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Date : 20171031


Dossiers : IMM-1946-17

IMM-1947-17

Référence : 2017 CF 972

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2017

En présence de monsieur le juge Martineau

Dossier : IMM-1946-17

ENTRE :

MAHDI ABDOLLAHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-1947-17

ET ENTRE :

LEILA ABDOLLAHI

demanderesse

 

et

LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs contestent la raisonnabilité de deux décisions rendues par un agent d’immigration à Ankara, Turquie, en date du 14 mars 2017, rejetant sommairement leurs demandes d’émission de visas temporaires parce qu’ils n’ont pas démontré qu’ils quitteront le Canada à la fin de la période autorisée, ni qu’ils ont des moyens financiers suffisants pour subvenir à leurs besoins durant leur séjour anticipé de quinze jours au Canada.

[2]               Les demandeurs sont mari et femme. Ils sont citoyens iraniens et parents de deux enfants mineurs déjà inscrits à l’école. Le demandeur gère depuis plus de dix ans une entreprise familiale spécialisée en construction et souhaite effectuer avec son épouse un court voyage de quinze jours au Canada afin de déterminer s’il souhaite ou non entamer un processus d’immigration comme entrepreneur. Des visites avec des entrepreneurs ont été organisées par des consultants et des avocats. Rappelons qu’une première visite exploratoire constitue un prérequis pour toute postulation au « BC Provincial Nominee Program » dans la catégorie immigrant d’affaires. C’est dans ce contexte qu’ils ont présenté une demande de visas de résidents temporaires le 14 février 2017 pour pouvoir effectuer le voyage en question entre les 15 et 30 juin 2017. La demande ne vise pas les deux enfants mineurs.

[3]               Au soutien de leur demande, les demandeurs ont fourni de nombreux documents, incluant entre autres :

a)                     Des lettres d’invitation de deux entreprises;

b)                     Leurs billets d’avion avec un départ du Canada prévu le 30 juin 2017 (leurs billets de retour en Iran étant déjà achetés);

c)                     Plusieurs relevés bancaires lesquels sont accompagnés d’une lettre certifiée de la banque qui atteste d’un solde créditeur de 66 418,71 $ US. Au cours de la période, les dépenses auraient été de 325 423,09 $ US et les revenus de 212 742,87 $ US;

d)                     Des documents attestant de l’inscription des mineurs à l’école à Shiraz en Iran;

e)                  Les états financiers de l’entreprise de mars 2013 à mars 2016, accompagnés d’un rapport de vérification;

f)                    Divers documents reliés à des transferts de titres de propriété : des certificats de propriétés, licences de constructions, extraits du registre foncier, etc.;

g)                  Les certificats de naissance des enfants;

h)                  Le certificat de mariage des demandeurs; et

i)                    Des copies des pages des passeports des demandeurs attestant de leurs entrées et sorties d’Iran.

[4]               Le 14 mars 2017, les demandes ont été refusées. Les cases cochées dans le formulaire standard indiquent que l’agent a fondé son refus sur le fait que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils quitteront le Canada à la fin de la période autorisée, ni qu’ils ont les moyens de subvenir à leurs besoins durant le séjour.

[5]               La seule question en litige est de savoir si le rejet des demandes de visa est raisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve au dossier et au droit applicable.

[6]               Les demandeurs se plaignent de l’insuffisance des motifs fournis par l’agent et du fait que ce dernier n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve ou a autrement écarté sans motifs valables des éléments de preuve pertinents. Le défendeur réplique que la décision était raisonnable au vu de l’insuffisance de l’ensemble de la preuve soumise, et compte tenu de l’obligation minimale de motiver une décision en lien avec une demande de visa temporaire.

[7]               Il y a lieu d’intervenir en l’espèce.

[8]               Faut-il le rappeler, en matière de demande de visa de résidence temporaire, l’obligation de motiver la décision est limitée (voir Da Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1138 aux paras 11-12). Cependant, les motifs doivent tout de même « [permettre] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Ces principes ont été appliqué dans le contexte de décisions en matière d’immigration (voir par ex l’affaire Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 465 au para 21 [Zhou]). Dans plusieurs décisions citées par les parties, des motifs limités ont été jugé raisonnables, mais il s’agissait néanmoins de motifs de plusieurs lignes, faisant référence à la preuve (voir par ex Zhou aux paras 5 et 19). Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 au para 54, la Cour Suprême nous dit que « l’invitation à porter une attention respectueuse aux motifs ‘qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision’ ne confère pas à la cour de justice le [traduction] ‘pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat’ [référence omise]. »

[9]               Cela dit, les notes de l’agent apparaissent dans le système mondial de gestion de cas [SMGC] et font succinctement état des préoccupations suivantes :

[traduction]

Faible revenu, dettes excédant les épargnes. Aucun antécédent de voyage, liens limités avec le pays de résidence. Je ne suis pas convaincu que le demandeur est un visiteur de bonne foi qui quittera le Canada au terme du séjour autorisé. Refusée.

[10]           Je suis satisfait que la décision contestée a été prise sans considération de plusieurs éléments de preuve pertinents et démontrant que les demandeurs pourront subvenir à leurs besoins et qu’ils ont des liens familiaux et économiques très forts avec leur pays. Dans son ensemble, la décision de l’agent est déraisonnable, tandis, que la preuve au dossier n’appuie pas les motifs généraux de refus fournis en l’espèce aux demandeurs.

[11]           Les brefs motifs de l’agent sont problématiques :

a)                  La soi-disant insuffisance des ressources financières des demandeurs.

La mention [traduction] « Faible revenu, dettes excédant les épargnes » ne tient pas compte de l’ensemble de la preuve attestant que les demandeurs ont les moyens financiers pour effectuer le voyage projeté. Le demandeur exploite une entreprise de construction familiale depuis dix ans et détient de nombreux actifs. L’ensemble des documents déposés attestent de titres de propriétés et d’actifs d’environ 3 500 000 $ CA, en plus de l’évaluation financière de la compagnie. De plus, une lettre certifiée de la banque indique un solde positif de plus de 60 000 $ US dans le compte bancaire du demandeur. À l’audience, la procureure du défendeur a effectivement reconnu cet important solde créditeur en janvier 2017, soit au moment de la demande de visa. Cependant, puisque le demandeur dépense plus qu’il économise, le compte bancaire pourrait très bien être vidé d’ici le voyage de juin 2017. Il s’agit d’une pure spéculation de la part du défendeur, d’autant plus que la décision contestée a été rendue quelques semaines après le dépôt des demandes de visas. Quoi qu’il en soit, on parle d’un voyage au Canada de seulement deux semaines. Or, selon le budget des demandeurs, les dépenses ne dépasseront pas 15 000 $, montant qu’ils auront en main. Au vu du solde du compte de 66 418,71 $ US, et compte tenu du fait que leurs billets de retour étaient déjà achetés, toute préoccupation de l’agent du niveau financier ne repose sur aucun fondement objectif et rationnel.

b)                  Historique des voyages à l’extérieur de l’Iran.

La mention [traduction] « Aucun antécédent de voyage » ne repose pas sur la preuve et toute inférence négative de l’agent à ce chapitre est déraisonnable en l’espèce. Rappelons que l’historique de voyages des demandeurs aux Émirats Arabes Unis, ne pouvait pas nuire à leurs demandes, et l’emporter sur les solides éléments de preuve contraires, en l’absence d’antécédents défavorables (voir Ogunfowora c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 471 au para 42). Ils ont en effet toujours respecté les conditions de leurs visas, comme en témoigne la preuve soumise.

c)                  Les liens familiaux et économiques avec l’Iran.

L’agent juge également problématique les liens minimaux avec le pays d’origine. Pourtant, la preuve contenait plusieurs éléments attestant d’attaches très importantes en Iran : des billets de retour; la présence d’enfants mineurs; plusieurs propriétés et une entreprise familiale prospère. La décision ne fait référence à aucuns de ces éléments positifs et n’offre aucune explication quant à leur insuffisance pour attester d’attaches en Iran. Les enfants des demandeurs sont encore mineurs et ils sont inscrits à l’école en Iran. On imagine mal que les demandeurs ne voudront pas retourner en Iran après leur voyage de quinze jours au Canada, d’autant plus que le demandeur doit continuer de s’occuper de l’entreprise familiale de construction.

d)                  Bonne foi des demandeurs et but légitime du bref séjour au Canada.

On peut se demander comment l’agent a pu considérer cet élément problématique, puisqu’il ne remet pas en doute les motifs légitimes d’affaires au Canada, les perspectives d’emploi en Iran et la situation actuelle d’emploi – tous des éléments qui auraient pu être cochés dans le formulaire de refus s’il y avait vraiment un problème quelconque à ce sujet. Il est raisonnable que les demandeurs fassent le voyage projeté pour s’imprégner du climat d’affaires en Colombie Britannique, puisqu’un projet d’investissement sera difficile à concevoir sans avoir eu de contacts avec des gens d’affaires locaux.

[12]           Le défendeur a bien tenté de palier aux lacunes ou aux erreurs de fait qui ressortent des notes au SMGC, en proposant divers motifs supplémentaires de refus. Je ne crois pas qu’il soit de notre ressort de distiller d’une décision des motifs qui ne s’y trouvent tout simplement pas. Hormis les brèves annotations que l’on retrouve dans les notes du SMGC, force est de constater que l’agent n’a pas procédé à un véritable examen des demandes de visas des demandeurs et qu’il a ignoré ou arbitrairement écarté plusieurs facteurs pertinents. À cette étape du dossier, l’agent ne pouvait présumer que le demandeur avait effectivement l’intention de s’établir de façon permanente au Canada.

[13]           Certes, on ne peut imposer à l’agent de faire référence à chaque élément soumis ou à chaque argument soulevé. Il faut également présumer qu’il a consulté la preuve (voir Florea c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1993] ACF no 598, 1993 CarswellNat 3983 au para 1 (CAF)). Cependant, « le niveau de responsabilité d’un agent pour ce qui est d’analyser un élément de preuve particulier et de commenter sur ce dernier augmente selon l’importance de l’élément de preuve et la mesure dans laquelle il contredit la conclusion du décideur » (Oliinnyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 756 au para 15 faisant référence à Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264 (CF) aux paras 14-17). Comme c’était le cas dans Oliinyk, ici aussi, « l’agent a tiré des conclusions factuelles allant à l’encontre des éléments de preuve qui n’ont pas été mentionnés dans ses motifs » (Oliinyk au para 17).

[14]           Dans son ensemble, la décision est déraisonnable.

[15]           Pour ces motifs, les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. Les décisions refusant l’émission de visas temporaires sont cassées et les dossiers de demandes sont renvoyés pour un nouvel examen par un agent différent. Aucune question de droit d’importance générale n’a été soulevée par les parties.


JUGEMENT aux dossiers IMM-1946-17 et IMM-1947-17

LA COUR STATUE que :

1.                  Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. Les décisions refusant l’émission de visas temporaires sont cassées et les dossiers de demandes sont renvoyés pour un nouvel examen par un agent différent; et

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1946-17

 

INTITULÉ :

MAHDI ABDOLLAHI c LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-1947-17

 

INTITULÉ :

LEILA ABDOLLAHI c LE MINISTRE DE CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 octobre 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Mélissa Potvin

Pour les demandeurs

Me Émilie Tremblay

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet Me Hughes Langlais

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

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