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Date : 20171214


Dossier : IMM-2252-17

Référence : 2017 CF 1149

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

SAJID HUSSAIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Aperçu

[1]               M. Hussain est un citoyen du Pakistan qui fait l’objet d’un renvoi du Canada vers le Pakistan. Il présente cette demande en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), afin d’obtenir une révision de la décision défavorable rendue à l’égard de sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2]               Pour les motifs ci-après exposés, la demande est accueillie. Je suis d’avis que le défaut de l’agent d’immigration principal (l’agent) de tenir compte des observations et des éléments de preuve sur le risque allégué d’incarcération et de mauvais traitements de la part des autorités pakistanaises – un risque qui, selon M. Hussain, découle de sa non-admissibilité au Canada pour des raisons d’ordre criminel – mine l’intelligibilité et la transparence de la décision et la rend déraisonnable.

II.                 Contexte

[3]               M. Hussain est arrivé au Canada en compagnie de ses parents en tant qu’enfant à charge. La famille avait été parrainée par le frère aîné de M. Hussain, Farakat. M. Hussain est devenu résident permanent du Canada en 1995, à l’âge de 15 ans.

[4]               Son frère, Farakat, a épousé sa cousine Shazia Bi au Pakistan, dont il a aussi parrainé la demande de résidence permanente. Mme Bi est arrivée au Canada et est devenue résidente permanente en 1998. Le couple a divorcé moins d’un an plus tard.

[5]               M. Hussain allègue qu’il a été forcé d’épouser l’ex-femme de son frère après le divorce de ce dernier, afin de préserver l’honneur des deux familles. Ils se sont mariés en janvier 2002, mais ont divorcé en juillet 2012. La date de séparation indiquée sur leur demande de divorce est juillet 2005, mais M. Hussain soutient qu’ils ont tenté de se réconcilier à deux reprises, soit en 2008 et à nouveau en 2010.

[6]               M. Hussain ajoute qu’après s’être séparé de Mme Bi, il a entretenu une relation avec une femme de nationalité philippine. Ils ont eu un enfant ensemble, qui est né au Canada en 2006; en 2008, M. Hussain a parrainé la demande de résidence permanente de sa partenaire philippine à titre de conjointe de fait. La partenaire philippine de M. Hussain est devenue résidente permanente en 2009; il semble toutefois qu’ils aient rompu lorsque M. Hussain a été accusé de voies de fait.

[7]               M. Hussain dit que ses tentatives de réconciliation avec Mme Bi ont pris fin en 2010, lorsque cette dernière a été informée de la relation qu’il entretenait avec sa partenaire philippine et qu’elle a appris qu’un enfant était né de cette relation.  Il soutient que, depuis l’échec de ses tentatives de réconciliation avec sa femme en 2010, la famille de Mme Bi menace de lui faire du mal s’il retourne au Pakistan.

[8]               En 2010, M. Hussain a été condamné pour un certain nombre d’infractions liées à la fraude en vertu des alinéas 362(1)a) et 380(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Il a par la suite été déclaré interdit de territoire au Canada pour cause de grande criminalité, en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le 12 octobre 2012, une mesure d’expulsion du Canada a été prise contre lui.

[9]               Dans sa demande d’ERAR, M. Hussain invoque le risque qu’il soit victime d’un crime d’honneur ou de violence liée à l’honneur de la part de la famille de Mme Bi s’il retourne au Pakistan, ainsi que le risque qu’il fasse l’objet de représailles de la part des autorités pakistanaises en raison de sa non-admissibilité au Canada pour des raisons d’ordre criminel.

III.               Décision contestée

[10]           Les éléments de preuve portant sur la violence liée à l’honneur ont été présentés dans deux affidavits du père de M. Hussain. L’agent a exprimé des réserves au sujet de la preuve par affidavit présentée par le père, du fait notamment que celle-ci : (1) n’expliquait pas pourquoi l’honneur familial n’avait pas été entaché par le premier divorce de Mme Bi d’avec le frère de M. Hussain; (2) n’expliquait pas pourquoi les menaces à l’endroit de M. Hussain venaient de la famille de Mme Bi au Pakistan et non des membres de sa famille immédiate qui se trouvaient au Canada; et (3) n’était corroborée par aucun élément de preuve documentaire objectif indiquant que la famille de Mme Bi cherchait à faire du mal M. Hussain.

[11]           L’agent a également accordé à la preuve par affidavit une [traduction] « faible valeur probante, car elle venait d’une personne ayant un intérêt dans l’issue de la demande ».

[12]           L’agent a pris acte de la documentation sur la situation dans le pays en cause concernant les crimes d’honneur et la violence liée à l’honneur, mais il a écarté cette preuve, alléguant qu’elle n’était pas liée à la [traduction] « situation personnelle du demandeur ». L’agent a également jugé que les éléments de preuve sur la situation au Pakistan ne permettaient pas d’établir que la famille de Mme Bi cherchait à faire du mal à M. Hussain, ni [traduction] « que des personnes au Pakistan s’intéressaient au demandeur à cause des risques invoqués ou pour quelque autre motif ». L’agent a conclu que le préjudice lié aux risques allégués était conjectural et qu’il n’était corroboré par aucun élément de preuve.

[13]           L’agent a ensuite examiné la question de la protection offerte par l’État et, s’appuyant sur un rapport sur les droits de la personne au Pakistan publié en 2015 par le Département d’État des États-Unis, il a conclu ce qui suit : [traduction] « [b]ien que la protection offerte par l’État ne soit pas parfaite, j’estime qu’elle est adéquate et que le demandeur peut y avoir accès s’il en fait la demande ». L’agent note que le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve clair et convaincant selon lequel l’État refusait ou était incapable de lui offrir une protection policière au Pakistan s’il le souhaitait.

[14]           Il a donc conclu, eu égard à l’ensemble de la preuve, qu’il existe moins qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté au sens de l’article 96 de la LIPR, et qu’il n’y a pas de motifs sérieux de croire à un risque de torture ni de motif raisonnable de croire qu’il serait exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités selon l’article 97.

IV.              Questions en litige

[15]           M. Hussain soulève les questions suivantes :

A.                 Était-il déraisonnable pour l’agent d’accorder peu de poids à la preuve par affidavit?

B.                 Était-il déraisonnable pour l’agent de conclure que les éléments de preuve sur la situation dans le pays en cause ne s’appliquaient pas au demandeur?

C.                 Le défaut de l’agent de prendre en compte le risque d’incarcération et de torture du demandeur était-il déraisonnable?

[16]           Je suis d’avis que le défaut de l’agent de prendre en compte les éléments de preuve et d’examiner le risque allégué d’incarcération et de torture, auquel M. Hussain serait exposé s’il retournait au Pakistan en raison de son expulsion du Canada, rend la décision déraisonnable et est déterminant dans l’examen de la présente demande.

V.                 Norme de contrôle

[17]           Les parties reconnaissent que les décisions portant sur des demandes d’ERAR constituent des questions de droit et de fait qui doivent être examinées en regard de la norme de la décision raisonnable (Benko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032, au paragraphe 15). Durant un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit déterminer si le processus décisionnel reflète les éléments de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

VI.              Analyse

[18]           Dans sa demande d’ERAR, M. Hussain soutient que, s’il retournait au Pakistan, il serait exposé à des risques : (1) de la part de la famille de son ex-épouse et (2) de la part des autorités pakistanaises qui pourraient l’incarcérer à son retour, ce qui l’exposerait à une véritable menace à sa vie, à un risque de torture ainsi qu’à un risque de peines cruelles et inusitées compte tenu des conditions dans les prisons du Pakistan.

[19]           En ce qui a trait au risque d’incarcération, M. Hussain a reconnu dans ses observations présentées à l’agent qu’il n’existe aucun élément de preuve indiquant qu’il figure sur une liste de surveillance au Pakistan. Cependant, dans sa demande d’ERAR, il invoque un rapport publié le 9 août 2013 et intitulé United Kingdom: Home Office, Country of Origin Information Report – Pakistan. Il cite un extrait de ce rapport, où il est indiqué que la Federal Investigation Agency du Pakistan fait enquête sur toutes les personnes qui sont expulsées vers le Pakistan, et que la participation à des activités illégales peut mener à des accusations. Il allègue que son expulsion pour cause de non-admissibilité pour des raisons d’ordre criminel – des renseignements que les autorités canadiennes communiqueraient aux autorités pakistanaises – l’expose donc à des risques.

[20]           La portion de la décision consacrée à la détermination des risques énonce avec justesse les risques allégués par M. Hussain, et la portion analyse de la décision examine en détail le risque de préjudice de la part de la famille de Mme Bi. L’agent énonce également d’autres risques liés à la violence et aux crimes d’honneur au Pakistan dans un paragraphe renvoyant à la documentation sur la situation dans le pays en cause, mentionnant ce qui suit :

[traduction] Je suis d’avis que les éléments de preuve documentaires qui m’ont été présentés ne permettent pas d’établir que des personnes au Pakistan s’intéressent au demandeur à cause des risques invoqués ou pour quelque autre motif. L’argument selon lequel le demandeur sera victime de préjudice s’il retourne au Pakistan, à cause des risques mentionnés ou pour quelque autre motif, est conjectural et n’est corroboré par aucun élément de preuve documentaire qui m’a été présenté.

[21]           Cependant, la portion analyse de la décision ne fait pas expressément mention du risque d’incarcération et de mauvais traitements de la part des autorités pakistanaises qui a été invoqué par M. Hussain.

[22]           Le défendeur soutient que les deux phrases précitées indiquent que l’agent a fait une analyse exhaustive du risque d’incarcération et de mauvais traitements, mais qu’il l’a écarté car il a estimé que ce risque était conjectural. Même si j’acceptais l’argument du défendeur selon lequel ces deux phrases visent à pleinement tenir compte du risque d’incarcération et de mauvais traitements, la conclusion, en l’absence d’autres éléments, pose toujours problème. En effet, la conclusion de l’agent selon laquelle le risque est conjectural va directement à l’encontre des renseignements présentés dans la documentation sur la situation dans le pays en cause et auxquels M. Hussain renvoie dans ses observations. L’agent n’a ni admis ni examiné cet élément de preuve.

[23]           Le décideur n’est pas tenu d’examiner chacun des arguments et des éléments de preuve. Cependant, lorsqu’une preuve directement pertinente et contradictoire n’est pas relevée et n’est pas examinée, un tribunal peut être plus enclin à conclure que le décideur est parvenu à cette conclusion sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 1998 CanLII 8667 (TD), au paragraphe 17). En l’espèce, la simple conclusion de l’agent, en l’absence de l’examen des éléments de preuve ou de l’analyse du risque allégué, rend à mon avis la décision déraisonnable.

[24]            Étant parvenu à cette conclusion, je n’ai pas à prendre en compte ni à étudier les observations des parties, car elles font référence à la manière dont l’agent a traité la preuve par affidavit et la preuve sur la situation au Pakistan concernant les crimes d’honneur et la violence liée à l’honneur.

VII.            Conclusion

[25]           La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour qu’elle soit réexaminée par un autre décideur.

[26]           Les parties n’ont pas soulevé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.      La demande est accueillie.

2.      L’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un autre décideur.

3.      Il n’y a pas de question certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2252-17

 

INTITULÉ :

SAJID HUSSAIN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 décembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

Pour le demandeur

 

Suzanne Bruce

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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