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Date : 20180125


Dossier : IMM-3497-17

Référence : 2018 CF 80

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

MOLLAH ALAHI-UI ISLAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur est un citoyen du Bangladesh. Il est arrivé au Canada en juin 2008 après avoir été parrainé par son épouse. Le demandeur s’est séparé de son épouse en septembre 2008 et est retourné au Bangladesh en octobre 2008.

[2]  Le demandeur est revenu au Canada le 29 octobre 2009, après avoir appris que sa première épouse demandait le divorce. Ils ont déposé une demande conjointe de divorce en avril 2010. Le demandeur est rentré au Bangladesh en avril 2010 et s’est remarié en septembre 2011. Le demandeur et sa nouvelle épouse ont eu un fils en octobre 2012.

[3]  Au retour du demandeur au Canada en décembre 2012, un rapport a été rédigé en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). L’agent a estimé que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’article 41 de la LIPR pour manquement aux obligations de résidence édictées à l’article 28 de la LIPR. L’agent a noté que le demandeur n’avait été effectivement présent au Canada que 280 jours et que, même s’il demeurait au Canada pour le reste de la période de référence, il pourrait seulement atteindre 460 jours de présence au cours de la période allant du 23 juin 2008 au 23 juin 2013. L’agent a aussi conclu que le demandeur n’avait pas soulevé de considérations d’ordre humanitaire justifiant le maintien de son statut de résident permanent aux termes de l’alinéa 28(2)c) de la LIPR. Le même jour, le délégué du ministre a confirmé les conclusions du rapport et a pris une mesure d’interdiction de séjour à l’égard du demandeur en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, pour les mêmes motifs.

[4]  Le demandeur a exercé son droit de faire appel de la mesure de renvoi devant la Section d’appel de l’immigration (SAI). Il n’a pas contesté la validité juridique de la mesure de renvoi, mais a plutôt fait valoir qu’il faudrait faire droit à l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire. Après avoir entendu le demandeur le 31 janvier 2017 et le 7 juin 2017, la SAI a rejeté l’appel le 19 juillet 2017.

[5]  Le demandeur demande le contrôle judiciaire de la décision de la SAI. Le demandeur soulève deux questions : 1) la SAI a commis une erreur en réexaminant son premier mariage et en utilisant cet examen pour remettre en cause sa crédibilité dans le contexte de son appel; 2) la SAI a commis une erreur en interprétant mal son témoignage et les éléments de preuve pour en arriver à la conclusion qu’il n’y avait pas de facteurs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales.

[6]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

II.  Analyse

[7]  Il est bien établi que la décision de la SAI de prendre ou non des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire relève de sa discrétion et exige une analyse de questions de fait ou de questions de droit et de fait. Ses conclusions doivent être révisées selon la norme de la décision raisonnable et appellent une retenue considérable de la part de la Cour (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 57 et 58 [Khosa]; Gazi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 993, au paragraphe 17 [Gazi]; Samad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30, au paragraphe 20 [Samad]).

[8]  Lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que de l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à une cour de révision de soupeser de nouveau la preuve dont disposait la SAI ou de substituer la solution qu’elle juge elle-même préférable (Khosa au paragraphe 59; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]; Samad au paragraphe 21).

[9]  Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en concluant que son premier mariage en était un de convenance étant donné que cette relation avait déjà fait l’objet d’un examen et avait été jugée authentique. Aux dires du demandeur, cette erreur a eu pour effet de miner sa crédibilité et de remettre en cause sa version des événements dans le contexte de son appel, notamment les raisons de son départ du Canada et les raisons de son séjour au Bangladesh. Comme ces éléments sont à la base de l’appel du demandeur, tout ce qui minerait la crédibilité de ce dernier et remettrait en cause sa version des événements influerait manifestement sur la décision finale de la SAI.

[10]  Je ne peux me rallier aux allégations du demandeur.

[11]  Il est bien établi que les audiences devant la SAI sont tenues de novo et que cette dernière doit examiner l’affaire dans son ensemble, y compris tout nouvel élément de preuve qui lui est présenté (Gazi au paragraphe 21; Massey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 798, au paragraphe 22).

[12]  La SAI a clairement indiqué que l’appel ne visait pas à évaluer si le demandeur avait contracté un mariage authentique avec sa première épouse. Toutefois, en évaluant les facteurs qui guident la SAI dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant aux considérations d’ordre humanitaire, surtout le facteur qui sert à examiner les raisons du départ et du séjour à l’étranger du demandeur, la SAI a fait remarquer qu’elle avait des préoccupations concernant la crédibilité et la version des événements du demandeur.

[13]  La preuve présentée par le demandeur indique que, lorsqu’il est arrivé au Canada pour s’y installer en juin 2008, son épouse le maltraitait à un point tel qu’il est reparti en septembre de la même année. Il a affirmé que tout se passait bien pendant une semaine, jusqu’à ce que son épouse commence à lui demander de vendre ses terres et ses propriétés immobilières au Bangladesh pour lui procurer de l’argent. Elle le blâmait pour les erreurs de ses filles et le forçait à faire le ménage. Elle le réveillait aussi au milieu de la nuit pour lui demander de l’argent. Enfin, elle lui était aussi infidèle.

[14]  La SAI a jugé que les allégations du demandeur au sujet de sa première épouse n’étaient pas crédibles. En évaluant la preuve, la SAI a aussi déduit, d’après les observations qui suivent, que le demandeur avait contracté un mariage de convenance afin de pouvoir obtenir le statut de résident permanent au Canada : 1) le demandeur connaissait sa première épouse depuis 20 ans avant de se marier avec elle, puisqu’elle était mariée à son défunt frère; 2) alors que le demandeur s’est marié avec sa première épouse en juillet 2003, la demande de parrainage a été refusée à deux reprises, et tout le processus a duré cinq ans, au cours desquels l’épouse du demandeur lui a rendu visite deux fois; 3) le demandeur a quitté son épouse trois mois après avoir obtenu le droit d’établissement au Canada; 4) le demandeur et son épouse ont tous deux convenu de divorcer quelques mois après leur séparation et ont déposé une demande conjointe de divorce; 5) le demandeur s’est remarié peu de temps après son divorce.

[15]  Vu la preuve qui lui a été présentée, il était raisonnable que la SAI conclue au manque de crédibilité des explications offertes par le demandeur, dont celles concernant son premier mariage. Après avoir examiné la décision, j’estime en outre que cette question n’était pas déterminante dans l’analyse globale de la SAI.

[16]  Le demandeur soutient également que la SAI a mal interprété son témoignage et les éléments de preuve qu’il a déposés dans son évaluation de certains facteurs d’ordre humanitaire. Le demandeur conteste d’abord la façon dont la SAI a examiné les explications justifiant son absence du Canada. Le demandeur estime que la SAI a omis de tenir compte de ses circonstances personnelles et du milieu culturel dont il est issu. Il affirme que sa décision de rentrer voir sa famille au Bangladesh après l’échec cuisant de son premier mariage était raisonnable et qu’il était de son devoir de s’occuper de sa mère en tant que son seul fils toujours vivant.

[17]  Les arguments du demandeur ne parviennent pas à me convaincre.

[18]  Le milieu culturel dont le demandeur est issu a fait l’objet de longs débats lors de l’audience, et la SAI est présumée en avoir tenu compte. Je remarque aussi que la SAI reconnaît dans ses motifs l’explication du demandeur voulant qu’il soit le seul fils toujours vivant de sa mère. Je suis aussi d’avis que l’argument du milieu culturel du demandeur n’explique pas toutes ses absences du Canada. Le demandeur a déclaré que, lorsqu’il est rentré au Bangladesh en avril 2010, c’était sa sœur qui s’était occupée de sa mère pendant son absence. De plus, lorsque le demandeur a quitté le Canada, sa sœur et son cousin se sont occupés de sa mère. Compte tenu de la preuve indiquant que d’autres membres de la famille du demandeur s’étaient occupés de sa mère, la SAI pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’avait pas démontré que sa présence au Bangladesh était requise pour prendre soin de sa mère. J’attire également l’attention sur le fait que, selon le témoignage du demandeur, il est retourné au Bangladesh non pas pour prendre soin de sa mère, mais parce qu’il était affligé par l’échec de son premier mariage. Il est donc rentré au Bangladesh pour se marier, après que sa famille eut arrangé un mariage pour l’aider à surmonter sa détresse.

[19]  Le demandeur soutient également que la SAI a commis une erreur en comparant son degré d’établissement au Bangladesh et au Canada. Ce faisant, la SAI a fait fi d’éléments de preuve démontrant qu’il était salarié de la même entreprise au Canada depuis les quatre dernières années et qu’il s’investissait beaucoup dans sa communauté, notamment en faisant du bénévolat à la mosquée ou en aidant ses amis.

[20]  Bien qu’il soit vrai que la décision de la SAI ne mentionne pas l’engagement du demandeur dans sa communauté, la SAI est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve en rendant sa décision (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (QL) (CAF)). Qui plus est, l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 12, 14, 16, 20).

[21]  La SAI a tenu compte du fait que le demandeur travaille au Canada depuis août 2013. Elle a aussi pris en considération le fait que le demandeur ne possède aucune propriété immobilière au Canada et qu’il vit avec sa sœur depuis qu’il est rentré au Canada en 2012. Dans l’ensemble, la SAI a conclu que l’établissement du demandeur au Canada n’entrait pas en jeu. Je trouve cette conclusion raisonnable à la lumière de la preuve présentée par le demandeur.

[22]  Le demandeur reproche également à la SAI d’avoir commis une erreur en évaluant mal l’intérêt supérieur de son enfant. Le demandeur explique qu’il était toujours dans son intention de retourner au Canada et de parrainer sa deuxième épouse ainsi que son fils compte tenu de la meilleure qualité de vie générale au Canada. Le demandeur allègue que la SAI n’a pas évalué les intérêts à long terme de son enfant en ce qui concerne les avantages de vivre au Canada par rapport à la vie qu’il mènerait au Bangladesh. Le demandeur soutient que les intérêts de son enfant n’ont pas été bien cernés ni bien définis par la SAI, laquelle n’a pas été « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur de son enfant.

[23]  Il incombait toutefois au demandeur de présenter des éléments de preuve devant la SAI soutenant l’argument de l’intérêt supérieur de l’enfant (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 8). De plus, la SAI n’avait pas à déterminer s’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant du demandeur de vivre au Canada (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475, au paragraphe 5). Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve devant la SAI démontrant l’intérêt supérieur de l’enfant ni aucun élément de preuve démontrant les circonstances personnelles de l’enfant au Bangladesh, à l’exception du fait qu’il vivait avec sa mère, qui travaillait à titre d’agente adjointe d’éducation au gouvernement du Bangladesh depuis les douze dernières années. La SAI ne peut être blâmée pour le défaut du demandeur de présenter une preuve concernant l’intérêt supérieur de l’enfant. Il est en outre bien établi que, quoique l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important auquel le décideur doit accorder un « poids considérable » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75), il ne peut être le seul facteur à considérer qui l’emportera sur tous les autres.

[24]  Finalement, le demandeur conteste les conclusions de la SAI quant aux difficultés subies, alléguant que la SAI n’a pas accordé suffisamment de poids au rapport psychologique évaluant son état mental. La SAI a indiqué qu’elle avait accordé peu de poids au rapport puisqu’il ne confirmait pas que l’état mental du demandeur était attribuable à la situation vécue avec sa première épouse. Le demandeur fait valoir que la déclaration de la SAI n’est pas pertinente aux fins de l’évaluation des difficultés. La SAI aurait plutôt dû se concentrer sur le fait que l’évaluation faite par l’experte psychologue de l’état mental du demandeur ne se fondait pas seulement sur les faits relatés par le demandeur lui-même, mais aussi sur l’expertise médicale établie par divers tests effectués par l’experte elle-même.

[25]  Puisque la première épouse du demandeur était à l’origine de la détresse psychologique de ce dernier et que cette détresse psychologique expliquait pourquoi le demandeur avait été longuement absent du Canada, il n’était pas déraisonnable pour la SAI de s’attendre à ce que la cause initiale de l’état mental du demandeur soit mentionnée dans le rapport. Je remarque également que la conclusion de la SAI concernant le rapport médical n’a pas été déterminante, puisque la SAI était tout aussi préoccupée par la contradiction relevée dans l’affirmation du demandeur selon laquelle il ne pouvait pas retourner au Bangladesh à cause de son état mental, alors que, dans les faits, il était retourné au Bangladesh en octobre 2008 et en avril 2010 pour retrouver sa famille après avoir vécu des difficultés émotionnelles découlant de l’échec de son mariage.

[26]  Le demandeur soutient qu’il n’y a aucune incohérence entre ces deux situations. Selon le demandeur, il n’avait aucune vie établie au Canada en 2008 contrairement à aujourd’hui. L’argument du demandeur ne parvient pas à me convaincre. La SAI a conclu de façon raisonnable que le demandeur était mieux établi au Bangladesh qu’au Canada. Bien que le demandeur vive avec sa sœur au Canada et y travaille comme salarié depuis 2013, le reste des membres de sa famille demeurent au Bangladesh, y compris son épouse et son fils. Nonobstant la question de l’incohérence, la SAI a tenu compte de l’état mental du demandeur, mais a finalement jugé que le demandeur n’avait déposé aucune preuve documentaire sur l’état du système de santé au Bangladesh ni sur l’absence d’accès à des traitements médicaux dans ce pays.

[27]  Pour conclure, j’ai analysé la preuve au dossier, les conclusions de la SAI ainsi que les observations tant du demandeur que du défendeur. Bien que le demandeur puisse ne pas être d’accord sur l’appréciation générale de la preuve par la SAI et le poids qu’elle a accordé à chacun des facteurs d’ordre humanitaire, il n’est pas libre à la Cour de soupeser de nouveau la preuve et d’accorder un poids différent aux facteurs d’ordre humanitaire de la présente demande (Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 24).

[28]  Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable puisqu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au paragraphe 47). Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[29]  Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties. Aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3497-17

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire et ne certifie aucune question de portée générale.

« Sylvie E. Roussel »

Juge
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3497-17

INTITULÉ :

MOLLAH ALAHI-UI ISLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JANVIER 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2018

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LE DEMANDEUR

Sherry Rafai

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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