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Date : 20171121


Dossier : T-528-17

Référence : 2017 CF 1053

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 21 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MARY KWAN

demanderesse

et

BANQUE AMEX DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) communiquée dans une lettre en date du 23 mars 2017, dans laquelle elle rejetait la plainte déposée par la demanderesse à l’égard de la défenderesse sans la renvoyer au Tribunal canadien des droits de la personne (la décision).

[2]  Comme il est expliqué de façon plus détaillée ci-dessous, la présente demande est rejetée parce que la demanderesse n’a relevé aucune erreur susceptible de révision dans la décision ou dans le processus y ayant mené.

II.  Résumé des faits

[3]  La demanderesse, Mme Mary Kwan, a détenu une carte de crédit émise par la demanderesse, la Banque Amex du Canada (Amex) de 1998 à 2011. Elle a cependant annulé cette carte puisqu’elle ne l’utilisait pas. Le 4 août 2015, elle a communiqué avec le centre d’appels d’Amex afin de demander si elle pouvait présenter une demande pour obtenir une nouvelle carte. Elle affirme qu’on l’a informée pendant cet appel qu’Amex n’acceptait pas une case postale en tant qu’adresse. Le 20 août 2015, Amex a communiqué avec Mme Kwan afin de lui poser des questions de sécurité pour confirmer son identité, en lien avec la demande de carte. Le représentant d’Amex a toutefois indiqué que certaines de ses réponses étaient inexactes. Mme Kwan a par la suite communiqué avec le centre d’appels d’Amex le 25 août 2015, qui a donné lieu à une discussion sur le processus visant à confirmer son identité.

[4]  On a par la suite envoyé des documents à Mme Kwan, qu’elle devait apporter à Postes Canada avec ses pièces d’identité, afin de confirmer son identité. Elle s’est présentée à un comptoir de Postes Canada le 10 septembre 2015. Elle a cependant communiqué avec Amex le lendemain et on lui a dit que le processus de vérification avait échoué, soi-disant en raison d’une erreur dans le code à barres joint au document qu’Amex lui avait envoyé et qu’elle devait présenter à Postes Canada. Lors d’un appel subséquent, le 15 septembre 2015, un représentant d’Amex a informé Mme Kwan qu’elle pouvait se présenter à un point de service d’Amex à Toronto afin de présenter son passeport pour vérifier son identité. C’est ce que Mme Kwan a fait le 18 septembre 2015; elle a par la suite reçu sa nouvelle carte, vers le 25 septembre 2015. En octobre 2015, elle a annulé la carte parce qu’elle ne voulait pas payer les frais annuels.

[5]  Le 4 février 2016, Mme Kwan a déposé une plainte auprès de la Commission, en alléguant qu’Amex avait retardé sa demande et l’avait assujettie à un long processus pour valider son identité en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de la couleur de sa peau et de son âge. Le 2 décembre 2016, elle a modifié sa plainte en vue d’y ajouter une allégation de discrimination fondée sur son état civil. Elle fait valoir que les commentaires formulés par les représentants d’Amex pendant leurs appels appuyaient sa plainte. Amex réfute les allégations et fait valoir que la validation de son identité avait été menée conformément à ses obligations juridiques et qu’elle était requise afin d’émettre à l’intention de Mme Kwan la carte qu’elle demandait.

[6]  La plainte de Mme Kwan a été renvoyée à un évaluateur de la Commission (l’évaluateur), qui a examiné les thèses des parties et la preuve documentaire, y compris les transcriptions des conversations téléphoniques entre Mme Kwan et les représentants d’Amex, que cette dernière avait remises à Mme Kwan à sa demande. Amex a également remis à l’évaluateur des enregistrements sonores de ces conversations téléphoniques. L’évaluateur a interrogé Mme Kwan le 28 novembre 2016 et présenté un rapport daté du 7 décembre 2016 (le rapport d’évaluation ou le rapport), où il concluait que la preuve ne permettait pas de conclure que Mme Kwan avait été traitée différemment dans la prestation d’un service aux motifs invoqués dans sa plainte. Le rapport d’évaluation recommandait donc, conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H-6 (LCDP), que la Commission rejette la plainte au motif qu’une enquête approfondie n’était pas justifiée.

[7]  Après avoir reçu le rapport d’évaluation, chacune des parties a formulé des observations à cet égard et Mme Kwan a présenté une réponse aux observations formulées par Amex. La Commission a par la suite rendu la décision visée par le présent contrôle judiciaire. La Commission a indiqué qu’elle avait examiné le rapport d’évaluation et les observations formulées en réponse au rapport, mais qu’elle avait décidé, conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP, de rejeter la plainte, parce qu’une enquête approfondie n’était pas justifiée compte tenu des circonstances.

III.  Rapport d’évaluation et décision

[8]  Le rapport d’évaluation examine le processus suivi par l’évaluateur, les éléments de preuve présentés, le cadre législatif régissant les activités d’Amex et la chronologie des événements ayant donné lieu à la plainte de Mme Kwan. Il présente ensuite une évaluation, où l’évaluateur examine les thèses respectives des parties, tient compte des éléments de preuve et formule la conclusion qui en découle et qui mène à sa recommandation selon laquelle une enquête n’est pas justifiée.

[9]  Dans le cadre de l’examen du cadre législatif applicable, l’évaluateur décrit Amex comme une banque énumérée à l’annexe II de la Loi sur les banques, LC 1991, c 46, qui émet des cartes de crédits à des particuliers et des entreprises au Canada. L’évaluateur indique aussi que, conformément à la « LRPCFAT de 2006 (Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes) » et aux directives financières du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) et du Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF), les émetteurs de cartes de crédit sont tenus d’obtenir le nom et l’adresse du demandeur de la carte et de se conformer aux exigences liées à l’identification du client et à la confirmation de son identité. L’évaluateur sonde ensuite les divers moyens qu’utilise Amex, comme elle l’a expliqué, pour vérifier l’identité du demandeur d’une carte de crédit.

[10]  En décrivant la thèse de Mme Kwan, le rapport d’évaluation indique qu’elle se plaint qu’Amex a retardé sa demande de carte de crédit de 50 jours et qu’elle l’a assujettie à un long processus en vue de valider son identité en raison de ses caractéristiques personnelles suivantes : sa race, son origine nationale ou ethnique, la couleur de sa peau, son âge et son état civil. Elle prétendait que, pendant l’appel téléphonique du 25 août 2015 avec un représentant d’Amex situé dans un centre d’appels en Inde, le représentant lui a parlé d’un ton sexiste et arrogant. Mme Kwan a exprimé l’opinion que l’Inde est un pays très sexiste. Elle a aussi affirmé qu’Amex avait pris des mesures pour vérifier son identité uniquement ou principalement parce que son nom de famille a une connotation asiatique. Elle a également allégué que le représentant d’Amex à qui elle a parlé le 11 septembre 2015 l’avait traitée grossièrement et que le représentant d’Amex en Inde à qui elle avait parlé le 25 août 2015 lui avait téléphoné le 20 novembre 2015 en se faisant passer pour un télévendeur travaillant pour Rogers Communications. Mme Kwan a aussi affirmé que les transcriptions des conversations téléphoniques fournies par Amex étaient inexactes et fabriquées.

[11]  Le rapport d’évaluation résume la thèse d’Amex, selon laquelle elle avait l’obligation juridique de valider l’identité de Mme Kwan et que les retards liés à l’émission d’une carte de crédit à son égard étaient attribuables au respect de cette exigence, et non à des motifs de distinction illicites. Amex a fait valoir que les bandes audio des conversations entre ses représentants et Mme Kwan indiquent que ses représentants se sont comportés de manière raisonnable et non discriminatoire tout au long de ces interactions.

[12]  Le rapport d’évaluation explique que, dans le cadre du processus d’examen suivi par l’évaluateur, Mme Kwan a reçu un sommaire verbal de la thèse d’Amex le 25 novembre 2016 et a eu l’occasion de présenter une réfutation verbale pendant une entrevue avec l’évaluateur, le 28 novembre 2016. Dans sa réfutation, Mme Kwan a indiqué qu’elle ne croyait pas qu’Amex devait se conformer aux exigences du CANAFE parce qu’elle n’accepte pas les passifs-dépôts ou qu’elle n’offre pas de services de compte épargne ou chèque ou d’autres comptes de placement. Elle croit que, lorsqu’elle a présenté une demande de carte de crédit, Amex a supposé que la carte supplémentaire était pour un conjoint, alors qu’elle était destinée en réalité à son frère, de sorte que son état civil de célibataire a eu une incidence sur la façon dont sa demande a été traitée. Mme Kwan a présenté à l’évaluateur des copies des transcriptions écrites de ses appels téléphoniques du 20 août 2015, du 25 août 2015 et du 15 septembre 2015 avec Amex, qui, selon ce qu’elle prétend, contenaient des inexactitudes et ont été modifiées par Amex à son avantage. Elle a aussi affirmé que, pendant l’un des appels avec les représentants d’Amex, le représentant lui avait dit qu’ils ciblaient les personnes aux noms étrangers.

[13]  Dans son analyse des éléments de preuve, le rapport explique que l’évaluateur a examiné les appels entre Mme Kwan et Amex. L’évaluateur aborde tout d’abord l’appel au cours duquel Mme Kwan présente sa demande de carte de crédit, qui est survenu le 20 août 2015, indique-t-il. L’évaluateur fait remarquer que, même si Mme Kwan a indiqué une case postale comme adresse et mentionné que ses relevés de carte de crédit antérieurs y étaient envoyés, le représentant d’Amex a expliqué que cette pratique n’était plus acceptable. Le représentant a aussi posé des questions sur le titulaire de la carte supplémentaire proposé dans la demande, sans toutefois poser de questions à Mme Kwan sur son état civil.

[14]  Dans son examen de l’appel du 25 août 2015, l’évaluateur a précisé que le représentant d’Amex n’avait pas fait référence à Mme Kwan en tant qu’« autochtone », contrairement aux revendications de cette dernière. Pendant l’appel, le représentant d’Amex a répété et expliqué les questions de sécurité à de multiples reprises et Mme Kwan n’a pas répondu correctement à certaines d’entre elles, faisant en sorte que sa demande n’a pas été traitée à ce moment.

[15]  Mme Kwan a présenté un enregistrement d’une entrevue téléphonique ayant prétendument eu lieu avec l’ombudsman des clients d’Amex, Deogratias Niyonzima; l’évaluateur n’a toutefois pas réussi à valider l’identité de la personne dont on entend la voix sur la bande ou à déterminer l’heure et la date de l’appel. L’évaluateur a toutefois mentionné le fait que, pendant l’enregistrement, cette personne a expliqué à Mme Kwan que chaque demande de carte de crédit est traitée de la même manière, même s’il est possible de recourir à un éventail de façons pour valider l’identité du demandeur.

[16]  L’évaluateur a également indiqué que, selon le registre d’appels soumis par Amex, personne chez Amex n’a téléphoné à Mme Kwan le 20 novembre 2015 et que les employés d’Amex ne travaillent pas pour Rogers Communications et n’en sont pas des représentants.

[17]  Enfin, l’évaluateur fait remarquer qu’il ne semble y avoir aucun écart entre les enregistrements audio et les transcriptions des divers appels, contrairement aux allégations de Mme Kwan. L’évaluateur a expliqué, dans le rapport d’évaluation, que, même si Mme Kwan prétendait que ce n’était pas sa voix que l’on entendait dans les enregistrements audio, le représentant d’Amex avait vérifié au début de chaque appel que l’appelante était effectivement Mme Kwan en lui posant diverses questions de sécurité comme son nom complet, son adresse et sa date de naissance. L’évaluateur avait aussi reconnu la voix de Mme Kwan sur les enregistrements audio puisqu’il avait parlé avec elle lui-même pendant le processus d’examen. L’évaluateur a conclu que l’une des voix sur les enregistrements était celle de Mme Kwan, en dépit de ses affirmations contraires.

[18]  Compte tenu des éléments de preuve, l’évaluateur a conclu que Mme Kwan avait reçu le service de la même manière dont Amex offre généralement ce service, qu’Amex avait émis la carte de crédit à Mme Kwan rapidement après qu’elle avait réussi à confirmer son identité de façon satisfaisante et que tout retard dans le processus n’était attribuable à aucun des motifs interdits, mais plutôt au fait que Mme Kwan n’avait pas présenté des renseignements acceptables dès le départ afin de permettre à Amex de confirmer son identité, comme l’exige la loi. L’évaluateur a donc recommandé à la Commission de rejeter la plainte conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP au motif qu’une enquête approfondie n’était pas justifiée compte tenu des circonstances.

[19]  Après que les parties ont eu l’occasion de présenter des observations sur le rapport d’évaluation, la Commission a rendu la décision de rejeter la plainte. Le paragraphe clé de la décision se lit ainsi :

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que toute autre observation présentée en réponse au rapport. Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a également décidé, en application du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte, car les circonstances relatives à celles-ci ne justifient pas la conduite d’un examen approfondi.

IV.  Questions en litige

[20]  Mme Kwan, qui se représente elle-même, fait valoir que la Cour doit se pencher sur les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur de droit dans la façon dont elle a exercé son pouvoir discrétionnaire?

  2. La Commission a-t-elle outrepassé sa compétence?

  3. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu de discrimination?

  4. La Commission a-t-elle manqué à son obligation d’équité?

[21]  Amex est d’avis que les arguments avancés par Mme Kwan soulèvent les deux questions qui suivent :

  1. La Commission a-t-elle exercé son pouvoir discrétionnaire aux termes du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP de manière déraisonnable en rejetant la plainte de Mme Kwan au motif qu’elle était convaincue qu’une enquête n’était pas justifiée?

  2. La Commission a-t-elle par ailleurs manqué à son obligation d’équité procédurale?

[22]  Mme Kwan expose un certain nombre d’arguments à l’appui de sa thèse selon laquelle la Cour devrait annuler la décision. Ces arguments seront tous abordés dans le cadre de l’exercice visant à déterminer si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale et si la décision est déraisonnable sur le fond. J’adopterai donc comme cadre analytique les deux questions qu’Amex a formulées.

V.  Norme de contrôle

[23]  Comme Amex l’a formulé dans la première question susmentionnée, l’essence même de la décision est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable. Les parties s’entendent sur ce point et je suis d’accord pour dire que la jurisprudence soutient cette thèse (voir Ritchie c Canada (Procureur général), 2017 CAF 114 [Ritchie], au paragraphe 16).

[24]  En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, Mme Kwan indique dans ses observations que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique. Amex renvoie à l’autorité à cet égard, mais aussi à la décision McIlvenna c Banque de Nouvelle-Écosse (Banque Scotia), 2017 CF 699 [McIlvenna], où il est question du contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de rejeter une plainte aux termes du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP à la suite d’une enquête du même genre que celui mené en l’espèce. Le juge Boswell renvoie à la jurisprudence contradictoire sur la norme de contrôle applicable à l’équité procédurale et il conclut ainsi au paragraphe 32 :

[32]  Il est inutile selon moi de décider s’il y a lieu d’appliquer soit la norme de contrôle de la décision raisonnable, soit la norme de contrôle de la décision correcte avec ou sans un certain degré de déférence. À mon avis, la question essentielle qu’il faut examiner, en rapport avec l’enquête de la Commission, est celle de savoir si l’enquêtrice a négligé ou omis d’examiner une « preuve manifestement importante ». Dans le jugement Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570, au paragraphe 54, 205 ACWS (3d) 1049, la Cour a fait remarquer ceci : « le critère [de la preuve] “manifestement importante” exige qu’il soit évident pour n’importe quelle personne rationnelle que la preuve qui, selon le demandeur, aurait dû être examinée durant l’enquête était importante compte tenu des éléments allégués dans la plainte ». Ce raisonnement est conforme à la décision que la Cour a rendue antérieurement dans la décision Slattery, où, a-t-elle conclu, un contrôle judiciaire se justifie « lorsque des omissions déraisonnables sont commises, par exemple, lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné la preuve manifestement importante » (au paragraphe 56).

[25]  Cet extrait de la décision McIlvenna se fonde sur la décision Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 RCF 574 [Slattery], conf. par (1996), 205 NR 383 (CAF), qui permet de mieux comprendre les rôles respectifs de l’enquêteur et de la Commission, ainsi que l’importance des observations présentées à la Commission après la réception du rapport d’un enquêteur. Comme il sera expliqué ci-après dans les présents motifs, les arguments particuliers qui, selon Mme Kwan, mettent en jeu l’équité procédurale sont liés à l’efficacité de son occasion de commenter les renseignements sur lesquels l’évaluateur se fondait après la présentation du rapport d’évaluation et avant que la Commission ne rende sa décision. Je juge donc qu’il est approprié d’adopter la norme de contrôle indiquée dans la décision McIlvenna, avec l’avantage supplémentaire des principes tirés de la décision Slattery, qui sont exposés dans la partie de l’analyse des présents motifs. Toutefois, comme je l’explique dans cette analyse, ma conclusion sur les questions touchant l’équité procédurale demeure la même, peu importe la norme de contrôle appliquée.

VI.  Discussion

A.  La Commission a-t-elle exercé son pouvoir discrétionnaire aux termes du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP de manière déraisonnable en rejetant la plainte de Mme Kwan au motif qu’elle était convaincue qu’une enquête n’était pas justifiée?

[26]  Mme Kwan invoque notamment comme argument principal que la Commission a rejeté sa plainte sans répondre à ses observations, ce qui rend la décision déraisonnable parce qu’elle ne lui permet pas de comprendre comment la Commission est parvenue à sa décision. La décision ne contient aucune analyse expresse du rapport d’évaluation ou des observations supplémentaires. Elle précise aussi que la Commission a uniquement tenu compte du rapport d’évaluation et des observations écrites subséquentes, comme elle l’explique dans sa décision. Ainsi, la Commission ne disposait pas de tous les documents qui avaient été présentés à l’évaluateur.

[27]  La jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale permet d’étudier ces arguments, qui portent sur les rôles respectifs de l’évaluateur et de la Commission. En premier lieu, il est utile de mentionner que les articles 43 et 44 de la LCDP prévoient le genre de processus qui a été mené en l’espèce. La Commission a le pouvoir, aux termes du paragraphe 43(1), de charger un enquêteur d’enquêter sur une plainte. C’est le rôle que joue l’évaluateur. À la fin de l’enquête, l’enquêteur est tenu, aux termes du paragraphe 44(1), de présenter à la Commission un rapport sur les conclusions de l’enquête. Les paragraphes 44(2) à (4) prévoient ensuite les divers pouvoirs et obligations de la Commission à la réception du rapport. La disposition qui entre en jeu en l’espèce se trouve au sous-alinéa 44(3)b)(i), qui est rédigé ainsi :

Rapport

Report

44 […]

44 […]

Suite à donner au rapport

Action on receipt of report

[…]

[…]

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

[…]

[…]

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted

[28]  Dans Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, la Cour d’appel fédérale a examiné les rôles de l’enquêteur et de la Commission. Elle a conclu, au paragraphe 37, que, lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, le rapport d’enquête doit être traité comme s’il constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise de décision en vertu du paragraphe 44(3) de la LCDP.

[29]  Dans la décision Pathak c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1995] 2 CF 455, la défenderesse contestait une décision rendue par la Commission aux termes du paragraphe 44(3) de la LCDP qui s’appuyait sur un rapport d’enquête et des observations écrites formulées en réponse au rapport et exigeait de l’enquêteur qu’il présente les documents sur lesquels il s’était appuyé pour préparer son rapport. La Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 11, que l’article 44 de la LCDP prévoit que la Commission doit rendre sa décision en fonction du rapport d’enquête et que la loi suppose que le rapport présente un résumé exact de la preuve présentée à l’enquêteur. La Cour, au moment de se pencher sur la demande de production de la défenderesse, a conclu que rien dans la demande de contrôle judiciaire ne permettait de douter de l’exactitude ou de l’intégralité du rapport d’enquête; elle a donc rejeté la demande.

[30]  Dans la décision Slattery, précitée dans les présents motifs, le juge Nadon a expliqué, lorsqu’il a abordé la norme de contrôle, que l’enquête menée avant cette décision devait satisfaire aux conditions de neutralité et de rigueur pour que la décision de la Commission de désigner un membre aux termes de l’article 44 de la LCDP repose sur un fondement valable. En ce qui concerne la neutralité, si la Commission ne fait qu’adopter les conclusions d’un enquêteur sans exposer ses motifs, et que ces conclusions ont été tirées d’une manière qui peut être caractérisée comme partiale, une erreur susceptible de révision a été commise.

[31]  Dans la décision Slattery, on explique que l’exigence de rigueur de l’enquête découle du rôle essentiel que jouent les enquêteurs pour déterminer le bien-fondé de plaintes en particulier. Il faut faire preuve de retenue à l’égard des décideurs administratifs pour déterminer la valeur probante d’éléments de preuve et établir si un examen est justifié ou pas. Par conséquent, « [c]e n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose ». Le juge Nadon a aussi expliqué que les observations présentées en réponse à un rapport d’enquête doivent parvenir à compenser les omissions moins graves en les portant à l’attention de la Commission. Un contrôle judiciaire ne sera justifié que lorsque les plaignants ne parviennent pas à rectifier de telles omissions, comme dans le cas où l’omission est de nature fondamentale, lorsque le décideur ne peut accéder à la preuve fondamentale en raison de sa nature protégée ou lorsque le décideur a expressément écarté cette preuve.

[32]  Si l’on applique ces principes au cas en l’espèce, il faut supposer que la Commission a adopté le raisonnement de l’évaluateur. Par conséquent, le fait que la décision ne présente pas le raisonnement de la Commission, mais qu’elle adopte plutôt celui de l’évaluateur ne permet pas de conclure que la décision est déraisonnable. En outre, le fait que la décision renvoie au fait que la Commission a uniquement tenu compte du rapport d’évaluation et des observations écrites présentées par la suite et non aux documents sous-jacents présentés à l’évaluateur est conforme au régime législatif de la LCDP. Il faut interpréter la décision comme démontrant que la Commission a tenu compte du rapport d’évaluation et des observations écrites, sans conclure que les observations de Mme Kwan déviaient des conclusions et de la recommandation du rapport.

[33]  Il n’y a pas lieu de conclure que l’évaluateur en l’espèce était partial. Par conséquent, pour évaluer le caractère raisonnable de la décision, la Cour déterminera si les arguments avancés par Mme Kwan montrent un manque de rigueur, c.-à-d. qu’il y a eu des omissions déraisonnables dans l’enquête, comme le défaut d’enquêter sur la preuve manifestement importante, ou que d’autres aspects de l’analyse menée par l’évaluateur dépassent la retenue dont la Cour doit faire preuve dans l’application de la norme de la décision raisonnable.

[34]  Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Kwan prétend que deux erreurs de la sorte ont été commises. Elle affirme d’abord que l’évaluateur a [traduction] « commis une erreur en se fondant sur une fausse loi qui n’existe pas et sur de fausses directives du BSIF pour fournir une explication raisonnable des événements survenus, qui ne constitue pas un prétexte de distinction pour un motif illicite ». À l’audience, Mme Kwan a expliqué que sa référence à une « fausse loi » était liée à la référence faite par l’évaluateur à la « LRPCFAT de 2006 (Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes) ». Elle fait valoir qu’il n’existe aucune loi de ce nom en date de 2006. Elle a raison, puisque le nom exact est Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, LC 2000, c 17 [LRPCFAT]. Toutefois, le fait que l’évaluateur a indiqué la mauvaise année à la loi ne constitue pas une erreur importante qui mettrait en péril le caractère raisonnable de la décision.

[35]  Mme Kwan est aussi d’avis que la LRPCFAT ne s’applique pas à Amex. Elle soutient que la loi s’applique à une « entité financière », au sens du paragraphe 1(2) et de l’article 45 du Règlement sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, DORS/2002-184, qui sont rédigés ainsi :

Définitions et dispositions interprétatives

Interpretation

1 […]

1 […]

(2) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.

(2) The following definitions apply in these Regulations.

[…]

[…]

entité financière Banque régie par la Loi sur les banques, banque étrangère autorisée — au sens de l’article 2 de cette loi — dans le cadre de ses activités au Canada, coopérative de crédit, caisse d’épargne et de crédit ou caisse populaire régies par une loi provinciale, association régie par la Loi sur les associations coopératives de crédit, coopérative de services financiers, centrale de caisses de crédit, société régie par la Loi sur les sociétés de fiducie et de prêt ou société de fiducie ou de prêt régie par une loi provinciale. Y est assimilé tout ministère ou toute entité mandataire de Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province lorsqu’il exerce l’activité visée à l’article 45. (financial entity)

financial entity means a bank that is regulated by the Bank Act, an authorized foreign bank, as defined in section 2 of that Act, in respect of its business in Canada, a cooperative credit society, savings and credit union or caisse populaire that is regulated by a provincial Act, an association that is regulated by the Cooperative Credit Associations Act, a financial services cooperative, a credit union central, a company that is regulated by the Trust and Loan Companies Act and a trust company or loan company that is regulated by a provincial Act. It includes a department or an entity that is an agent or mandatary of Her Majesty in right of Canada or of a province when it is carrying out an activity referred to in section 45. (entité financière)

[…]

[…]

Acceptation de dépôts

Acceptance of Deposit Liabilities

45 Les ministères et mandataires de Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province sont assujettis à la partie 1 de la Loi lorsqu’ils acceptent des dépôts dans le cadre des services financiers qu’ils fournissent au public.

45 Every department and agent or mandatary of Her Majesty in right of Canada or of a province is subject to Part 1 of the Act when they accept deposit liabilities in the course of providing financial services to the public.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[36]  Mme Kwan fait valoir qu’Amex n’est pas assujettie aux exigences relatives à la vérification de l’identité prévues à la partie 1 de la LRPCFAT parce qu’elle n’accepte pas les passifs-dépôts, comme l’exige l’article 45 pour que la loi s’y applique, selon ce qu’elle soutient. Je souscris à l’opinion de la défenderesse selon laquelle Mme Kwan a interprété de façon erronée l’application de l’article 45, qui a pour effet d’inclure les ministères et organismes fédéraux et provinciaux dans la définition du terme « entité financière » et de les assujettir à la loi lorsqu’ils acceptent des passifs-dépôts. L’article 45 n’est pas pertinent dans le cadre de l’analyse en vue de déterminer si Amex est assujettie à la LRPCFAT.

[37]  La partie défenderesse soutient qu’Amex est une banque énumérée à l’annexe II de la Loi sur les banques et qu’elle est donc assujettie à des obligations de vérification de l’identité en application de l’alinéa 5a) de la LRPCFAT, qui prévoit que la partie 1 de cette Loi s’applique aux banques étrangères autorisées au sens de l’article 2 de la Loi sur les banques en ce qui concerne leurs activités au Canada ou les banques auxquelles la Loi sur les banques s’applique. Vu que Mme Kwan indique aussi dans les observations qu’elle a présentées le 2 janvier 2017 à l’évaluateur qu’Amex est une banque énumérée à l’annexe II de la Loi sur les banques, ce point ne semble pas être en litige. Elle n’a soulevé aucun argument crédible selon lequel l’évaluateur a commis une erreur en retenant la thèse d’Amex, qui affirmait être assujettie aux exigences de vérification de l’identité prévues dans la LRPCFAT; je conclus que son observation selon laquelle Amex s’est fondée sur les exigences de vérification de l’identité de cette loi comme prétexte de distinction pour des motifs illicites est non fondée.

[38]  La deuxième erreur alléguée par Mme Kwan dans son mémoire des faits et du droit réside dans le fait que l’évaluateur n’a pas inclus dans le matériel présenté à la Commission l’élément de preuve de la conversation enregistrée, soi-disant entre Mme Kwan et Deogratias Niyonzima, et il n’a pas téléphoné à M. Niyonzima pour confirmer s’il s’agissait de sa voix sur la bande ou pas. L’argument avancé par Mme Kwan selon lequel la Commission n’a pas reçu l’ensemble du matériel présenté à l’évaluateur a déjà été abordé. En ce qui concerne son argument selon lequel l’évaluateur aurait dû prendre d’autres mesures relativement à cette bande, il est important de se pencher sur le traitement que l’évaluateur a réservé à cet élément de preuve. L’évaluateur n’est pas parvenu à identifier la voix de la personne entendue sur la bande ou à établir l’heure et la date de l’appel. L’évaluateur a toutefois mentionné que la personne qui était soi-disant M. Niyonzima a expliqué à Mme Kwan que chaque demande de carte de crédit était finalement traitée de la même manière, même s’il était possible de recourir à un éventail de façons pour valider l’identité du demandeur. Vu la description de l’essence de cet élément de preuve que fait l’évaluateur, qui ne semble pas appuyer d’une façon quelconque la plainte déposée par Mme Kwan, il m’est impossible de conclure que cette conversation constitue une preuve importante que l’évaluateur aurait dû examiner davantage.

[39]  Mme Kwan a exposé d’autres arguments afin de contester le caractère raisonnable de la décision pendant l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire. Elle a fait observer que la date indiquée sur la décision semble avoir été apposée au moyen d’un timbre en caoutchouc, ce qui soutient, selon elle, une conclusion selon laquelle la Commission a [traduction] « approuvé sans discussion » la décision. Je conclus qu’il s’agit d’une observation selon laquelle la Commission a tout simplement adopté les conclusions de l’évaluateur sans mener une analyse indépendante. À mon avis, il est impossible de tirer une telle conclusion du simple fait que le bureau de la Commission a utilisé un timbre en caoutchouc sur la lettre dans laquelle la décision était communiquée.

[40]  Mme Kwan a aussi fait valoir que le fait que la lettre est signée par le directeur du Service du registraire de la Commission plutôt que par l’un des commissaires constituait une erreur. J’estime que cet argument est dénué de fondement. La lettre représente la façon dont la décision rendue par la Commission a été communiquée à Mme Kwan. Le fait que la lettre était signée par le directeur du Service de registraire n’étaye pas une conclusion selon laquelle la décision n’a pas été dûment rendue par la Commission elle-même.

[41]  À l’audience, Mme Kwan a aussi porté à l’attention de la Cour le fait que la Commission avait présenté, dans le cadre du litige en l’espèce, deux séries différentes de copies certifiées des documents dont elle était saisie lorsqu’elle a rendu sa décision. La Commission a d’abord présenté ces documents avec une lettre datée du 2 mai 2017, à laquelle une autre version a fait suite, le 11 mai 2017. La deuxième lettre indiquait ce qui suit, en renvoyant au fait que Mme Kwan avait informé la Commission que la version précédente des documents comportait deux problèmes :

[traduction]

·  La première phrase du paragraphe 43 de la page 6 est manquante. Une erreur est survenue au cours du processus de numérisation et nous nous en excusons.

·  La capture d’écran à la page 19 n’est pas très claire. La demanderesse a envoyé au départ cette capture d’écran à l’enquêteur, qui l’a ensuite imprimée pour la mettre au dossier et qui l’a numérisée de nouveau pour l’ajouter à l’ensemble des documents à envoyer à la Commission aux fins de décision. Ce qui est joint correspond à ce que nous avons remis aux parties sur papier; c’est le mieux que nous pouvons faire avec la version dont disposait la Commission au moment de rendre sa décision.

[42]  La première de ces deux questions porte sur le paragraphe 43 du rapport d’évaluation, qui indique ce qui suit :

[traduction]

43. La défenderesse indique que, peu importe leur race, leur origine nationale ou ethnique, leur couleur, leur âge ou leur état civil, toutes les personnes qui demandent à obtenir l’une de ses cartes de crédit doivent répondre aux mêmes types de questions et doivent confirmer de façon satisfaisante leur identité avant que le processus de demande soit terminé. [Non souligné dans l’original]

[43]  La portion soulignée du paragraphe 43 n’apparaissait pas dans la première version du dossier présenté par la Commission. Mme Kwan affirme que cela prouve que la Commission ne possédait pas une version complète de ce paragraphe avant de rendre sa décision. J’estime que cet argument est dénué de fondement. Selon ce que j’ai lu, dans la lettre envoyée par la Commission le 11 mai 2017, on explique que la première partie du paragraphe 43 n’apparaissait pas dans la version remise aux parties dans le cadre du litige en raison d’une erreur dans le processus de numérisation. Selon ce que j’ai lu, la lettre n’indique pas que la version présentée à la Commission comportait cette omission. Peu importe, l’omission n’est pas importante au point d’étayer une conclusion selon laquelle la Commission a commis une erreur au moment de rendre sa décision.

[44]  La deuxième des deux questions relevées dans la lettre du 11 mai 2017 ne semble pas être liée à la clarté d’un document présenté à la Commission. Mme Kwan soutient que la version du document qu’elle a envoyé à l’évaluateur était claire, et je suis d’accord, puisque la lettre du 11 mai semble expliquer que cette mauvaise qualité est attribuable à l’impression et à la numérisation successives de ce document avant sa présentation à la Commission. Le document en question, dont une copie claire est produite dans le dossier de la demande de Mme Kwan, est décrit, dans les observations écrites qu’elle a formulées à l’intention de la Commission après avoir reçu le rapport d’évaluation, comme une capture d’écran du site Web de l’application Carte Or avec primes American Express. Elle prétend, dans ses observations, que l’option d’utiliser une case postale comme adresse postale est toujours offerte, puisque la capture d’écran montre un champ où la question suivante est indiquée : [traduction] « Votre adresse est-elle une case postale? »

[45]  Toutefois, comme la défenderesse l’a fait remarquer à l’audience, cette question fait suite à un champ précédent, où l’on demande d’indiquer une partie de l’adresse du demandeur, qui se lit ainsi : [traduction] « Nom de la rue/route rurale (no de case postale) ». La question suivante [traduction] « Votre adresse est-elle une case postale? » permet au demandeur de cocher une case « oui » ou « non ». La Cour ne dispose d’aucun élément de preuve du résultat si le demandeur devait répondre par l’affirmative. Je précise également que l’évaluateur ne semble pas avoir tiré de conclusions en fonction de cette capture d’écran. Toutefois, vu l’indication expresse selon laquelle il est impossible d’indiquer une case postale comme adresse, la capture d’écran semble soutenir la thèse d’Amex selon laquelle elle n’accepte pas actuellement les cases postales en tant qu’adresses pour les demandes de carte de crédit plutôt que la thèse adoptée par Mme Kwan. Qui plus est, il est difficile d’établir un lien quelconque entre cette préoccupation particulière qu’entretient Mme Kwan, à savoir qu’elle aurait dû avoir le droit d’indiquer une case postale plutôt qu’une adresse, et les motifs de distinction illicites. Il m’est donc impossible de conclure qu’une erreur susceptible de révision a été commise parce que la Commission ne possédait pas une version claire de cette capture d’écran au moment de rendre sa décision.

[46]  Passons à un autre argument. Mme Kwan renvoie la Cour à une erreur qu’Amex a commise dans ses observations écrites pendant l’enquête menée par l’évaluateur, soit qu’elle indiquait, dans ces observations, que le premier contact de Mme Kwan avec Amex afin de demander une carte de crédit avait eu lieu le 24 août 2015. Selon sa preuve, ce contact a eu lieu le 4 août 2015 et elle soutient que cette erreur dans les observations d’Amex montre qu’elle tentait de tromper l’évaluateur en suggérant que la période écoulée entre la demande et la réception de la carte était plus courte que ce qu’elle avait été en réalité. La défenderesse répond qu’il est évident qu’il s’agit d’une erreur typographique, et non une tentative de tromper, puisque l’événement suivant indiqué dans ses observations est l’appel du 20 août 2015 de son représentant du service à la clientèle, qui tentait de confirmer son identité, ce qui n’aurait pas pu avoir lieu avant que Mme Kwan ne présente une demande de carte.

[47]  L’évaluateur semble lui aussi avoir commis une erreur sur ce point en particulier, puisque le rapport d’évaluation indique que Mme Kwan a présenté une demande de carte le 20 août 2015. Cela semble toutefois avoir eu pour résultat le fait que l’évaluateur a négligé le premier appel fait le 4 août et qu’il a interprété que le premier contact entre les parties avait eu lieu le 20 août. Je ne vois aucune corrélation entre l’erreur commise par Amex dans ses observations, où elle indique que le premier contact est survenu le 24 août, et l’erreur commise par l’évaluateur. Je conclus également que l’erreur commise par l’évaluateur ne mine pas le caractère raisonnable de la décision. Même si l’évaluateur a entre autres conclu que Mme Kwan avait reçu sa carte en temps opportun une fois son identité confirmée, je ne suis pas d’avis que cette conclusion (ou que les autres conclusions et la recommandation du rapport d’évaluation) est liée à la période précise qui s’est écoulée entre la demande de carte de crédit par Mme Kwan et la réception de la carte.

[48]  Enfin, lorsque la Cour lui a demandé de cerner les préoccupations relatives à l’équité procédurale qui avaient fait surface, selon elle, pendant l’enquête sur sa plainte, Mme Kwan a notamment avancé l’argument que l’évaluateur s’est fondé sur de faux renseignements pour tirer les conclusions indiquées dans le rapport d’évaluation. En particulier, elle a renvoyé à sa thèse selon laquelle elle avait répondu correctement à toutes les questions d’identification qui lui avaient été posées par téléphone et suivi correctement le processus visant à vérifier son identité à Postes Canada. Elle soutient que l’évaluateur a donc commis une erreur en tirant des conclusions contraires, y compris en accueillant l’élément de preuve enregistré où le représentant d’Amex indique que Mme Kwan a donné des réponses inexactes. Un aspect de cet argument soulève effectivement une question d’équité procédurale, que la Cour doit examiner et qui sera abordée ci-dessous. Toutefois, cet argument représente principalement une contestation du caractère raisonnable de la décision et revient à demander à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Ritchie, au paragraphe 42, a insisté sur le fait que ce n’est pas le rôle qu’elle est appelée à jouer lors d’un contrôle judiciaire.

[49]  Je conclus qu’aucun des arguments exposés par Mme Kwan ne permet à la Cour de conclure que la décision n’est pas raisonnable.

B.  La Commission a-t-elle par ailleurs manqué à son obligation d’équité procédurale?

[50]  Lorsqu’elle fait part de son inquiétude quant au fait que l’évaluateur s’est fondé sur de faux renseignements dans le rapport d’évaluation, Mme Kwan conteste le fait que ces renseignements ont donné lieu à la conclusion et à la recommandation indiquées dans le rapport avant qu’elle n’ait eu l’occasion de les commenter. Elle précise aussi que le rapport d’évaluation renvoie à l’affirmation de la défenderesse selon laquelle elle était incapable de valider l’identité de Mme Kwan au moyen de renseignements disponibles au public, comme le site Web Canada 411, en indiquant que la défenderesse a présenté des copies de ses recherches dans ce site Web, qui n’indiquent aucune inscription au nom de Mme Kwan. Elle fait valoir qu’Amex n’aurait pas dû se fonder sur le site Web Canada 411, qui ne doit pas être utilisé à des fins commerciales, à son avis, et qu’Amex a menti à l’évaluateur en affirmant que ses recherches n’avaient pas permis de l’identifier. Mme Kwan soutient qu’elle ignorait que l’évaluateur allait se fier aux renseignements sur l’utilisation du site Web Canada 411 jusqu’à ce qu’elle reçoive une copie du rapport d’évaluation. Lorsqu’elle a présenté ses observations écrites en réponse au rapport, il était trop tard pour qu’elles aient une incidence sur l’issue de sa plainte.

[51]  Pour l’examen de cet argument, je me reporte à la norme de contrôle indiquée dans la décision McIlvenna, c.-à-d. si l’enquêteur a négligé ou omis d’examiner une preuve manifestement importante, et à la décision Slattery, où l’on explique le rôle des observations présentées en réponse à un rapport d’enquête pour respecter l’équité procédurale avant que la Commission ne rende une décision en application de l’article 44 de la LCDP. Cela irait à l’encontre de la jurisprudence de conclure qu’une fois un rapport d’enquête soumis, il est trop tard pour que le demandeur, au moyen d’observations supplémentaires, ait une incidence sur la décision rendue par la Commission. Comme il a été indiqué dans la décision Slattery, un contrôle judiciaire ne sera justifié que lorsque l’occasion de présenter des observations après la réception d’un rapport d’enquête ne peut compenser l’omission de l’enquêteur, comme dans le cas d’une omission de nature fondamentale. Les arguments exposés par Mme Kwan sur l’équité procédurale ne cernent aucune preuve manifestement importante négligée par l’évaluateur. Il n’y a pas lieu de conclure que l’évaluateur et la Commission n’ont pas respecté le droit à l’équité procédurale de Mme Kwan tout au long du processus qu’ils ont suivi.

[52]  Avant de clore la question de l’équité procédurale, je tiens à répondre à un argument soulevé par Mme Kwan à l’audition de la présente demande sur les bandes audio des appels entre elle et les représentants d’Amex. Même si aucune des parties n’a désigné cette question comme une question d’équité procédurale, je suis d’avis qu’il s’agit du cadre approprié selon lequel il faut examiner ce point. Comme il ressort clairement du sommaire du rapport d’évaluation présenté plus tôt dans les présents motifs, la conclusion de l’évaluateur selon laquelle Mme Kwan n’a pas reçu un traitement différent selon des motifs de distinction illicites se fondait en majeure partie sur l’étude des transcriptions et des enregistrements des appels entre les parties par l’évaluateur. Il est indiqué, dans le rapport d’évaluation, que Mme Kwan a affirmé qu’il y avait des écarts entre les transcriptions et les enregistrements audio de ces appels et qu’il ne s’agissait pas de sa voix sur ces enregistrements. L’évaluateur a conclu qu’il n’y avait pas de tels écarts et qu’il s’agissait bel et bien de sa voix, selon les questions de sécurité posées par Amex au début de chaque appel et vu que l’évaluateur pouvait reconnaître sa voix puisqu’il l’avait interrogée pendant l’enquête.

[53]  Mme Kwan avait des copies des transcriptions au cours de l’enquête. En fait, le rapport d’évaluation mentionne qu’elle les a obtenues d’Amex et qu’elle les a remises à l’évaluateur. Elle ne possédait pas de copies des enregistrements pendant l’enquête, même si l’avocat de la défenderesse a indiqué à l’audience qu’elle en avait reçues dans le cadre du présent litige.

[54]  Dans sa première série d’observations écrites après la réception du rapport, Mme Kwan a indiqué qu’elle n’avait pas écouté les enregistrements audio et que, s’il n’y avait aucune différence entre ces enregistrements et les transcriptions, elle serait portée à croire que des personnes se font passer pour elle chez Amex. Elle a aussi affirmé qu’elle avait fait part de ces préoccupations à l’évaluateur. Mme Kwan a de nouveau soulevé la question après avoir reçu les observations écrites d’Amex. Elle a remis en doute la conclusion de l’évaluateur selon laquelle la vérification de son identité au début de chaque appel signifiait qu’il s’agissait de sa voix tout au long de l’enregistrement. Elle a aussi fait remarquer qu’elle avait demandé à obtenir une copie des enregistrements auprès de l’évaluateur, qui lui avait répondu de faire cette demande à Amex, et a indiqué que l’avocat d’Amex lui avait dit qu’il ne pouvait lui remettre de copie parce qu’il s’agissait d’une procédure judiciaire.

[55]  À l’audition de la présente demande, Mme Kwan a continué de maintenir que les transcriptions et les enregistrements de ses appels avec Amex étaient incohérents. Malgré les questions que la Cour lui a posées, il demeure impossible d’établir clairement pourquoi elle maintenait que les transcriptions et les enregistrements étaient incohérents entre eux ou avec son souvenir des conversations, ou les deux. Aux fins de la présente analyse, je supposerai qu’elle parle des deux types d’incohérence. La question soulevée ici vise à déterminer si le fait que Mme Kwan n’avait pas reçu des copies des enregistrements audio avant que la Commission ne rende sa décision a donné lieu à un manquement à l’équité procédurale.

[56]  Je conclus qu’aucune erreur de la sorte ne justifierait l’intervention de la Cour relativement à la décision. Assurément, aucun fondement ne permet de conclure que l’évaluateur a négligé une preuve manifestement importante liée à cette question ou omis de l’examiner. L’évaluateur a pris en considération les revendications de Mme Kwan, examiné la transcription et les enregistrements et conclu qu’elles étaient non fondées. De même, il me paraît important que la défenderesse ait remis à Mme Kwan des copies des enregistrements pendant le présent litige. La Cour n’a pas été informée du moment exact de cette divulgation et je reconnais qu’elle aurait pu avoir lieu après le dépôt du dossier de la demanderesse. Je comprends aussi que Mme Kwan se représente elle-même. Toutefois, l’article 312 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 prévoit qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer un affidavit et un dossier supplémentaire. Comme l’a soutenu la défenderesse, la Cour ne s’est vu présenter aucune preuve sur les enregistrements audio hormis les conclusions de l’évaluateur. Si, après avoir reçu des copies des enregistrements, Mme Kwan avait relevé des écarts précis entre eux et les transcriptions à l’appui de sa thèse, ou si elle avait cerné des aspects des enregistrements qui attaquaient leur authenticité, je me serais attendu à ce qu’elle s’efforce d’ajouter cette preuve au dossier présenté à la Cour.

[57]  Vu l’absence d’éléments probants menant à une conclusion selon laquelle les transcriptions et les enregistrements ne correspondaient pas ou étaient incohérents avec ce qui avait été dit pendant les appels, je conclus que le défaut de remettre à Mme Kwan une copie des enregistrements pendant l’enquête ne constitue donc pas un motif de contrôle judiciaire.

[58]  Enfin, revenons à l’objet de la norme de contrôle. Je précise que, si je devais me pencher sur les questions d’équité procédurale susmentionnée selon la norme traditionnelle de la décision correcte, je parviendrais aux mêmes conclusions. Sans faire preuve de retenue à l’égard du décideur sur ces questions, je ne vois aucun motif justifiant de modifier cette décision.

Dépens

[59]  Chacune des parties réclame des dépens. À l’audience, la défenderesse a demandé à avoir la possibilité de présenter des observations écrites sur les dépens après avoir reçu la décision de la Cour sur le bien-fondé de la demande. Étant donné que la défenderesse a obtenu gain de cause dans la présente demande, je lui accorderai, dans mon jugement, sept jours à partir de la date du jugement pour signifier et déposer trois pages d’observations écrites sur les dépens tout au plus. La demanderesse aura ensuite l’occasion, dans les sept jours suivant la signification des observations de la défenderesse, de présenter ses observations écrites sur les dépens, encore une fois de trois pages tout au plus, en réponse aux observations écrites de la défenderesse.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-528-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La défenderesse devra signifier et produire trois pages d’observations écrites sur les dépens tout au plus, dans les sept jours suivant la date du présent jugement.

  3. La demanderesse devra signifier et produire trois pages d’observations écrites sur les dépens tout au plus, dans les sept jours suivant la signification des observations écrites de la défenderesse.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de mai 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-528-17

INTITULÉ :

MARY KWAN c BANQUE AMEX DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 octobre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 21 NOVEMBRE 2017

COMPARUTIONS :

Mary Kwan

POUR LA DEMANDERESSE

POUR SON PROPRE COMPTE

 

David Rankin

Sven Poysa

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

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