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Date : 20171109


Dossier : T-161-17

Référence : 2017 CF 1028

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ALLAN MACDONALD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire relative d’une décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement d’un grief et par laquelle le commissaire adjoint du Service correctionnel du Canada (SCC) a confirmé une décision de premier palier de rejeter les griefs du demandeur. Le demandeur est un détenu de l’Établissement de Warkworth, un pénitencier fédéral. Il a déposé plusieurs griefs concernant la saisie de son ordinateur personnel, faisant valoir i) l’absence de motif; ii) la longueur excessive du processus; iii) le défaut du défendeur d’admettre que cette saisie ajoutait aux inconvénients que lui impose sa déficience puisqu’il est difficile et pénible pour lui de communiquer par écrit sans son ordinateur. Le rejet de ces griefs est à l’origine de la présente instance.

[2]  Au début de l’audience, l’avocat du défendeur a demandé à ce que l’intitulé soit modifié afin d’y substituer le procureur général du Canada à titre de défendeur. Le demandeur a accepté, et l’intitulé doit être modifié en conséquence.

I.  Contexte

[3]  Le demandeur possède un ordinateur personnel, comme l’y autorisent les politiques et directives applicables du SCC sous réserve de certaines restrictions (Directive du commissaire 566-12 – Effets personnels des délinquants). Il souffre de ses « tremblements essentiels », un trouble neurologique évolutif qui se manifeste notamment aux mains et qui le handicape particulièrement quand il mange ou écrit. Le demandeur se sert de son ordinateur pour communiquer, car ses tremblements rendent l’écriture à la main difficile et pénible.

[4]  Le 3 octobre 2014, les agents du défendeur ont saisi son matériel informatique et d’autres dispositifs périphériques, ainsi que les ordinateurs personnels d’autres détenus. Le 30 octobre 2014, le demandeur a présenté une requête visant la restitution de son ordinateur. Deux jours après, le sous-directeur de l’Établissement de Warkworth lui a répondu qu’une fouille serait effectuée dans son ordinateur à un moment quelconque après le 7 novembre 2014. Plus tard, le demandeur a appris dans une circulaire destinée aux détenus de l’Établissement de Warkworth que les ordinateurs avaient été saisis en application du paragraphe 52(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi) parce que les autorités carcérales avaient découvert que « des clefs USB de contrebande contenant des images et des programmes non autorisés avaient été cachées ». La circulaire indiquait que le SCC avait confié la fouille des ordinateurs de tous les détenus à un inspecteur indépendant, et qu’ils seraient restitués s’il était établi qu’ils ne contenaient pas de matériel non autorisé et qu’ils n’avaient pas été utilisés pour lire les clefs USB de contrebande. Il était ajouté que les griefs et les plaintes resteraient en suspens jusqu’à la fin de l’inspection. La circulaire concluait comme suit : [traduction] « L’administration est consciente des longs délais et prend les mesures nécessaires pour que l’opération avance le plus rapidement possible. »

[5]  Le 4 novembre 2014, le demandeur a déposé un premier grief concernant la saisie. Il y dénonçait la longueur excessive du processus de fouille et il y faisait valoir qu’à cause de son problème de santé, il avait besoin de son ordinateur pour communiquer. Il a déposé un deuxième grief le 7 novembre 2014, sans doute après avoir pris connaissance des explications données dans la circulaire à l’égard de la saisie, de la fouille des ordinateurs et de la suspension des griefs. Le deuxième grief pose trois motifs : i) la permission que s’arrogent le directeur et le sous-directeur de [traduction] « fabriquer des politiques », leurs manquements aux politiques et aux règlements du SCC concernant la restitution de leurs effets personnels aux détenus, ainsi que leur traitement des griefs; ii) tel qu’il l’avait déjà exposé, le besoin impératif du demandeur d’utiliser un ordinateur pour communiquer par écrit en raison de son problème de santé; iii) l’allégation selon laquelle il subissait une punition parce que quelqu’un d’autre avait enfreint les règles sur l’utilisation des ordinateurs. L’ordinateur du demandeur a été fouillé et lui a été restitué le 23 décembre 2014, mais le SCC a relevé un problème concernant la carte vidéo et a ordonné qu’elle soit retirée de son système. Il a déposé un troisième grief concernant cette exigence, dans lequel il soutient qu’il avait été établi auparavant que la carte vidéo était conforme aux exigences du SCC.

[6]  Le traitement des griefs a pris du retard, mais il ressort du dossier que le demandeur était tenu au courant au fur et à mesure de l’état d’avancement du processus. Il a déposé un quatrième grief concernant la lenteur excessive du processus, mais celui-ci n’est pas expressément visé par la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire.

[7]  Le 9 décembre 2016, le commissaire adjoint responsable des politiques du défendeur a publié une décision concernant les trois premiers griefs, en expliquant que [traduction] « les trois ont pour thème sous-jacent vos préoccupations à l’égard de votre système informatique personnel ». Pour ce qui a trait aux deux premiers griefs, il est constaté dans la décision que le demandeur a récupéré son système informatique le 23 décembre 2014. Il y est mentionné en outre que la question de la carte vidéo a été réglée puisque, à l’issue d’un examen plus poussé, il a été conclu qu’elle [traduction] « respecte les normes » exposées dans l’énoncé de politique applicable et qu’elle pouvait donc rester dans l’ordinateur. En conclusion, la décision dispose que [traduction] « puisque votre système informatique vous a été restitué et que la conformité de la carte vidéo à la Directive du Commissaire 566-12 a été confirmée, les griefs ne nécessitent aucune mesure supplémentaire ».

II.  Questions en litige

[8]  Le demandeur a soulevé un certain nombre de préoccupations concernant le processus et la décision. Pour ma part, j’estime que l’affaire soulève trois questions de droit :

  • 1) La décision relative au grief devrait-elle être annulée parce que la saisie initiale du matériel informatique n’était ni raisonnable ni conforme aux lois et aux politiques applicables ?

  • 2) Le retard pris dans le traitement des griefs était-il déraisonnable et, le cas échéant, quel est l’effet juridique de ce retard ?

  • 3) L’omission d’examiner l’aspect de la déficience confère-t-elle un caractère déraisonnable à la décision relative aux griefs?

III.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[9]  Étant donné que chacun des points soulevés en l’espèce met en cause des questions mixtes de fait et de droit liées à l’application de la « loi constitutive » du décideur, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008, CSC 9; Johnson c Canada (Service correctionnel), 2014 CF 787, au paragraphe 37).

1)  La saisie était-elle raisonnable et conforme aux lois et politiques applicables ?

[10]  Le demandeur soutient que la saisie était déraisonnable et non conforme aux exigences juridiques. Il estime que rien ne justifiait que son matériel soit saisi parce que d’autres détenus avaient contrevenu aux règles sur les ordinateurs. Il a lui-même toujours respecté les exigences du SCC concernant l’utilisation du matériel informatique personnel, d’autant plus que son problème médical le rend dépendant de celui-ci pour ses communications et lui donne une raison de plus que d’autres détenus de rester discipliné. Il soutient que la décision de dernier palier devrait être annulée parce qu’elle dispose à tort que la fouille n’était ni déraisonnable ni illégale.

[11]  L’explication présentée dans la circulaire du sous-directeur indique clairement que les ordinateurs avaient été saisis à cause de la découverte de clefs USB de contrebande contenant des images et des programmes non autorisés. Étant donné qu’une clef USB peut être utilisée seulement si elle est connectée à un ordinateur, le défendeur soutient qu’il était à la fois nécessaire et raisonnable que les autorités saisissent et fouillent l’équipement informatique personnel de tous les détenus.

[12]  Le cadre d’analyse découle du libellé de la Loi, laquelle énonce les principes généraux sur lesquels reposent le système correctionnel fédéral, ainsi que les obligations du SCC concernant le traitement des détenus et la sécurité globale des institutions pour les détenus et le personnel (voir, notamment, les articles 3, 4, 70 et 87). Le paragraphe 52(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement), qui régit les fouilles des cellules des détenus, présente un intérêt particulier en l’espèce :

52 (1) Sous réserve du paragraphe (3), lorsque l’agent a des motifs raisonnables de croire que des objets interdits ou des éléments de preuve relatifs à la perpétration d’une infraction se trouvent dans la cellule du détenu, il peut, avec l’autorisation préalable d’un supérieur, procéder à la fouille de la cellule et de tout ce qui s’y trouve.

52 (1) Subject to subsection (3), where a staff member believes on reasonable grounds that contraband or evidence of an offence is located in an inmate’s cell, the staff member may, with the prior authorization of a supervisor, search the cell and its contents.

[13]  Le demandeur plaide l’absence de « motif raisonnable » de saisir son matériel informatique puisque, essentiellement, l’utilisation délictueuse de ce type de matériel par un autre détenu ne justifiait pas qu’on fouille son ordinateur personnel. En l’espèce, il n’est pas controversé que des clefs USB de contrebande contenant du matériel non autorisé ont été trouvées, ni que cette découverte a provoqué la saisie et l’inspection du matériel informatique des détenus. Toutefois, vu l’obligation que la Loi impose au défendeur d’offrir un milieu sain et sécuritaire aux détenus et au personnel, et vu l’inquiétude normale des autorités carcérales au sujet des clefs USB, je ne puis faire droit à l’argument du demandeur à cet égard. Compte tenu des conclusions exposées ci-après, je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, si ce n’est pour établir que les faits de l’espèce indiquent que le demandeur avait des motifs valables de fouiller l’ordinateur du demandeur conformément à l’article 52(1) et aux politiques applicables. La décision de dernier palier sur ce point ne devrait pas être annulée.

2)  Le retard pris dans le traitement des griefs était-il déraisonnable et, le cas échéant, quel a été l’effet juridique de ce retard ?

[14]  Dans le présent dossier, la chronologie des événements est simple : les ordinateurs ont été saisis le 2 octobre 2014, les trois griefs du demandeur ont été déposés entre novembre 2014 et janvier 2015, et la décision relative aux griefs a été prononcée le 9 décembre 2016. Le seul autre fait pertinent est la date de la restitution de son ordinateur au demandeur, le 23 décembre 2014, et le fait qu’il n’en pas été privé pendant toute l’existence des griefs.

[15]  Le grief lié au retard vise deux périodes : le laps de temps qui s’est écoulé avant l’inspection de l’ordinateur et celui qui s’est écoulé avant qu’une décision soit rendue relativement aux griefs.

[16]  Le demandeur reproche au défendeur d’avoir violé les dispositions de l’article 59 du Règlement, qui portent sur la restitution ou la confiscation des objets des détenus après une saisie. Le paragraphe 59(1) dispose que « [l]orsqu’un objet est saisi lors d’une fouille [...], le Service doit aussitôt que possible en informer par écrit le propriétaire, s’il en connaît l’identité ». Il est ajouté à l’alinéa 59(3)d) que l’objet visé au paragraphe 59(1) doit être restitué à son propriétaire s’il en fait la demande dans les 30 jours après avoir été informé de la saisie.

[17]  Par conséquent, soutient le demandeur, le défendeur aurait dû lui rendre son ordinateur dans un délai de 30 jours, mais il l’a attendu du 3 octobre au 23 décembre. Le demandeur plaide par ailleurs que le défendeur n’a pas tenu compte du « préjudice déraisonnable » qu’il a subi durant cette période parce qu’il était incapable de communiquer avec sa famille, son avocat ou les tribunaux (il était partie à plusieurs litiges en cours pendant cette période). Il déplore qu’il y ait deux poids, deux mesures : on impose des conséquences aux détenus qui transgressent les règles, mais les agents du SCC peuvent impunément déroger au Règlement. Selon lui, il devrait aussi y avoir des conséquences pour les agents du défendeur qui enfreignent des règles claires.

[18]  Le défendeur admet les retards dans les processus d’inspection et de traitement des griefs. Il réfute néanmoins que ces retards aient occasionné au demandeur un préjudice particulier pouvant s’apparenter à un manquement à l’équité procédurale. Le demandeur était tenu au courant à chaque étape du traitement de ses griefs et, conformément aux règles sur le traitement des griefs des détenus, il était avisé chaque fois que l’échéance était prorogée. C’est d’ailleurs quand il a reçu le douzième avis de prorogation qu’il a déposé son quatrième grief.

[19]  Le défendeur fait valoir qu’en soi, retard ne peut pas être considéré comme un manquement à l’équité procédurale. Selon les principes du droit administratif, une décision ne peut pas être annulée s’il n’est pas établi qu’un retard a causé un préjudice évident.

[20]  En l’espèce, le demandeur soutient que le retard lui a causé un tort particulier puisqu’il l’a empêché de communiquer avec sa famille, son avocat et les tribunaux. Je vais traiter de cet aspect ci-après. Aucun autre tort ou préjudice n’a été établi ici, et le demandeur n’a pas demandé de réparation en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte). J’ajouterais que même s’il avait revendiqué expressément pareille réparation, il est difficile de savoir s’il y aurait eu droit.

[21]  Étant donné ma conclusion sur la troisième question, il n’est pas nécessaire que je m’y attarde davantage, si ce n’est pour rappeler qu’il est possible de considérer que, dans certaines circonstances, un préjudice a pu découler d’un retard pris dans un processus décisionnel. Comme ce n’est pas le cas en l’espèce, je m’en tiendrai là sur ce sujet.

3)  L’omission d’examiner l’aspect de la déficience confère-t-elle un caractère déraisonnable à la décision?

[22]  Le demandeur a précisé d’emblée qu’en raison de son problème de santé, les inconvénients causés par la saisie de son matériel informatique étaient au cœur de ses doléances. Dans son grief initial, le demandeur déclare : [traduction] « Je souffre d’une maladie qui rend l’écriture difficile et pénible. J’ai deux autres causes en instance devant les tribunaux. Les dossiers juridiques et les preuves testimoniales sont sur mon ordinateur. J’ai besoin de mon système informatique et je demande qu’il me soit restitué sans délai. » Le demandeur a également produit un rapport médical concernant son problème de santé, ainsi qu’un document dans lequel il donne des précisions à ce sujet :

À cause de mon incapacité médicale et physique, je dois constamment utiliser mon système informatique. C’est le seul moyen pour moi de communiquer clairement par écrit. J’ai besoin de mon ordinateur pour que les lettres destinées aux membres de ma famille, aux avocats, aux tribunaux et, depuis peu, la correspondance concernant un cours universitaire de droit au George Brown College soient lisibles.

[23]  En raison du défaut du défendeur de reconnaître son problème de santé et le besoin qui en découle d’utiliser un ordinateur, le demandeur sollicite une ordonnance du tribunal visant la reconnaissance de sa déficience et l’imposition de délais pour éviter qu’il soit privé de cette forme de communication essentielle. Il prétend que s’il utilisait un fauteuil roulant ou des prothèses auditives, le SCC en tiendrait compte dans la manière dont il est traité en tant que détenu. Il demande simplement un traitement équitable. Le demandeur invoque la Charte et la Loi, qui oblige le SCC à rendre des « décisions concernant un délinquant [qui tiennent] compte de son état de santé et des soins qu’il requiert » (article 87). Il renvoie également à l’article 70 de la Loi, selon lequel SCC doit prendre « toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine ». Il demande essentiellement une ordonnance de type mandamus pour que le défendeur soit enjoint à reconnaître qu’il a une déficience et à imposer des délais stricts pour limiter les périodes durant lesquelles il peut être privé de son ordinateur.

[24]  Le défendeur soutient que les exigences législatives relatives à la prise d’une ordonnance de type mandamus ne sont pas remplies. En particulier, comme le demandeur a déjà récupéré son ordinateur, l’ordonnance sollicitée serait caduque. Pour conserver l’accès à son ordinateur, il lui suffit de se conformer aux règles et aux règlements sur l’utilisation de matériel informatique. Le défendeur admet néanmoins que cet aspect des plaintes du demandeur n’est aucunement pris en compte dans la décision de dernier palier relativement aux griefs.

[25]  Selon la loi, je dois examiner les motifs d’une décision en tant qu’attributs du caractère raisonnable. En soi, l’insuffisance des motifs ne justifie pas l’annulation d’une décision. Je suis appelé à trancher si les motifs révèlent « la justification, la transparence et l’intelligibilité » de la décision. Les motifs « répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16).

[26]  L’objectif ici n’est pas de me lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54). Toutefois, l’un des points qui dénotent le caractère déraisonnable d’une décision est la complète ignorance d’un aspect important (Kok c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 77, au paragraphe 46; Smoudi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1139, au paragraphe 9). En l’espèce, il n’y a simplement aucun fondement pour évaluer « la justification, la transparence et l’intelligibilité » de la décision puisque rien dans le dossier ou la décision ne permet de penser que les autorités ont tenu compte à un moment ou un autre de l’aspect de la déficience dans les griefs du demandeur. Pour qu’un processus et son résultat puissent être considérés comme équitables, il faut à tout le moins que le décideur ait tenu compte des aspects et des faits importants. Rien ne m’indique que cette exigence minimale a été remplie en l’espèce.

[27]  Aux yeux du défendeur, le demandeur revendique l’accès à un ordinateur aux fins de communication et comme c’est maintenant chose faite, aucune ordonnance n’est nécessaire. Étant donné le manque d’information sur les besoins exacts découlant de la déficience du demandeur ou le groupe de référence à prendre en compte, le défendeur estime qu’il est demandé à la Cour de spéculer sur la question de savoir si le SCC a déraisonnablement fait abstraction de ces besoins ou omis d’en tenir compte. Enfin, le défendeur affirme qu’il serait inopportun de restreindre le pouvoir discrétionnaire découlant des lois ou des politiques applicables concernant les ordinateurs personnels des détenus et les exigences institutionnelles en matière de sécurité. La preuve insuffisante au dossier ne justifie pas la prise d’une ordonnance exigeant un préavis en cas de saisie ou l’imposition de délais stricts pour la restitution de son ordinateur au demandeur.

[28]  Il a déclaré d’entrée de jeu que l’un des aspects essentiels de ses doléances touchait au défaut du SCC de reconnaître son problème de santé et le besoin impératif qui en découle d’utiliser un ordinateur pour communiquer par écrit parce que c’est difficile et pénible autrement. Ses deux premiers griefs en faisaient état, et il a fourni un rapport médical à l’appui. Le demandeur n’invoque pas le concept juridique selon lequel le défendeur aurait « l’obligation de prendre des mesures d’adaptation » à l’égard de sa déficience, mais il mentionne en revanche le « préjudice déraisonnable » que la saisie lui a fait subir.

[29]  Il ne fait aucun doute que le défendeur est assujetti à la Charte, mais aussi à la Loi canadienne sur les droits de la personne (LRC 1985, c H-6). Ces deux textes imposent une obligation de prendre des mesures d’adaptation pour les besoins particuliers des personnes ayant une déficience, sauf si ces mesures entraîneraient des « contraintes excessives » (Drennan c Canada (Procureur général), 2008 CF 10, aux paragraphes 29 et 41). Il est également incontesté que le fardeau imposé à la personne qui demande les mesures d’adaptation est très limité : il suffit que l’employeur ou le fournisseur de services soit conscient d’un besoin lié à sa déficience pour déclencher l’obligation (Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, au paragraphe 54; Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868, aux paragraphes 18 à 22; Conseil des Canadiens avec déficiences c VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, aux paragraphes 126 et 127). Ce processus peut nécessiter que les autorités responsables et la personne qui demande des mesures d’adaptation s’entendent sur les aménagements à faire pour répondre adéquatement aux besoins entraînés par sa déficience.

[30]  En l’espèce, rien de tout cela ne s’est produit car, apparemment, le défendeur n’a pas tenu compte de l’aspect de la déficience dans les griefs du demandeur. Je conclus par conséquent que la décision de dernier palier doit être annulée, tout simplement parce que rien n’indique, ni dans la décision ni dans le dossier sur lequel elle repose, que le décideur a pris en considération l’aspect de la déficience à un moment ou un autre du processus. L’omission de cet aspect des griefs m’empêche de considérer que la décision était raisonnable. J’accorde donc une ordonnance de certiorari uniquement en ce qui concerne cet aspect de l’affaire.

[31]  Je m’empresse cependant d’ajouter que je n’accorde aucune des autres ordonnances sollicitées par le demandeur et que, au vu des éléments de preuve à ma disposition, je ne me prononce pas sur le bien-fondé de la demande de mesures d’adaptation en raison d’une déficience. Il est difficile de savoir si ceux-ci étayent la demande dans sa totalité ou si d’autres moyens de communiquer tout aussi efficaces sont à la disposition du demandeur. Je relève que la demande soulève la question de l’accès à la justice étant donné qu’il affirme avoir été privé de la possibilité de communiquer avec son avocat et les tribunaux. Cela dit, le demandeur n’a pas fourni de détails sur ce point. En outre, il réclame des modalités expresses concernant la saisie de son ordinateur, la période durant laquelle il peut être privé de son utilisation et d’autres réparations connexes. Je ne prononcerai aucune de ces ordonnances parce que je ne dispose d’aucun élément de preuve me permettant de déterminer si elles sont nécessaires ou faisables.

[32]  Il appartiendra au défendeur de réfléchir à la manière dont il abordera cet aspect des griefs à l’avenir. En l’espèce, je me contenterai de lui ordonner de prendre les mesures nécessaires à cet égard. Je précise que rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme une décision concernant le bien-fondé de la demande de mesures d’adaptation en raison d’une déficience ou la manière dont elles devraient être mises en place dans le contexte particulier d’un pénitencier fédéral.

[33]  Je souligne au passage que le demandeur cherche essentiellement à faire reconnaître qu’il a une déficience. Cette demande n’est pas sans précédent. Dans la décision Poulin c Canada (Procureur général), 2008 CF 811 [Poulin], la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire d’un détenu qui cherchait à faire annuler une décision lui refusant l’acquisition d’un numériseur dont il avait besoin pour son ordinateur personnel en raison de sa déficience visuelle. Bien que la Directive du commissaire relativement aux ordinateurs personnels interdit formellement les numériseurs, il y est prévu une exception pour « le matériel, les logiciels et les périphériques requis pour permettre aux personnes atteintes d’un handicap visuel ou physique d’utiliser leur ordinateur, sous réserve de l’approbation du sous-commissaire régional ». Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si le numériseur demandé par le détenu mettait indûment en péril la sécurité de l’établissement. Cependant, le SCC avait reconnu que le demandeur avait une déficience et qu’un certain nombre de mesures d’adaptation devaient être envisagées. C’est l’objectif du demandeur en l’espèce. Une fois de plus, la décision Poulin est instructive puisqu’elle décrit l’analyse et les échanges à envisager concernant les mesures d’adaptation dont peut avoir besoin une personne en raison de sa déficience dans le contexte d’un pénitencier fédéral.

[34]  Pour les raisons susmentionnées, j’accueille la demande de contrôle judiciaire pour le motif limité que l’omission du défendeur de prendre en compte l’aspect de la déficience dans les griefs du demandeur confère un caractère déraisonnable à la décision de dernier palier relativement aux griefs.

[35]  Le demandeur a réclamé des dépens, y compris les honoraires de l’avocat qui l’a aidé à préparer les documents pour la présente demande. Il s’est toutefois représenté lui-même à l’audience, et n’a fourni aucun autre renseignement concernant les frais qu’il a engagés dans le cadre de cette affaire. Étant donné qu’il a obtenu partiellement gain de cause dans la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur devrait rembourser au demandeur les débours directement liés à celle-ci (Yu c Canada (Procureur général), 2011 CAF 42, au paragraphe 38).


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-161-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’intitulé est modifié de façon à y substituer le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au Service correctionnel du Canada aux fins de réexamen des griefs uniquement pour ce qui touche l’aspect lié à la déficience du demandeur.

  3. Le défendeur remboursera au demandeur les débours directement liés à la présente demande de contrôle judiciaire.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-161-17

 

INTITULÉ :

ALLAN MACDONALD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 octobre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE :

Le 9 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Allan MacDonald

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Stewart Phillips

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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