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Date : 20171219


Dossier : T-363-17

Référence : 2017 CF 1171

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

HANYING CHEN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande déposée en application du paragraphe 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), pour l’obtention d’un bref de mandamus aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. La demanderesse cherche à contraindre le défendeur à examiner sa demande de citoyenneté.

[2]  Bien que la demande vise l’obtention d’un bref de mandamus, la question déterminante en l’espèce touche à l’interprétation de l’article 42 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Plus précisément, il s’agit de déterminer si la demanderesse pourrait être interdite de territoire à titre de membre de la famille accompagnant une personne – son père – visée par une enquête sur l’interdiction de territoire.

[3]  Le 5 octobre 2006, la demanderesse est arrivée au Canada à titre de résidente permanente. Elle accompagnait ses parents, qui ont été admis sur le fondement d’un visa de gens d’affaires.

[4]  En mars 2015, elle a entrepris des démarches pour devenir citoyenne canadienne. Sa demande a franchi toutes les étapes, sauf l’étape ultime de la prestation de serment.

[5]  Le défendeur n’a pas fixé de date pour la prestation de son serment de citoyenneté. Il a plutôt pris la décision, le 14 septembre 2015, d’invoquer l’alinéa 13.1a) de la Loi et de suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté dans l’attente de renseignements qui lui permettront d’établir si la demanderesse devrait faire l’objet d’une enquête ou d’une mesure de renvoi au titre de la LIPR.

[6]  L’article 13.1 de la Loi dispose que :

13. 1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :

 

13.1 The Minister may suspend the processing of an application for as long as is necessary to receive

 

a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;

 

(a) any information or evidence or the results of any investigation or inquiry for the purpose of ascertaining whether the applicant meets the requirements under this Act relating to the application, whether the applicant should be the subject of an admissibility hearing or a removal order under the Immigration and Refugee Protection Act, or whether section 20 or 22 applies with respect to the applicant; and

 

[Soulignements ajoutés]

 

[Emphasis added]

 

[7]  La procédure d’examen de la demande de citoyenneté de la demanderesse a été suspendue en attendant l’issue d’une enquête relative à l’interdiction de territoire visant son père, à qui il est reproché d’avoir contrevenu, avant son admission à titre de résident permanent, aux paragraphes 36(1) (grande criminalité), 37(1) (activités de criminalité organisée) et 40(1) (fausses déclarations) de la LIPR.

[8]  Dans son mémoire, le défendeur a d’abord soutenu que si le père de la demanderesse était déclaré interdit de territoire, elle le serait également à titre de membre de la famille l’accompagnant, tel qu’il est prévu à l’alinéa 42(1)b) de la LIPR :

42 (1) Emportent, sauf pour le résident permanent ou une personne protégée, interdiction de territoire pour inadmissibilité familiale les faits suivants :

 

42(1) A foreign national, other than a protected person, is inadmissible on grounds of an inadmissible family member if

 

[…]

 

[…]

b) accompagner, pour un membre de sa famille, un interdit de territoire.

 

(b) they are an accompanying family member of an inadmissible person.

 

[Soulignements ajoutés]

 

[Emphasis added]

[9]  Dans sa réponse, la demanderesse a fait valoir qu’elle est résidente permanente et qu’elle n’est donc pas visée par l’alinéa 42(1)b) puisqu’il s’applique seulement aux étrangers. Dans la LIPR, la définition d’étranger exclut les résidents permanents. Le défendeur n’a pas demandé l’autorisation de répondre à cet argument par écrit. Cependant, la principale question soulevée lors de l’audience a été l’application de l’alinéa 42(1)b).

[10]  La Cour a indiqué qu’il semblait hautement improbable que la demanderesse, à titre de résidente permanente, soit visée par le paragraphe 42(1) de la LIPR. Effectivement, selon le libellé anglais de la disposition, elle n’est pas visée parce qu’elle n’est pas une « foreign national » (étranger) au sens de la LIPR, et le passage « sauf pour le résident permanent » dans le libellé français la soustrait expressément à son application.

[11]  À la fin de l’audience, le défendeur a répondu par l’affirmative à la question de savoir s’il souhaitait proposer la certification d’une question aux fins d’appel, et il a sollicité l’autorisation de déposer d’autres observations sur l’applicabilité du paragraphe 42(1), qui lui a été accordée.

[12]  Il n’a toutefois pas proposé de question à certifier. Le ministre s’est ravisé en expliquant que si l’enquête visant la demanderesse se soldait par une conclusion défavorable à son égard pour le motif de présentation erronée prévu à l’alinéa 40(1)a), elle serait d’emblée interdite de territoire, comme l’a confirmé le juge O’Keefe dans la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059 [Wang].

[13]  Les alinéas 40(1)a) et b) sont rédigés en ces termes :

40 (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants :

 

40 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

 

a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

 

(a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act;

 

b) être ou avoir été parrainé par un répondant dont il a été statué qu’il est interdit de territoire pour fausses déclarations

 

(b) for being or having been sponsored by a person who is determined to be inadmissible for misrepresentation

 

[Soulignements ajoutés]

[Emphasis added]

 

[14]  Les faits de l’espèce sont semblables à ceux de l’affaire Wang, hormis le fait que l’enquête visait les deux conjoints, et que l’épouse risquait l’interdiction de territoire par suite d’une fausse déclaration de son mari. Selon son interprétation du paragraphe 40(1)a), la Cour a conclu que la fausse déclaration du mari permettait de taxer la demanderesse d’avoir « indirectement [fait] une présentation erronée » quant à un fait pertinent. Par souci de commodité, notre Cour parlera de « fausse représentation présumée », un concept selon lequel une partie subit les conséquences des agissements d’une autre partie, sans égard à ce qu’elle a fait ou non, en raison de la nature de leur relation. Le concept de « fausse déclaration présumée », fondé sur l’interprétation du passage « indirectement, faire une présentation erronée » dans la décision Wang, a été souvent dans la jurisprudence, et notamment dans les décisions Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 942; Khedri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1397; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 378; Barm c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 893; Shahin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 423; Goudarzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 425; Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428.

[15]  Le défendeur affirme maintenant que si le père est déclaré interdit de territoire pour fausse déclaration, un rapport fondé sur l’article 44 sera établi à l’égard de la demanderesse. L’affaire serait alors renvoyée à la Section de l’immigration afin qu’elle procède une enquête, laquelle aboutirait probablement à une conclusion d’interdiction de territoire de la demanderesse pour avoir indirectement fait une présentation erronée, conformément à la décision Wang. Le ministre affirme qu’il s’ensuivrait une mesure d’exclusion contre la demanderesse, qui perdrait son statut de résidente permanente et serait donc passible de renvoi à titre d’étrangère, conformément à l’article 42.

[16]  Cette issue semble être logique dans le cas de figure exposé précédemment, mais la Cour ne peut adhérer à l’affirmation voulant que l’article 42 ait quelque incidence sur le renvoi de la demanderesse. S’il est conclu qu’elle a indirectement fait une présentation erronée, la demanderesse serait déclarée interdite de territoire aux termes de l’alinéa 40(1)a). Elle serait par conséquent directement passible de renvoi, et il n’y aurait pas lieu d’envisager son renvoi aux termes de l’article 42 en tant qu’étrangère et de membre de la famille accompagnant un interdit de territoire. On peut penser que le défendeur a invoqué l’article 42 parce qu’il craignait que si le ministre plaidait que la demanderesse avait indirectement fait une présentation erronée, il lui serait fait grief d’avoir invoqué un argument totalement nouveau.

[17]  C’est effectivement ce que la demanderesse a fait valoir. Elle demande à la Cour de ne pas admettre le nouvel argument relatif à l’article 40 parce qu’il s’agit d’un motif tout à fait distinct. La demanderesse affirme que la preuve versée au dossier certifié du tribunal indique que le seul motif invoqué pour son interdiction de territoire est le déclenchement de l’application de l’article 13.1 de la Loi par l’entremise de l’article 42 de la LIPR. Elle a donc choisi en première instance de ne pas répondre aux arguments du défendeur à l’égard de l’article 40 et de se limiter à une analyse interprétative du paragraphe 42(1) de la LIPR.

[18]  La demanderesse a néanmoins demandé l’autorisation de présenter d’autres observations si jamais la Cour parvenait à la conclusion que l’alinéa 40(1)a) s’applique, y compris une question à certifier en vue d’un appel. Non sans réticence, la Cour a autorisé la demanderesse à déposer d’autres observations étant donné qu’elle n’avait pas vraiment le choix de tenir compte du nouvel argument concernant l’application de l’alinéa 40(1)a) aux faits de l’espèce. La Cour est réticente parce qu’elle désapprouve le choix d’une partie d’invoquer un argument et d’en garder un autre en réserve dans l’espoir d’obtenir gain de cause sur le premier motif. À plus forte raison, l’argument de réserve en cause ici repose sur la jurisprudence antérieure de notre Cour, et la demanderesse ne devrait pas lui faire perdre son temps en s’écartant de la procédure normale et en lui demandant une ordonnance, avec le délai qui s’ensuit. Si des dépens avaient été adjugés en l’espèce, cette conduite aurait été prise en compte.

[19]  La demanderesse affirme qu’un rapport d’interdiction de territoire prévu à l’article 44 pourrait être établi seulement s’il la visait directement, mais non s’il est établi contre elle à titre de personne à charge accompagnant son père, qui n’est pas un étranger. Cet argument met en relief une distinction entre la présente espèce, dans laquelle la demanderesse n’est pas visée par une enquête sur l’interdiction de territoire, et l’affaire Wang. La Cour n’est pas d’accord avec cet argument et l’interprétation qu’il propose de l’article 13.1 de la Loi. Selon cet article, le ministre peut suspendre une procédure d’examen d’une demande de citoyenneté afin d’établir si le demandeur « devrait faire l’objet d’une enquête […] ou d’une mesure de renvoi » [non souligné dans l’original]. Comme il sera présumé que la demanderesse a indirectement fait une fausse déclaration s’il est conclu que son père a fait une fausse déclaration, il y aura lieu d’établir si elle devrait faire l’objet d’une enquête dans l’éventualité où son père est déclaré interdit de territoire pour ce motif.

[20]  À ce stade-ci, la Cour rejette également l’argument de la demanderesse selon lequel la Cour devrait faire sienne la décision Stanizai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 74 [Stanizai]. Dans cette décision, la Cour a conclu que la loi n’autorise pas Citoyenneté et Immigration Canada à mettre la demande de citoyenneté du demandeur « en attente » jusqu’à la conclusion des procédures de révocation engagées contre lui. En un mot, la décision Stanizai se rapporte à des faits survenus avant l’entrée en vigueur de l’article 13.1 (2014, c 22, article 11), mais la Loi a été modifiée et le ministre est dorénavant autorisé à suspendre une procédure d’examen d’une demande de citoyenneté de la manière décrite ci-dessus.

[21]  Compte tenu de l’analyse qui précède concernant les exigences d’une ordonnance de mandamus et l’applicabilité de l’article 13.1 de la Loi, il semble que deux autres questions restent à examiner. Premièrement, la Cour est-elle tenue d’entendre les nouveaux arguments du défendeur et, dans le cas contraire, devrait-elle en tenir compte aux fins de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire? Deuxièmement, la décision Wang s’applique-t-elle aux circonstances de la présente espèce et, dans l’affirmative, reste-t-elle valable sur le plan juridique? La Cour répond par l’affirmative aux quatre questions soulevées, même si la demanderesse risque de subir de très lourdes conséquences sur le plan personnel si elle ne réussit pas à obtenir une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

1)  L’obligation de la Cour d’entendre les nouveaux arguments du défendeur

[22]  Selon le régime adversatif de la Cour, il est généralement admis que les parties doivent lui soumettre leurs éléments de preuve, qui deviennent le fondement de ses conclusions factuelles. Cependant, une fois le fondement factuel établi, la Cour doit rendre la meilleure décision possible au vu des faits et du droit applicable. Elle doit le faire de manière équitable, en sachant qu’il lui appartient de déterminer les questions juridiques et le droit qu’il convient d’appliquer pour tirer des conclusions factuelles et rendre une décision, sans jamais perdre de vue les droits d’appel dont disposent les parties.

[23]  Dans sa lettre du 16 novembre 2017 et dans ses observations ultérieures en réponse à l’argument de fausse déclaration présumée soulevé par le défendeur, la demanderesse soutient que le ministre invoque des [traduction] « arguments qui ne sont pas corroborés par la preuve au dossier ». En ce qui concerne l’affidavit de l’agent de la citoyenneté (l’agent) chargé du dossier, la demanderesse a soutenu que [traduction] « le seul élément de preuve sur lequel le ministre pourrait fonder une enquête sur l’interdiction de territoire visant directement la demanderesse relève de l’article 42 de la LIPR. Le défendeur ne peut pas invoquer, en l’absence de preuve, un nouveau motif hypothétique d’enquête ».

[24]  La Cour n’est pas d’accord avec les affirmations selon lesquelles l’affidavit fourni par l’agent énonce des faits réels ou historiques, mais qu’il ne reflète aucunement son intention de les analyser compte tenu de son interprétation du droit applicable. L’affidavit de l’agent indique que l’examen de la demande de citoyenneté de la demanderesse a été suspendu, conformément à l’article 13.1 de la Loi, dans l’attente du résultat de l’enquête dont fait l’objet son père, conformément aux diverses dispositions citées de la LIPR, relativement à des événements survenus avant qu’il devienne résident permanent pour lesquels il pourrait être interdit de territoire. L’agent a conclu que [traduction] « si son père est déclaré interdit de territoire, l’article 42 de la LIPR devient applicable à la demanderesse à titre de membre de la famille accompagnant un interdit de territoire ».

[25]  Les seuls faits pertinents dans l’affidavit se rapportent à l’enquête relative à l’interdiction de territoire visant le père. Toute mention d’une éventuelle enquête menée en application de l’article 42 de la LIPR relève d’une déclaration d’intention et ne peut être considérée par la Cour comme un élément de preuve à l’égard duquel une décision factuelle doit être rendue. Les seules questions soulevées ont trait à l’équité procédurale et à la possibilité de répondre à un nouvel argument.

[26]  Le défendeur a soulevé la question de l’applicabilité de l’alinéa 40(1)a) devant la Cour, mais la demanderesse a d’abord choisi de ne pas répondre dans l’espoir de se soustraire à l’effet juridique de cette disposition. La demanderesse n’a pas prétendu avoir subi un préjudice au sens procédural du terme, c’est-à-dire un préjudice infligé à une partie prise par surprise et donc incapable de répondre adéquatement à un argument. À la rigueur, la demanderesse aurait pu avoir droit aux dépens en raison des frais inutiles occasionnés par le changement de dernière minute dans l’argumentaire du défendeur. Cependant, la Cour ne relève aucun manquement à l’équité procédurale découlant de l’impossibilité pour la demanderesse de répondre correctement aux nouveaux arguments soulevés par le défendeur au vu des faits. Compte tenu du fondement factuel, la question de la fausse déclaration présumée constitue une facette pertinente du droit applicable en matière d’interdiction de territoire, et la Cour doit en tenir compte dans sa décision.

[27]  Si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire d’autoriser que la question soit soulevée – par exemple, si le défendeur soumet une demande d’autorisation de déposer d’autres éléments de preuve pertinents –, elle pourrait refuser seulement si la demanderesse s’en trouvait lésée et ne pouvait être indemnisée par l’attribution des dépens.

2)  La demanderesse sera probablement interdite de territoire pour avoir indirectement fait une présentation erronée à titre de membre de la famille accompagnant son père s’il est reconnu coupable d’avoir fait une présentation erronée quant à un fait pertinent.

a)  La décision Wang

[28]  Comme il a été observé précédemment, l’interprétation proposée dans la décision Wang du passage « indirectement, faire une présentation erronée » a été reprise ailleurs et semble généralement admise dans la jurisprudence de la Cour. Cependant, la demanderesse a invoqué d’autres arguments à l’égard des questions que cette interprétation soulève et qui obligent la Cour à examiner le raisonnement sous-jacent à la décision Wang pour s’assurer qu’elle s’applique aux circonstances de la présente espèce.

[29]  Premièrement, au paragraphe 54 de la décision Wang, précitée, le juge O’Keefe précise que la Cour a appliqué la règle d’or de l’interprétation téléologique, selon laquelle « [a]ujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». La Cour cite notamment l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, aux paragraphes 21 à 23, comme l’un des nombreux précédents corroborant cette proposition.

[30]  Deuxièmement, le juge O’Keefe fait allusion au caractère inhabituel de la solution de droit apportée par l’incorporation de l’alinéa 40(1)a) à la LIPR, dans lequel le passage ambigu « indirectement, faire une présentation erronée » a remplacé le libellé non équivoque de l’ancien alinéa 22(1)e) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2. La Loi sur l’immigration faisait référence à une fausse indication sur un fait important « même [si elle était] le fait d’un tiers ».

[31]  Inversement, observe le juge O’Keefe, il découle de l’analyse explicative article par article du projet de loi C-11 (aujourd’hui la LIPR) une preuve intrinsèque que l’article 40 est « semblable aux dispositions de la Loi actuelle portant sur les fausses déclarations […], mais les modifie en renforçant les outils d’exécution de la Loi destinés à éliminer les abus » [non souligné dans l’original] (Wang, précitée, au paragraphe 57). Le juge O’Keefe ajoute : « Lorsque le législateur a adopté la nouvelle LIPR, l’un des objets de la Loi était de renforcer l’interdiction de territoire comme on peut le constater dans l’analyse article par article préparée pour la LIPR » (ibid., au paragraphe 43).

[32]  La Cour a conclu que le fait de ne pas adopter une interprétation de fausse déclaration présumée « conduirait à une possible absurdité, en ce sens qu’un demandeur pourrait directement faire une fausse déclaration dans une demande, puis faire entrer avec lui une personne telle que la demanderesse, et cette personne ne pourrait pas alors être renvoyée du Canada si elle ignorait la fausse déclaration » (ibid., au paragraphe 56). Outre l’objectif d’éviter l’absurdité du résultat, notre Cour observe que la disposition pourrait aussi avoir été adoptée dans l’intention de réduire le risque d’abus, comme il pourrait être déduit de la preuve interprétative extrinsèque susmentionnée.

[33]  Le juge O’Keefe a en outre conclu que le mot « indirectement » peut être interprété d’une manière qui englobe une situation « où la demanderesse a été incluse dans la demande présentée par son mari, et cela, même si elle ne savait pas qu’il était marié et qu’il avait un fils » [non souligné dans l’original] (ibid.). La Cour convient que c’est le sens qui semble le plus souvent adopté pour présumer qu’un membre de la famille a fait de bonne foi une fausse déclaration. Il existe une certaine analogie entre ce cas de figure et la relation mandant-mandataire en droit des contrats, au nom de laquelle le mandant est tenu indirectement responsable des actes de première main du mandataire.

[34]  Si l’élément de faute est éliminé pour ce qui concerne la fausse déclaration, l’interprétation fondée sur la présomption attribue tout de même une responsabilité à la demanderesse parce qu’elle a non seulement fait une fausse déclaration, mais elle en a également tiré profit. L’absurdité tient au fait que cette personne, n’eût été la fausse déclaration de quelqu’un d’autre, n’aurait jamais été admise au Canada. Le risque d’abus découle de la possibilité pour un parent de faire en sorte que son enfant obtienne la résidence permanente au Canada, même si lui-même est renvoyé.

[35]  Cette interprétation est également corroborée de manière contextuelle par la disposition connexe de l’alinéa 40(1)b) relative au parrainage, selon lequel un résident permanent ou un ressortissant étranger est interdit de territoire pour fausses déclarations s’il est ou a été « parrainé par un répondant dont il a été statué qu’il est interdit de territoire pour fausses déclarations ». Il semble que l’objectif d’éviter l’abus consistant à dériver un avantage d’une fausse déclaration régisse également l’interdiction de territoire des personnes parrainées.

b)  La décision Wang est soutenue de manière contextuelle par le paragraphe 42(1).

[36]  Même si ce n’est pas vraiment nécessaire aux fins de l’analyse et même s’il n’en est pas question dans la décision Wang, la Cour répondra aux arguments de la demanderesse concernant l’applicabilité de l’article 42 à sa situation. Il s’agit là d’une considération qui n’est pas dépourvue d’intérêt dans la mesure où la disposition prévoit expressément une exception pour les membres de la famille qui sont des résidents permanents accompagnant un membre principal déclaré interdit de territoire. De plus, puisqu’il a été reconnu que le passage « indirectement, faire une présentation erronée » est ambigu, l’analyse risque d’être incomplète sans un examen de cette disposition contextuelle.

[37]  Comme le paragraphe 42(1) prévoit une exception à la règle de l’interdiction de territoire pour les membres de la famille accompagnant le demandeur principal qui sont des résidents permanents, la Cour est d’avis que la disposition s’applique uniquement si les actes répréhensibles imputés au demandeur principal, qu’il soit étranger ou résident permanent, ont été commis après qu’il a obtenu la résidence permanente. Il s’agit d’une distinction importante pour éviter l’absurdité évidente qui découlerait du traitement différent des membres de la famille accompagnant le demandeur principal selon qu’on lui impute de fausses représentations ou des infractions de grande criminalité ou de criminalité organisée. S’il est reproché au demandeur principal d’avoir fait de fausses déclarations, le membre de la famille qui l’accompagne serait renvoyé en raison de son interdiction de territoire présumée, et l’article 42 ne s’appliquerait pas. À l’inverse, un résident permanent qui est un membre de la famille accompagnant une personne qui a commis un acte criminel grave ou été impliquée dans des activités de criminalité organisée ne pourrait pas être visé par une mesure de renvoi puisque l’article 42 s’applique uniquement aux ressortissants étrangers.

[38]  En revanche, si le moment auquel l’acte répréhensible s’est produit est pris en compte, cette absurdité est évitée puisque le défaut d’informer CIC d’activités antérieures de grande criminalité ou de criminalité organisée dans une demande de résidence permanente serait considéré comme une fausse déclaration faite directement par omission. Par conséquent, les membres de la famille qui accompagnent ces personnes seraient également déclarés interdits de territoire en application de l’alinéa 40(1)a) pour avoir indirectement fait une présentation erronée des faits par omission.

[39]  Ainsi, l’article 42 s’applique uniquement si la fausse déclaration, la grande criminalité ou les activités de criminalité organisée se sont produites après que les membres de la famille ont obtenu la résidence permanente alors qu’ils se trouvaient au Canada. Dans de telles situations, l’alinéa 40(1)a) ne s’appliquerait pas puisque seules les fausses déclarations faites avant l’obtention de la résidence permanente porteraient sur « un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, [qui] entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi ». Les activités de grande criminalité ou de criminalité organisée menées après l’obtention de la résidence permanente emporteraient interdiction de territoire pour leur auteur, mais pas pour les membres de la famille qui l’accompagnent. Ceux-ci n’auraient en effet pas obtenu leur résidence permanente par suite d’un acte répréhensible commis par un tiers avant leur admission au Canada.

[40]  L’hypothèse voulant qu’il faille tenir compte du moment auquel le demandeur principal a commis un acte répréhensible – avant ou après l’obtention de la résidence permanente – semble corroborée au paragraphe 6 de l’affidavit de l’agent. Il mentionne que les actes répréhensibles du père qui déclenchent l’application des dispositions sur l’interdiction de territoire [traduction] « se sont produits avant qu’il devienne résident permanent ». Apparemment, le législateur n’a pas estimé nécessaire, parce qu’il n’y a pas de risque d’abus, de renvoyer les membres de la famille accompagnant un demandeur principal qui a commis un acte répréhensible s’ils n’ont pas obtenu leur résidence permanente à cause de cet acte. Dans les mêmes circonstances, les étrangers seraient déclarés interdits de territoire, une distinction qui semble refléter la supériorité accordée au statut de résident permanent et l’absence de statut des étrangers.

[41]  En bref, la Cour conclut que le ratio decidendi de la décision Wang s’applique à la situation en l’espèce. Il est très vraisemblable que s’il est déclaré que le père de la demanderesse a fait une présentation erronée sur un fait important, tel qu’il est décrit à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, elle sera présumée interdite de territoire pour avoir « indirectement » fait la même présentation erronée. Cette conclusion est conforme aux exigences de l’article 13.1 de la Loi, qui prévoit la suspension de la procédure d’examen de la demande de citoyenneté de la demanderesse dans l’attente d’une décision visant à établir si elle doit faire l’objet d’une enquête au titre de la LIPR.

II.  Conclusion

[42]  La Cour rejette la demande de bref de mandamus enjoignant au défendeur de conclure l’examen de la demande de citoyenneté canadienne de la demanderesse conformément à la Loi, et de remplir les autres formalités nécessaires pour qu’elle puisse obtenir la citoyenneté dans les trois mois suivant la publication du présent jugement.

[43]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier aux fins d’appel, et aucune ne sera certifiée.

[44]  Aucune demande n’a été faite quant aux dépens, et aucuns ne seront adjugés.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-363-17

LA COUR rejette la demande, et aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-363-17

 

INTITULÉ :

HANYING CHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er novembre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Warda Shazadi Meighen

Pour la demanderesse

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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