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Date : 20171120


Dossier : T-537-17

Référence : 2017 CF 1054

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

TYRONE EUVERMAN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Introduction

[1]            Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire déposée en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7, à l’égard d’une décision rendue par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du Canada (la « division d’appel ») en vertu de l’article 58 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, ch. 34 [la LMED], rejetant la demande d’autorisation du demandeur d’interjeter appel d’une décision de la Division générale du Tribunal de la sécurité sociale du Canada (« division générale ») concluant que le demandeur n’était pas admissible à une pension d’invalidité aux termes de l’alinéa 44(1)b) du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, ch. C-8 [RPC].

II.                 Contexte

[2]            Le demandeur est un homme de 43 ans qui a été victime, tout au long de sa vie, de harcèlement et de discrimination en raison de son orientation sexuelle. Il souffre par conséquent de problèmes de santé mentale, notamment de l’anxiété et de la dépression, et se sent incapable de chercher et de conserver un emploi.

[3]            Les antécédents de harcèlements et de discrimination du demandeur sont nombreux. À l’école primaire, il s’est fait insulter, exclure et attaquer. Il a fréquenté une école secondaire alternative appliquant une politique antidiscriminatoire stricte, mais il a malgré tout entendu des propos homophobes, dont certains le visaient personnellement.

[4]            Après le secondaire, le demandeur a travaillé pour la Régie des alcools de la Colombie‑Britannique de 1995 à 2003. Il affirme que l’environnement de travail était malsain, que les comportements homophobes étaient [traduction] « virulents et très méprisants » et qu’il trouvait pénible d’aller chaque jour au travail. Il a également été victime d’un vol à main armée alors qu’il travaillait au magasin d’alcool. Il a consulté un psychologue pendant plusieurs mois afin de guérir des conséquences psychologiques engendrées par ce vol. Le psychologue lui a finalement annoncé qu’il était prêt à cesser le traitement, mais il n’a jamais repris son emploi.

[5]            De 2003 à 2006, le demandeur a étudié à l’école d’art et de design Emily Carr Institute of Art and Design. Ayant peur d’être victime d’homophobie, il trouvait difficile de se rendre en cours. Ses nombreuses absences ont fait baisser ses notes, mais il a tout de même obtenu son baccalauréat en beaux-arts.

[6]            Pendant plusieurs mois en 2006, le demandeur a travaillé pour le programme AirCare et a fait l’objet de commentaires discriminatoires, d’intimidation et de directives données sur un ton impatient. Il est devenu si nerveux qu’il a chuté au travail, se blessant ainsi à la cheville et au dos. Il n’a jamais repris cet emploi.

[7]            Le demandeur a ensuite travaillé pendant plusieurs mois chez Costco en 2006 et en 2007, où il a fait une fois de plus l’objet de discrimination homophobe. Il affirme que ses collègues faisaient des remarques négatives à son égard, s’immisçaient dans son espace personnel contre sa volonté et lui lançaient des ordures. En raison de ces difficultés, son nombre d’heures de travail a été réduit.

[8]            Lorsque Costco a voulu augmenter ses heures de travail, il a obtenu un billet du médecin affirmant qu’il souffrait d’anxiété et de dépression en lien avec les difficultés qu’il vivait au travail. D’après le billet, ces symptômes s’étaient manifestés pendant plusieurs semaines et ils l’avaient forcé à arrêter de travailler le 30 septembre 2007. Il a été suivi en thérapie, mais n’a pas reçu de médicaments.

[9]            Des formulaires subséquents fournis par un autre médecin indiquaient qu’il souffrait de difficultés de concentration mineures, mais qu’il serait en mesure de retourner au travail et d’effectuer ses tâches courantes à partir du 7 décembre 2007.

[10]        C’est au cours de ce mois que son emploi chez Costco a pris fin. On ne sait pas clairement s’il a été congédié ou s’il a démissionné, mais le problème était manifestement lié à sa présence au travail et à sa réticence à effectuer plus d’heures de travail.

[11]        De septembre 2007 à avril 2008, le demandeur a suivi une formation en enseignement à l’Université de la Colombie-Britannique. Cette expérience a coïncidé avec sa mauvaise expérience chez Costco. Il a affirmé vivre une invasion de son espace personnel en plus de faire face à des commentaires homophobes. Il n’arrivait pas à se concentrer sur ses études, a raté un premier stage pratique et a eu besoin de l’aide des professeurs. Il n’a jamais terminé ses études.

[12]        Pendant plusieurs mois en 2008, le demandeur a travaillé chez Secom Plus. Il déclare qu’un employé homophobe rendait le milieu déplaisant en lui lançant des regards narquois, en faisant des gestes efféminés, en l’intimidant et en envahissant son espace personnel. Cette expérience l’a conduit à donner sa démission.

[13]        Le demandeur est ensuite resté en dehors du marché du travail pendant un certain temps, se concentrant sur son travail artistique et prenant soin de son oncle handicapé. Le décès soudain de sa mère en 2009 a été une expérience traumatisante pour lui.

[14]        En mai 2011, le demandeur a consulté un thérapeute, qui l’a fait admettre à l’hôpital en raison de préoccupations pour sa santé mentale. Il a reçu son congé après plusieurs jours, ayant promis de consulter un psychologue. Ce psychologue lui a prescrit des médicaments et lui a dit qu’il devait absolument trouver du travail pour éviter de se retrouver démuni.

[15]        D’août 2011 à août 2012, le demandeur a travaillé comme soignant et travailleur de soutien communautaire; il a gagné environ 33 000 $ pendant cette période pour 18 h à 30 h de travail par semaine. Il affirme une fois de plus avoir fait l’objet de commentaires homophobes pendant cette période. Le cadre de travail proche de celui d’un hôpital a également fait ressurgir des émotions négatives concernant la mort de sa mère. Il a donc démissionné. Selon lui, son superviseur n’a pas tenu compte de ses plaintes et ne comprenait pas ses problèmes médicaux.

[16]        En septembre 2012, un médecin a rempli un certificat médical de demande de prestations de maladie de l’assurance-emploi, selon lequel le demandeur était incapable de travailler jusqu’en novembre 2012 en raison de problèmes d’anxiété et de dépression. Depuis, le demandeur a continué à voir des médecins et a tenté de prendre des médicaments. Un médecin a récemment déclaré que le demandeur avait besoin de recevoir l’aide sociale et n’était pas en mesure de travailler.

[17]        Le 20 septembre 2013, le demandeur a présenté une demande pour obtenir la pension d’invalidité.

[18]        Le 31 décembre 2013, Service Canada a conclu que le demandeur n’était pas admissible à cette pension. Le demandeur devait prouver son invalidité continue de décembre 2008 à maintenant. Les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer qu’il était invalide depuis 2008, et l’emploi qu’il a occupé en 2011-2012 indiquait qu’il ne l’avait pas été de façon continue.

[19]        Le 3 avril 2014, à la demande du demandeur, Service Canada a réexaminé sa décision. L’organisme a toutefois conclu que le demandeur n’était pas admissible aux prestations d’invalidité pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans la décision initiale.

[20]        Le 7 juillet 2016, la division générale a rejeté l’appel du demandeur de la décision de Service Canada. Elle a conclu que le demandeur n’était pas invalide depuis le mois de décembre 2008, et ce, pour deux raisons. Premièrement, en décembre 2007, un médecin a conclu qu’il était apte à reprendre le travail et rien n’indiquait qu’il y avait eu des changements entre cette date et le mois de décembre 2008. Deuxièmement, le demandeur a travaillé en 2010 et en 2011 pendant une longue période et a reçu une rémunération substantielle.

[21]        Le 14 mars 2017, la division d’appel a rejeté la demande d’autorisation d’interjeter appel du demandeur de la décision de la division générale. Elle a conclu que le demandeur n’avait relevé aucun motif permettant à l’appel d’avoir une chance raisonnable de succès. Le demandeur présentait essentiellement les mêmes arguments, mais la division d’appel n’a pas le mandat de réexaminer des demandes d’invalidité sur le fond.

[22]        Le 12 avril 2017, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la division d’appel.

A.                 Question préliminaire

[23]        Le défendeur prétend que les pièces C, D et E de l’affidavit du demandeur sont inadmissibles, car elles ne font pas partie du dossier certifié du tribunal, et la division d’appel n’était donc pas en possession de ces pièces lorsqu’elle a rendu sa décision. Je suis d’accord. Ces documents et les observations fondées sur ceux-ci sont inadmissibles et seront écartés (Flaig v. Canada (Attorney General), 2017 FC 531, au paragraphe 28).

III.               Question en litige

[24]        La décision de la division d’appel de refuser l’autorisation d’interjeter appel était-elle raisonnable?

IV.              Norme de contrôle

[25]        Les décisions de la division d’appel d’autoriser ou non une demande d’interjeter appel doivent être révisées selon la norme de la décision raisonnable (Tracey c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1300, aux paragraphes 12 à 23). Il faut faire preuve de respect envers ces décisions et la Cour n’interviendra que si elles n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                 Analyse

[26]        Le demandeur se fonde essentiellement sur les mêmes renseignements que ceux présentés devant la division d’appel et soutient qu’il satisfait aux exigences pour être admissible à la pension d’invalidité.

[27]        Le défendeur soutient qu’en fonction des renseignements qui lui ont été présentés, la division d’appel pouvait raisonnablement refuser la demande d’interjeter appel de la décision de la division générale, qui avait déterminé que le demandeur n’était pas admissible à la pension d’invalidité.

[28]        L’alinéa 44(1)b) du RPC établit les critères d’admissibilité à la pension d’invalidité. Un demandeur doit :

        avoir moins de soixante-cinq ans;

        ne pas recevoir de pension de retraite;

        être invalide;

        avoir suffisamment cotisé au RPC pendant la période minimale d’admissibilité (« PMA »).

[29]        Au moment de la présentation de sa demande, le demandeur n’avait pas suffisamment cotisé au RPC et était donc considéré comme un demandeur tardif aux fins du sous-alinéa 44(1)b)ii) du RPC. Par conséquent, il devait prouver qu’il était invalide au moment où il satisfaisait aux exigences de cotisation et qu’il l’a été sans interruption depuis.

[30]        Il n’est pas contesté que le 31 décembre 2008 est la date à laquelle le demandeur satisfaisait aux critères de contribution du RPC. Le demandeur devait donc démontrer qu’il était invalide à cette date et l’a été de façon continue jusqu’à aujourd’hui.

[31]        L’alinéa 42(2)a) du RPC définit « l’invalidité » comme étant une « invalidité physique ou mentale grave et prolongée ». « Grave » signifie être « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice ». « Prolongée » signifie que l’invalidité doit « vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou [doit] entraîner vraisemblablement le décès ».

[32]        Dans l’arrêt Klabouch c. Canada (Développement social), 2008 CAF 33, aux paragraphes 13 à 17, la Cour d’appel fédérale a énoncé trois principes applicables à la détermination de la gravité. Premièrement, c’est la capacité du demandeur à travailler et non le diagnostic de sa maladie qui détermine la gravité de l’invalidité. Deuxièmement, la gravité de l’invalidité n’est pas fondée sur l’incapacité du demandeur d’occuper son emploi régulier, mais plutôt sur son incapacité d’avoir « une occupation véritablement rémunératrice » quelle qu’elle soit. Troisièmement, un demandeur doit non seulement soumettre une preuve médicale à l’appui de sa demande, mais aussi une preuve étayant ses efforts pour se trouver un emploi et améliorer son état de santé.

[33]        Le critère de la gravité doit être appliqué en considérant le « monde réel ». Un décideur doit tenir compte des circonstances particulières du demandeur, comme son âge, son niveau d’instruction, ses aptitudes linguistiques et ses expériences de vie et de travail antérieures (Villani c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 248 aux paragraphes 38 et 39).

[34]        Les paragraphes 58(1) et 58(2) de la LMED disposent que l’autorisation d’interjeter appel d’une décision de la division générale peut uniquement être accordée lorsque la division d’appel est convaincue que le demandeur a « une chance raisonnable de succès » sur l’un des motifs suivants :

        Il y a eu un manquement à la justice naturelle.

        Une erreur de droit a été commise.

        La décision est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à la connaissance de la division générale.

[35]        En décembre 2007, le médecin du demandeur a déclaré ce dernier apte à reprendre le travail. Pendant toute l’année suivante, le demandeur a eu de la difficulté à poursuivre ses cours, mais a également travaillé pendant plusieurs mois avant de démissionner. De plus, il n’a offert aucune preuve médicale démontrant que la déclaration du médecin était erronée ou que son état avait changé.

[36]        Comme il a été mentionné, le demandeur a travaillé pendant plusieurs mois pour deux établissements de soins en 2011 et en 2012; il a conservé l’un de ces emplois pendant près d’un an, gagnant ainsi plus de 30 000 $. La division générale a conclu que cela indiquait une capacité régulière à détenir un emploi réellement rémunérateur et que l’invalidité n’était donc pas prolongée.

[37]        Dans son appel, le demandeur n’a indiqué aucun motif pour lequel son appel aurait une chance raisonnable de succès sur l’un des éléments énumérés à l’article 58 de la LMED. Il est vrai qu’un médecin a récemment déclaré que le demandeur était incapable de travailler en raison de problèmes d’anxiété et de dépression, mais ce diagnostic est intervenu plusieurs années après la date d’admissibilité de décembre 2008. Ces éléments ont été pris en considération par la division générale et par la division d’appel dans son refus d’autoriser la demande d’appel. Les preuves médicales de l’incapacité à travailler du demandeur en décembre 2008, qui est la période minimale d’admissibilité, sont insuffisantes et il n’y a pas de fondement permettant de faire valoir que ses revenus de 2011 et de 2012 ne devraient pas être considérés comme une preuve de sa capacité à travailler (Monk c. Canada (Procureur général), 2010 CF 48, au paragraphe 10). Je comprends que le demandeur est depuis toujours victime d’homophobie et j’éprouve de la sympathie pour lui, mais la Cour n’a pas pour tâche d’évaluer de nouveau la preuve et de rendre une nouvelle décision sur le fond.

[38]        La division d’appel a conclu que la division générale avait évalué sérieusement les antécédents du demandeur, son état de santé et sa capacité à l’emploi. Cette conclusion est soutenue par le dossier; la division générale a examiné en détail les circonstances entourant la situation du demandeur.

[39]        La division d’appel a également raisonnablement conclu que la division générale avait fourni des motifs justifiables au soutien de sa conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas invalide en décembre 2008. La décision de la division d’appel est détaillée et bien motivée. Je ne vois aucune raison d’intervenir sur cette décision.


JUGEMENT dans l’affaire T-537-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est rejetée.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-537-17

 

INTITULÉ :

TYRONE EUVERMAN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 novembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE :

Le 20 novembre 2017

COMPARUTIONS :

Tyrone Euverman

Pour le demandeur

POUR SON PROPRE COMPTE

Jennifer Hockey

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Gatineau (Québec)

Pour le défendeur

 

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