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Date : 20171122


Dossier : IMM-1884-17

Référence : 2017 CF 1059

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2017

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ROUNAK ABDULLAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Aperçu

[1]               Rounak Abdullah (la demanderesse) demande un contrôle judiciaire de la décision datée du 16 février 2017 (la décision) d’un agent d’immigration supérieur (l’agent), qui a rejeté la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire qu’elle a présentée à l’intérieur du pays.

[2]               La demanderesse, une femme de 29 ans, affirme que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant d’examiner et d’analyser la preuve dont elle était saisie concernant son mariage et l’importance de celui-ci, ainsi que le poids qu’il aurait fallu y accorder dans le cadre de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire.

[3]               Le répondant soutient que la décision de l’agent, à savoir que les considérations d’ordre humanitaire n’étaient pas justifiées, est raisonnable puisqu’elle a conclu que la preuve dont elle était saisie n’était pas suffisante pour démontrer que la demanderesse et son époux menaient une vie intégrée et interdépendante ensemble.

II.                 Contexte

[4]               La demanderesse, qui est née en Iraq, s’est enfuie aux États-Unis avec sa famille quand elle était mineure. Tous les membres de la famille ont été acceptés comme réfugiés au sens de la Convention et ils ont par la suite obtenu la citoyenneté américaine.

[5]               À l’âge de 19 ans, la demanderesse a effectué une visite en Iraq avec sa famille et, à cette occasion, elle a contracté un mariage arrangé avec un homme qui, par la suite, l’a agressée physiquement, sexuellement et verbalement. Elle l’a éventuellement divorcé aux États-Unis lorsqu’elle a appris qu’il utilisait ce mariage pour obtenir son statut de résident permanent aux États-Unis. Elle a aussi retiré son parrainage de la demande d’immigration qu’il avait présentée.

[6]               Au moment où elle a quitté son époux, la demanderesse habitait en Californie avec ses parents qui exerçaient continuellement des pressions pour qu’elle reprenne la vie commune avec son époux. Elle soutient que les membres de sa famille tenteront d’organiser un autre mariage pour elle, car ils sont respectueux de la culture traditionnelle.

[7]               La demanderesse est arrivée au Canada en avril 2011 avec un visa de visiteur de six mois. En mars 2012, elle a fait la connaissance de M. Nasir Ahmaddy, un citoyen canadien, et elle a entamé une relation amoureuse avec lui. Apparemment, elle n’a pas renouvelé son visa de visiteur parce qu’on lui avait dit qu’elle devrait absolument recourir à un avocat; or, elle n’avait pas les fonds requis pour le faire. Dans les observations écrites soumises à l’agent, on déclare que la demanderesse a consacré les mois suivants à se renseigner auprès de divers avocats spécialisés en immigration sur la manière de soumettre une demande de résidence permanente au Canada. La seule solution qu’on lui a proposée était d’épouser un citoyen canadien ou un résident permanent, mais elle ne voulait pas se marier. Dans les observations écrites qu’elle a soumises à la Cour, la demanderesse soutient « qu’elle hésitait à intégrer la vie de [M. Ahmaddy] et à devenir dépendante de celui-ci » en raison de la violence dont elle avait été victime durant son mariage précédent.

[8]               La demanderesse a excédé la durée fixée de son visa de visiteur jusqu’en février 2013 lorsqu’elle est retournée aux États-Unis parce que sa mère était malade. En juin 2013, elle est revenue au Canada en déclarant à ses parents qu’elle avait reçu une offre d’emploi qui l’obligeait à habiter au Canada. À son second voyage au Canada, elle détenait un visa qu’elle avait obtenu à la suite d’une demande, visa qui lui permettait de demeurer au Canada jusqu’au 10 novembre 2013. À l’expiration de ce visa, elle n’a pas tenté de le prolonger à nouveau et elle a de nouveau excédé la durée fixée de son visa de visiteur.

[9]               Le 2 mai 2015, la demanderesse a épousé M. Ahmaddy. Les observations présentées à l’agent indiquent qu’ils cohabitent depuis le 1er novembre 2015. M. Ahmaddy n’est pas autorisé à parrainer son épouse au Canada et il est lui-même interdit de territoire aux États-Unis en raison des infractions criminelles dont il a été reconnu coupable au Canada. À la date de la demande pour motifs humanitaires, il était également en attente d’un procès pour trafic de cocaïne.

[10]           L’agent a jugé que la preuve objective dont il était saisi était insuffisante pour confirmer que la demanderesse et son époux menaient une vie intégrée et interdépendante ensemble.

III.               La norme de contrôle

[11]           La norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’agent relativement à des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2010] RCF 360 [Kisana]).

[12]           Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la raisonnabilité, la Cour doit déterminer si la décision était justifiée, transparente et intelligible et si elle appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).

IV.              Analyse

[13]           La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la lettre d’appui déposée par son époux, ni des cinq lettres de ses amis décrivant ses caractéristiques personnelles et la perte qu’ils ressentiraient si elle n’était pas autorisée à demeurer au Canada.

[14]           Le problème concernant l’observation de la demanderesse réside dans le fait que le dossier certifié du tribunal (DCT) ne contient aucune de ces lettres d’appui. L’agent ne peut pas tenir compte de ce qu’il n’a pas reçu.

[15]           Le 24 juin 2016, le consultant en immigration retenu par la demanderesse a énuméré et soumis divers documents pour étayer la demande. Il a mentionné que, dans les trente jours, il présenterait des observations détaillées, ainsi que des documents additionnels. Les documents qu’il a soumis initialement incluaient les formulaires de demande habituels, ainsi que des copies des documents ci-après : les dossiers sur son passeport et son visa des États-Unis, une attestation de la célébration de son mariage avec son époux actuel, une déclaration de la dissolution de son mariage à son ex-conjoint violent, des relevés bancaires, des relevés de comptes d’électricité, de gaz, de service Internet et de téléphone, une convention de bail résidentiel, un bail résidentiel, des polices d’assurance locataire occupant, ainsi que différentes photos.

[16]           L’agent a souligné à juste titre que, de tous les documents soumis le 24 juin 2016, seule la police d’assurance locataire occupant contenait le nom de l’époux. La convention de bail résidentiel avait été signée le 1er mai 2015, soit la veille du mariage de la demanderesse et de M. Ahmaddy. Cette convention se terminait en avril 2016 et avait été signée à la fois par la demanderesse et par une autre femme, et non pas par l’époux. Le nom de l’époux n’apparaît sur aucun des autres documents de preuve documentaire objective qui ont été soumis.

[17]           Le dossier certifié du tribunal contient une lettre du consultant en immigration datée du 22 septembre 2016 et les observations écrites promises. Ces observations sont accompagnées de déclarations d’amis attestant les liens de la demanderesse avec le Canada. On y indique que la demanderesse s’était fait de nombreux amis au Canada qui sont devenus comme une famille. Les observations renferment de brefs énoncés attribués à différents amis. Certes, le dossier de la demanderesse qui a été déposé auprès de la Cour dans le cadre de la présente demande renferme les lettres, mais il n’y a aucune indication que celles-ci ont réellement été soumises à l’agent; en outre, contrairement à la liste qui accompagnait les documents soumis le 24 juin 2016, il n’y a aucune liste de documents indiquant que des documents quelconques accompagnaient la lettre du consultant en immigration.

[18]           La demanderesse n’a pas soumis de page d’envoi par télécopieur indiquant le nombre de pages qui ont été transmises à l’agent. La seule conclusion raisonnable que l’on peut tirer de la preuve telle qu’elle a été présentée à la Cour est que le consultant en immigration n’a pas joint les documents justificatifs aux observations écrites du 22 septembre 2016.

[19]           Sans documents justificatifs, les observations ne sont que des affirmations vagues de la part du consultant en immigration. Il était raisonnable pour l’agent de conclure que la preuve offerte était généralement insuffisante pour appuyer la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il se peut fort bien que, si les lettres d’appui avaient été soumises, l’agent leur aurait accordé peu d’importance. Les lettres contenues dans le dossier de la demanderesse sont simplement dactylographiées sur du papier ordinaire; elles ne sont pas datées, aucune n’est signée et toutes semblent avoir été dactylographiées avec la même police de caractères.

[20]           De même, la lettre d’appui de son époux, laquelle se trouve uniquement dans le dossier de la demanderesse, revêt la forme d’un bref courriel de sa part qui a ensuite été acheminé aux bureaux du consultant en immigration. Certes, il y déclare son amour pour son épouse et il parle de son passé horrible avec son ex-conjoint; toutefois, à l’exception des circonstances dans lesquelles ils ont fait connaissance, il ne donne aucune précision concernant leur vie ensemble. Il affirme qu’elle est généreuse et compatissante et qu’il en aurait le cœur brisé si elle le quittait. Dans son courriel d’appui de sa demande, il déclare : [traduction] « Je recommande fortement que l’on prenne sa demande au sérieux, parce que je sais qu’elle mérite de vivre la vie dont elle a toujours rêvé ».

[21]           Le dossier certifié du tribunal contient une lettre dactylographiée de trois pages émanant de la demanderesse; cette lettre n’est ni datée, ni signée, mais elle est datée du 3 novembre 2016 au moyen du timbre du défendeur. Elle y décrit en détail les raisons pour lesquelles elle a peur de son ex-conjoint. Elle explique clairement les raisons pour lesquelles elle a quitté sa famille et, que si elle y retourne, on arrangera un autre mariage pour elle. Elle affirme qu’elle n’a pas le sentiment de faire partie de sa famille et qu’elle est plus heureuse sans elle. Une phrase est consacrée à son époux : [traduction] « à Toronto, j’ai été très heureuse, car j’ai rencontré l’homme de mes rêves, mon véritable amour qui est le meilleur époux que l’on puisse demander ». Sa lettre a pour objet de démontrer qu’elle mérite de vivre une vie heureuse comme n’importe qui d’autre et qu’elle est une bonne personne qui devrait pouvoir vivre comme tout le monde sans craindre d’être victime de préjudice ou d’être séparée des gens qui lui sont chers. Elle ajoute qu’elle [TRADUCTION] « veu[t] une bonne vie [et] qu’elle veu[t] passer à autre chose et être heureuse… et que Toronto est le seul endroit où [elle] trouv[e] le bonheur ».

[22]           Dans le cas des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, il incombe au demandeur de fournir tous les éléments de preuve pertinents pour étayer sa demande et un agent n’est pas tenu de réclamer d’autres observations (Kisana, aux paragraphes 45, 61; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 265, au paragraphe 46, 429 FTR 117). La manière dont les observations du 22 septembre 2016 ont été rédigées indique que l’agent n’avait aucune raison de croire qu’il y avait des pièces jointes. La seule référence à une pièce jointe se trouve dans ce qui est considéré comme étant un extrait « d’une lettre ». L’extrait est présenté séparément, en italique et en retrait dans les observations. À la fin de cet extrait, on trouve le passage « lettre ci-jointe » entre parenthèses. La lettre en question a été versée au dossier de la demanderesse. À l’audience, l’avocate a confirmé qu’il n’existait aucune preuve que cette lettre avait été remise à l’agent. Par conséquent, il n’est pas déraisonnable que l’agent n’ait pas mentionné dans sa décision que la lettre n’avait pas été fournie.

[23]           La demanderesse allègue également que l’agent n’a pas saisi pleinement ses difficultés, le degré de contrôle que ses parents exerçaient sur elle, ainsi que la douleur que lui causerait la séparation de son époux, et que celle-ci a sous-évalué son établissement au Canada où elle a continuellement occupé un emploi pendant cinq ans et le fait qu’elle n’ait pas de casier judiciaire. Ces observations ne représentent rien de plus qu’une demande de réévaluation de la preuve offerte, ce qui n’est pas le rôle de la Cour, comme l’a affirmé récemment le juge Manson dans (Kaur v Canada (Citizenship and Immigration), 2017 FC 782, au paragraphe 20, 283 ACWS (3d) 393). L’agent a fourni des motifs exhaustifs dans sa décision pour permettre à la demanderesse et à la Cour de comprendre son raisonnement et les raisons pour lesquelles elle a déterminé que les preuves offertes étaient insuffisantes pour soutenir sa demande.

[24]           Comme l’avocat du ministre l’a mentionné, la demanderesse peut soumettre une autre demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, à partir d’un autre pays, et présenter des éléments de preuve plus étoffés.

[25]           Compte tenu de l’état du dossier qui a été présenté à l’agent, je ne puis conclure que le raisonnement ou la décision sont erronés. Les motifs de l’agent permettent à la demanderesse de comprendre le processus décisionnel et comment l’agent en est arrivé à cette conclusion. À mon avis, la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En conséquence, la décision est raisonnable.

[26]           La demande est rejetée pour les motifs qui précèdent.

[27]           Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée à partir des faits en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1884-117

LA COUR rejette la présente demande. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1884-17

 

INTITULÉ :

ROUNAK ABDULLAH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE :

Le 22 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Cemone Morlese

 

Pour la demanderesse

 

John Locar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cemone Morlese

Globe Immigration

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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