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Date : 20171120


Dossier : IMM-4876-16

Référence : 2017 CF 1055

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

IKEMEFUNA AYALOGU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Aperçu

[1]               M. Ayalogu dépose la présente demande de contrôle d’une conclusion d’un représentant du ministre (représentant) selon laquelle il y a peu de probabilités que M. Ayalogu soit exposé à un risque personnel en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27 (LIPR) en cas de retour au Nigéria. La décision du représentant rend la mesure de renvoi exécutoire à l’encontre de M. Ayalogu, à titre de personne visée par l’alinéa 112(3)a) de la LIPR en raison de sa participation à la criminalité organisée. M. Ayalogu n’a été reconnu coupable d’aucune infraction criminelle.

[2]               M. Ayalogu soutient que les éléments de preuve démontrent que s’il est renvoyé au Nigéria, sa vie serait en danger et il serait exposé au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Il allègue qu’en tirant la conclusion opposée, le représentant s’est fondé sur des conjectures et des hypothèses, ce qui rend la décision déraisonnable.  Il soulève les questions suivantes :

A.                Le représentant s’est-il livré à des hypothèses, plutôt qu’à des inférences logiques, en concluant qu’il y avait peu de probabilités que M. Ayalogu soit exposé à un risque personnel?

B.                 Le représentant a-t-il commis une erreur en omettant de tenir compte du paragraphe 12(2) du Code criminel du Nigéria?

[3]               Lors d’un examen des risques avant renvoi (ERAR) effectué en 2007, il a été conclu que M. Ayalogu serait, selon la prépondérance des probabilités, exposé à un risque de torture ou de mauvais traitement aux mains de la police s’il était renvoyé au Nigéria. Le représentant a réalisé un deuxième ERAR en septembre 2016 et a tiré une conclusion différente. La décision de l’ERAR rendue en 2016 est soumise à l’examen de la Cour : dans le deuxième ERAR, le représentant a invoqué le temps écoulé et la situation de la famille de M. Ayalogu au sein de la société nigériane pour conclure qu’il était peu probable qu’il soit détenu et maltraité à son retour au Nigéria.

[4]               M. Ayalogu allègue, et je suis d’accord pour les motifs énoncés ci-dessous, que les conclusions du représentant étaient fondées sur des hypothèses et des conjonctures, ce qui rend la décision déraisonnable. La demande est accueillie.

II.                 Contexte

[5]               M. Ayalogu est né au Nigéria en 1982 et il est citoyen de ce pays. Il est venu au Canada avec sa famille en 1998, lorsqu’il avait 16 ans. Son père occupait le poste d’attaché administratif à l’ambassade du Nigéria à Ottawa. M. Ayalogu a demandé le statut de réfugié le 15 janvier 2002. Les autres membres de sa famille ont obtenu leur résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en 2008.

[6]               Le 4 mai 2004, un rapport a été établi contre M. Ayalogu au titre de l’article 44 de la LIPR, exprimant l’opinion que M. Ayalogu était interdit de territoire au Canada en raison de sa participation à la criminalité organisée (le rapport produit au titre de l’article 44). La Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée le 22 octobre 2004 et a émis une ordonnance d’expulsion à son encontre. Par la suite, cette ordonnance a été annulée par la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et l’affaire a été renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[7]               Lors de sa nouvelle détermination, la SI a de nouveau conclu qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[8]               Un ERAR a débuté en août 2007 (ERAR de 2007). L’agent d’ERAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ayalogu serait exposé à un risque pour sa vie, à un risque de torture ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait au Nigéria et était une personne à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR.

[9]               Dans l’ERAR de 2007, il a été conclu que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avait fourni le rapport établi au titre de l’article 44 au Haut-commissariat du Nigéria à Ottawa. Le rapport établi au titre de l’article 44 révèle la participation de M. Ayalogu à la criminalité organisée, décrit l’activité criminelle du groupe et indique que M. Ayalogu participait en dirigeant les autres membres du groupe.

[10]           L’ERAR de 2007 aborde l’allégation selon laquelle le gouvernement nigérian exercerait des représailles très dures contre le fils d’un ancien diplomate nigérian pour avoir déshonoré le pays et qu’au Nigéria, la responsabilité pénale s’applique à un citoyen nigérian même si l’activité criminelle a eu lieu à l’extérieur du pays. L’agent d’ERAR a pris en compte les éléments de preuve documentaire et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les autorités nigérianes avaient eu accès au contenu du rapport établi au titre de l’article 44 et qu’elles arrêteraient et détiendraient M. Ayalogu à son retour au Nigéria. L’agent a ensuite pris en compte les éléments de preuve documentaire concernant le traitement des personnes détenues au Nigéria, et conclu qu’ils démontraient une tendance généralisée de torture des suspects aux mains de la police qui entraînait parfois la mort. L’agent d’ERAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ayalogu serait exposé à un risque pour sa vie, à un risque de torture ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait au Nigéria.

[11]           En décembre 2013, le processus d’examen des risques restreint conformément au sous-alinéa 113d)(ii) de la LIPR a été enclenché et la divulgation a été fournie à M. Ayalogu. Des observations ont été présentées au nom de M. Ayalogu en février 2014.

[12]           En juillet 2016, le représentant a informé l’avocat de M. Ayalogu qu’une décision définitive serait prise dans le cadre de l’ERAR à l’égard de M. Ayalogu. L’avocat a été invité à mettre à jour les observations présentées en 2014 relativement à l’ERAR et à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en suspens.

[13]           Des observations supplémentaires ont été présentées. Le 31 octobre 2016, M. Ayalogu a été informé que sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait été rejetée. Le 7 novembre 2016, il a reçu la décision dont est aujourd’hui saisie la Cour, soit le rejet de la deuxième demande d’ERAR.

III.               Décision faisant l’objet du contrôle

[14]           Le représentant s’est penché sur les allégations de risques découlant de l’état de santé de M. Ayalogu, la divulgation du rapport établi au titre de l’article 44 et l’allégation de bisexualité.  Les conclusions de l’agent concernant le risque découlant de l’état de santé de M. Ayalogu et son allégation de bisexualité ne sont pas en litige.

[15]           Relativement au risque découlant de la divulgation du rapport établi au titre de l’article 44, le représentant a conclu qu’il n’y a pas plus qu’une simple possibilité que les autorités nigérianes arrêtent et maltraitent M. Ayalogu à son retour, pour les motifs suivants :

A.                 M. Ayalogu fait partie de l’élite dans la société nigériane, et [traduction] « l’élite au Nigéria jouit d’une certaine protection contre les conséquences normales de la loi en raison d’un système rongé par un népotisme ancré »;

B.                 même s’il devait subir les conséquences normales de la loi, comme il est indiqué dans le « décret 33 » nigérian permettant d’imposer une peine supplémentaire aux personnes déclarées coupables d’une infraction liée à la drogue à l’étranger, le « décret 33 » ne s’applique qu’aux personnes reconnues coupables d’une infraction. Tel qu’il est confirmé dans les observations, rien n’indique dans le rapport établi au titre de l’article 44 que M. Ayalogu a été poursuivi ou déclaré coupable d’une infraction;

C.                 il était improbable que les autorités nigérianes aient retenu le rapport établi au titre de l’article 44 de 2007.

IV.              Norme de contrôle

[16]           Les parties ne contestent pas le fait que la décision du représentant est susceptible de révision selon la norme du caractère raisonnable (Thamotharampillai c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 352, au paragraphe 18; Kandel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 659, au paragraphe 17). Une cour de révision doit déterminer si le processus décisionnel reflète les éléments de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

V.                 Analyse

[17]           Dans un premier temps, le défendeur soutient que la compétence du représentant pour évaluer le risque en l’espèce n’était pas appuyée par l’évaluation réalisée par l’agent d’ERAR en 2007. Je suis d’accord. La jurisprudence requiert que le représentant évalue la preuve et l’information disponible au moment de prendre sa décision et qu’il rende une décision pour savoir si un demandeur sera exposé à un risque s’il était renvoyé du Canada en s’appuyant sur cette évaluation (Placide c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1056, aux paragraphes 58, 63 et 70).

A.                 Le représentant s’est-il livré à des hypothèses, plutôt qu’à des inférences logiques, en concluant qu’il y avait peu de probabilités que M. Ayalogu soit exposé à un risque personnel?

[18]           Le défendeur affirme que les conclusions du représentant étaient des inférences autorisées qui pouvaient être logiquement et raisonnablement tirées des faits établis suivants : (1) le Haut-commissariat du Nigéria a communiqué personnellement avec le père de M. Ayalogu concernant ses présumées activités au sein d’un gang en 2007; (2) le père de M. Ayalogu était un diplomate nigérian; (3) le Haut-commissariat du Nigéria n’a pas émis de passeport en 2007 lorsque les procédures visant à renvoyer M. Ayalogu du Canada étaient en cours. Le défendeur affirme que ces faits établis étaient suffisants pour permettre au représentant de faire les inférences suivantes :

A.                 le Haut-commissariat du Nigéria était disposé à aider M. Ayalogu et a [traduction] « essayé de nuire aux procédures légitimes d’expulsion en 2007 »;

B.                 il était improbable que les autorités nigérianes aient retenu le rapport établi au titre de l’article 44;

C.                 M. Ayalogu serait à l’abri des mauvais traitements si le rapport établi au titre de l’article 44 a été communiqué aux autres autorités nigérianes, car il faisait partie de l’élite nigériane.

[19]           Je ne suis pas convaincu par les observations du défendeur.  Un décideur peut faire des inférences lorsque les faits essentiels qui sous-tendent l’inférence ont été établis et que l’inférence peut être raisonnablement et logiquement tirée de ces faits essentiels établis. Lorsque les faits essentiels n’ont pas été établis ou que l’inférence ne peut être logiquement et raisonnablement tirée des faits essentiels, toute tentative de tirer une inférence ne sera rien d’autre qu’une hypothèse non admissible (R v Munoz (2006), 205 CCC (3d) 70, aux paragraphes 26 et 28, 86 OR (3d) 134 (Cour supérieure de l’Ontario)). C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[20]           Même si les conclusions du représentant sont plausibles, la vraisemblance ne suffit pas à appuyer une inférence. Par exemple, déduire que le Haut-commissariat cherchait à aider M. Ayalogu et à nuire à une expulsion légitime est une, mais seulement une, explication plausible relativement aux faits que le Haut-commissariat a communiqué avec un ancien diplomate concernant l’expulsion de son fils et qu’un passeport n’a pas été émis. Il est également plausible, mais aussi hypothétique, que le Haut-commissariat communique avec un ancien membre du personnel diplomatique lorsqu’un enfant est impliqué, seulement par courtoisie. On pourrait également présumer qu’on a pas donné suite à la demande de passeport parce que ni M. Ayalogu ni l’AFSC n’ont fait de suivi actif.

[21]           De même, la conclusion selon laquelle le rapport établi au titre de l’article 44 n’a pas été retenu est fondée sur le temps écoulé et sur le fait qu’aucun passeport n’a été émis. Cela est aussi plausible, mais sans certains renseignements concernant l’expérience passée ou les pratiques des autorités nigérianes en matière de tenue des registres, il n’y a aucun fondement actuel sur lequel tirer logiquement et raisonnablement les inférences nécessaires pour en arriver à cette conclusion. On peut également inférer que le rapport a été retenu en raison des renseignements qu’il contenait. Cependant, cette conclusion est encore fondée sur des conjectures et des hypothèses.

[22]           Enfin, le représentant a conclu que le statut social de M. Ayalogu le protégerait de l’application de la loi nigériane, et donc, de mauvais traitements. Cette conclusion est liée à un seul fait : l’appel que son père a reçu du Haut-commissariat. Comme il a été mentionné ci-dessus, il y a d’autres explications plausibles relativement à cet appel, et il n’y a pas de fait établi prouvant la raison pour laquelle l’appel a été fait. Pour le représentant, le fait d’inférer le motif sous-tendant l’appel et ensuite de se fonder sur cette inférence pour conclure que M. Ayalogu fait partie de l’élite nigériane et qu’il sera à l’abri de la loi est de la pure conjecture. En outre, le représentant ne tient pas compte de l’absence de contact de M. Ayalogu avec son père et du temps écoulé, deux facteurs qui pourraient logiquement avoir une incidence sur la capacité de M. Ayalogu à tirer profit du statut que son père pourrait avoir au Nigéria.

B.                 Le représentant a-t-il commis une erreur en omettant de tenir compte du paragraphe 12(2) du Code criminel du Nigéria?

[23]        Le défendeur fait valoir que le représentant n’a pas commis d’erreur en omettant de tenir compte du risque allégué découlant du Code criminel du Nigéria (Code) parce que le libellé du paragraphe 12(2) démontre que la disposition ne s’applique qu’aux actes ou aux omissions qui constituent une infraction au Nigéria et que la participation soupçonnée à une organisation criminelle ne serait pas visée. Là encore, je ne suis pas d’accord.

[24]           Je reconnais qu’un décideur n’a pas besoin de traiter ou de mentionner tous les arguments soulevés par un demandeur (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). Toutefois, lorsqu’un décideur ne tient pas compte d’un élément de preuve relevant directement des questions en litige, une cour pourrait être plus disposée à conclure qu’une conclusion a été tirée sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17, 1998 CanLII 8667 (CF 1re inst.)).

[25]           En l’espèce, le paragraphe 12(2) du Code prévoit l’engagement de poursuites au Nigéria si un [traduction] « un acte ou une omission se produit ailleurs ». Le représentant ne tient pas compte du risque (le cas échéant) qui découle de cette disposition. L’avocat du défendeur a présenté une interprétation du Code pour expliquer la raison pour laquelle le représentant n’avait pas commis d’erreur en omettant de tenir compte de tout risque découlant de cette disposition. Toutefois, le risque (le cas échéant) découlant du Code était une question en litige dont le représentant devait tenir compte dans les motifs, et non que l’avocat devait présenter lors du contrôle judiciaire.

VI.              Conclusion

[26]           La décision du représentant est fondée sur des hypothèses et des conjectures et omet de tenir de compte de tous les aspects liés au risque allégué. La décision ne fait pas référence aux éléments requis en matière de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[27]           Les parties ont convenu durant l’audience qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier. Je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4876-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour qu’elle soit réexaminée par un autre décideur.

2.      Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4876-16

 

INTITULÉ :

IKEMEFUNA AYALOGU c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE :

Le 20 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Karima Karmali

 

Pour le demandeur

 

Amy Smeltzer

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau des services juridiques intégrés

Aide juridique de l’Ontario

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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