version actuelle des faits fournie par le demandeur était en adéquation avec le récit qu’il avait livré aux agents des États-Unis, la Section de la protection des réfugiés a conclu que cela signifiait que le demandeur [traduction] « avait simplement tenté de modifier sa preuve pendant ou juste avant l’audience pour la faire correspondre au récit qu’il avait livré dans les notes du système INS aux États-Unis. ». La Section de la protection des réfugiés a également supposé que le récit du demandeur [traduction] « lui avait probablement été instruit par le passeur ».

[8]  La Section de la protection des réfugiés a aussi conclu que la crédibilité du demandeur était minée par le fait qu’il n’avait pas présenté de demande d’asile au Mexique, ni « fait valoir pleinement » sa demande aux États-Unis, ce qui indiquait l’absence de crainte subjective. La Section de la protection des réfugiés a admis l’explication donnée par le demandeur pour ne pas avoir fait valoir pleinement une demande dans l’un ou l’autre pays — son oncle vivait au Canada, et pouvait le soutenir, mais a conclu que [traduction] « ce n’est tout simplement pas logique qu’il ne poursuive pas la demande d’asile qu’il a présentée aux États-Unis s’il craignait vraiment d’être persécuté ». De surcroît, la Section de la protection des réfugiés a fait remarquer que le demandeur vivait à Toronto, alors que son oncle était à Edmonton, ce qui porte atteinte à son explication voulant qu’il soit venu au Canada parce qu’il avait besoin d’avoir l’aide de son oncle.

[9]  En outre, la Section de la protection des réfugiés a remis en question la capacité du demandeur à quitter la Turquie avec un passeport authentique sans problème. Vu les contrôles de sortie stricts pour les passagers internationaux dans les aéroports de la Turquie, le tribunal doute que le demandeur ait pu quitter aussi facilement le pays s’il avait réellement été reconnu comme activiste. Lorsque le problème lui a été présenté à l’audience, le demandeur a expliqué que son père avait versé un pot-de-vin à des agents aéroportuaires pour lui permettre de sortir de la Turquie. La Section de la protection des réfugiés a conclu que ce fait, qui n’avait jamais été mentionné auparavant, était une omission importante. Il a aussi estimé invraisemblable qu’un pot-de-vin puisse avoir suffi, compte tenu du profil supposé du demandeur.

[10]  Le tribunal a admis les documents précis produits par le demandeur à l’appui de sa demande, mais les a considérés comme étant peu convaincants. Une lettre (sans en-tête) du HDP indiquant que le demandeur était un membre, énonçait simplement qu’il était membre du HPD, sans mention de son niveau de participation au sein du parti, ni de mauvais traitements qu’il aurait subis pour avoir été membre. La Section de la protection des réfugiés a fait état d’une courte lettre d’un psychiatre de Turquie (non datée et sans en-tête), énonçant que le demandeur avait suivi une thérapie [traduction] « en raison de la torture qu’il avait subie », mais ne lui a accordé aucune importance [traduction] « [v]u les multiples incohérences irrésolues au dossier ». La Section de la protection des réfugiés a aussi souligné [traduction] « qu’aucun renseignement n’a été fourni par un médecin canadien ou par le Centre Canadien pour Victimes de Torture, par exemple ». Le tribunal a aussi pris acte des lettres de la famille et des amis du demandeur, sans toutefois leur attribuer beaucoup d’importance, car leurs auteurs « n’étaient pas disponibles […] pour être questionnés par le tribunal ». Dans l’ensemble, la Section de la protection des réfugiés a conclu « qu’il manque des documents corroborants qu’il se serait attendu à voir dans une demande d’asile comme celle en l’espèce ».

[11]  Même si le tribunal a reconnu que le demandeur était un Kurde alévi qui aurait pu avoir participé à certaines manifestations politiques et religieuses, il n’a pas reconnu que le défendeur avait été un activiste politique kurde connu des autorités qui avait été assujetti à la détention et à la torture, ou qu’il subirait des préjudices graves aux mains des autorités turques s’il devait revenir en Turquie.

[12]  Le tribunal en est venu à se demander si, en considérant exclusivement qu’il était un Kurde alévi partisan du HDP, le demandeur serait admissible à la protection en application des articles 96 ou 97 (c.-à-d. la [traduction] « demande résiduelle »).

[13]  Le tribunal a admis la preuve tirée du cartable national d’information selon lequel les activistes politiques kurdes et les défenseurs des droits de la personne, ainsi que des membres de haut rang du HDP, sont assujettis à de mauvais traitements graves aux mains des autorités. Cependant, des éléments de preuve tirés du rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni intitulé « Country Information and Guidance Turkey » (information sur le pays et orientation – Turquie) ont aussi été pris en considération. Ils suggéraient que les membres ordinaires du HDP ne font généralement pas l’objet d’une attention défavorable de la part des autorités, sauf s’ils participent à des manifestations ou à des rassemblements. Le tribunal a conclu que le demandeur n’avait pas le profil d’une personne qui est susceptible d’attirer l’attention des autorités turques et de subir pour cette raison de mauvais traitements à l’avenir.

[14]  Enfin, la Section de la protection des réfugiés a examiné et accueilli des éléments de preuve détaillant de la discrimination et des mauvais traitements contre les alévis au sein de la société. Cependant, elle a aussi examiné et accueilli des éléments de preuve du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni, lequel, tout en présentant des éléments de preuve de traitement inéquitable et d’« incidents isolés de discrimination sociétale et de violence », conclut qu’« [i]l est peu probable que les autorités infligent à un demandeur d’asile de confession alévi de mauvais traitements qui constituent de la persécution pour le seul motif de sa croyance religieuse ». La Section de la protection des réfugiés relève aussi l’absence d’éléments de preuve crédibles ou dignes de confiance selon lesquels le demandeur avait de la difficulté dans la pratique de sa religion en Turquie, ou aurait de difficulté à le faire s’il y retournait. La Section de la protection des réfugiés a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la protection en application des articles 96 ou 97 à cause de son identité religieuse.

III.  Questions en litige

[15]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité était-elle déraisonnable?
  2. La prise en compte par la Section de la protection des réfugiés du manquement du demandeur à déclarer sa demande d’asile aux États-Unis ou de présenter une demande d’asile au Mexique constituait-elle une erreur en droit ou était-elle déraisonnable?
  3. La Section de la protection des réfugiés a-t-elle déraisonnablement examiné la preuve liée au départ du demandeur de la Turquie?
  4. La Section de la protection des réfugiés a-t-elle mal appliqué le critère d’admissibilité à la protection en application de l’article 96?
  5. La Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur en se fondant sur les documents du Royaume-Uni?
  6. La Section de la protection des réfugiés a-t-elle omis de prendre en considération que le demandeur resterait actif en politique lorsqu’elle a maintenu qu’il n’était pas une personne à protéger?

IV.  Norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, vu que les questions sont liées à des questions de fait et à des questions mixtes de fait et de droit.

V.  Analyse

A.  La décision de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité était-elle déraisonnable?

[17]  Le demandeur indique que deux documents produits devant la Section de la protection des réfugiés n’ont pas été relevés dans ses motifs de décision. Il soutient que ces documents appuient la revendication du demandeur selon laquelle il a été détenu et maltraité par les autorités turques, et que la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en ne s’y référant pas.

[18]  Le premier de ces documents est censément une lettre de Hakan Dicle, un avocat en Turquie, en date du 12 janvier 2017, qui a représenté le demandeur à chaque fois qu’il a été détenu par la police. Elle a été envoyée pour appuyer la demande d’asile du demandeur au Canada, et définit les dates de chaque détention, ainsi que ses difficultés à faire libérer son client. Elle énonce que son client avait été [traduction] « maltraité » pendant toutes les détentions, mais qu’au cours de la dernière détention, il avait été [traduction] « soumis à une grave torture ». Le document ne porte ni signature ni en-tête. L’image est partiellement illisible — ce qui semble être le résultat de sa transmission par télécopieur.

[19]  Le second document est un rapport de Nanette Mills, psychothérapeute certifiée à Toronto, préparé à l’appui de la demande. Mme Mills s’est entretenue avec le demandeur et a évalué ce dernier. Elle affirme que le demandeur était coopératif, et que [traduction] « la crainte, la discrimination, les menaces et la violence qu’il avait vécues ont eu des répercussions psychologiques délétères ». Elle indique aussi que le demandeur présente des symptômes qui correspondent au trouble de stress post-traumatique. Le demandeur soutient qu’il était particulièrement incorrect de la part de la Section de la protection des réfugiés de ne pas tenir compte de ce rapport, au vu du doute exprimé sur le fait [traduction] « qu’aucun renseignement n’a été fourni par un médecin canadien ou par le Centre Canadien pour Victimes de Torture ».

[20]  Les motifs des agences administratives ne doivent pas être interprétés de manière hypercritique, et les décideurs n’ont pas l’obligation de faire référence à tous les éléments de preuve qui sont contraires à leurs conclusions. Toutefois, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée ”sans tenir compte des éléments dont il disposait” » (Cepeda-Gutierrez c Canada 1998, CanLII 8667, aux paragraphes 15 et 16 (CF) [Cepeda-Gutierrez]).

[21]  Je conclus que la Section de la protection des réfugiés n’a pas commis d’erreur en ne faisant pas précisément référence à ces documents. La conclusion de la Section de la protection des réfugiés n’était pas exclusivement, ni même largement, fondée sur l’absence de documents corroborants. Les préoccupations centrales de la Section de la protection des réfugiés étaient plutôt liées au « grand nombre d’incohérences, d’omissions et d’invraisemblances importantes » dans les éléments de preuve du demandeur, lesquelles ont été présentées en détail dans les motifs de la Section de la protection des réfugiés. Elles comprenaient ce qui suit :

  • Incohérences dans la propre version du demandeur sur les événements, pour répondre à la question à savoir s’il avait ou non été arrêté ou détenu, et combien de temps il avait été membre du HDP;
  • Défaut de demander l’asile aux États-Unis, versement d’un pot-de-vin à un agent de l’aéroport en Turquie, et son arrestation ou sa détention en Turquie; et
  • Invraisemblance quant au fait qu’il ait pu sortir de la Turquie sans problème après avoir versé un pot-de-vin à un agent, malgré qu’il ait été un activiste politique connu qui avait été torturé par les autorités.

[22]  Alors que les documents sur lesquels se fonde le demandeur peuvent, dans une certaine mesure, appuyer l’ensemble de son récit, ils ne remédient pas aux défauts susmentionnés des propres éléments de preuve du demandeur, qui semblent avoir été au centre de la décision de la Section de la protection des réfugiés. Les éléments de preuve ne sont pas d’une importance suffisante pour que la Section de la protection des réfugiés ait commis une erreur en n’y faisant pas explicitement référence. Contrairement à l’argument du demandeur, l’importance de ces deux documents n’atteint pas le niveau de ce qui a étudié dans Cepeda-Gutierrez.

[23]  Enfin, l’argument du demandeur selon lequel la Section de la protection des réfugiés aurait erronément conclu [traduction] « qu’aucun renseignement n’a été fourni par un médecin canadien ou par le Centre Canadien pour Victimes de Torture » au vu du rapport de Mme Mills est sans fondement. L’auteure du rapport présenté par le demandeur n’est pas médecin, mais psychothérapeute. L’emploi spécifique par la Section de la protection des réfugiés du terme [traduction] « médecin » dans ce contexte indique qu’elle avait pris connaissance du rapport de Mme Mills.

[24]  Enfin, il existe sans aucun doute un fondement raisonnable dans la preuve pour plaider en faveur des conclusions défavorables du tribunal sur la crédibilité, en dépit du fait que les deux documents auxquels fait référence le demandeur n’ont été ni mentionnés ni examinés.

[25]  Comme l’énonce le juge en chef Crampton dans Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, aux paragraphes 33 et 34 :

[33]  Cette récente jurisprudence de la Cour suprême me paraît avoir sensiblement réduit la possibilité d’annuler des décisions de la Commission au motif qu’elle n’aurait pas pris en considération, ou pas suffisamment, le contenu d’un rapport psychologique. Elle a aussi notablement réduit l’éventail des cas où la Commission pourrait être considérée comme obligée d’examiner et d’analyser explicitement dans ses motifs le contenu d’un rapport psychologique aux fins de se prononcer sur la crédibilité.

[34]  Si la cour de révision peut trouver dans la preuve un quelconque fondement raisonnable aux conclusions défavorables de la Commission sur la crédibilité, ou si l’on peut considérer que celles-ci ont un fondement rationnel, par exemple la présence dans la preuve d’incohérences, contradictions ou omissions [ICO] importantes et confirmées, elle doit normalement laisser subsister ces conclusions (Dunsmuir, précité, paragraphe 41). Il en va ainsi même si la Commission ne fait pas explicitement référence à la preuve en question dans sa décision, ou ne l’y analyse que partiellement.

[Souligné dans l’original.]

B.  La prise en compte par la Section de la protection des réfugiés du manquement du demandeur à déclarer sa demande d’asile aux États-Unis ou de présenter une demande d’asile au Mexique constituait-elle une erreur en droit ou était-elle déraisonnable?

[26]  Le demandeur semble ici faire valoir plusieurs arguments. D’abord, la prise en compte par la Section de la protection des réfugiés de ce facteur aurait nécessairement été différente si elle n’avait pas fait fi du rapport de la psychothérapeute qui indiquait que le demandeur souffrait de trouble de stress post-traumatique. Ensuite, la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur lorsqu’elle a indiqué que [traduction] « le demandeur d’asile est entré au Canada clandestinement », ce qui a ensuite miné son analyse. En troisième lieu, la Section de la protection des réfugiés a déraisonnablement [traduction] « présumé » des circonstances qui poussent [traduction] « généralement » les réfugiés à demander l’asile, et incorrectement évalué la nature subjective de la crainte du demandeur en termes objectifs. Enfin, la Section de la protection des réfugiés a mené une analyse mécanique de ce facteur, et aurait dû prendre en considération que les États-Unis auraient pu ne pas protéger le demandeur, auquel cas le fait qu’il n’a pas achevé sa demande aux États-Unis appuie en fait sa crainte subjective.

[27]  Le défendeur reconnaît que, d’une part, la Section de la protection des réfugiés avait incorrectement affirmé que le demandeur était entré au Canada « clandestinement », mais soutient que cela n’est pas lié à l’analyse de la crainte subjective du demandeur. Le défendeur renvoie aussi à la jurisprudence, dans laquelle les retards dans la présentation de demandes d’asile peut indiquer une absence de crainte subjective, et soutient qu’il était loisible à la Section de la protection des réfugiés de prendre ce facteur en considération en l’espèce.

[28]  Quant au rapport de la psychothérapeute, le document n’a pas été « omis ». D’ailleurs, le rapport n’indique pas que le demandeur [traduction] « souffrait du trouble de stress post-traumatique », mais plutôt qu’il présentait des symptômes correspondant à ceux du trouble de stress post-traumatique. Enfin, lorsqu’on lui a demandé pourquoi il était venu au Canada, le demandeur n’a pas invoqué son état psychologique en guise d’explication. Il a plutôt déclaré avoir toujours voulu venir au Canada, où vivait son oncle.

[29]  Les autres arguments du demandeur reviennent à considérer les motifs de la Section de la protection des réfugiés d’un point de vue microscopique et/ou à demander à la Cour de soupeser de nouveau la preuve de manière différente. La Section de la protection des réfugiés a déclaré, à tort, que le demandeur était entré au Canada clandestinement. Cependant, ailleurs dans la décision, la Section de la protection des réfugiés a admis que le demandeur « a été autorisé à venir au Canada parce qu’il a un oncle maternel dans ce pays » (au paragraphe 2). Contrairement aux observations du demandeur, lorsque la décision de la Section de la protection des réfugiés est interprétée dans son contexte, il est clair que la référence à [traduction] l’« illégalité » ne constitue pas un motif de l’évaluation par la Section de la protection des réfugiés de ce facteur. La Section de la protection des réfugiés a plutôt examiné le manquement du demandeur à présenter sa demande d’asile ailleurs, ainsi que l’explication du demandeur sur le choix de vivre à Toronto plutôt qu’à Edmonton qui, selon sa conclusion, était peu convaincante.

[30]  De la même manière, le manquement du demandeur à présenter une demande d’asile plus tôt est un facteur pertinent dans l’évaluation de la crainte subjective d’un demandeur, même lorsqu’un demandeur arrive au Canada par exception à l’ETPS. Ce facteur n’a pas été traité de façon mécanique comme le suggère le demandeur. La Section de la protection des réfugiés a pris en considération l’explication donnée par le demandeur sur les raisons pour lesquelles, malgré sa supposée crainte de persécution, il avait attendu d’arriver au Canada pour demander pleinement l’asile. Elle a jugé son explication non convaincante, en remarquant que le demandeur vivait seul à Toronto plutôt qu’à Edmonton avec son oncle, dont le soutien était apparemment nécessaire. Enfin, alors que le demandeur a expliqué pourquoi il vivait à Toronto, où les réfugiés kurdes peuvent bénéficier de plus de services et où la demande aurait plus de chance d’aboutir, il n’était pas déraisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de relever que la grande séparation du demandeur d’avec son oncle était contradictoire avec son affirmation selon laquelle le soutien de son oncle était indispensable pour lui.

C.  La Section de la protection des réfugiés a-t-elle déraisonnablement examiné la preuve liée au départ du demandeur de la Turquie?

[31]  La Section de la protection des réfugiés a conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur ait pu quitter la Turquie depuis un aéroport, alors que les citoyens turcs sont assujettis à des exigences de sortie, tout simplement en versant un pot-de-vin à un agent de l’aéroport. Le demandeur prétend que cela était déraisonnable, car la Section de la protection des réfugiés a sélectivement occulté des éléments de preuve selon lesquels les autorités aéroportuaires turques ne vérifient que les manquements au service militaire, les mandats d’arrêt et les impôts en souffrance, dont aucun ne s’appliquait au demandeur.

[32]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de remarquer l’apparente facilité avec laquelle le demandeur avait quitté la Turquie, malgré le fait qu’il était connu des autorités turques, ainsi que la [traduction] « preuve évolutive » qu’un pot-de-vin était requis pour quitter le pays.

[33]  Il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de considérer ce facteur. La preuve qui était devant le tribunal n’était pas que les vérifications de sortie visaient uniquement les mandats d’arrêt, les manquements au service militaire, ou les impôts en souffrance, mais que les agents turcs vérifient [traduction] « le statut du voyageur en matière de service militaire ainsi que d’autres renseignements tels que les condamnations, les mandats d’arrêt et les impôts en souffrance ». Il était raisonnable pour la Section de la protection des réfugiés d’estimer que les antécédents apparemment vastes du demandeur avec la police turque pourraient aussi émerger dans le cadre d’une telle recherche, et inciter un agent à l’interroger. En outre, si le demandeur soutient maintenant que les exigences de sortie n’avaient pas posé de problème, on ne sait pas trop pourquoi il aurait eu besoin de verser un pot-de-vin à un agent de l’aéroport. Il ne peut être soutenu qu’il était déraisonnable pour la Section de la protection des réfugiés de prendre en considération ce facteur, ainsi que la preuve tardive du demandeur concernant le pot-de-vin.

D.  La Section de la protection des réfugiés a-t-elle mal appliqué le critère d’admissibilité à la protection en application de l’article 96?

[34]  Le demandeur affirme qu’il est difficile de savoir si la Section de la protection des réfugiés avait compris le bon critère en application de l’article 96 (qui est celui de savoir s’il existait une possibilité réelle de persécution), car à un certain point, elle affirme que le demandeur n’était pas « susceptible d’attirer l’attention des autorités turques » (au paragraphe 28), ce qui évoque un critère de la prépondérance des probabilités. Le demandeur soutient que la Cour ne peut être certaine que le bon critère a été appliqué, et que la décision devrait donc être annulée. Le demandeur se fonde aussi sur la jurisprudence pour affirmer que le seul fait de citer le bon critère dans une partie des motifs ne signifie pas nécessairement que le décideur a appliqué le bon critère juridique dans l’ensemble de sa décision (Talipoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 172, au paragraphe 31).

[35]  Lorsque la décision est interprétée dans son ensemble, il est clair que la Section de la protection des réfugiés a compris et appliqué le bon critère. Tout au long des motifs, il y est maintes fois fait référence :

Le tribunal a également examiné la question de savoir si le demandeur d’asile s’était acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution […] (au paragraphe 24).

Par conséquent, le tribunal estime que le demandeur d’asile est un alévi qui appuyait le Parti pour la paix et la démocratie (BDP) (maintenant le HDP), mais qu’il n’en était pas membre, et qu’il pourrait participer à des manifestations légales pacifiques et pratiquer sa religion n’a pas établi qu’il est exposé à une possibilité sérieuse de préjudice équivalant à la persécution, s’il devait retourner en Turquie (au paragraphe 34).

[…] le tribunal estime qu’il ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel le demandeur d’asile a un profil qui attirerait l’attention des autorités turques et qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice étant donné que le profil du demandeur d’asile ne correspond pas à celui d’un Kurde alévi qui est susceptible de faire l’objet d’un tel traitement de façon systématique (au paragraphe 35).

[36]  L’extrait précité démontre une distinction opérée entre les conclusions probatoires (« le tribunal estime qu’il ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel […] ») et le critère légal ultime appliqué (« et qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse de persécution »).

E.  La Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur en se fondant sur les documents du Royaume-Uni?

[37]  Le demandeur soutient que la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en se fondant sur des documents issus du Royaume-Uni, puisque la loi britannique sur l’immigration applique un critère différent, plus exigeant, pour accorder l’asile (un [traduction] « degré raisonnable de probabilité »).

[38]  La Section de la protection des réfugiés s’est fondée sur des renseignements sur la Turquie provenant du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni comme preuve dans son évaluation de la situation des Kurdes alévis en Turquie. Ce faisant, elle n’a pas commis d’erreur. La Section de la protection des réfugiés est autorisée à prendre en considération toute preuve qu’elle estime crédible et digne de confiance. Aucun aspect de l’analyse de la Section de la protection des réfugiés sur ce point n’indique que la Section de la protection des réfugiés a appliqué un critère incorrect, issu du Royaume-Uni, pour évaluer si le demandeur était admissible à la protection.

F.  La Section de la protection des réfugiés a-t-elle omis de prendre en considération que le demandeur resterait actif en politique lorsqu’elle a maintenu qu’il n’était pas une personne à protéger?

[39]  Le demandeur soutient que la Section de la protection des réfugiés a omis de tenir compte du fait qu’il continuerait de participer à des manifestations pacifiques, ce qui l’exposerait à un risque. Le défendeur n’aborde pas ce point.

[40]  La Section de la protection des réfugiés a reconnu que le demandeur pourrait continuer de participer à des manifestations pacifiques :

[...] le tribunal estime que le demandeur d’asile est un alévi qui appuyait le Parti pour la paix et la démocratie (BDP) (maintenant le HDP), mais qu’il n’en était pas membre, et qu’il pourrait participer à des manifestations légales pacifiques et pratiquer sa religion n’a pas établi qu’il est exposé à une possibilité sérieuse de préjudice équivalant à la persécution, s’il devait retourner en Turquie en ce moment (paragraphe 34, [non souligné dans l’original]).

[41]  La Section de la protection des réfugiés a admis des éléments de preuve documentaire d’après lesquels « En général, des membres ordinaires du HDP ont attiré l’attention défavorable des autorités en participant à des manifestations et à des rassemblements », ce qui pourrait sembler contredire sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas le profil d’une personne « qui est susceptible d’attirer l’attention des autorités turques et de subir pour cette raison de mauvais traitements à l’avenir ».

[42]  Cependant, vu le dossier, il était raisonnablement loisible à la Section de la protection des réfugiés de procéder à une évaluation globale de la situation en Turquie, à savoir que, en règle générale, les partisans du HPD ne faisaient pas l’objet de l’attention des autorités, sauf s’ils étaient haut placés ou autrement réputés. La conclusion selon laquelle le demandeur ne ferait pas face à une grave possibilité de persécution était raisonnable.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1607-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1607-17

 

INTITULÉ :

YUSUK MAMIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 OCTOBRE 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

Pour le demandeur

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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