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Date : 20180109


Dossier : T-1013-16

Référence : 2018 CF 17

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2018

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

EMERA BRUNSWICK PIPELINE

COMPANY LTD.

appelante

(intimée dans un appel incident)

et

SIERRA SUPPLIES LTD.

intimée

(appelante dans l’appel incident)

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

A. Nature des questions

[1] Emera Brunswick Pipeline Company Ltd. (la société pipelinière) interjette appel à l’encontre d’une décision d’un Comité d’arbitrage sur les pipelines (CAP) nommé par le ministre des Ressources naturelles conformément à l’article 91 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, LRC (1985), c N-7) (Loi sur l’ONE) pour décider du montant que la société pipelinière doit verser à Sierra Supplies Ltd. (le propriétaire foncier) en indemnisation d’une servitude accordée à la société pipelinière (servitude) par l’Office national de l’énergie (ONE) aux termes du paragraphe 104(1) de la Loi sur l’ONE. La décision ou l’ordonnance d’un CAP peut être portée en appel directement devant la Cour fédérale sur une question de droit ou de compétence : Loi sur l’ONE, article 101. Cette exigence fait l’objet d’une discussion distincte dans les présents motifs puisqu’elle détermine si la Cour a compétence pour entendre le présent appel.

[2] À la suite d’une audience de cinq jours, dans une décision du 28 mai 2016 (décision), le CAP a accordé au propriétaire foncier une indemnisation de 466 066,23 $, plus les intérêts, à partir de la date de la décision à un taux de 4,75 % ainsi que les dépens. La société pipelinière demande à la Cour d’annuler la décision et de la renvoyer au CAP pour nouvel examen conformément aux instructions de la Cour. La société pipelinière demande aussi des dépens. Par appel incident, le propriétaire foncier demande que des intérêts soient accordés à partir de la date de la prise de possession.

[3] La société pipelinière soutient que le CAP a mal interprété la Loi sur l’ONE et son règlement, ainsi que les éléments de preuve qui démontrent qu’une zone de 30 mètres s’étendant de chaque côté de la servitude (la zone de sécurité) déprécie le bien-fonds, et que la servitude et la zone de sécurité ont des incidences sur la valeur des biens-fonds restants.

[4] Elle soutient aussi que le CAP a commis une erreur dans ses motifs de rejet de la méthodologie utilisée par l’évaluateur de la société pipelinière, et que le CAP n’a pas suivi la formule convenue au préalable devant être utilisée pour calculer la valeur de la salle de travail temporaire.

[5] Le propriétaire foncier conteste tous les motifs de l’appel, à l’exception d’un seul, et introduit un appel incident pour trois motifs. Le propriétaire foncier soutient que le CAP a commis une erreur en calculant la valeur de la servitude pour une superficie de 2,44 acres au lieu de la superficie convenue réelle de 2,5444 acres. Le propriétaire foncier demande que la Cour modifie l’indemnité en ajoutant 10 296 $ en raison de cette erreur.

[6] Le propriétaire foncier soutient aussi que le CAP a commis une erreur en ajoutant la TVH payée en raison de l’avance qui lui a été versée lorsqu’il a déduit le montant de l’avance de l’indemnité. Le propriétaire foncier demande à la Cour de modifier l’indemnité en ajoutant cette TVH de 13 230,88 $ à l’indemnité en raison de cette erreur.

[7] Le propriétaire foncier demande en dernier lieu que la date à laquelle l’intérêt a été calculé soit fixée à la date de la prise de possession, au lieu de la date de la décision. Sinon, il demande que le CAP examine l’affaire de nouveau.

[8] Le propriétaire foncier demande que l’appel de la société pipelinière soit rejeté avec dépens, mais qu’aucuns dépens ne soient adjugés à aucune des parties quant à la question de la salle de travail, compte tenu de l’entente des parties concernant cette affaire, et qu’aucuns dépens ne soient adjugés au propriétaire foncier dans l’appel incident.

[9] La société pipelinière soutient qu’on doit lui accorder des dépens dans l’appel incident puisque la partie de l’appel incident portant sur les intérêts est de la plus grande importance sur le plan financier.

[10] Pour les motifs qui suivent, l’appel est accueilli en partie et l’appel incident est accueilli en partie. Le montant total de l’indemnité accordée est modifié à 420 246,06 $. Les détails du calcul se trouvent à l’annexe « A ». Les explications pour ces changements se trouvent dans les présents motifs. La question de la date à partir de laquelle les intérêts sont calculés est renvoyée au même Comité d’arbitrage sur les pipelines ou, si les membres ne sont pas tous disponibles, à un tel comité d’arbitrage différemment constitué comme le ministre peut le désigner aux termes de la Loi sur l’ONE; le CAP doit décider de la date à laquelle les intérêts doivent commencer à courir. Les dépens de l’appel sont accordés au propriétaire foncier. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des dépens dans les trente jours à partir de la date du jugement, les dépens du propriétaire foncier pourraient alors être taxés en fonction de la colonne III du Tarif B. Puisque l’affaire concernant les intérêts a été renvoyée au CAP pour nouvel examen, les dépens de l’appel incident suivront l’issue de la cause.

[11] Bien que les motifs du CAP contiennent bel et bien des erreurs, il y a suffisamment de constatations raisonnables pour appuyer ses conclusions. Le principal point litigieux consiste à savoir s’il était raisonnable que le CAP accorde une indemnité pour trouble de jouissance. À mon avis, malgré diverses erreurs commises par le CAP, cette décision est étayée d’un point de vue rationnel par les éléments de preuve au dossier, et par des conclusions raisonnables du CAP.

[12] La décision du CAP selon laquelle les intérêts commenceraient à courir à partir de la date de la décision, bien que dans les limites des dispositions établies dans la Loi sur l’ONE, n’explique pas ses motifs en ce qui concerne la date choisie. En raison de cette absence de transparence et d’explication, la Cour ne peut juger s’il était raisonnable de choisir une telle date de début pour des intérêts compte tenu du fait que la prise de possession a eu lieu à une date antérieure.

B. Questions sur lesquelles les parties se sont entendues

[13] Avant l’audience, les parties se sont entendues sur trois des questions en litige et les ont résolues.

1) Superficie de la servitude

[14] L’une de ces questions se rapporte à la superficie de la servitude. Bien que le CAP ait au préalable calculé sa superficie à 2,5444 acres, lorsqu’il a attribué des dommages-intérêts, il a par la suite utilisé une valeur de 2,44 acres. Les parties reconnaissent que la superficie exacte de la servitude est de 2,5444 acres. Elles reconnaissent aussi que la totalité de la servitude a été utilisée, donc l’indemnité au propriétaire foncier conformément à ce chef de dommages-intérêts doit s’élever à 2,5444 multipliés par la valeur à l’acre.

[15] Les parties ne s’entendent pas cependant sur la valeur à l’acre du bien. Le CAP juge qu’elle s’élève à 99 000 $, montant découlant de la moyenne des deux valeurs proposées par chacun des évaluateurs. L’évaluateur du propriétaire foncier a évalué le bien-fonds à 108 000 $ l’acre. L’évaluateur de la société pipelinière l’a évaluée à 90 000 $ l’acre. Ce désaccord sera examiné plus loin dans les présents motifs.

2) Valeur de la salle de travail temporaire

[16] Les parties s’entendent aussi pour dire que la valeur de la salle de travail temporaire qu’a utilisée la société pipelinière pendant la construction du pipeline Brunswick sur le bien s’élève à 3 239,78 $, et non à une somme de 62 458,11 $, que le CAP a accordée. Le CAP a indiqué qu’il était d’accord avec la formule du propriétaire foncier pour calculer cette valeur, mais a accordé la totalité de la valeur marchande par inadvertance au lieu de la valeur pour utilisation temporaire s’élevant à 2,75 % par année pour les deux années au cours desquelles la salle de travail était requise.

3) La TVH du paiement anticipé doit être ajoutée à l’indemnité du propriétaire foncier.

[17] À partir de l’indemnité totale qu’il a jugée comme payable au propriétaire foncier, le CAP a déduit le montant total de l’avance que la société pipelinière a versée au préalable au propriétaire foncier. Les parties sont d’accord que la TVH de 13 230,88 $ faisant partie du paiement anticipé n’aurait pas dû être déduite de l’indemnité. Elle y sera par conséquent rajoutée.

[18] J’ai examiné le dossier sous-jacent et je conclus que les éléments de preuve appuient l’entente entre les parties en ce qui concerne ces questions. Le jugement à rendre comprendra ces corrections.

II. EXPOSÉ DES FAITS

[19] La superficie totale du bien du propriétaire foncier sur lequel la servitude a été accordée s’élève à 10,4031 acres (le bien). Il fait partie du parc industriel McAllister à Saint John, au Nouveau-Brunswick. Le propriétaire foncier a fait l’acquisition du bien en 2003 avec l’intention de subdiviser le bien-fonds et de le vendre aux fins de développement industriel. Le bien est contigu à une artère de catégorie variable; Cave Court est un cul-de-sac plus étroit en saillie sur l’autre côté du bien offrant une voie d’accès. Le propriétaire foncier est autorisé à construire une voie d’accès à la voie publique, la promenade Bayside. Compte tenu des différences de niveau, une quantité considérable de remblai serait nécessaire pour la construire, et le substrat rocheux de cette région du pipeline devra être dynamité.

[20] Le 7 juin 2007, l’ONE a accordé à la société pipelinière un certificat de commodité et de nécessité publique en ce qui concerne un pipeline reliant le terminal de gaz naturel liquéfié de Canaport à Mispec Point, au Nouveau-Brunswick, à un endroit de la frontière des États-Unis près de St. Stephen au Nouveau-Brunswick (le pipeline Brunswick).

[21] Les plans, les profils et le livre de renvoi au sujet du pipeline Brunswick, y compris le chemin détaillé qui le mène à travers le bien, ont été approuvés par l’ONE le 14 mars 2008.

[22] Le 26 mars 2008, la société pipelinière a demandé une ordonnance de droit d’entrée à l’ONE qui lui permettrait une servitude à perpétuité sur le bien pour lui permettre de construire et d’exploiter le pipeline Brunswick sur la servitude, et qui interdirait certaines activités réalisées par le propriétaire foncier tant sur la servitude que dans les limites de la zone de sécurité de trente mètres. Certaines activités ont été entièrement interdites au propriétaire foncier, alors que d’autres se dérouleraient avec la permission de la société pipelinière ou avec une autre ordonnance de l’ONE.

[23] Le propriétaire foncier a déposé une objection écrite à la demande de la société pipelinière. Toutefois, le 2 juin 2008, l’ONE a autorisé l’entrée aux termes de l’ordonnance RE-E236-2008 (l’ordonnance), qui a par la suite été enregistrée dans le système d’enregistrement des titres fonciers du Nouveau-Brunswick contre le bien.

[24] Le 23 juin 2008, la société pipelinière a versé 115 006,88 $, TVH comprise, au propriétaire foncier à titre d’indemnité pour la prise de possession de la servitude.

[25] Les parties ont tenté de négocier l’indemnité au cours des deux années suivantes, en vain. Dans le cadre des négociations, la société pipelinière a commandé un rapport auprès du Altus Group Limited (rapport Altus), daté du 16 juin 2008, avec une date d’évaluation du 13 mai 2008. Le rapport a été rédigé par Daniel Doucet, un évaluateur professionnel.

[26] Le propriétaire foncier a commandé son propre rapport d’évaluation par Craig Hennigar, aussi évaluateur professionnel (le rapport Hennigar). Le rapport Hennigar a été daté du 19 juillet 2010, mais a établi la valeur du bien en date du 8 juin 2008.

[27] Puisque les parties ne s’entendaient pas sur l’indemnité appropriée, le propriétaire foncier a délivré le 8 novembre 2010 un avis d’arbitrage réclamant que l’indemnité soit fixée par un CAP. La société pipelinière a déposé sa réponse le 21 décembre 2010. La réponse comprenait le rapport Altus ainsi que l’analyse technique réalisée par Altus et qui critiquait la méthodologie du rapport Hennigar.

[28] Après avoir discuté d’un certain nombre de questions préliminaires, le CAP, composé de trois membres, a entendu l’affaire du 20 au 24 janvier 2014. Trois témoins ont témoigné au nom du propriétaire foncier, et quatre témoins ont témoigné en faveur de la société pipelinière. En plus des témoignages oraux, le CAP a aussi visité les lieux sur le bien.

[29] Après que tous les témoignages ont été entendus, les parties ont déposé des observations auprès du CAP. Toutefois, ces observations n’ont pas été incluses dans le cahier d’appel, et la Cour n’en a donc pas été saisie.

A. Témoignage d’expert de la société pipelinière devant le CAP

1) Les témoins

[30] La société pipelinière a appelé quatre témoins, à savoir 1) Rob McAdam, le président de la société pipelinière pendant la période pertinente, 2) Rochelle Brown, qui a rédigé un rapport d’expert en ingénierie en réponse au rapport rédigé par Stephen Perry pour le propriétaire foncier, 3) Stephanie More, une directrice régionale pour Spectra Energy, qui est la société qui exploite le pipeline Brunswick au nom de la société pipelinière, 4) Daniel Mark Joseph Doucet, l’auteur du rapport Altus.

2) Le rapport Altus (M. Doucet)

[31] Le rapport Altus a établi la valeur du bien avant la prise de possession à 90 000 $ l’acre. Le rapport a révélé que la servitude éliminait 100 % de la valeur de la servitude. Il a évalué la prise de possession à 229 000 $. Le rapport Altus n’a constaté aucun trouble de jouissance découlant du reste du bien-fonds, puisque la société pipelinière était disposée à permettre le passage au-dessus du pipeline à ses propres frais, et accorderait la permission de toute construction dans la zone de sécurité dans une mesure telle que l’utilisation optimale du bien ne serait pas touchée par la prise de possession.

[32] Les deux évaluateurs ont fondé leurs avis professionnels sur la valeur en date de la mi-mai (M. Doucet) ou du début juin 2008 (M. Hennigar) lorsque la servitude a été créée. À ce moment, le parc industriel McAllister, dans lequel le bien était situé, comportait de nombreux terrains disponibles. Dans son rapport, M. Doucet a indiqué que seulement 23 % de ces terrains étaient occupés.

B. Témoignage d’expert du propriétaire foncier au CAP

1) Les témoins

[33] Le CAP a d’abord entendu le témoignage du propriétaire foncier. Trois témoins ont été appelés, soit 1) Wesley Raymond Debly, le propriétaire de l’entreprise du propriétaire foncier, 2) Stephen Perry, un ingénieur qui a rédigé un rapport sur les difficultés en matière d’ingénierie et les coûts nécessaires pour procéder au dynamitage et à l’excavation sur le bien, ainsi que pour relier le bien à la promenade Bayside, 3) Craig Hennigar, l’auteur du rapport Hennigar. Stephen Perry n’a pas été qualifié par le CAP à titre d’expert parce qu’au moment où il a rédigé le rapport, l’entreprise pour laquelle il travaillait appartenait à un partenaire du cabinet d’avocat représentant le propriétaire foncier.

2) Le rapport Hennigar

[34] Le rapport Hennigar a évalué le bien avant la prise de possession à 108 000 $ l’acre, et a indiqué que la servitude devait être indemnisée à 100 % de la valeur du bien. M. Hennigar a jugé qu’en fonction des restrictions imposées au développement de la zone de sécurité, l’approbation pouvait ou non être accordée aux fins de construction, ce qui a causé un élément de risque pour les acheteurs potentiels. Ceux-ci souhaitaient réduire le prix puisque d’autres biens-fonds étaient disponibles dans le parc, et ce sans ce type de restrictions.

[35] L’emplacement de la servitude divisait le bien. Le rapport Hennigar divisait le bien-fonds à l’extérieur de la servitude en trois parties, appelées zones « A », « B » et « C ». Le prix de deux des parties, soit les zones « A » et « C », a été réduit de 50 %, puis le prix des parties de ces zones qui se situaient à l’intérieur de la zone de sécurité a été réduit de 50 % supplémentaires. En effet, le bien-fonds a été divisé en six parties, le prix de trois de ces parties étant assujetti à une réduction de 50 %, le prix de deux de ces parties étant assujetti à une réduction de 75 %, et le prix d’une partie de la zone « B », à l’extérieur de la zone de sécurité, n’a pas été réduit.

[36] Le rapport Hennigar a révélé que la valeur du bien est passée de 1 123 535 $ à 557 591 $, pour une perte totale de 565 944 $. De cette perte, 274 795 $ étaient attribuables à la servitude. La différence de 291 149 $ a été imputée au trouble de jouissance.

III. Dispositions législatives applicables

[37] La Loi sur l’ONE comprend trois articles d’importance dans le présent appel.

[38] L’article 75 de la Loi sur l’ONE dispose qu’une indemnité intégrale doit être versée à toute personne qui subit des dommages lorsqu’une société pipelinière exerce les pouvoirs qu’on lui a conférés par la Loi sur l’ONE :

Indemnisation

75 Dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la présente loi ou une loi spéciale, la compagnie doit veiller à causer le moins de dommages possibles et, selon les modalités prévues à la présente loi et à une loi spé-ciale, indemniser pleinement tous les intéressés des dom-mages qu’ils ont subis en raison de l’exercice de ces pouvoirs.

 

Damages and compensation

75 A company shall, in the exercise of the powers granted by this Act or a Special Act, do as little damage as possible, and shall make full compensation in the manner provided in this Act and in a Special Act, to all persons interested, for all damage sustained by them by reason of the exercise of those powers.

[39] Le point litigieux principal entre les parties doit aussi tenir compte de l’alinéa 97(1)d) de la Loi sur l’ONE :

Détermination de l’indemnité

97 (1) Le comité d’arbitrage doit régler les questions d’indemnité mentionnées dans l’avis qui lui a été signifié, et tenir compte, le cas échéant, des éléments suivants :

a) la valeur marchande des terrains pris par la compagnie;

b) dans le cas de versements périodiques prévus par contrat ou décision arbitrale, les changements survenus dans la valeur marchande mentionnée à l’alinéa a) depuis la date de ceux-ci ou depuis leurs derniers révision et rajustement, selon le cas;

c) la perte, pour leur propriétaire, de la jouissance des terrains pris par la compagnie;

d) l’incidence nuisible que la prise des terrains peut avoir sur le reste des terrains du propriétaire;

e) les désagréments, la gêne et le bruit qui risquent de résulter directement ou indirectement des activités de la compagnie;

f) les dommages que les activités de la compagnie risquent de causer aux terrains de la région;

g) les dommages aux biens meubles ou personnels, notamment au bétail, résultant des activités de la compagnie;

h) les difficultés particulières que le déménagement du propriétaire ou de ses biens pourrait entraîner;

i) les autres éléments dont il estime devoir tenir compte en l’espèce.

Définition de valeur marchande

(2) Pour l’application de l’alinéa (1) a), la valeur marchande des terrains correspond à la somme qui en aurait été obtenue si, au moment où ils ont été pris, ils avaient été vendus sur le marché libre.

Determination of compensation

97 (1) An Arbitration Committee shall determine all compensation matters referred to in a notice of arbitration served on it and in doing so shall consider the following factors where applicable:

(a) the market value of the lands taken by the company;

(b) where annual or periodic payments are being made pursuant to an agreement or an arbitration decision, changes in the market value referred to in paragraph (a) since the agreement or decision or since the last review and adjustment of those payments, as the case may be;

(c) the loss of use to the owner of the lands taken by the company;

(d) the adverse effect of the taking of the lands by the company on the remaining lands of an owner;

(e) the nuisance, inconvenience and noise that may reasonably be expected to be caused by or arise from or in connection with the operations of the company;

(f) the damage to lands in the area of the lands taken by the company that might reasonably be expected to be caused by the operations of the company;

(g) loss of or damage to livestock or other personal property or movable affected by the operations of the company;

(h) any special difficulties in relocation of an owner or his property; and

(i) such other factors as the Committee considers proper in the circumstances.

Definition of market value

(2) For the purpose of paragraph (1)(a), market value is the amount that would have been paid for the lands if, at the time of their taking, they had been sold in the open market by a willing seller to a willing buyer.

 

[40] La société pipelinière a soutenu que le CAP n’a pas bien interprété l’article 112 de la Loi sur l’ONE lorsqu’il a évalué les conséquences de la demande d’approbation de la société pipelinière pour certaines activités dans les environs du pipeline :

Interdiction de construire ou d’occasionner le remuement du sol

112 (1) Il est interdit à toute personne de construire une installation au-dessus, au-dessous ou le long d’un pipeline ou d’exercer une activité qui occasionne le remuement du sol dans la zone réglementaire, sauf lorsque la construction ou l’activité est autorisée par les règlements pris ou par les ordonnances rendues en vertu du paragraphe (5) et est effectuée en conformité avec ceux-ci.

Interdiction relative aux véhicules et à l’équipement mobile

(2) Il est interdit à toute personne de faire franchir un pipeline par un véhicule ou de l’équipement mobile, sauf lorsque cela :

a) soit est autorisé par les règlements ou ordonnances visés au paragraphe (5) et est effectué en conformité avec ceux-ci;

b) soit se fait sur la portion carrossable de la voie ou du chemin public.

[...]

 

Prohibition – construction or ground disturbance

112(1) It is prohibited for any person to construct a facility across, on, along or under a pipeline or engage in an activity that causes a ground disturbance within the prescribed area unless the construction or activity is authorized by the orders or regulations made under subsection (5) and done in accordance with them.

Prohibition — vehicles and mobile equipment

(2) It is prohibited for any person to operate a vehicle or mobile equipment across a pipeline unless

(a) that operation is authorized by the orders or regulations made under subsection (5) and done in accordance with them; or

(b) the vehicle or mobile equipment is operated within the travelled portion of a highway or public road.

[.. .]

 

[41] Lorsqu’elle a interprété les dispositions relatives aux lois d’expropriation, la Cour suprême du Canada a soutenu, dans l’arrêt Régie des transports en commun de la région de Toronto c Dell Holdings Ltd., [1997] 1 RCS 32, 142 DLR (4th) 206 [arrêt Dell], ce qui suit :

L’expropriation d’un bien est l’un des pouvoirs gouvernementaux qui n’est exercé qu’en dernier ressort. L’expropriation totale ou partielle d’un bien appartenant à une personne constitue une grave perte ainsi qu’une atteinte très importante aux droits privés de propriété des citoyens. Il s’ensuit que le pouvoir d’une autorité expropriante devrait être interprété de façon stricte en faveur des personnes dont les droits sont touchés.

[...]

Il s’ensuit que l’Expropriations Act devrait recevoir une interprétation large et compatible avec son objet, qui consiste à indemniser pleinement le propriétaire foncier dont le bien a été exproprié.

(Dell, aux paragraphes 20 et 23)

[42] Dans l’arrêt Smith c Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 RCS 160 [Smith], le juge Fish, s’exprimant au nom de la majorité, a reconnu la décision rendue dans l’arrêt Dell, puis a soulevé que la Loi sur l’ONE constitue aussi une loi réparatrice et commande une interprétation tout aussi large et libérale que celle accordée aux lois provinciales sur l’expropriation. Il a particulièrement soutenu que le fait d’interpréter étroitement la Loi sur l’ONE « aurait en pratique pour effet de faire de son objet – l’indemnisation intégrale – une promesse législative non tenue » (au paragraphe 57).

IV. La décision du Comité d’arbitrage sur les pipelines

[43] Après avoir examiné les dispositions concernées du cadre législatif aux termes duquel il menait ses activités, le CAP a établi six questions sur lesquelles il devait se prononcer. En plus de traiter des coûts et des intérêts payables en indemnité, les questions consistaient à savoir si le propriétaire foncier avait droit à une indemnisation aux termes de la Loi sur l’ONE et, si tel était le cas, à la valeur des dommages-intérêts pour trouble de jouissance ainsi que pour le bien-fonds acquis pour le pipeline. La valeur de la salle temporaire établie sur les lieux constituait aussi une question à régler.

[44] Le CAP a calculé que la superficie totale de la parcelle de terrain du propriétaire foncier s’élevait à 10,4 acres affectés à l’industrie lourde. La servitude et la zone de sécurité, aussi appelée zone tampon ou zone de contrôle, totalisent 90 mètres de largeur, et s’étendent sur la longueur du bien, la divisant en effet en trois parcelles, où deux sont beaucoup plus petites que la troisième.

[45] Le CAP a fait remarquer que le propriétaire foncier sollicitait une pleine indemnisation aux termes de la Loi sur l’ONE pour toutes les questions, alors que la société pipelinière limitait l’indemnité à la perte de jouissance et à la valeur du bien-fonds sur lequel se trouve le pipeline (servitude), et a dit qu’aucun dommage-intérêt ne devait être accordé pour trouble de jouissance.

[46] À la suite d’un examen approfondi des faits, le CAP a exposé son analyse des questions. Puisque la revendication découlait de la construction et de l’entretien du pipeline Brunswick, le CAP a conclu que, dans l’ensemble, le propriétaire foncier avait droit à une indemnité aux termes de la Loi sur l’ONE. Il a ensuite examiné toutes les questions.

A. Indemnité pour la servitude

[47] Le CAP a calculé que la superficie de la servitude s’élevait à 2,5444 acres. Le CAP a calculé que la valeur de la servitude s’élevait à 99 000 $ l’acre, avec laquelle on obtient une valeur de servitude de 241 560 $ lorsqu’on la multiplie par 2,44 acres. Les parties se sont entendues que la superficie de la servitude s’élevait à 2,5444 acres comme le CAP l’avait calculée au départ, et que la superficie de 2,44 acres a été utilisée de façon erronée dans le calcul de la valeur de la servitude. La valeur exacte de la servitude, en calculant le montant de 99 000 $ l’acre, s’élève à 251 896 $, soit une différence de 10 336 $.

[48] Le CAP a aussi fait remarquer que l’entente sur la servitude contenait un addenda relatif à des dispositions particulières et, en plus de la servitude elle-même, une zone de sécurité de 30 mètres se trouvait de chaque côté de la servitude.

[49] Le CAP est parvenu à une conclusion importante selon laquelle, compte tenu des conditions de l’entente sur la servitude et du fait que la servitude fonctionnera à perpétuité, [traduction] « les obligations et les restrictions imposées au propriétaire foncier sont considérables ». Le CAP a aussi constaté que rien ne garantissait l’octroi de la permission de construire dans la zone de sécurité ou de procéder au dynamitage près de la servitude. Cette conclusion est une question en litige entre les parties.

B. Indemnité pour trouble de jouissance

[50] Le CAP a conclu que le reste du bien donnait lieu à un trouble de jouissance en raison de l’obligation d’obtenir la permission de le développer et des diverses obligations et restrictions imposées au propriétaire foncier aux termes de l’ordonnance. L’ordonnance oblige le propriétaire foncier à ne pas réaliser une large gamme d’activités sans obtenir au préalable le consentement écrit de la société pipelinière.

[51] Le CAP a conclu que la valeur totale du bien avait été réduite de 518 615,90 $. Comme il a calculé que la valeur de la servitude s’élevait à 241 560 $, le montant restant de 277 055 $ était attribuable au trouble de jouissance. Le CAP a déduit un montant de 115 006,88 $ en raison de l’avance qui avait déjà été versée au propriétaire foncier, et a ajouté un montant de 62 458,11 $ en raison du fait que la salle temporaire occupait 0,595 acre.

[52] Le CAP a commis une erreur en utilisant le mauvais calcul de la superficie pour la valeur de la servitude. Puisqu’un calcul « avant » et « après » a été utilisé, la réduction totale de la valeur de 518 615,90 $ n’est pas touchée par l’erreur. Si la bonne valeur est substituée, le montant du trouble de jouissance est alors simplement réduit de 10 336 $, soit le montant auquel la valeur de la servitude a été sous-estimée.

C. L’octroi d’intérêts sur l’indemnité totale

[53] L’appel incident conteste les dommages-intérêts accordés par le CAP. Dans la décision, le CAP soulève qu’il avait le pouvoir discrétionnaire d’octroyer des intérêts et qu’il était régi par les paragraphes 98(4) et 98(5). Le CAP a admis que le taux d’intérêt proposé par les parties était correct, et a par conséquent accordé des intérêts de 4,75 % au propriétaire foncier.

[54] Le CAP a indiqué que les intérêts courraient à partir de la date de la décision jusqu’à ce que les dommages-intérêts soient versés. Le CAP n’a exposé aucun motif expliquant le choix de la date de décision comme date à laquelle les intérêts commenceraient à courir.

V. QUESTIONS EN LITIGE

[55] Les parties sont en désaccord en ce qui concerne cinq questions; les questions en litiges suivantes sont soulevées dans le cadre du présent appel :

  1. La norme de contrôle qui doit s’appliquer à la décision.

  2. La valeur à l’acre qui doit s’appliquer à l’indemnité.

  3. Le montant à verser pour trouble de jouissance, le cas échéant.

  4. La date à laquelle les intérêts payables doivent commencer à courir.

  5. Les dépens à payer pour l’appel et l’appel incident.

VI. NORME DE CONTRÔLE

[56] Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle.

A. Thèses des parties

[57] La société pipelinière soutient que la norme de contrôle applicable aux questions de droit a été adéquatement décidée par la Cour fédérale dans la décision Bue c Alliance Pipeline Ltd., 2006 CF 713, au paragraphe 5, 293 FTR 1 [Bue], où la Cour a conclu que les pures questions de droit étaient assujetties à la norme de la décision correcte. La société pipelinière a qualifié tous les motifs d’appel comme de pures erreurs de droit.

[58] La société pipelinière appuie sa position en soutenant que le CAP ne dispose pas d’un mandat législatif large pour réglementer une industrie complexe dans l’intérêt du public comme l’Office national de l’énergie. Le mandat consiste simplement à décider du montant de l’indemnité qui doit être versée à un propriétaire foncier. De plus, la société pipelinière soutient que le droit d’appel sans autorisation de la Cour pour des questions de droit et de compétence doit indiquer que le législateur prévoyait que ces questions soient assujetties à la norme de la décision correcte. Enfin, puisque chaque CAP est ponctuel, la société pipelinière s’appuie sur l’opinion contradictoire de la juge Deschamps dans l’arrêt Smith, où elle soutient qu’un tribunal spécial comme le CAP n’a aucun degré d’expertise pour interpréter des lois comparativement à une cour.

[59] Le propriétaire foncier s’appuie sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir] pour soutenir que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable puisque tous les motifs d’appel de la société pipelinière constituent en fait des questions de fait susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable ou, tout au plus, constituent des questions de fait et de droit où les questions juridiques ne peuvent être isolées. Dans le cas où une simple question de droit se pose, le propriétaire foncier soutient que la décision Bue a été supplantée par les arrêts Dunsmuir et Smith. Bien que la juge Deschamps dans l’arrêt Smith ait dit qu’un tribunal spécial n’avait aucune expertise particulière, les juges majoritaires ont conclu que le fait que le CAP interprétait sa propre loi constituait un motif pour présumer le caractère raisonnable.

[60] En outre, le propriétaire foncier fait valoir que le législateur a choisi d’attribuer la fonction de la recherche des faits à un tribunal plutôt que de faire décider de l’indemnité par une cour. Bien que le CAP soit un tribunal spécial, tous les membres étaient des avocats en l’espèce. On peut considérer qu’ils possèdent un degré d’expertise dans l’interprétation de la loi accordant son mandat au CAP.

B. Discussion

[61] La norme de contrôle applicable aux questions de cette nature est celle de la décision raisonnable.

[62] La décision Bue a été rendue avant l’arrêt Dunsmuir; elle a été supplantée par une jurisprudence de la Cour suprême du Canada plus récente. Lorsqu’un décideur administratif comme le CAP aborde l’interprétation de sa propre loi, on présume que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30, [2011] 3 RCS 654 [Alberta Teachers]. Rien dans les faits de l’espèce ni dans les arguments juridiques ne sert à réfuter l’hypothèse. Aucune des quatre exceptions au caractère raisonnable n’est présente.

[63] Le propriétaire foncier a raison de faire remarquer que, dans l’arrêt Smith, huit des neuf juges ayant tranché l’affaire ont clairement conclu que la norme de contrôle de la décision d’un CAP est celle de la décision raisonnable parce qu’il interprète sa propre loi. Dans l’arrêt Smith, la Cour suprême a examiné de manière satisfaisante la norme de contrôle d’un CAP, à titre de comité spécial, lorsque le juge Fish a conclu qu’en vertu de la Loi sur l’ONE, un comité d’arbitrage avait droit à la déférence, y compris lorsqu’un CAP envisageait une question de droit (Smith, au paragraphe 37).

[64] Bien que la société pipelinière souhaite limiter l’application de l’arrêt Smith aux cas faisant intervenir des considérations fondées sur les coûts et le distinguer de ceux-ci, la décision est beaucoup plus large. La Cour a clairement précisé que le facteur décisif était que le CAP tenait compte de sa propre loi. La Cour suprême a récemment réitéré qu’un droit d’appel accordé par la loi ne crée pas une nouvelle catégorie dans laquelle le bien-fondé constitue la norme de contrôle (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, aux paragraphes 27 à 30, [2016] 2 RCS 293).

[65] Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47.

[66] Toutefois, une cour de révision doit porter « une attention respectueuse aux motifs [donnés ou] “qui pourraient être donnés à l’appui de la décision rendue” », mais on ne confère pas à la cour de justice « le [TRADUCTION] “pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat” » (Alberta Teachers, au paragraphe 54, citant l’arrêt Petro-Canada c British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2009 BCCA 396, aux paragraphes 53 et 56, 98 BCLR (4th) 1, qui à son tour cite David Dyzenhaus, « The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy » dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (Oxford : Hart Publishing, 1997), aux pages 279 à 286).

[66]

VII. LE CAP A-T-IL COMMIS UNE ERREUR EN CALCULANT LA VALEUR À L’ACRE?

[67] Le CAP a conclu que M. Hennigar comme M. Doucet étaient des évaluateurs crédibles et bien qualifiés. Puisque la valeur à l’acre différait d’une évaluation à l’autre par seulement 18 000 $, le CAP a tout simplement établi la moyenne entre la valeur à l’acre calculée à 108 000 $ par M. Hennigar et celle calculée à 90 000 $ l’acre par M. Doucet, et a conclu qu’une valeur équitable serait la moyenne de 99 000 $ l’acre.

[68] Les deux évaluateurs étaient d’accord à l’audience devant le CAP que les méthodes d’évaluation produiraient le même résultat dans ce cas, peu importe l’approche employée entre l’approche « avant et après » ou la méthode du « coût ». Ils ont aussi tous les deux reconnu que la totalité de la valeur de l’intérêt en fief simple dans la servitude doit être accordée au propriétaire foncier.

[69] Bien que la décision contienne quelques inexactitudes et erreurs la rendant difficile à comprendre, ces problèmes n’ont pas nécessairement de conséquences sur les conclusions tirées par le CAP. Par exemple, en examinant le calcul de la valeur marchande de la servitude, effectué par M. Doucet, le CAP a déclaré que les données étaient insuffisantes au Nouveau-Brunswick pour appliquer l’approche « avant et après ». Comme le CAP l’a déclaré ailleurs, M. Doucet a employé la méthode du coût.

[70] La société pipelinière soutient que le CAP a non seulement commis une erreur en évoquant la mauvaise approche, la conclusion selon laquelle les données étaient insuffisantes au Nouveau-Brunswick a été tirée sans que des éléments de preuve n’aient été présentés. Par conséquent, tirer cette conclusion de fait constituait une erreur de droit.

[71] Le CAP a employé l’approche « avant et après » pour calculer la valeur à l’acre, mais le recours à la méthode du coût produirait le même résultat. Ni l’inexactitude concernant la méthode de calcul ni la déclaration concernant la quantité de données disponibles n’a eu de conséquences sur la valeur à l’acre qu’a calculée le CAP. Le CAP a tout simplement accueilli la valeur proposée par chaque évaluateur, et a calculé leur moyenne pour obtenir la valeur. Rien dans cette approche n’est fondamentalement déraisonnable puisqu’il relève de la responsabilité du CAP de calculer la valeur à l’acre et qu’il n’est pas tenu de sélectionner l’une des deux valeurs. Dans l’arrêt Koch v Altalink Management Ltd., 2016 ABQB 678, 3 LCR (2d) 123 [Koch], la Cour, alors qu’elle siégeait en appel en raison du rejet d’une indemnité pour trouble de jouissance dans une affaire de droit de superficie, a observé qu’une [traduction] « [é]valuation de la valeur foncière est autant un art, selon l’expérience, qu’une science » et le fait d’utiliser la moyenne des deux évaluations n’était pas seulement raisonnable, mais avait-il aussi l’avantage supplémentaire de permettre de tirer parti de l’expertise des deux évaluateurs ainsi que de la totalité des renseignements qu’ils ont employés (au paragraphe 145). Cette déclaration s’applique autant au présent appel.

[72] À mon avis, la valeur à l’acre de 99 000 $ est raisonnable compte tenu des déclarations fournies par les deux évaluateurs selon lesquelles le recours à l’une ou l’autre des méthodologies produirait la même valeur. Les inexactitudes du CAP dans son analyse de la question ne sont pas en cause.

VIII. LE CAP A-T-IL COMMIS UNE ERREUR DANS SON ANALYSE DU TROUBLE DE JOUISSANCE?

A. Aperçu

[73] La plupart des motifs d’appel proposés par la société pipelinière portent sur l’indemnité au propriétaire foncier s’élevant à 277 055 $ pour un trouble de jouissance. On soutient que le CAP a mal interprété et mal appliqué l’alinéa 97(1)d) de la Loi sur l’ONE qui l’oblige à tenir compte des effets néfastes de la servitude sur le reste des biens-fonds du propriétaire foncier.

[74] La société pipelinière soutient qu’il n’y a aucun trouble de jouissance. Elle dit que le CAP s’est livré à des conjectures au sujet de conséquences futures, mais qu’il n’y a aucune perte réelle subie par le propriétaire foncier.

[75] La société pipelinière soutient aussi que le CAP s’est appuyé sur des exigences réglementaires indéterminées pour décider que la société pipelinière ne disposait pas du pouvoir discrétionnaire d’approuver la construction près du pipeline et conclure de façon erronée que le dynamitage près du pipeline serait entièrement interdit. On soutient aussi que le CAP a mal interprété l’article 112 de la Loi sur l’ONE ainsi que le Règlement de l’Office national de l’énergie sur le croisement de pipelines, partie I, DORS/88-528, et partie II, DORS/88-529, à ces égards.

[76] Enfin, elle soutient que le CAP a négligé de tenir compte des éléments de preuve dont il était saisi en ce qui concerne le processus qu’emploie la société pipelinière pour approuver les demandes de construction dans la zone de sécurité et qu’il a tiré des conclusions de fait sans aucune preuve. Par exemple, la société pipelinière affirme que le CAP a conclu que le dynamitage est interdit dans la servitude et la zone de sécurité.

[77] Le propriétaire foncier soutient que l’article 112 entraîne un risque réglementaire en ce qui concerne la construction à l’intérieur de la zone de sécurité. Il s’appuie sur une décision du juge Rothstein, alors qu’il siégeait à la Cour d’appel fédérale, et dans laquelle il a conclu que l’obligation d’obtenir une autorisation auprès de l’Office national de l’énergie pour faire de l’excavation au moyen d’équipement électrique ou d’explosifs dans la zone de sécurité signifiait que les acheteurs potentiels des biens-fonds pourraient percevoir cette exigence comme un risque réglementaire, ce qui pourrait diminuer la valeur du bien-fonds. Le juge Rothstein a noté qu’il incombait au propriétaire foncier d’obtenir une approbation. Il a rejeté la réclamation du propriétaire du pipeline selon laquelle le rejet possible de la permission n’était que conjecture et qu’avant qu’elle ne se produise, les terres n’étaient pas touchées (Balisky c Canada (Ministre des Ressources naturelles), 2003 CAF 104, 239 FTR 159 [Balisky], autorisation d’interjeter appel devant la CSC rejetée, [2003] CSCR no 193 (QL), 2003 CarswellNat 3688 (WL Can)).

[78] Le propriétaire foncier soutient que le CAP n’a pas fait abstraction des éléments de preuve déposés par la société pipelinière à propos des approbations précédentes ni négligé de les prendre en considération. Plutôt, le CAP a expressément examiné cette preuve et l’a jugée comme non pertinente parce qu’il était difficile de savoir si d’autres biens-fonds pour lesquels des approbations préalables avaient été accordées étaient semblables au bien. Il n’y avait pas non plus de preuve d’une politique ou de lignes directrices correspondantes pour la société pipelinière dans le but d’accorder la permission.

B. Discussion

1) Le droit applicable

[79] Comme il a été mentionné précédemment, la Cour suprême a statué dans l’arrêt Dell, et a réitéré dans l’arrêt Smith qu’en ce qui concerne les lois réparatrices, « [leur] objet [...] [consiste] à indemniser pleinement le propriétaire foncier dont le bien a été exproprié » (Smith, au paragraphe 56, Dell, au paragraphe 23). La Loi sur l’ONE à l’article 75 dispose que la société pipelinière doit « par la présente loi [...] indemniser pleinement tous les intéressés des dommages qu’ils ont subis en raison de l’exercice de ces pouvoirs ». L’alinéa 97(1)d) de la Loi sur l’ONE porte ensuite que l’indemnité doit être versée pour « l’incidence nuisible que la prise des terrains peut avoir sur le reste des terrains du propriétaire ». Il s’agit là du concept de trouble de jouissance.

[80] La Loi sur l’ONE ne comprend aucune définition de « trouble de jouissance ». La Cour d’appel fédérale a indiqué que « [l] e principe de l’effet préjudiciable découle de l’objectif primordial de l’indemnisation dans les cas d’expropriation, à savoir indemniser intégralement le propriétaire exproprié » (Bande indienne de Semiahmoo c Canada, [1998] 1 CF 3, au paragraphe 58, 148 DLR (4th) 523, à la page 565 (CAF)).

[81] Puisqu’une prise de possession partielle a eu lieu en l’espèce, les trois critères établis ci-dessous doivent être respectés pour que le propriétaire foncier reçoive son indemnité : Eric C.E. Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2e éd. (Scarborough, Ont. : Carswell Thomson Professional Publishing, 1992), à la page 335.

[82] Le premier critère est que les biens-fonds restants doivent avoir appartenu au propriétaire foncier. Ce critère a été respecté et n’est pas en litige.

[83] Le second critère est que les biens-fonds restants doivent avoir perdu de la valeur en raison d’activités sur le bien-fonds exproprié. Aux termes de l’alinéa 84a) de la Loi sur l’ONE, les demandes d’indemnité ne s’appliquent pas aux « demandes relatives aux activités de la compagnie qui ne sont pas directement rattachées à l’une ou l’autre des opérations suivantes : (i) acquisition de terrains pour un pipeline [...], (ii) construction du pipeline, (iii) inspection, entretien ou réparation de celui-ci [...] » Bien qu’à première vue cette disposition semble interdire la demande pour trouble de jouissance du propriétaire foncier, la Cour d’appel fédérale a, dans l’arrêt Balisky, examiné l’affaire et a décidé qu’il ne s’agissait pas d’un obstacle :

[29] Ni les activités exclues ni les activités incluses dont parle l’alinéa 84a) n’ont de rapport avec l’effet du paragraphe 112(1) sur les propriétaires de terrains contigus au droit de passage d’un pipeline. Les demandes d’indemnité résultant du paragraphe 112(1) ne découlent pas d’activités de la compagnie au sens où le mot « activités » est employé à l’alinéa 84a). Elles découlent de la présence ou de l’existence du pipeline.

[30] Les activités de la compagnie de pipeline comprendront certainement les activités mentionnées à l’alinéa 84a). Cependant, l’exploitation quotidienne ordinaire du pipeline, abstraction faite de sa construction, de son entretien, de son inspection et de sa réparation, fait elle aussi partie des activités de la compagnie de pipeline. Tout comme l’alinéa 84a) ne peut avoir pour effet d’exclure de l’arbitrage les demandes d’indemnité résultant de l’exploitation ordinaire du pipeline, il ne saurait avoir pour effet d’exclure de l’arbitrage les demandes d’indemnité résultant de l’effet du paragraphe 112(1). Si l’article 84 intéresse de quelque façon le paragraphe 112(1), ce serait à raison des mots introductifs, selon lesquels les procédures d’arbitrage s’appliquent « en matière de dommages causés par un pipeline... »

[31] Pour ces motifs, je suis d’avis que l’alinéa 84a) n’empêche pas de soumettre au comité d’arbitrage les demandes d’indemnité résultant de l’effet du paragraphe 112(1).

(aux paragraphes 29 à 31)

[84] Les deux évaluateurs sont en désaccord quant à la question critique de savoir s’il existe un trouble de jouissance indemnisable.

[85] Le troisième critère est aussi en litige : les dommages subis ne doivent pas être trop indirects. La société pipelinière soutient que le CAP a mal appliqué l’article 97 de la Loi sur l’ONE en ce que le propriétaire foncier n’a subi aucune perte réelle et qu’il n’était que pure conjecture que d’affirmer qu’il y aurait des incidences ultérieures. Le propriétaire foncier s’appuie sur l’arrêt Balisky pour affirmer que le risque réglementaire ne relève pas de la conjecture.

2) L’approche de M. Doucet par rapport au trouble de jouissance

[86] L’évaluateur de la société pipelinière, M. Doucet, conclut qu’il n’y a pas de trouble de jouissance. Son opinion diffère de celle de M. Hennigar en ce qui a trait à la question de savoir si toute permission pouvant être exigée auprès de la société pipelinière serait accordée. M. Doucet croit que tout consentement exigé serait reçu au cours de la période de diligence raisonnable d’un acheteur. Dans son rapport, il reconnaît que le propriétaire foncier est d’avis que la servitude restreint largement l’utilisation de son bien-fonds. Toutefois, M. Doucet est d’avis que des immeubles et d’autres structures peuvent être construits à l’extérieur de la zone de sécurité. Il croit aussi que la zone de sécurité, et que la servitude elle-même, peut aussi être utilisée comme stationnement et entrepôt.

[87] L’avis de M. Doucet a comme fondement son opinion selon laquelle l’utilisation optimale du bien serait un seul site industriel pouvant accueillir un gros édifice et une aire de stationnement. L’édifice serait positionné au nord-est de la servitude, et le reste du site serait utilisé comme aire de stationnement ou de dépôt.

[88] M. Doucet était aussi conscient qu’avant la création de la servitude, le propriétaire avait envisagé de subdiviser le bien en neuf terrains. Il observe que des terrains plus petits peuvent être placés de part et d’autre de Cave Court et qu’un terrain pourrait faire face au chemin Old Black River. On ne sait pas combien de terrains de la sorte pourraient être créés selon M. Doucet.

[89] M. Doucet a utilisé une valeur à l’acre de 90 000 $ pour calculer que la valeur marchande de la servitude s’élevait à 229 000 $. Comme il l’a jugé, aucune perte de valeur marchande n’a été occasionnée pour les biens-fonds restants, donc aucun trouble de jouissance au montant proposé par la société pipelinière devant le CAP comme indemnité appropriée.

3) Approche de M. Hennigar par rapport au trouble de jouissance

[90] L’évaluateur du propriétaire foncier, M. Hennigar, a adopté l’approche selon laquelle la servitude et la zone de sécurité imposent des restrictions à l’utilisation de ces biens-fonds, selon lesquelles un tiers doit donner la permission pour réaliser diverses activités. Il en résulte que la totalité des droits de propriété foncière détenus antérieurement a considérablement été réduite lorsque la servitude a été établie. L’évaluateur a par conséquent fondé son analyse quant à l’utilisation optimale sur ce qui pourrait, selon ce qu’il affirme, être réalisé avec les aires « A » et « C » sans demander la permission d’un tiers.

[91] De plus, M. Hennigar a observé qu’en raison des restrictions sur la servitude, la seule façon de traverser cette dernière est d’utiliser un véhicule sur une voie pavée. Par conséquent, l’accès aux biens-fonds appelés zone « A » a été considérablement restreint, et peut ne pas être possible du tout, compte tenu des conditions relatives à la promenade Bayside et du fait que du remblai serait nécessaire pour élever le niveau du sol à cet endroit.

[92] M. Hennigar a établi qu’en plus de l’endroit, de la topographie et des dimensions du bien, l’utilisation optimale des biens-fonds restants a été fixée par les dimensions réelles de chacune des zones créées lorsque la servitude a divisé le bien. Les exigences en matière de retrait et les restrictions quant aux zones de sécurité ont aussi eu des conséquences sur la superficie réelle du bâtiment qui pourrait être construit sur les zones « A » et « C ». Selon M. Hennigar, les formes de construction pouvant être placées dans ces zones sans nécessiter la permission d’un tiers n’étaient pas optimales en ce qui a trait à la zone utilisable du terrain. Il a toutefois bien mentionné que dans la plupart des cas, un bâtiment plus petit peut être construit. Une copie de la carte provenant du rapport de M. Hennigar illustrant les trois zones, la servitude et la zone de sécurité est jointe à titre d’annexe « B ».

[93] M. Hennigar a examiné chacune des trois superficies du terrain et a calculé que seule la zone « B » avait assez d’espace pour y construire alors que les zones « A » et « C » seraient mieux utilisées pour l’agrandissement vers le sud par le propriétaire. Son opinion repose sur l’incertitude de l’approbation, ce qui signifiait que l’accès à la zone « A » peut ne pas être possible.

[94] En ce qui a trait à la zone de sécurité, M. Hennigar a conclu que les restrictions concernant l’utilisation peuvent ou peuvent ne pas entraver le développement futur. Même s’il était possible que la permission soit accordée pour les secteurs à développer, il a jugé qu’il serait aussi raisonnable de conclure que la permission pourrait être révoquée. Il a aussi observé que certains utilisateurs du terrain à usage industriel pourraient exploiter une entreprise pouvant ne pas être autorisée dans les environs du pipeline ou pourraient ne pas vouloir s’établir près du pipeline pour des raisons de sécurité et de stigmatisation.

[95] La conclusion générale que M. Hennigar a tirée, que le CAP a accueillie, est que l’incertitude quant à l’utilisation future des biens-fonds représentait un problème. La ville de Saint John n’a pas connu de pénurie de terrains à usage industriel et aucune caractéristique propre au site ne permettait d’augmenter la valeur des biens-fonds à l’intérieur de la zone de sécurité du parc industriel McAllister par rapport à d’autres biens-fonds. Sa conclusion est que la réduction des droits réduirait les prix pour un acheteur ou un investisseur.

[96] En ce qui concerne les zones « A » et « C », M. Hennigar a constaté que la superficie et les restrictions physiques en plus de la disponibilité des terrains vagues destinés au développement dans le secteur adjacent en 2008 signifiaient que le propriétaire foncier au sud-ouest serait l’acheteur le plus probable. De plus, le coût du remblai pour la zone « A » serait considérable si on y accédait à partir de la promenade Bayside. Compte tenu de ces facteurs, M. Hennigar a donc réduit leur valeur de 50 % pour une valeur à l’acre de 54 000 $ par rapport à son calcul initial de 108 000 $ par acre. Pour cette partie des biens-fonds à l’intérieur de la zone de sécurité, il a réduit la valeur d’un autre 50 %. Avec ces chiffres, la valeur marchande des biens-fonds restants après la prise de possession de la servitude s’élevait à 557 591 $.

[97] Comme les deux évaluateurs ont reconnu que la servitude n’aurait aucune valeur marchande, la valeur marchande des biens-fonds restants est la valeur marchande du bien après la prise de possession. En soustrayant cette valeur de 557 591 $ de la valeur précédente de 1 123 535 $, la perte totale de la valeur marchande du bien s’élève à 565 944 $ comme l’a calculé M. Hennigar.

[98] La valeur marchande de la servitude de 108 000 $ par acre s’élevait à 274 800 $. La soustraction de cette valeur de la perte d’une valeur de 565 944 $ donne un résultat au titre du trouble de jouissance s’élevant à 291 149 $, que M. Hennigar a arrondi à 291 150 $.

4) Le traitement par le CAP du trouble de jouissance était-il raisonnable?

[99] Le CAP a consacré plus de vingt paragraphes de la décision à l’examen de la zone de sécurité et de la question de la permission de construire dans cette zone. En ce qui concerne la question du montant de l’indemnité, le cas échéant, à verser pour trouble de jouissance, l’examen a tenu compte du témoignage de tous les évaluateurs. Quant à savoir si la permission de construire serait accordée, y compris le dynamitage dans les limites de la zone de sécurité, les deux témoins de la société pipelinière étaient également importants.

a) Les obligations et les restrictions du propriétaire foncier sont considérables

[100] Le CAP a tiré plusieurs conclusions en ce qui a trait au trouble de jouissance. Par exemple, il a conclu que l’entente de servitude contient des restrictions d’utilisation imposées au propriétaire foncier pour la servitude et la zone de sécurité. De plus, il a observé que l’ordonnance a accordé à la société pipelinière un droit immédiat d’entrer sur la propriété. Après avoir souligné ces documents, le CAP a jugé que les obligations et les restrictions imposées au propriétaire foncier sont considérables.

[101] S’agissait-il d’une décision raisonnable? À mon avis, la décision du CAP est raisonnable. Les droits habituels du propriétaire foncier en ce qui a trait au bien-fonds sur lequel le pipeline se trouve ont été grandement diminués lorsque l’ordonnance a été prononcée et inscrite au registre des titres.

[102] La servitude est octroyée à perpétuité. À perpétuité, la société pipelinière a des droits sur l’ensemble du bien en cas d’urgence. Il est aussi permis d’empiler et d’entreposer la roche en cordon sur la servitude, ainsi que de dégager la servitude de quelconque arbre, pousse, bâtiment, structure ou obstruction en cas d’entrave aux droits accordés à la société pipelinière. Ce droit est exercé à l’entière discrétion de la société pipelinière, quoique de façon raisonnable. La même formulation s’applique à un droit absolu de la société pipelinière d’entrer sur la propriété dans le but d’accéder au pipeline pour le construire, l’exploiter, l’entretenir, le réparer et le remplacer.

[103] Aux termes de l’ordonnance, le propriétaire foncier peut utiliser la servitude à n’importe quelle fin, à l’exception d’une longue liste de gestes et d’activités non admissibles si, selon la société pipelinière, elles sont susceptibles de nuire au pipeline ou de l’endommager, de compromettre son entretien ou sa réparation, d’empêcher son accès ou d’entraîner tout risque par l’exploitation, l’utilisation et l’entretien ou l’existence du pipeline sur la servitude.

[104] Compte tenu du libellé général employé pour exposer la liste des activités interdites et des vastes droits accordés à la société pipelinière pour les interdire si, à son avis, une telle activité pouvait lui nuire, l’observation du CAP selon lequel les obligations et les restrictions imposées au propriétaire foncier sont importantes est tout à fait raisonnable et logique.

b) Le CAP a mal employé le terme « interdit »

[105] La société pipelinière conteste aussi diverses déclarations que le CAP a faites dans la décision, surtout son emploi du terme « interdit », au paragraphe 53. Dans ce paragraphe, le CAP a affirmé à tort que [traduction] « la construction est interdite par voie de dynamitage dans quelconque environ du pipeline ».

[106] L’emploi du terme « interdit », au paragraphe 53, ne correspond pas fondamentalement au reste de la décision. Le terme « prohibitif » est employé en référence à la construction ou au dynamitage, au paragraphe 48 et au paragraphe 54, dans lesquels le CAP a dit que [traduction] « le dynamitage est hautement “prohibitif” ». Deux paragraphes plus loin, en discutant du conseil concernant l’argument du propriétaire foncier selon lequel le dynamitage serait interdit, au lieu d’accueillir cet argument, le CAP a conclu que [traduction] « la permission de procéder au dynamitage est “prohibitive” et à perpétuité ». Les documents écrits de la société pipelinière exposent cette citation, mais ajoutent « sic » à la suite du terme « prohibitif », indiquant ainsi qu’elle croit que le terme était mal orthographié ou qu’il s’agissait d’une erreur.

[107] Je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas convaincu que le CAP ait employé le terme « prohibitif » (« prohibitive » en anglais) par erreur au lieu du terme « interdit »prohibited » en anglais). Il est beaucoup plus probable qu’il s’agisse du terme « prohibited », qui apparaît à deux reprises dans la décision, l’une dans le cas où il a été utilisé à mauvais escient, et l’autre pour rappeler la position du propriétaire foncier. Le terme « prohibitif » apparaît six fois, dont deux en ce qui concerne le dynamitage, et de façon générale en ce qui a trait à la planification, la construction et les approbations.

[108] Si une chose est « prohibitive », elle ne signifie pas la même chose que « interdit ». Le dernier terme est un concept absolu. Il décrit une condition définitive. Le premier décrit un effet dissuasif considérable, mais pas une certitude. Il n’est pas synonyme de « interdit ».

[109] Le processus d’approbation entier a fait l’objet de discussions dynamiques au cours de l’audience d’arbitrage. Si le dynamitage était tout à fait interdit, comme l’a laissé entendre le CAP selon ce que fait valoir la société pipelinière, un processus d’approbation serait alors inutile. Un processus d’exécution suffirait.

[110] Le terme « prohibitif » correspond aussi au témoignage de M. Hennigar. Il correspond aussi au témoignage de Mme Brown selon lequel il existe une zone tampon à 150 mètres du pipeline consacrée au dynamitage, ainsi qu’un processus général d’obtention d’une permission de dynamiter le substrat rocheux. Ensemble, ils servent à rendre « le dynamitage hautement “prohibitif” ».

c) Le CAP a raisonnablement préféré l’avis d’expert de M. Hennigar

[111] La différence fondamentale entre les deux évaluateurs était que M. Doucet était d’avis que l’approbation serait accordée pour des activités de construction alors que M. Hennigar était d’avis que l’obligation d’obtenir une permission et les restrictions que l’ordonnance impose à la propriété entraînent un risque diminuant la valeur marchande.

[112] Les motifs du CAP qui justifient sa préférence pour l’avis de M. Hennigar à celle de M. Doucet concernant le trouble de jouissance ne portent pas à se demander si la construction ou le dynamitage était interdit. Les facteurs importants étaient 1) l’obligation permanente d’obtenir la permission pour une vaste gamme d’activités possibles dans les environs du pipeline et 2) le fait qu’en 2008, des biens-fonds semblables sans de telles restrictions étaient couramment disponibles.

[113] Selon l’avis professionnel de M. Hennigar, [traduction] « [si] un bien-fonds offrant tous les droits d’utilisation et la liberté au propriétaire était disponible, un acheteur choisirait d’acheter [ce] bien-fonds à sa pleine valeur plutôt que payer le même montant pour un bien-fonds offrant moins de droits ». Autrement dit, un acheteur chercherait à diminuer le prix à payer pour un bien-fonds présentant des droits limités.

[114] À mon avis, ce fondement expliquant l’avis de M. Hennigar est logique et raisonnable. Le rapport de M. Hennigar a révélé que le bien-fonds était [traduction] « un produit » dans le parc industriel McAllister en 2008. M. Doucet a calculé qu’en 2008, on constatait un taux d’occupation de 23 % dans le parc industriel McAllister. Il a aussi observé que divers groupes, y compris des promoteurs, s’opposaient fortement au pipeline. M. Doucet ne semble pas avoir pris ces facteurs en considération.

[115] Bien que la société pipelinière ait indiqué au CAP que M. Hennigar était d’avis qu’aucune permission ne serait accordée, le CAP a décidé, à juste titre, qu’il était uniquement d’avis que la permission serait requise.

d) Aucune hypothèse non fondée dans le rapport de M. Hennigar

[116] La société pipelinière soutient qu’il ne s’agit pas là d’un cas où le CAP préfère l’avis d’un expert à un autre de manière rationnelle. Elle soutient que le rapport Hennigar a émis des hypothèses non fondées que les éléments de preuve contredisaient directement et qu’en acceptant ce rapport, le CAP a commis une erreur.

[117] Les allégations « d’hypothèses non fondées » découlent de l’examen technique du rapport Hennigar par M. Doucet. Il a conclu que l’évaluation de M. Hennigar était fondée sur une hypothèse selon laquelle le pipeline ne pouvait être traversé, que la zone de sécurité était à peu près ou peu utile pour le développement et que l’obligation d’obtenir une permission entraînait une diminution considérable de la valeur marchande dans la zone de sécurité. M. Doucet était en désaccord avec M. Hennigar sur tous ces points.

[118] La critique de M. Doucet s’articule autour du fait que M. Hennigar n’a jamais communiqué avec la société pipelinière pour discuter du processus d’approbation. Lorsque M. Hennigar a été contre-interrogé sur ce point, il a indiqué qu’il avait des connaissances générales sur le processus d’approbation en vertu de la Loi sur l’ONE et qu’il n’a pas senti le besoin de discuter avec la société pipelinière. Le CAP a conclu que le défaut d’avoir présenté cette demande n’importait pas puisque l’avis de M. Hennigar [traduction] « ne pourrait être rendu plus efficace en examinant les pratiques non officielles de la société pipelinière avec les propriétaires fonciers ».

[119] À la lecture des rapports, il semble que M. Doucet déforme l’avis de M. Hennigar et les motifs à l’appui qu’il a soulevés. L’avis de M. Hennigar repose sur le fait de savoir si l’approbation de la société pipelinière serait accordée ou non pour une activité. M. Hennigar a déclaré que les restrictions imposées par la loi et l’ordonnance ajoutaient l’obligation que le propriétaire foncier obtienne la permission pour une activité qu’il avait auparavant le droit de réaliser. Ces restrictions ont réduit les droits dont jouissait le propriétaire foncier et causé de l’incertitude chez les acheteurs potentiels qui ne pouvaient pas être certains qu’une approbation serait accordée.

[120] Dans son premier rapport, M. Hennigar a clairement indiqué, en discutant de la zone de sécurité, que la présence ou l’absence d’approbation ne constituait pas un facteur déterminant :

[traduction] L’utilisation des secteurs de zone de sécurité de 30 mètres, bien qu’ils ne fassent pas partie de la totalité des restrictions de la servitude pipelinière, présente des limites qui peuvent ou peuvent ne pas entraver le développement ou l’utilisation du bien-fonds à venir. Il se pouvait que la permission soit ultimement accordée pour le développement de ces biens-fonds, mais il est aussi raisonnable de conclure que de telles permissions peuvent être révoquées. Il était aussi raisonnable de conclure que certains utilisateurs de terrains à usage industriel peuvent réaliser des activités pouvant ne pas être autorisées près du pipeline, ou peuvent ne pas vouloir s’établir près d’un tel service public pour des raisons de sécurité ou de stigmatisation. Peu importe les raisons, les questions précédentes présentent des incertitudes en ce qui a trait à l’utilisation future de ces biens-fonds. Il était aussi vrai que Saint John n’a pas connu de pénurie de terrains à usage industriel ni ne présente des caractéristiques propres au site pouvant faire en sorte que les biens-fonds dans les limites des zones de sécurité aient une valeur plus élevée pour un acheteur comparativement à d’autres biens-fonds dans le parc industriel McAllister.

L’obligation relative au calcul de la « valeur marchande » est la vente à un tiers sans lien de dépendance. Il est difficile de savoir pourquoi une entreprise motivée par le profit paierait le même prix pour un bien-fonds présentant tant de possibles restrictions comparativement à un bien-fonds pouvant être acquis sur le marché ouvert dans le même secteur général du parc industriel McAllister sans connaître aucun de ces problèmes. Le fait qu’un acheteur ou un investisseur rationnel exige une limite de prix pour acheter des biens-fonds présentant ces questions d’incertitude et de stigmatisation réduisant ou limitant les droits du propriétaire foncier en constitue un corollaire. Selon cette observation, on a conclu que ces biens-fonds seraient considérés comme ayant des droits réduits et qu’une telle réduction des droits donnerait lieu à une valeur inférieure à celle d’autres terrains à usage industriel substituts dans le secteur.

[Non souligné dans l’original.]

Rapport Hennigar, le 19 juillet 2010, pages 47 et 48.

[121] Dans son examen technique, M. Doucet a aussi indiqué que les restrictions dans la zone de sécurité [traduction] « sont beaucoup moins envahissantes que [M. Hennigar] le laisse croire ». M. Doucet a expliqué cette affirmation en disant que le propriétaire foncier n’est seulement tenu que [traduction] « [d’]aviser Pipeline Brunswick de tous travaux d’excavation ou de dynamitage proposés dans les limites de la zone de sécurité ».

[122] Dans ses deux rapports initiaux et son rapport d’examen, M. Doucet a qualifié le processus d’avis, pas d’approbation. Cette qualification n’est manifestement pas exacte. À un certain point dans son rapport initial, M. Doucet a à juste titre qualifié le processus d’approbation. Le problème vient du fait qu’au lieu de le qualifier « d’avis » et d’employer le mot « avis » pour réfuter l’affirmation de M. Hennigar à propos du caractère envahissant de la servitude, il est difficile de savoir si M. Doucet croyait réellement que seul un avis était exigé pour construire dans la zone de sécurité ou si l’approbation était exigée et serait accordée. D’une façon ou d’une autre, son affirmation ne réfute pas l’avis de M. Hennigar au sujet des restrictions dans la zone de sécurité.

[123] Dans sa réponse à l’examen technique, M. Hennigar a évoqué l’ordonnance qui indique clairement qu’un propriétaire n’est pas autorisé à construire quelconque structure sur la servitude, à ses abords ou sous elle, et un propriétaire ne peut pas non plus creuser au moyen d’équipements électriques ni d’explosifs sur la servitude ni dans un rayon de 30 mètres de celle-ci sans avoir obtenu au préalable le consentement écrit de la société pipelinière.

[124] M. Doucet a aussi soulevé dans son examen technique que le site Web de Saint John contenait une carte illustrant le corridor du pipeline qui montre que des [traduction] « bâtiments existants se trouvaient dans les zones de sécurité à divers endroits à l’échelle de Saint John ». M. Doucet a conclu que l’avis de M. Hennigar au sujet de la valeur du bien-fonds à la suite de l’acquisition était trompeur parce que sa conclusion relative à l’utilisation optimale a été tirée sans avoir fait des recherches adéquates sur les conditions du marché local.

[125] Dans son rapport en réponse, M. Hennigar a reconnu que divers bâtiments se trouvaient dans des zones de sécurité dans l’ensemble de Saint John. Il a par contre observé que les bâtiments existaient avant la construction du pipeline à une époque où la permission de creuser n’aurait pas été requise.

[126] Contrairement aux affirmations de la société pipelinière, le CAP s’est appuyé sur un fondement rationnel pour préférer les éléments de preuve de M. Hennigar à ceux de M. Doucet. Le CAP a reconnu l’avis de M. Doucet, mais a conclu que son hypothèse concernant la probabilité de l’approbation était erronée. Le dossier révèle que non seulement cette hypothèse allait carrément à l’encontre du témoignage de Mme More, mais qu’elle est aussi contraire aux termes de l’ordonnance (sous-alinéa 4a)v)). Le CAP a évoqué ces deux facteurs dans la décision.

e) Aucune preuve n’a été mal interprétée ou négligée

[127] La société pipelinière affirme aussi que le CAP a négligé ou mal interprété les éléments de preuve liés au processus d’approbation et les éléments de preuve selon lesquels l’approbation serait accordée tant pour procéder au dynamitage que pour passer sur la servitude. Cette allégation est la pierre angulaire de l’appel à de nombreux égards. La certitude de l’approbation fait ressortir l’avis de M. Doucet sur le trouble de jouissance et, s’il est fondé, élimine la plupart des risques réglementaires que H. Hennigar a jugés comme étant déterminants de la valeur diminuée des biens-fonds restants.

[128] Le CAP n’a ni négligé ni mal interprété les éléments de preuve. Il n’a pas non plus tiré de conclusions importantes dans la décision en l’absence d’éléments de preuve. Le CAP n’était pas convaincu que l’approbation fût certaine. Le CAP a expressément précisé qu’il n’avait pas accueilli l’avis de M. Doucet à la lumière du témoignage présenté par Mme More. Il a examiné son témoignage et celui de Mme Brown et en a tenu compte dans une certaine mesure.

[129] M. Doucet a conclu qu’il n’y avait aucun trouble de jouissance puisqu’il s’attendait à ce que la société pipelinière donne son approbation et paye pour traverser la servitude, et qu’il donne son consentement à tout dynamitage nécessaire aux fins de construction dans la zone de sécurité. Il a conclu que toute nuisance en matière de stigmatisation, de bruit ou de perturbation causée par l’exploitation du pipeline serait minime.

[130] M. Hennigar a compris que diverses permissions étaient exigées pour un certain nombre d’activités. Il était d’avis que l’approbation risquait de ne pas être accordée et que l’incertitude causée par ce processus a diminué la valeur du bien-fonds pour un acheteur potentiel. Cette conclusion correspond à la reconnaissance par M. Doucet de l’objection des constructeurs à l’égard du pipeline.

[131] En examinant la zone de sécurité, le CAP a affirmé qu’il avait tenu compte de l’ordonnance, qui établit les restrictions sur la servitude, ainsi que les restrictions imposées sur la zone de contrôle ou la zone de sécurité. Il a conclu [traduction] « [qu’]aucune preuve n’indique que les permissions possibles de la société pipelinière seraient accordées » puisqu’aucune entente contractuelle n’existait à cet effet. On craignait que rien de concret ne pousse la société pipelinière à accepter une proposition.

[132] Au cours de l’audience d’arbitrage, on a fait allusion à une lettre d’engagement signée par la société pipelinière. Toutefois, cette lettre n’a pas été présentée au CAP. M. McAdam, le président de la société pipelinière, a, au moment opportun, confirmé en contre-interrogatoire que la lettre d’engagement n’était pas contraignante même s’il a affirmé qu’il s’agissait d’un engagement public sur lequel la société ne reviendrait pas.

[133] En tirant la conclusion selon laquelle aucune preuve ne permettait d’affirmer que de possibles permissions seraient accordées, le CAP a examiné le témoignage de Mme More, qui a parlé au nom de l’exploitante du pipeline, à savoir Spectra Energy (Spectra). Mme More a dit au CAP que Spectra n’interdirait aucune construction dans la zone de sécurité, mais aurait des préoccupations concernant le dynamitage comme méthode de construction. Mme More était d’avis qu’un ingénieur en dynamitage qualifié ne proposerait rien qui soulèverait des préoccupations, mais Spectra pourrait devoir [traduction] « modifier » les plans de dynamitage de façon à minimiser les conséquences sur le pipeline. Elle a indiqué que la permission de procéder au dynamitage a été accordée pour d’autres zones de sécurité. Au cours des cinq années précédentes, aucune proposition n’a été rejetée puisque Spectra avait toujours été en mesure de collaborer avec l’auteur de la proposition pour régler toute préoccupation.

[134] En contre-interrogatoire, Mme More a déclaré qu’elle [traduction] « ne voudrait certainement pas insinuer que nous accordons une approbation automatique et que cela en est une. Nous évaluons chaque proposition et ce qu’elle pourrait avoir comme conséquence sur l’intégrité du pipeline, et nous accordons une approbation lorsque cela est possible. » [Non souligné dans l’original.]

[135] Le CAP a constaté que Mme More n’a pas indiqué si les approbations précédentes avaient été accordées à un type de bien semblable. Les éléments de preuve dont a été saisi le CAP indiquaient que les approbations visaient des biens-fonds dans d’autres zones de sécurité. On ignorait si ces secteurs se trouvaient sur un substrat rocheux à l’instar du bien, où s’il ne s’agissait que de terres agricoles meubles.

[136] Le CAP a observé qu’en 2008, le [traduction] « dossier [de la société pipelinière] accordant aux propriétaires fonciers le droit de passer au-dessus du pipeline était tout simplement inconnu ». Le CAP a conclu qu’il serait [traduction] « difficile pour quiconque de prédire la position future de la société pipelinière relativement à ce propriétaire foncier particulier ».

[137] Le CAP a entendu des témoignages selon lesquels des approbations antérieures avaient été accordées dans d’autres zones de sécurité. Par contre, aucune preuve déposée devant le CAP n’indiquait que des approbations antérieures avaient été accordées pour des biens semblables sur les plans de l’emplacement et de la géologie. Il n’y a eu aucune preuve quant à l’existence de politiques administratives indiquant, par exemple, si certaines activités seraient prétendument approuvées ou si d’autres ne seraient jamais approuvées. Le CAP a observé qu’aucune preuve de décisions internes ne pourrait appuyer l’hypothèse selon laquelle l’approbation pourrait être accordée à l’avenir.

[138] À mon avis, il n’était pas déraisonnable que le CAP observe qu’aucune preuve présentée ne confirmait que les approbations précédentes avaient été accordées pour le même genre de bien que le bien du propriétaire foncier. Quoi qu’il en soit, le CAP s’est appuyé sur une conclusion essentielle pour préférer l’avis de M. Hennigar à celui de M. Doucet, soit qu’un acheteur ne paierait pas autant pour un bien-fonds présentant des restrictions lorsque des biens-fonds sans restriction sont facilement accessibles.

IX. LE CAP A-T-IL COMMIS UNE ERREUR EN DÉCIDANT QUE LES INTÉRÊTS DOIVENT COMMENCER À COURIR À PARTIR DE LA DATE DE LA DÉCISION?

A. Thèses des parties

[139] Les parties ont convenu que le taux d’intérêt applicable s’élève à 4,75 %. Ce n’est que la question de la date de début des intérêts qui est en litige.

[140] Le propriétaire foncier cherche à percevoir les intérêts à partir de la date de l’ordonnance, soit le 2 juin 2008. Il souligne qu’entre cette date et la date de l’audience se sont écoulés cinq années et sept mois, et qu’il ne serait pas équitable que la société pipelinière possède autant les droits de propriété ainsi que l’indemnité non versée sans que des intérêts courent.

[141] Le propriétaire foncier soutient que le paragraphe 98(4) de la Loi sur l’ONE indique que le montant des intérêts doit être décidé par rapport à un taux de la Banque du Canada facturé pour le mois au cours duquel la société pipelinière a pénétré sur les terrains visés ou que les dommages ont commencé. Bien que le CAP puisse accorder des dommages-intérêts à partir d’une date différente, le propriétaire foncier soutient que le paragraphe 98(4) établit implicitement la date normale à partir de laquelle les intérêts doivent courir.

[142] La société pipelinière soutient que l’appel incident, en ce qui a trait aux intérêts, doit être rejeté. Elle affirme qu’aux termes du paragraphe 98(5) de la Loi sur l’ONE, le CAP a le pouvoir discrétionnaire d’accorder des dommages-intérêts à partir d’une date ultérieure comme il le prescrit. Elle fait la distinction entre le niveau de large pouvoir discrétionnaire et l’obligation que le CAP considère comme des facteurs particuliers dans le calcul de l’indemnité.

[143] La société pipelinière suppose que le CAP peut avoir décidé que puisque la servitude a été indemnisée pour la totalité de la valeur marchande, même si le propriétaire foncier n’a pas totalement été privé de l’utilisation de ces biens-fonds, le versement d’intérêts à partir d’une date ultérieure à la date de la prise de possession peut avoir été choisie pour éviter de verser une trop grande indemnité au propriétaire foncier.

B. Discussion

[144] En règle générale, selon la loi, lorsqu’il y a préjudice, l’indemnisation commence à partir de la date du préjudice. Dans la décision, le CAP n’a donné aucune explication de la raison pour laquelle il fait en sorte que les intérêts commencent à courir à partir de la date de la décision. Malheureusement, les observations des parties à l’intention du CAP n’ont pas été versées dans le dossier présenté à la Cour. Il est par conséquent impossible de se référer au dossier pour appuyer ou tirer quelque interférence que ce soit en ce qui a trait à l’octroi de dommages-intérêts à partir de la date de la décision.

[145] Puisque l’objectif de la Loi sur l’ONE consiste à conserver l’intégrité économique du propriétaire foncier, et que l’article 75 de la Loi sur l’ONE prévoit qu’une pleine indemnité doit être versée de la manière prescrite par la Loi sur l’ONE, le défaut du CAP d’expliquer la date à partir de laquelle faire courir les intérêts n’est ni transparent ni intelligible.

[146] Comme le soutient la société pipelinière, il s’agit d’un montant d’argent considérable si le taux d’intérêt doit commencer environ huit ans avant la date de la décision. Comme la décision contient d’autres erreurs importantes, il est possible que le CAP ait affirmé par inadvertance que la date de la décision serait la date à laquelle les intérêts commenceraient à courir. Il est aussi possible que le CAP ait exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il ait volontairement choisi la date de la décision. Seul le CAP peut confirmer que l’intention était de commencer à faire courir les intérêts à la date de la décision et non à une autre date.

[147] La solution appropriée consiste à remettre la question des intérêts au même Comité d’arbitrage des pipelines, ou, si les membres ne sont pas disponibles, de la renvoyer à un comité d’arbitrage différemment constitué que le ministère peut désigner aux termes de la Loi sur l’ONE, afin de décider de la date à laquelle les intérêts doivent commencer à courir.

X. DÉPENS DE L’APPEL et de L’APPEL INCIDENT

[148] Le propriétaire foncier a réussi à défendre l’appel et a droit à ses dépens. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des dépens dans les trente jours suivant le présent jugement, le propriétaire pourra alors faire taxer ses dépens conformément à la colonne III du Tarif B.

[149] Le résultat de l’appel incident portant sur les intérêts sera inconnu jusqu’à ce que le CAP réexamine la question pour confirmer la date où commencent à courir les intérêts ainsi que les motifs à l’appui de cette date. Une fois la question réglée, les dépens de l’appel incident, qui doivent suivre l’issue de la cause, doivent être décidés selon le consentement des parties, à défaut de quoi la partie ayant gain de cause peut faire taxer ses dépens conformément à la colonne III du Tarif B.

[150] Aucuns dépens ne sont accordés pour des questions au sujet desquelles se sont entendues les parties avant l’audience de l’appel et de l’appel incident.

XI. CONCLUSION

[151] Le CAP a conclu que les conséquences sur la valeur du bien doivent être évaluées à partir de la date de la prise de possession en 2008. À ce moment, la société pipelinière n’avait pas de dossier sur lequel les acheteurs potentiels pouvaient s’appuyer pour évaluer la probabilité que des constructions dans la zone de sécurité soient approuvées. De même, aucun dossier ne permettait aux acheteurs potentiels d’évaluer la fiabilité de l’engagement de la société pipelinière à construire des croisements de pipeline.

[152] Peu importe qu’il existe un risque réel ou non que la permission de construction soit rejetée, il était raisonnable que le CAP conclue qu’il y avait une perception selon laquelle la permission pourrait être rejetée. En se souvenant que le parc industriel McAllister comptait seulement 23 % d’occupation en 2008, une telle perception susciterait raisonnablement des préoccupations parmi les acheteurs envisageant de développer le bien puisque le risque que la société pipelinière puisse refuser l’approbation ferait en sorte qu’ils préfèrent des biens-fonds ne présentant pas ce risque.

[153] Le CAP a expliqué pourquoi il a accueilli la méthode d’évaluation préconisée par le rapport Hennigar consistant à évaluer le trouble de jouissance au lieu de la méthode utilisée par le rapport Altus. Le dossier appuie les conclusions tirées par le CAP et celles-ci appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. À cet égard, les critères de l’arrêt Dunsmuir ont été respectés.

[154] Pour renverser la décision d’un tribunal administratif, la partie appelante doit démontrer que la conclusion n’a pas été rationnellement appuyée par quelconque document devant lui : Stelco Inc. c British Steel Canada Inc., [2000] 3 RCF 282, au paragraphe 22, 20 Admin LR (3d) 159 (CAF). Même si l’analyse du CAP contient des conclusions discutables, d’autres conclusions raisonnables appuient sa conclusion.

[155] Le témoignage des deux évaluateurs et des témoins offre les éléments de preuve nécessaires pour appuyer la décision. Les motifs du CAP doivent être examinés dans l’ensemble pour décider si la décision était raisonnable, même si ce n’est pas chacun des points dans son raisonnement qui répond à l’analyse du caractère raisonnable : Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409, au paragraphe 22, [2005] ACF no 506 (QL).

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1013-16

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. L’indemnité du Comité d’arbitrage sur les pipelines est modifiée en vue d’accorder 251 895,60 $ au titre de la servitude, 266 886,68 $ au titre du trouble de jouissance et 3 239,78 $ au titre de la salle de travail temporaire. Le montant de l’indemnité est aussi modifié en réduisant seulement l’indemnité de 101 776,00 $ au titre du paiement anticipé. Le montant total de l’indemnité accordée est modifié à 420 246,06 $.

  2. La partie de la décision traitant de la date à laquelle les intérêts commencent à courir est annulée. Cette affaire est renvoyée au même Comité d’arbitrage sur les pipelines, ou, si les membres ne sont pas tous disponibles, à un tel comité d’arbitrage différemment constitué comme le ministre peut le désigner aux termes de la Loi sur l’ONE, afin de décider de la date à laquelle les intérêts doivent commencer à courir.

  3. Puisque la question concernant la date à laquelle les intérêts commencent à courir a été renvoyée au CAP, les dépens de l’appel incident suivront l’issue de la cause. Si les parties ne s’entendent pas sur le montant des dépens dans les vingt jours suivant la date du jugement, la partie qui a gain de cause pourra faire taxer ses dépens conformément à la colonne III du Tarif B.

  4. Les dépens de l’appel sont accordés au propriétaire foncier. Si les parties ne s’entendent pas sur le montant des dépens dans les trente jours suivant la date du jugement, le propriétaire foncier pourra faire taxer ses dépens conformément à la colonne III du Tarif B.

  5. Malgré ce qui précède, des dépens ne sont pas adjugés pour les questions sur lesquelles se sont entendues les parties avant l’audience de l’appel et de l’appel incident.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de juillet 2020

Lionbridge


Annexe A

Calculs effectués par le CAP

Valeur du bien avant la servitude : 10,4031 acres x 99 000 $/acre = 1 029 906,90 $

Valeur du bien après la servitude

Secteurs

Superficie (acres)

Valeur

(à l’acre)

Rajustement de la valeur

Valeur révisée

(à l’acre)

Valeur du secteur

(superficie x valeur révisée)

« A » (à l’exception de la zone de sécurité)

0,9188

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

45 480,60 $

(Le CAP a fait une erreur en calculant 45 648 $)

« B » (à l’exception de la zone de sécurité)

3,112

99 000,00 $

1

99 000,00 $

308 088,00 $

« C » (à l’exception de la zone de sécurité)

0,6949

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

34 397,55 $

Zone de sécurité « A »

0,6773

99 000,00 $

0,25

24 750,00 $

16 763,18 $

Zone de sécurité « B »

1,8431

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

91 233,45 $

Zone de sécurité « C »

0,6126

99 000,00 $

0,25

24 750,00 $

5 161,85 $

Servitude

2,44

99 000,00 $

0

0,00 $

0,00 $

Total

10,2987

[en blanc]

[en blanc]

[en blanc]

511 124,63 $

Perte de valeur du bien

1 029 906,90 (valeur « avant ») - 511 124,63 $ (valeur « après ») = 518 782,28 $

(Le CAP a fait une erreur en calculant 518 615,90 $ en raison de l’erreur de multiplication ci-dessus)

Perte causée par la servitude

2,44 acres x 99 000,00 $/acre = 241 560,00 $

Perte causée par un trouble de jouissance

518 782,28 $ (perte de valeur de la propriété) - 241 560,00 $ (perte causée par la servitude) = 277 222,28 $

(Le CAP a fait une erreur en calculant 277 055,00 $ en raison de l’erreur de multiplication ci-dessus)

Montant accordé : 466 233,51 $

518 782,28 (perte de valeur du bien) - 115 006,88 $ (montant total de l’avance) + 62 458,11 $ (salle de travail)

= 466 233,51 $

(Le CAP a fait une erreur en calculant 466 066,23 $ pour le montant accordé puisqu’il a utilisé 518 615,90 $ comme perte de valeur en raison de l’erreur de multiplication ci-dessus)


Modification des calculs par la Cour

Valeur du bien avant la servitude : 10,4031 acres x 99 000 $/acre = 1 029 906,90 $

Valeur du bien après la servitude

Secteurs

Superficie (acres)

Valeur

(à l’acre)

Rajustement de la valeur

Valeur révisée

(à l’acre)

Valeur du secteur

(superficie x valeur révisée)

« A » (à l’exception de la zone de sécurité)

0,9188

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

45 480,60 $

« B » (à l’exception de la zone de sécurité)

3,112

99 000,00 $

1

99 000,00 $

308 088,00 $

« C » (à l’exception de la zone de sécurité)

0,6949

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

34 397,55 $

Zone de sécurité « A »

0,6773

99 000,00 $

0,25

24 750,00 $

16 763,18 $

Zone de sécurité « B »

1,8431

99 000,00 $

0,5

49 500,00 $

91 233,45 $

Zone de sécurité « C »

0,6126

99 000,00 $

0,25

24 750,00 $

15 161,85 $

Servitude

2,544

99 000,00 $

0

0,00 $

0,00 $

Total

10,4031

[en blanc]

[en blanc]

[en blanc]

511 124,63 $

Perte de valeur du bien

1 029 906,90 (valeur « avant ») - 511 124,63 $ (valeur « après ») = 518 782,28 $

Perte causée par la servitude

2,5444 acres x 99 000,00 $/acre = 251 895,60 $

Perte causée par un trouble de jouissance

518 782,28 $ (perte de valeur du bien) - 251 895,60 $ (perte causée par la servitude) = 266 886,68 $

Montant du versement anticipé (à l’exception de la TVH de 13 %, versement anticipé effectué le 23 juin 2008)

115 006,88 $ (montant total de l’avance, TVH comprise) ÷ 1,13 = 101 776,00 $

Montant accordé : 420 246,06 $

518 782,28 $ (perte de valeur du bien) - 101 776,00 $ (avance) + 3 239,78 $ (valeur de la salle de travail)

= 420 246,06 $

 


Annexe B

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-1013-16

 

 

INTITULÉ :

EMERA BRUNSWICK PIPELINE COMPANY LTD. c SIERRA SUPPLIES LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Fredericton (Nouveau-Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 janvier 2018

 

COMPARUTIONS :

Peter T. Zed, c.r.

Patrick J.O. Dunn

 

Pour l’appelante

(INTIMÉE DANS UN APPEL INCIDENT)

 

Rod Gillis

POUR L’INTIMÉE

(APPELANTE DANS UN APPEL INCIDENT)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

Avocats

Saint John (Nouveau-Brunswick)

 

Pour l’appelante

(INTIMÉE DANS UN APPEL INCIDENT)

 

Gilbert McGloan Gillis

Avocats

Saint John (Nouveau-Brunswick)

 

POUR L’INTIMÉE

(APPELANTE DANS UN APPEL INCIDENT)

 

 

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