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Date : 20171130


Dossier : IMM-2248-17

Référence : 2017 CF 1084

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

FRANK EDO-OSAGIE

CLARA EDIAGBONYA

EREMWON DESTINY EDO-OSAGIE

AISOSA RICHIE EDO-OSAGIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’encontre d’une décision rendue par un agent d’immigration principal (l’agent) qui a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande pour motifs d’ordre humanitaire).

II.  Résumé des faits

[2]  Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria. Frank Edo-Osagie et Clara Ediagbonya sont les parents de Destiny, 13 ans, et de Ritchie, 11 ans. Avant leur arrivée au Canada, ils ont été résidents permanents en Italie pendant onze ans. Peu de détails sur leur séjour en Italie ont été fournis. Destiny et Ritchie sont tous les deux nés en Italie, mais ils n’ont pas la citoyenneté italienne. Frank et Clara ont un troisième enfant, Harry, qui est né au Canada et est citoyen canadien.

[3]  Les demandeurs sont arrivés au Canada en février 2013 et ont présenté une demande d’asile. La demande d’asile a été rejetée en juin 2013 par la Section de la protection des réfugiés; la Section d’appel des réfugiés a rejeté leur appel le 15 août 2013. Une mesure de renvoi a été prise contre les demandeurs. L’année suivante, les demandeurs ont présenté leur première demande pour motifs d’ordre humanitaire, qui a été rejetée le 20 octobre 2014.

[4]  En juillet 2016, les demandeurs ont présenté une deuxième demande pour motifs d’ordre humanitaire. Les arguments de cette deuxième demande reposaient sur l’établissement et l’intérêt supérieur des enfants.

[5]  En ce qui concerne l’établissement, Frank occupe un emploi depuis janvier 2014 et Clara occupe un emploi depuis septembre 2016. Clara a également suivi un cours d’anglais et a été bénévole pour l’Armée du Salut. Clara et Frank sont des membres actifs d’une église locale et des membres de la communauté ont fourni des lettres de soutien. 

[6]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, les deux enfants réussissent bien à l’école, ils participent à des sports et se sont fait un réseau d’amis. Ils se réjouissaient à la perspective d’une vie au Canada et des possibilités que celle-ci leur offrirait. Par contraste, le système d’éducation au Nigéria est en piteux état. Les éléments de preuve documentaire indiquent un manque de financement et de graves pénuries de ressources. Dans certains cas, les écoles n’ont pas les installations de base telles que l’eau, l’électricité et les toilettes. De plus, les familles ont de la difficulté à payer pour que leurs enfants fréquentent l’école.

[7]  Le 28 avril 2017, l’agent a rejeté la demande pour motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.

[8]  L’agent a accordé peu de poids à l’établissement des demandeurs au Canada. Il a reconnu les antécédents de Frank et de Clara en matière d’emploi et leur participation à la vie communautaire, et a estimé qu’ils étaient des personnes productives qui contribuaient à la société canadienne. Cependant, il a conclu que leur établissement n’allait pas au-delà de ce à quoi on pourrait normalement s’attendre, étant donné le temps qu’il a fallu pour que leur demande d’asile soit traitée. En outre, l’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction] Les demandeurs ont continué de cumuler du temps au Canada de leur propre chef, sans avoir légalement le droit de le faire. Les demandeurs sont visés par des mesures de renvoi et ont continué leurs efforts d’établissement en étant pleinement conscients du fait que leur statut d’immigration était incertain et que leur renvoi du Canada pouvait se concrétiser.

[9]  L’agent a aussi estimé que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer que le renvoi du Canada aurait sur les enfants une incidence défavorable. Il a reconnu leur intégration au système scolaire canadien et le fait qu’il serait difficile pour eux de quitter cet environnement qui leur est familier. Cependant, étant donné leur bref séjour au Canada, ils n’ont pas développé de liens importants. De plus, l’éducation gratuite est offerte au Nigéria. Étant donné la résilience intrinsèque associée à leur jeune âge, et la familiarité des parents avec la culture nigérienne, ils seraient en mesure de s’y adapter après une période d’ajustement.

[10]  L’agent a aussi conclu que les avantages socioéconomiques comparatifs n’étaient pas un facteur déterminant dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. En tirant cette conclusion, il a reconnu les éléments de preuve documentaire et a admis que le Canada représentait un endroit plus souhaitable pour vivre et offrait de meilleures possibilités. Bien qu’il s’agissait d’un facteur important, il n’était pas suffisant pour accueillir la demande pour motifs d’ordre humanitaire.

[11]  Le 18 mai 2017, les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent.

III.  Questions en litige

[12]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’analyse de l’établissement faite par l’agent était-elle raisonnable?
  2. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent était-elle raisonnable?

IV.  Norme de contrôle

[13]  La norme de contrôle est la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au paragraphe 44).

V.  Discussion

A.  L’analyse de l’établissement faite par l’agent était-elle raisonnable?

[14]  Les demandeurs soutiennent que l’agent ne leur a pas accordé de mérite pour leurs réalisations et leurs connexions au Canada. Il a plutôt écarté leur établissement en créditant le système canadien d’immigration et de protection des réfugiés qui leur a offert du temps pour réaliser ces choses.

[15]  Les éléments de preuve de l’établissement n’ont pas été écartés et ont été clairement pris en considération par l’agent, mais ce dernier a conclu qu’ils ne constituaient pas un niveau d’établissement exceptionnel. La retenue s’impose à l’égard de la conclusion de l’agent, étant donné qu’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIRP est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 [Legault], au paragraphe 15; Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193 [Adams], au paragraphe 30).

[16]  Les demandeurs étaient visés par une mesure de renvoi depuis au moins 2013, cinq mois après leur arrivée et avant tout antécédent d’emploi.

[17]  Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de soupeser de façon défavorable les circonstances entourant l’établissement des demandeurs. Notre Cour a souvent affirmé que les demandeurs ne peuvent ni ne doivent être récompensés pour avoir cumulé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient légalement pas le droit de le faire (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 [Semana], au paragraphe 48). De la même façon, un décideur, aux termes du paragraphe 25(1) de la LIRP, peut prendre en considération le fait que les motifs d’ordre humanitaire dont un demandeur d’asile se réclame sont le fruit de ses propres agissements (Legault, au paragraphe 19). Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356 [Serda], au paragraphe 23 :

Le demandeur qui se voit refuser le statut de réfugié est parfaitement en droit d’épuiser tous les recours mis à sa disposition par la loi mais il doit savoir que ce faisant, son éventuel renvoi en sera d’autant plus pénible.

[18]  L’analyse de l’établissement faite par l’agent était raisonnable.

B.  L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent était-elle raisonnable?

[19]  Les demandeurs soutiennent que l’agent était réceptif, mais pas attentif ou sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Ils citent plusieurs omissions de l’agent : il n’a pas établi au départ ce qui constituait l’intérêt supérieur des enfants; il n’a pas examiné la situation selon le point de vue des enfants; il n’a pas tenu compte de la situation socioéconomique de la famille; il a placé sur un même pied les besoins fondamentaux et l’intérêt supérieur des enfants.

[20]  Le défendeur soutient que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants est holistique : il n’existe aucune démarche obligatoire étape par étape, et les qualificatifs « réceptif, attentif et sensible » ne constituent pas des catégories précises. De plus, il est implicite que l’intérêt supérieur des enfants serait de demeurer au Canada, et il n’est donc pas nécessaire que le décideur l’affirme. Enfin, l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas toujours sur toutes les autres considérations.

[21]  Les agents d’immigration doivent être réceptifs, attentifs et sensibles à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75). Cet intérêt doit être bien établi et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à tous les éléments de preuve, et il doit tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (Kanthasamy, aux paragraphes 35 et 39).

[22]  Aucun critère rigide n’est requis pour une analyse de l’intérêt supérieur des enfants; la forme ne doit pas prévaloir sur le fond (Semana, au paragraphe 25).

[23]  L’agent a estimé qu’on n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour prouver que le fait d’accompagner leurs parents dans leur retour au Nigéria nuirait au développement social, physique et émotionnel des enfants.

[24]  De plus, l’agent a jugé que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve objectifs suffisants pour prouver que leur renvoi du Canada aurait une incidence défavorable sur les trois enfants.

[25]  L’agent a tenu compte des effets négatifs que le renvoi pourrait avoir sur les enfants. Il a mentionné leurs liens et le temps passé au Canada, mais a jugé qu’ils étaient trop brefs pour être importants. Il était aussi conscient des différences entre le Canada et le Nigéria en ce qui a trait aux perspectives d’études et à d’autres facteurs socioéconomiques.

[26]  Bien que je ne sois pas d’accord avec l’appréciation par l’agent des différences entre le Canada et le Nigéria en matière d’éducation, et de leur incidence sur les enfants, l’agent a estimé de façon raisonnable que les différences sur le plan éducatif et socioéconomique entre le Nigéria et le Canada n’étaient pas des facteurs déterminants. Le simple fait qu’il soit plus souhaitable pour les enfants de vivre au Canada ne suffit pas, et ne constitue pas en soi une raison pour accueillir une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Serda, au paragraphe 31).

[27]  Il faut aussi aborder les déclarations de l’agent concernant la capacité des enfants à s’adapter au Nigéria. Il a affirmé : [traduction] « [é]tant donné la résilience intrinsèque associée à leur jeune âge, je suis convaincu qu’ils sont en mesure de s’adapter à un nouvel environnement scolaire après une période d’ajustement initiale ». Notre Cour a jugé qu’il était problématique de se fier à la capacité d’adaptation des enfants (Bautista c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1008, au paragraphe 28) :

Puisque les enfants sont beaucoup plus malléables que les adultes, quiconque se pose au départ la question de savoir s’ils vont pouvoir s’adapter aboutira presque inévitablement à une conclusion affirmative comme quoi les enfants parviendront effectivement à surmonter les difficultés inhérentes au départ pour ensuite s’adapter à une nouvelle vie, avec entre autres l’apprentissage d’une toute nouvelle langue […]. Procéder ainsi, c’est vider de son sens l’obligation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, comme le veut pourtant le paragraphe 25(1).

[28]  Cependant, l’analyse de l’agent ne se termine pas avec cet énoncé. Il a poursuivi en examinant la dépendance des enfants à l’égard de leurs parents et le fait que le Nigéria ne leur était pas inconnu sur le plan culturel. Il était [traduction] « convaincu qu’avec le soutien de leurs parents pour les guider dans les étapes de la transition vers leur nouvelle vie que la réinstallation à l’étranger exigerait, ils s’adapteraient à leur nouvel environnement […] ».

[29]  Les observations des demandeurs accompagnant leur demande pour des motifs d’ordre humanitaire ne contenaient aucun élément de preuve permettant de réfuter cette conclusion. Les demandeurs ont le fardeau d’établir les faits sur lesquels repose leur demande et c’est à leur risque et péril qu’ils omettent des renseignements pertinents (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 8). En l’espèce, ces observations mettaient l’accent sur l’établissement de la famille au Canada et les faibles perspectives d’éducation au Nigéria. Les demandeurs n’ont pas expliqué les difficultés auxquelles les enfants pourraient être confrontés dans leur adaptation à une nouvelle culture. Le dossier contient peu de renseignements sur les antécédents de la famille, ses compétences linguistiques et culturelles, ses connaissances du Nigéria ou le séjour en Italie.

[30]  L’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas toujours sur les autres considérations (Baker, au paragraphe 75). L’intérêt supérieur des enfants doit être apprécié avec d’autres facteurs qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi des parents (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475, au paragraphe 6).

[31]  Comme je l’ai souligné ci-dessus, le paragraphe 25(1) de la LIPR constitue une mesure d’exception. L’obligation de quitter le Canada comportera inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire; les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ne sont pas censées constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au paragraphe 23).

[32]  Les décisions rendues aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR sont hautement discrétionnaires et il faut faire preuve de retenue à l’égard des décideurs de l’immigration. J’estime que la décision de l’agent était raisonnable.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2248-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2248-17

 

INTITULÉ :

FRANK EDO-OSAGIE ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Jack Martin

Pour les demandeurs

Kristina Dragaitis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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