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Date : 20171213


Dossier : T-845-12

Référence : 2017 CF 1141

Montréal (Québec), le 13 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

MOHAMMED JOUADE GHARBI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Motifs du jugement rendu oralement à l’audience du 13 décembre 2017 à Montréal)

I.  Le contexte

[1]  La Cour est saisie d'un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [ministre] à l’encontre d’une décision rendue en mars 2012 [Décision] par une juge de la citoyenneté, aux termes de laquelle la juge a attribué la citoyenneté canadienne au défendeur, M. Mohammed Jouade Gharbi, en vertu  de l’alinéa 5(1)(c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 [Loi]. Le ministre soutient que, dans sa Décision, la juge de la citoyenneté a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour en omettant de préciser le test de résidence retenu pour octroyer la citoyenneté canadienne à M. Gharbi, et en interprétant erronément les exigences de résidence au Canada prescrites par la Loi. Le ministre demande donc à la Cour d’infirmer la Décision et de retourner la demande de citoyenneté de M. Gharbi à un nouveau juge de la citoyenneté pour être réexaminée.

[2]  En raison de deux ordonnances préalablement émises par la Cour en octobre 2012 et en août 2017 refusant à M. Gharbi une prolongation de délai pour signifier et déposer son avis de comparution et son dossier en réponse, M. Gharbi n’a pas été autorisé à comparaître dans le présent appel ni à faire valoir ses prétentions par écrit ou à l’audience, que ce soit personnellement ou par l’entremise d’un procureur.

II.  L’analyse

[3]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux décisions prises par les juges de la citoyenneté sur le respect du critère de résidence et sur le test applicable à cet égard est celle de la décision raisonnable (Haba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 732 [Haba] aux para 11-12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Samaroo, 2016 CF 689 aux para 10-15; Lally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 688 aux para 10-11). Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et se garder de substituer sa propre opinion à celle du décideur, pourvu que la décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés comme raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16).

[4]  Dans ses représentations, le ministre fait notamment valoir que la juge de la citoyenneté a rendu une décision déraisonnable en ne précisant pas le critère sur lequel elle s’est fondée pour déterminer si M. Gharbi avait respecté l’obligation de résidence prévue par la Loi. Je suis d’accord avec les prétentions du ministre à ce chapitre.

[5]  Il est bien acquis que les juges de la citoyenneté peuvent choisir d’appliquer l’un ou l’autre de trois critères pour conférer la citoyenneté canadienne à un demandeur (Haba aux para 17-18). Ce sont: (i) le critère développé dans l’affaire Pourghasemi (Re), [1993] ACF No 232 (QL) [Pourghasemi], suivant lequel la résidence s’établit par un calcul strict des jours où le demandeur a réellement été au Canada (calcul dont le total doit s’élever à au moins 1095 jours de résidence au pays au cours des quatre années précédant la demande); (ii) celui établi par l’affaire Re Papadogiorgakis , [1978] 2 CF 208, un critère plus souple reconnaissant qu’une personne peut avoir résidé au Canada même si elle en a été temporairement absente, pour autant qu’elle conservait de solides attaches avec le Canada et que son mode de vie reflétait l’intention d’établir une résidence permanente au pays; ou (iii) celui découlant de l’affaire Koo (Re), [1993] 1 CF 286, qui définit la résidence comme étant le lieu où une personne « vit régulièrement, normalement ou habituellement » et où elle a « centralisé son mode d’existence ». Les deux derniers critères sont souvent décrits comme des critères qualitatifs, par opposition au critère quantitatif de Pourghasemi.

[6]  Même si la jurisprudence confère aux juges de la citoyenneté la discrétion de choisir entre ces trois différents critères pour analyser si l’obligation de résidence a été respectée, les juges doivent à tout le moins indiquer lequel de ces critères a été appliqué et pourquoi il a ou n’a pas été respecté (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bayani, 2015 CF 670 [Bayani] aux para 30-31). L’omission de ce faire constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Lin, 2016 CF 58 aux para 12-13). Sous peine de voir sa Décision renversée, la juge de la citoyenneté se devait donc d’identifier clairement le critère de résidence choisi pour mener son analyse de la demande de M. Gharbi. Or, c’est ce qui fait manifestement défaut dans la Décision.

[7]  Dans ses brefs motifs étayés en annexe de la Décision, la juge de la citoyenneté s’est en effet contentée de fournir une liste de documents se rapportant notamment à la perte de passeport de M. Gharbi, ainsi qu’à ses avis de cotisation et son prêt hypothécaire, suite à quoi elle a sommairement conclu être satisfaite que M. Gharbi répondait ainsi aux exigences de résidence prescrites par l’alinéa 5(1)(c) de la Loi. La juge a également observé que M. Gharbi avait déclaré plus de 1095 jours de présence au Canada pendant la période des quatre années précédant le dépôt de sa demande de citoyenneté. Toutefois, la Décision ne traite nommément ou implicitement d’aucun des critères reconnus par la jurisprudence, et la juge n’a offert dans ses motifs aucune indication quant au test de résidence retenu. Elle s’est plutôt limitée à dire que les documents déposés étaient concluants et que M. Gharbi avait répondu à « cette exigence » selon la prépondérance des probabilités. La Décision est avare de toute analyse, et il est impossible d’établir, de quelque manière que ce soit, un lien entre les motifs exposés par la juge et l’un ou l’autre des trois critères de résidence. Cela suffit, à mon avis, pour faire basculer la Décision hors du champ des issues possibles et acceptables, et pour accueillir l’appel du ministre.

[8]  Certes, j’accepte que les motifs d’une décision d’un tribunal administratif n’aient pas à être exhaustifs, et qu’ils doivent simplement être compréhensibles. Toutefois, pour demeurer dans le spectre du raisonnable, une décision doit quand même revêtir les attributs d’intelligibilité et de transparence, et les motifs doivent permettre à la cour de révision « de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses au para 16). Je dois constater que ce n’est pas le cas ici.

[9]  L’analyse du caractère raisonnable de la Décision ne s’arrête cependant pas à la décision elle-même, et la Cour peut également examiner les notes de la juge de la citoyenneté ainsi que l’ensemble du dossier pour voir si elle peut en dégager un raisonnement que les motifs auraient omis de relayer. D’ailleurs, dans Newfoundland Nurses, la Cour suprême invite les cours de révision à s’engager dans cet exercice avant de conclure au caractère déraisonnable d’une décision. J’ajouterais que, dans l’arrêt Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47 [Ville d’Edmonton], la Cour suprême a même poussé les choses un peu plus loin en affirmant qu’une cour de révision peut tenir compte des motifs qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision afin d’en établir le caractère raisonnable (Ville d’Edmonton aux para 36-38). Dans Canada (Transport) v Canadian Union of Public Employees, 2017 FCA 164 [CUPE], la Cour d’appel fédérale a d’ailleurs récemment réitéré qu’une cour de révision doit tenir compte non seulement des motifs donnés par le décideur mais aussi du dossier dont celui-ci est saisi. En outre, [traduction] « pour qu’une décision soit confirmée comme étant raisonnable, il se pourrait qu’il ne soit même pas nécessaire que le décideur ait présenté des motifs si le dossier permet à la cour de révision de cerner comment et pourquoi la conclusion du décideur est défendable au regard des faits et du droit applicable » (CUPE au para 32). Cela dit, il n’en demeure pas moins que le dossier doit, au minimum, contenir les éléments permettant à la cour de révision de cerner comment et pourquoi la conclusion du décideur est défendable au regard des faits et du droit applicable (Ville d’Edmonton au para 38; CUPE au para 32; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032 au para 35).

[10]  Qui plus est, la Cour n’est pas censée examiner le dossier pour combler les lacunes d’une décision au point d’en réécrire les motifs (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Safi, 2014 CF 947 au para 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abdulghafoor, 2015 CF 1020 au para 18). En effet, permettre l’analyse du dossier n’équivaut pas à investir la cour de révision du pouvoir de réexaminer la preuve et de se substituer au décideur. Tout au contraire, la Cour suprême a rappelé à maintes reprises que tel n’est pas le rôle des cours de révision dans une demande de contrôle judiciaire (Newfoundland Nurses au para 17; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 59, 61). D’ailleurs, en matière de décisions relatives à la citoyenneté, si la seule façon de comprendre les motifs du juge de la citoyenneté est de procéder à un examen de novo du dossier, « il est peu probable que la décision satisfasse aux critères de transparence, de justification et d’intelligibilité » (Bayani au para 36; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Golafshani, 2015 CF 1136 au para 12; Korolove c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 370 aux para 46-47).

[11]  Dans le cas de M. Gharbi, je ne suis pas persuadé que le dossier peut réussir à rescaper la Décision. Bien qu’il soit lourd de plus de 240 pages, le dossier ne me permet pas de décrypter lequel des trois critères ait pu servir de point d’ancrage à la Décision. Même après avoir épluché le dossier avec minutie, je n’y décèle aucun gisement de preuve qui pourrait permettre d’établir le critère de résidence sur lequel la juge de la citoyenneté aurait fondé sa Décision. Il m’est également impossible de déduire un critère d’analyse en m’appuyant sur des inférences logiques que je pourrais prêter à la juge (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 au para 39; Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 10). En fait, à mon avis, le dossier obscurcit plus qu’il n’éclaire la Décision de la juge de la citoyenneté, car non seulement les éléments de preuve ne permettent pas de débusquer le critère apparemment retenu par la juge, mais à plusieurs égards, ils témoignent de nombreux hiatus dans la résidence et l’établissement de M. Gharbi au Canada.

[12]  Puisqu’il n’est pas possible, à la lumière tant des motifs de la Décision que du dossier, de déterminer avec un quelconque degré de précision le critère de résidence appliqué par la juge de la citoyenneté, je ne peux comprendre le fondement de la conclusion tirée par la juge et déterminer que cette conclusion appartient aux issues possibles et acceptables dans les circonstances.

[13]  Je conviens qu’une décision imparfaite peut parfois être néanmoins raisonnable. Mais, pour libérale qu’elle puisse être, la jurisprudence récente de la Cour suprême n’autorise pas pour autant la cour de révision à maintenir une décision dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité. C’est le cas ici. Il n’appartient pas non plus à la Cour de deviner ce qu’a pu vouloir dire la juge de la citoyenneté, de spéculer sur ce qu’elle a pu penser, ou de réécrire des motifs qui sont absents de la Décision et du dossier (Bayani au para 32). C’est un exercice qu’il revient au décideur de compléter, à l’aide de l’expertise spécialisée qu’il détient, et la déférence commande donc que la Décision soit renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour lui donner l’opportunité de mener cet exercice.


III.  Conclusion

[14]  Pour l’ensemble de ces raisons, l’appel du ministre est accueilli, la Décision de mars 2012 octroyant la citoyenneté canadienne à M. Gharbi est infirmée, et la demande de citoyenneté de M. Gharbi est retournée au ministre pour réexamen par un nouveau décideur. Le ministre n’a pas proposé de question grave de portée générale, et je suis d’accord qu’il n’y en a pas en l’instance.


JUGEMENT dans le dossier T-845-12

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est accueilli, sans dépens;

  2. La Décision du 2 mars 2012 de la juge de la citoyenneté octroyant la citoyenneté canadienne à M. Gharbi est annulée;

  3. La demande de citoyenneté de M. Gharbi est retournée au ministre pour réexamen par un nouveau décideur;

  4. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

T-845-12

 

INTITULÉ:

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. MOHAMMED JOUADE GHARBI

 

LIEU DE L’AUDIENCE:

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 13 décembre 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT:

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS:

LE 13 décembre 2017

 

COMPARUTIONS:

Émilie Tremblay

 

Pour le demandeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

 

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