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Date : 20170207


Dossier : T-1190-16

Référence : 2017 CF 147

Ottawa (Ontario), le 7 février 2017

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

HABITATIONS ÎLOT ST-JACQUES INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET

LA MINISTRE DE L'ENVIRONNEMENT

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’un décret d’urgence émis en vertu de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, ch 29 (la LEP), la demanderesse a demandé la transmission du dossier relatif au décret, en vertu de la règle 317 des Règles des Cours fédérales. Les défenderesses ont contesté deux aspects de la demande de communication de dossier, soit d’une part, la demande visant les documents qui se trouvaient devant le gouverneur général en conseil lors de l’adoption du décret, et, d’autre part, la demande de transmission du dossier complet constitué par la Ministre de l’environnement et sur la base duquel la Ministre se serait fondée pour en arriver à recommander quel le décret d’urgence soit pris.

[2]               Les défenderesses s’objectent à la transmission des documents consultés par le gouverneur en conseil, au motif qu’ils constituent des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada, au sens de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), ch C-5. Malgré l’absence de l’attestation écrite formelle du greffier du Conseil privé à laquelle l’article 39 fait référence, la demanderesse s’est désistée de cette partie de sa demande, étant satisfaite par la preuve soumise par les défenderesses que les documents tombent bel et bien dans le cadre d’application de l’article 39.

[3]               Pour ce qui est du dossier constitué par la Ministre au soutien de sa propre décision, les défenderesses soumettent que les règles 317 et 318 ne s’appliquent pas, puisqu’il ne s’agit pas de documents en possession du gouverneur en conseil, le seul office fédéral dont la décision est visée par la demande. Malgré les vaillants efforts du procureur de la demanderesse, je suis en accord avec la position des défenderesses.

[4]               Le procureur de la demanderesse a investi beaucoup de temps et d’efforts pour tenter de convaincre la Cour que le dossier de la Ministre est pertinent à la demande de contrôle, même s’il n’a pas été consulté par le gouverneur en conseil. Il est vrai que la pertinence du dossier de la Ministre en l’instance n’est pas évidente, et que les questions de pertinence sont au cœur de la majorité de la jurisprudence de la Cour à l’égard des règles 317 et 318. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la règle 317 prévoit deux critères d’application, soit la possession et la pertinence (Detorakis c Canada (Procureur général), 2009 CF 144). Tous deux doivent être rencontrés pour que l’obligation de transmission soit déclenchée.

[5]               En étant venue à la conclusion que les documents recherchés ne sont pas en possession du décideur, je n’ai pas à déterminer si ces documents seraient autrement pertinents à la demande, et ne discuterai pas d’avantage les arguments de la demanderesse à ce sujet.

[6]               Le libellé des règles 317 et 318 est clair : les documents ou éléments matériels dont une partie peut demander la transmission selon la règle 317(1), et dont la Cour peut ordonner la transmission selon la règle 318(4), sont ceux « qui sont en possession de l’Office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande » :

317 (1) Toute partie peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant. La requête précise les documents ou les éléments matériels demandés.

317 (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.

(2) Un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande.

(2) An applicant may include a request under subsection

(1) in its notice of application.

(3) Si le demandeur n’inclut pas sa demande de transmission de documents dans son avis de demande, il est tenu de signifier cette demande aux autres parties

(3) If an applicant does not include a request under subsection

(1) in its notice of application, the applicant shall serve the request on the other parties.

318 (1) Dans les 20 jours suivant la signification de la demande de transmission visée à la règle 317, l’office fédéral transmet :

a) au greffe et à la partie qui en a fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause;

b) au greffe les documents qui ne se prêtent pas à la reproduction et les éléments matériels en cause.

318 (1) Within 20 days after service of a request under rule 317, the tribunal shall transmit

(a) a certified copy of the requested material to the Registry and to the party making the request; or

(b) where the material cannot be reproduced, the original material to the Registry.

(2) Si l’office fédéral ou une partie s’opposent à la demande de transmission, ils informent par écrit toutes les parties et l’administrateur des motifs de leur opposition.

(2) Where a tribunal or party objects to a request under rule 317, the tribunal or the party shall inform all parties and the Administrator, in writing, of the reasons for the objection.

(3) La Cour peut donner aux parties et à l’office fédéral des directives sur la façon de procéder pour présenter des observations au sujet d’une opposition à la demande de transmission.

(3) The Court may give directions to the parties and to a tribunal as to the procedure for making submissions with respect to an objection under subsection (2).

(4) La Cour peut, après avoir entendu les observations sur l’opposition, ordonner qu’une copie certifiée conforme ou l’original des documents ou que les éléments matériels soient transmis, en totalité ou en partie, au greffe.

(soulignés ajoutés)

(4) The Court may, after hearing submissions with respect to an objection under subsection (2), order that a certified copy, or the original, of all or part of the material requested be forwarded to the Registry.

(Emphasis added)

[7]               Le procureur de la demanderesse a à maintes reprises réitéré à l’audience, de façon non équivoque, que la seule et unique décision visée par la demande de contrôle judiciaire était celle du gouverneur en conseil, en l’espèce, le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs / Saint-Laurent et du Bouclier canadien) DORS/2016-211. Plus spécifiquement, le procureur de la demanderesse a précisé que la demande de contrôle ne vise pas la décision de la Ministre de l’environnement datée du 5 décembre 2015, établissant qu’une menace imminente pèse sur le rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans le bois de la Commune, et reconnaissant son devoir de recommander au gouverneur en conseil de prendre un décret de protection d’urgence pour cette espèce et son habitat. Le procureur de la demanderesse a reconnu que la décision de la Ministre est une décision en soi, qui peut elle-même être sujette au contrôle judiciaire, mais que la demanderesse n’en demande pas la révision.

[8]               Cela dit, la demanderesse soumet que, puisque la décision de la Ministre constitue une condition d’ouverture essentielle à l’exercice de la discrétion du gouverneur en conseil en vertu de l’article 80 de la LEP, la décision de la Ministre fait partie intégrante du même continuum décisionnel que le décret. Ainsi, s’appuyant sur l’analyse contenue dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Pathak, [1995] 2 FC 455, la demanderesse soumet que les travaux de la Ministre sont assimilables à ceux du gouverneur en conseil et que les documents qui sont en possession de la Ministre sont donc en possession du gouverneur en conseil et susceptibles de lui être transmis en vertu des règles 317 et 318.

[9]               L’argument de la demanderesse est mal fondé. Je n’ai pas à déterminer la question à savoir si une décision positive de la Ministre en vertu du paragraphe 80(2) de la LEP est une condition d’ouverture essentielle à la prise d’un décret d’urgence selon le paragraphe 80(1). Cependant, même si la Cour, au mérite de la demande, devait en arriver à cette conclusion, cela ne pourrait mener aux résultats préconisés par la demanderesse.

[10]           Rappelons que l’affaire Pathak concernait une décision de la Commission canadienne des droits de la personne, rendue sur la base d’un rapport d’enquête préparé par un enquêteur nommé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985) ch H-6. Le juge de première instance avait ordonné la transmission des documents consultés par l’enquêteur dans la préparation de son rapport, ayant déterminé que ces documents faisaient partie du dossier de la Commission. Le juge avait fondé son analyse sur un énoncé de l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879 à l’effet que l’enquêteur n’est pas une personne indépendante de la Commission mais le prolongement de la Commission. En appel, la majorité de la Cour d’appel a reconnu qu’en vertu de cette analyse, ce qui était en possession de l’enquêteur était effectivement en possession de la Commission, mais a par ailleurs conclu qu’en l’espèce, les documents n’avaient pas été consultés par la Commission et n’étaient pas pertinents aux motifs de contrôle judiciaire soulevés.

[11]           La conclusion de la Cour Suprême dans Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie, reprise dans Pathak, à l’effet que l’inspecteur n’est pas indépendant et agit comme prolongement de la Commission, procède d’une analyse complète la structure de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il est utile de noter que tant la position d’inspecteur que la Commission elle-même sont créées et régies par cette loi et pour les seules fins de son application, que c’est la Commission qui désigne l’enquêteur, et que les pouvoirs d’enquête que ce dernier exerce lui sont, selon l’analyse la Cour suprême, délégués par la Commission.

[12]           À l’opposé, rien dans la LEP ne permet d’assimiler la relation entre la Ministre et le gouverneur en conseil à la relation entre un enquêteur et la Commission canadienne des droits de la personne. Au contraire, il est évident que la Ministre est une personne indépendante du gouverneur en conseil et qu’elle remplit un rôle différent de celui du gouverneur en conseil. Ce n’est pas parce qu’il y aurait une relation de cause à effet entre les décisions de deux décideurs indépendants que l’un peut être présumé être le prolongement de l’autre, ou que l’on puisse conclure que l’un est en possession des documents de l’autre.

[13]           À l’audience, le procureur de la demanderesse a invoqué la décision Chrétien c Canada (Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2006 CF 720 comme fondement à la proposition que la Cour a juridiction pour ordonner la communication de documents dont ne disposait pas le décideur, si la demande allègue une contravention à l’équité procédurale ou une crainte raisonnable de partialité et qu’il est établi que les documents recherchés sont pertinents aux allégations soulevées. Cette décision n’est cependant d’aucun secours à la demanderesse en l’instance. Une lecture attentive de cette décision révèle que la question en litige était limitée à savoir si l’obligation de transmission s’étendait à des documents qui, bien qu’en possession du décideur, n’avaient supposément pas été pris en considération par celui-ci. En effet, toute la controverse dans cette affaire tenait au fait que le commissaire avait affirmé ne pas avoir « pris connaissance » de certains documents alors même que les éléments présentés à la Cour laissaient penser qu’il en connaissait l’existence et qu’il n’était pas clair s’ils lui avaient été présentés. Il n’était pas contesté que les documents aient été « en possession » du décideur, dans le sens qu’ils lui aient été accessibles.

[14]           La situation ici est toute autre : le gouverneur en conseil et la Ministre sont des personnes indépendantes, bien que leurs rôles en vertu de la LEP soient inter-reliés. Il n’existe aucune raison de croire ou de conclure que le gouverneur en conseil soit « en possession » ou ait accès aux documents constitués par la Ministre, autre que ceux qui lui ont été communiqués pour recommander l’adoption du décret. Pertinents ou non, les dossiers de la Ministre ne peuvent tout simplement pas faire l’objet d’une demande ni d’une ordonnance de transmission en vertu des règles 317 et 318, parce qu’ils ne sont pas en possession du gouverneur en conseil, l’office fédéral ayant rendu le décret qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.      L’objection des défenderesses à la transmission de documents est maintenue, et la requête de la demanderesse pour une ordonnance de transmission de documents est rejetée.

2.      Le tout, frais à suivre.

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1190-16

 

INTITULÉ :

HABITATIONS ÎLOT ST-JACQUES INC. c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ET, LA MINISTRE DE L'ENVIRONNEMENT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 janvier 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Alain Brophy

 

Pour la demanderesse

 

Me Pascale-Catherine Guay

Me Virginie Harvey

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Deveau Avocats

Avocats

Laval (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

 

 

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