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Date : 20180212


Dossier : IMM-4114-16

Référence : 2018 CF 162

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2018

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SIVATHAKARAN ARIYARATHNAM ET PRASHANTHINI SUPPIAH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 10 août 2016, un agent des visas a conclu que M. Ariyarathnam était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée, en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). L’agent des visas a également conclu que les motifs d’ordre humanitaire, en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant des demandeurs, ne justifiaient pas de lever tout ou partie des critères et obligations applicables aux termes de la LIPR.

[2]  Les demandeurs, qui étaient déjà mariés lorsque M. Ariyarathnam a été renvoyé du Canada en septembre 2004, sollicitent un contrôle judiciaire de cette décision en application de l’article 72 de la LIPR. Ils sont restés mariés, et Mme Suppiah a tenté de parrainer son mari à son retour au Canada de son exil en Malaisie, où il se trouvait depuis 2010. Il y a eu entre-temps un certain nombre d’incidents et d’événements qui, selon les demandeurs, justifieraient l’application de la doctrine de l’abus de procédure. À mon avis, les circonstances spéciales et particulières de l’espèce font en sorte que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie, mais plutôt au motif que la décision rendue n’était pas raisonnable.

I.  Les faits

[3]  Ce sont les circonstances très particulières de la présente instance qui ont amené la Cour à conclure que la décision visée par le contrôle judiciaire doit être annulée. Il est donc essentiel d’exposer les faits de façon assez détaillée.

[4]  M. Ariyarathnam, que j’appellerai le « demandeur », est né au Sri Lanka en 1974. Il est venu au Canada pour la première fois en 1992. Il a été reconnu comme réfugié et est devenu un résident permanent en 1993.

[5]  Entre 1997 et 2000, le demandeur a été reconnu coupable d’infractions multiples, dont voies de fait graves, entrave à un agent de la paix, défaut de se conformer à une ordonnance de probation et à un engagement de ne pas troubler l’ordre public et conduite avec facultés affaiblies.

[6]  En 1998, le demandeur a rencontré la codemanderesse, Mme Prashanthini Suppiah. Ils se sont mariés en mars 2001.

[7]  En mai 2001, les défendeurs ont déclaré que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité aux termes de l’alinéa 27(1)d) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, qui a été remplacée par la LIPR, plus précisément en raison de sa condamnation pour voies de fait graves ayant mené à une sentence de deux mois d’emprisonnement à la suite d’une détention présentencielle de neuf mois. Une probation a également été imposée pendant une période de douze mois. À l’époque, un agent d’immigration avait interrogé le demandeur, qui a nié avoir fait partie d’un gang.

[8]  En septembre 2001, le défendeur a présenté un deuxième rapport alléguant que le demandeur était interdit de territoire en raison de son appartenance alléguée au gang de rue A.K. Kannan. Cela constituerait une interdiction de territoire pour criminalité organisée aux termes de l’alinéa 27(1)a) de la loi antérieure. Une disposition équivalente figure maintenant à l’article 37 de la LIPR.

[9]  Le défendeur a déféré l’affaire pour enquête en se fondant uniquement sur l’allégation relative à la criminalité aux termes de l’alinéa 27(1)d).

[10]  En février 2002, la Section de l’immigration (SI) a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité aux termes de l’alinéa 27(1)d) et a pris une mesure de renvoi. La Section de l’immigration n’a pas rendu de décision relativement à la criminalité organisée. Le demandeur a interjeté appel de l’interdiction de territoire devant la Section d’appel de l’immigration (SAI).

[11]  En février 2003, le défendeur a déposé une demande à titre préliminaire auprès de la Section d’appel de l’immigration afin que le demandeur soit déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR actuelle, de sorte qu’il ne puisse disposer d’aucun droit d’appel contre la mesure de renvoi de la Section de l’immigration en application du paragraphe 64(1) et de l’article 196 de la LIPR. En effet, le gouvernement tentait de contourner la Section de l’immigration en demandant à la Section d’appel de l’immigration d’examiner, pour la première fois, la question de criminalité organisée.

[12]  Il convient d’étoffer davantage. Lorsqu’il a été confronté à un appel de la décision de la Section de l’immigration ordonnant l’expulsion du demandeur pour criminalité, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a cherché à empêcher l’appel en demandant à la Section d’appel de l’immigration de conclure à une interdiction de territoire fondée sur la criminalité organisée. De l’avis du gouvernement, cela aurait permis de court-circuiter le processus d’appel de la mesure d’expulsion.

[13]  Dans une décision très clairement exposée le 27 mai 2003, la Section d’appel de l’immigration a conclu à son défaut de compétence pour trancher que ce demandeur était une personne décrite au paragraphe 37(1) de la LIPR (à cette date, l’ancienne Loi sur l’immigration avait été remplacée par la LIPR). La décision doit avoir été rendue précédemment par un arbitre de l’ancienne Section d’arbitrage ou un commissaire de la Section de l’immigration. Le dossier dont la Cour est saisie n’indique pas quel était l’objet de la tentative du ministre.

[14]  Le ministre n’a pas entrepris une deuxième enquête auprès de la Section de l’immigration pour criminalité organisée à la suite de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration en mai 2003. Par conséquent, l’allégation de criminalité organisée n’a pas été tranchée.

[15]  Entre-temps, en mars 2003, le défendeur a émis un avis de danger à l’endroit du demandeur. Conformément à l’article 115 de la LIPR, un réfugié au sens de la Convention ne peut être renvoyé dans un pays où il risque d’être persécuté, dans le cas présent, le Sri Lanka, son pays d’origine. Toutefois, le principe de non-refoulement ne s’applique pas lorsque la personne est interdite de territoire pour des motifs de grande criminalité et constitue un danger pour le public au Canada, selon l’opinion du ministre.

[16]  Le 3 avril 2004, la Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel du demandeur qui avait été déposé en février 2002. Le demandeur a été reconnu comme une personne décrite à l’alinéa 27(1)d) de la Loi sur l’immigration (criminalité), entraînant ainsi une mesure d’expulsion. Le présent appel est axé sur la question de savoir si le demandeur pourrait réussir à faire valoir que, compte tenu de l’ensemble des circonstances de son dossier, il ne devrait pas être renvoyé du Canada. La Section d’appel de l’immigration a examiné les facteurs reconnus par la Cour suprême du Canada comme étant applicables dans ces circonstances (Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84 [Chieu], en appliquant les facteurs connus en tant que « facteurs Ribic » dans Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] I.A.B.D. no 4 (QL) [Ribic]). Le premier de ces facteurs est la gravité de l’infraction à l’origine de l’expulsion et la possibilité d’une réhabilitation (les autres facteurs sont le degré d’établissement au Canada, les bouleversements au sein de la famille, le soutien disponible et les difficultés subies par l’expulsé à son retour au pays de nationalité).

[17]  C’est sous l’angle de la gravité de l’infraction que la Section d’appel de l’immigration a recueilli les éléments de preuve des circonstances de l’infraction de voies de fait graves, pour laquelle le demandeur a purgé une peine d’emprisonnement et qui est au centre des conclusions de criminalité menant à la mesure d’expulsion. Un policier de Toronto a livré un témoignage.

[18]  De toute évidence, la Section d’appel de l’immigration a reçu en preuve l’appartenance du demandeur à un gang afin d’aider à établir la gravité de l’infraction à l’origine de la mesure d’expulsion. Les infractions criminelles commises par le demandeur et ses activités de gang sont analysées de façon assez détaillée par le commissaire de la Section d’appel de l’immigration aux paragraphes 12 à 22. La Section d’appel de l’immigration a entendu le témoignage direct du demandeur, ainsi que celui du détective Regall, qui a collaboré avec un groupe spécial sur les Tamouls nommé « Tamil Task Force » à compter de 1997. Le détective Regall semble avoir relaté les circonstances entourant l’incident de juin 1999 ayant mené à la condamnation du demandeur pour voies de fait graves. La Section d’appel de l’immigration a reconnu qu’il y avait un contraste [traduction] « frappant » entre le témoignage du demandeur et celui du détective. Elle a ultimement conclu que le détective était plus crédible et a accordé plus de poids à sa preuve en se fondant sur les comportements différents des deux témoins appelés à la barre. Le demandeur a nié être membre du gang, tandis que l’inspecteur a témoigné [traduction] « que le demandeur était un membre principal du gang A.K. Kannon depuis au moins 1997, moment où le groupe spécial sur les Tamouls avait commencé ses enquêtes ». Bien que le détective ait reconnu que le demandeur n’avait pris part à aucune activité criminelle depuis 2000, et malgré un examen des autres facteurs qui étaient favorables au demandeur, la Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel.

[19]  Manifestement, l’opinion du détective à propos de la participation du demandeur à un gang criminel avait prévalu. La Section d’appel de l’immigration a écrit ce qui suit au paragraphe 34 : [traduction] « J’ai mis un accent particulier sur la gravité et la nature violente de l’infraction qui a entraîné la mesure de renvoi, sur le fait que le crime était une attaque orchestrée par des membres d’un gang criminel et sur le fait que le demandeur était un membre principal du gang à l’époque… »

[20]  Rien dans le dossier déposé devant la Cour n’indique si le point de vue du détective était étayé par un élément de preuve indépendant présenté à la Section d’appel de l’immigration. Il semble avoir donné son opinion sur l’appartenance au gang en se contentant de mentionner qu’il avait profité de certains [traduction] « renseignements provenant de sources et d’activités de surveillance ». Manifestement, la Section d’appel de l’immigration a conclu que la preuve du détective avait ajouté à la gravité de la condamnation pour voies de fait graves, ce qui est au cœur de la conclusion de criminalité menant à une mesure d’expulsion. Cependant, rien n’indique que la Section d’appel de l’immigration a conclu à l’interdiction de territoire du demandeur pour cause de criminalité organisée. Rien n’indique à la Cour que la Section d’appel de l’immigration a conclu que le critère des « motifs raisonnables de croire » avait été satisfait ou que la définition de criminalité organisée avait été prise en considération, autre qu’une déclaration à cet égard. Il est clair cependant que la question de l’appartenance à un gang a été présentée de façon prédominante dans la décision de la Section d’appel de l’immigration afin d’établir la gravité de l’infraction sous-jacente sans conclure à la criminalité organisée définie à l’article 37 de la LIPR. Nous ne saurions déterminer avec précision pourquoi le commissaire de la Section d’appel de l’immigration a préféré la preuve du détective, autre qu’une perception selon laquelle le détective s’exprimait avec franchise alors que le demandeur se montrait hésitant et réticent.

[21]  En septembre 2004, le demandeur a été renvoyé au Sri Lanka sur la foi, vraisemblablement, de l’avis de danger. Après avoir été grandement victime de harcèlement au Sri Lanka, il s’est retrouvé en Malaisie, en mai 2008, où il est maintenant un réfugié reconnu par l’Organisation des Nations Unies.

[22]  Le demandeur et la codemanderesse ont eu un fils qui est né au Canada en février 2005, quelques mois après le renvoi du demandeur au Sri Lanka. L’enfant et l’épouse du demandeur ont depuis rendu visite au demandeur à quelques reprises.

[23]  En décembre 2008, la Commission des libérations conditionnelles du Canada a accordé un pardon au demandeur pour l’ensemble de ses infractions. Voici l’effet de l’octroi de la réhabilitation aux termes de la Loi sur le casier judiciaire, LRC (1985), c C-47) :

Effet de l’octroi de la réhabilitation

Effect of grant of pardon

a)  d’une part, elle sert de prévue des faits suivants:

(a)  is evidence of the fact

(i) dans le cas d’une réhabilitation octroyée pour une infraction visée à l’alinéa 4a), la Commission, après avoir mené les enquêtes, a été convaincue que le demandeur s’est bien conduit,

(i) that, in the case of a pardon for an offence referred to in paragraph 4(a), the Board, after making inquiries, was satisfied that the applicant for the pardon was of good conduct, and

(ii) dans le cas de toute réhabilitation, la condamnation en cause ne devrait plus ternir la réputation du demandeur;

(ii) that, in the case of any pardon, the conviction in respect of which the pardon is granted or issued should no longer reflect adversely on the applicant’s character; and

b) d’autre part, sauf cas de révocation ultérieure ou de nullité, elle entraîne le classement du dossier ou du relevé de la condamnation à part des autres dossiers judiciaires et fait cesser toute incapacité – autre que celles imposées au titre des articles 109, 110, 161 et 259 du Code criminel ou du paragraphe 147.1(1) de la Loi sur la défense nationale – que la condamnation pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale ou de ses règlements.

(b)  unless the pardon is subsequently revoked or ceases to have effect, requires the judicial record of the conviction to be kept separate and apart from other criminal records and removes any disqualification to which the person so convicted is, by reason of the conviction, subject by virtue of the provisions of any Act of Parliament, other than section 109, 110, 161 or 259 of the Criminal Code or subsection 147.1(1) of the National Defence Act, or of a regulation made under an Act of Parliament.

[Je souligne]

[My emphasis]

[24]  En février 2010, l’épouse du demandeur l’a parrainé dans la catégorie du regroupement familial afin qu’il vienne au Canada. Il a présenté une demande de résidence permanente. Sa demande a été refusée parce qu’il n’a pas présenté les documents demandés, notamment un certificat de police.

[25]  En sa qualité de répondante, la codemanderesse a interjeté appel de ce refus auprès de la Section d’appel de l’immigration. Le 5 juin 2013, la Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel en s’appuyant sur sa compréhension de l’effet de l’avis de danger qui, selon la Section d’appel de l’immigration, priverait la Section d’appel de l’immigration de la compétence d’entendre l’appel. Il convient de signaler que, au paragraphe 15, la Section d’appel de l’immigration a insisté sur le fait que, si elle a compétence [traduction], « le défendeur reconnaît alors que le mariage est authentique et n’a pas eu lieu principalement à des fins d’immigration, et il est disposé à consentir à ce que l’appel soit admis en raison de motifs d’ordre humanitaire, sous réserve de l’obtention des certificats de police nécessaires pour le traitement ». La Section d’appel de l’immigration a noté qu’il semble être question du certificat de police du gouvernement malaisien, qui s’est montré peu enclin à fournir le document en question. Le contenu de ce document et son plein effet ne sont pas tout à fait clairs. Le demandeur a invoqué devant la Cour le consentement qui a été offert par le gouvernement pour accorder la demande de visa de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire.

[26]  Le demandeur affirme que la Section d’appel de l’immigration a conclu qu’elle n’avait pas compétence, malgré le fait que le ministre et le demandeur aient fait valoir le contraire (mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 7; voir également le paragraphe 29 de la décision de la Section d’appel de l’immigration).

[27]  La codemanderesse a sollicité un contrôle judiciaire, qui a été accueilli sur consentement en août 2013, et l’appel a été renvoyé à la Section d’appel de l’immigration pour nouvel examen.

[28]  En mai 2014, le demandeur a obtenu un certificat de police malaisien valide pour un an, ce qui a permis d’expliquer l’absence de certificat de police.

[29]  Le nouvel examen ordonné par la Section d’appel de l’immigration a eu lieu le 20 janvier 2015. Selon les motifs de la décision (dossier certifié du tribunal, à la page 129), c’est le ministre qui a recommandé que l’appel soit accueilli. Le tribunal de la Section d’appel de l’immigration a écrit ce qui suit :

[traduction]

Le ministre recommande que le tribunal accueille l’appel. Après avoir examiné le dossier du demandeur en entier ainsi que la preuve déposée, de même que la décision de la Cour fédérale rendue en août 2013 et la position du défendeur, le tribunal accueille l’appel pour motifs d’ordre humanitaire, conformément à l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Ce point aussi n’est pas tout à fait clair. Toutefois, il semblerait, selon la juxtaposition des décisions de la Section d’appel de l’immigration du 20 janvier 2015 et du 5 juin 2013, que l’appel découlait du refus d’une demande de visa de résident permanent. Si l’appel était accueilli, il semblerait que le refus serait annulé. Néanmoins, il appert que la question n’a pas été entièrement réglée. Près de un an plus tard, l’agent des visas, au lieu de délivrer le visa à la suite de l’accueil de l’appel de janvier 2015, a soulevé une autre question.

[30]  Le 1er décembre 2015, dans une lettre complètement dépourvue de détails, l’agent des visas a demandé au demandeur de répondre aux allégations de lien avec le crime organisé, particulièrement les activités de gang de rue lorsqu’il vivait au Canada. La lettre fait référence à des renseignements provenant de sources ouvertes, [traduction] « dont la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004 concernant l’appel que vous avez interjeté à l’égard de la mesure d’expulsion prise à votre encontre le 7 février 2002 [...] ». En outre, M. Ariyarathnam a été informé que la demande de parrainage exige que le parrain ne reçoive pas d’aide sociale pour une cause autre qu’une invalidité. La lettre mentionne également que la codemanderesse, l’épouse du demandeur, a reçu des prestations d’aide sociale entre juin 2010 et janvier 2013. Le demandeur a été invité à répondre aux préoccupations. Le demandeur, par l’entremise de son avocate, a répondu le 15 janvier 2016 au moyen d’une lettre de onze pages. Le visa n’a pas été délivré dans les mois qui ont suivi.

[31]  En avril 2016, les demandeurs ont introduit une demande devant la Cour sollicitant une ordonnance de type mandamus, afin d’enjoindre au défendeur de prendre une décision concernant la demande de droit d’établissement du demandeur. La demande sollicitait une déclaration selon laquelle il s’agissait d’un abus de procédure de la part du défendeur d’appliquer les dispositions en matière d’interdiction de territoire pour criminalité organisée alors qu’il s’était abstenu de le faire 15 ans auparavant et qu’il n’avait pas soulevé la question de 2004 à 2016, même au moment où le demandeur avait demandé la réhabilitation en 2008 ou, dès 2010, lorsqu’une demande de parrainage était en cours et que les demandeurs satisfaisaient aux exigences concernant les documents et les certificats. En rendant une décision, le ministre a évité l’ordonnance de type mandamus. Lorsque le défendeur a rendu une décision dans l’affaire du demandeur en août 2016, la Cour a rejeté la demande de mandamus en raison de son caractère théorique.

[32]  Le 10 août 2016, le haut-commissariat du Canada à Colombo a envoyé une lettre de décision. Cette lettre indiquait que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée conformément à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. De plus, la lettre se terminait en précisant que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense de critères ou d’obligations aux termes de la LIPR. Le présent contrôle judiciaire porte sur cette décision.

II.  La décision

[33]  La lettre de décision du 10 août 2016 est un modèle de concision. En fait, elle comporte peu d’éléments nouveaux par rapport à la soi-disant [traduction] « lettre relative à l'équité » datée du 1er décembre 2015. Le fondement fait à peine deux paragraphes :

[traduction]

Plus précisément, selon les renseignements provenant de sources ouvertes, dont la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004 concernant l’appel que vous avez interjeté à l’égard de la mesure d’expulsion prise à votre encontre le 7 février 2002, j’ai des motifs raisonnables de croire que vous êtes membre du gang de rue A.K. Kannan, une organisation pour laquelle il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation.

À la demande de votre représentant, je me suis demandé si les motifs d’ordre humanitaire qui vous concernent justifient l’octroi du statut ou une dispense de tout critère ou de toute obligation applicable aux termes de la LIPR, et ce, en tenant compte de l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché. J’ai déterminé que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’octroi d’un statut ou une dispense de tout critère ou toute obligation applicable aux termes de la LIPR.

[34]  Il semblerait que l’agent d’immigration, dont le nom est toujours inconnu, s’est fondé sur la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration rendue douze ans auparavant et qui ne portait pas en soi sur l’allégation de criminalité organisée (elle n’a jamais été déposée devant la Section d’appel de l’immigration) pour en arriver à la conclusion que le demandeur était interdit de territoire pour responsabilité criminelle. Plutôt, en 2004, la Section d’appel de l’immigration était préoccupée par la question d’interdiction de territoire pour criminalité (voies de fait graves et diverses autres infractions moins importantes commises entre 1997 et 1999) entraînant une mesure d’expulsion vers le Sri Lanka, compte tenu de « l’avis de danger ». Toutefois, au moment de conclure que les infractions étaient graves, la Section d’appel de l’immigration a tenu compte du contexte dans lequel les voies de fait graves ont eu lieu conformément aux arrêts Ribic et Chieu. Elle a conclu que les circonstances dans lesquelles l’infraction a eu lieu étaient liées à des activités de gang. Il est quelque peu ironique que le même tribunal de la Section d’appel de l’immigration qui a conclu, à peine quelques mois auparavant, qu’il n’avait pas compétence pour instruire une demande d’interdiction de territoire aux motifs de criminalité organisée parce que la SI devait d’abord se prononcer, a jugé bon de tenir compte des mêmes motifs, semble-t-il, pour évaluer la gravité de l’infraction sous-jacente. Je note qu’il n’y a aucune référence, dans la lettre datée du 10 août 2016, aux prestations de sécurité sociale auxquels on fait référence dans la lettre datée du 1er décembre 2015.

[35]  Les motifs d’une décision administrative sont complétés par les notes produites (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 44 [Baker]). Nous disposons de ces notes en l’espèce. Elles sont plutôt exhaustives.

[36]  Les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) ont été demandées par l’avocate et ont été déposées au dossier de demande du demandeur. Quoi qu’il en soit, elles sont également accessibles dans le dossier certifié du tribunal.

[37]  La lettre de décision est tout à fait inadéquate lorsqu’on tente de comprendre la justification ou d’établir une transparence ou une intelligibilité. On y déclare simplement que M. Ariyarathnam était membre d’un groupe du crime organisé et que l’appartenance l’emporte sur les motifs d’ordre humanitaire, y compris, supposément, l’intérêt supérieur de l’enfant. Les notes fournissent d’autres renseignements sur le raisonnement menant aux deux conclusions.

[38]  Les notes montrent clairement que le point de vue exprimé par l’agent des visas quant à l’appartenance à un groupe du crime organisé provenant de la décision de la Section d’appel de l’immigration rendue le 1er avril 2004 était lié à l’appel à l’encontre d’une mesure d’expulsion fondée sur une conclusion selon laquelle le demandeur avait été reconnu coupable d’infractions criminelles graves, en particulier l’infraction de voies de fait graves. L’agent des visas ne disposait d’aucun nouveau renseignement. Par contre, la Section d’appel de l’immigration s’est fondée sur la preuve du policier afin d’évaluer la gravité des infractions commises. Pour ce faire, il a accepté la preuve selon laquelle M. Ariyarathnam était membre de ce groupe, en dépit du fait qu’il niait son implication dans celui-ci. En fait, les notes mentionnent les paragraphes les plus saillants de la décision de la Section d’appel de l’immigration, y compris le paragraphe où le tribunal conclut que la crédibilité du policier est supérieure à celle du demandeur pour le seul motif, apparemment, du comportement des témoins à la barre.

[39]  Je note que l’agent des visas n’a effectué aucun renvoi à la décision de la Section d’appel de l’immigration lorsque le policier aurait [traduction], « reconnu que le demandeur n’avait eu aucun comportement criminel depuis sa dernière condamnation, en juillet 2000. Il a dit que le demandeur est toujours membre d’un gang, mais qu’il n’est plus un membre principal » (paragraphe 18). La décision de la Section d’appel de l’immigration ne tente pas de justifier le fondement de l’affirmation selon laquelle le demandeur était toujours affilié au gang plus de trois ans après la condamnation.

[40]  Il ne fait aucun doute que, dans la décision qu’elle a rendue le 1er avril 2004, la Section d’appel de l’immigration s’est fortement appuyée sur l’appartenance alléguée du demandeur au gang pour évaluer la gravité des infractions ayant mené à la mesure d’expulsion. Les notes renvoyaient expressément au paragraphe 34 de la décision de la Section d’appel de l’immigration (auquel je fais référence au paragraphe 19 des présents motifs) qui fait ressortir le point de façon éclatante et sans équivoque.

[41]  Les notes renvoient également au fait que la réhabilitation a été accordée. L’auteur se fonde néanmoins sur les infractions parce qu’elles [traduction] « peuvent tout de même être considérées comme faisant partie des faits menant à la conclusion de motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) ». Il n’a donné aucune autre explication. Essentiellement, en 2004, la Section d’appel de l’immigration a tenu compte – et cela a peut-être constitué la conclusion essentielle – de l’appartenance à un gang; dans la décision faisant l’objet du contrôle, bien que les infractions aient fait l’objet d’un pardon, l’agent des visas s’est tout de même fondé sur celles-ci pour conclure à une interdiction de territoire sur le fondement déjà utilisé il y a près de douze ans. Aucune explication n’est donnée quant à l’« autojustification » aux deux extrémités, en 2004 et une fois de plus en 2016; rien n’explique non plus pourquoi on a fait abstraction du pardon obtenu en 2008.

[42]  Étonnamment, les notes du SMGC indiquent que, malgré les dénégations, dont une remonte au 15 janvier 2016 (réponse de janvier 2016 à la lettre d’équité du 15 décembre 2015, à la page 12), selon laquelle il n’a jamais été membre d’un gang, [traduction] « [j]e préfère la preuve du policier tel qu’elle est exposée dans la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004 et la preuve relative aux antécédents de convictions du demandeur, et j’accorde plus de poids à ces éléments de preuve qu’au refus d’appartenance du demandeur ». La question n’est pas tant de déterminer que l’agent des visas exprime une préférence, mais bien de déterminer pourquoi il préfère un élément plutôt qu’un autre, puisqu’il ne semble pas avoir examiné la preuve, hormis une lecture de la décision de la Section d’appel de l’immigration. L’agent des visas devrait préconiser le témoignage du détective sur le fondement de la décision de la Section d’appel de l’immigration; cependant, la préférence accordée au témoignage du détective par la Section d’appel de l’immigration semble reposer uniquement sur le comportement à la barre (témoin ouvert, franc et réfléchi). L’agent des visas n’a pas eu l’avantage d’entendre le témoin. En effet, on ne fait nullement mention que la preuve a été examinée.

[43]  L’agent des visas s’est également penché sur les motifs d’ordre humanitaire. L’agent, ayant fait référence brièvement aux éléments, a simplement conclu que la protection de la sécurité des Canadiens l’emporte sur ce qui semble être d’importantes questions d’ordre humanitaire, notamment le garçon de 12 ans qui a rencontré son père à quelques occasions lorsque sa mère et lui ont été en mesure de lui rendre visite à l’étranger. En outre, cette partie de l’analyse ne semble pas tenir compte du fait que l’État canadien a déjà accordé un pardon pour des infractions commises il y a près de 20 ans ou que le témoignage du policier confirme qu’il n’y a eu aucune condamnation depuis 2000.

[44]  Enfin, l’agent des visas a abordé l’allégation d’abus de procédure présentée par le demandeur. Selon ma compréhension de la réponse de l’agent des visas, ce dernier a conclu que la question de l’interdiction de territoire au motif d’appartenance à un groupe du crime organisé n’était jamais le sujet sur lequel le tribunal a statué, malgré l’appartenance alléguée à un gang qui a été plutôt prédominante dans la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004 concernant la question de l’interdiction de territoire pour grande criminalité. Il est plutôt étrange, à mon avis, que l’agent des visas s’appuie très fortement sur cette décision pour conclure à la criminalité organisée sans preuve indépendante, mais qu’il tranche sur l’allégation d’abus de procédure au motif que la Section d’appel de l’immigration ne s’est pas prononcée sur la question. Aucune explication n’a été fournie.

[45]  Les notes sont plutôt concises. Elles indiquent simplement que le ministre n’a jamais soumis la question de la criminalité organisée lors de la décision définitive. La question peut avoir été soulevée, mais elle n’a jamais fait l’objet d’une décision définitive. Par conséquent, [traduction] « le ministre avait le pouvoir discrétionnaire d’utiliser un mécanisme plutôt qu’un autre pour poursuivre les démarches concernant un avis de danger au lieu de suivre le rapport concernant la criminalité organisée afin d’expulser le demandeur du Canada, particulièrement en raison du fait qu’il y avait déjà une mesure de renvoi prise par un arbitre contre le demandeur le 7 février 2002 ».

[46]  Le demandeur soutient également que l’interdiction de territoire pour criminalité organisée n’a pas été soulevée au moment où la demande de parrainage initiale a été présentée ou après, puisque la question faisait l’objet d’un litige. La réponse de l’agent des visas est simplement que ces questions sont traitées successivement, une après l’autre, [traduction] « jusqu’à ce que la demande de résidence permanente au Canada à titre de conjoint parrainé atteigne la présente étape du traitement. L’interdiction de territoire, aux termes des articles sur l’interdiction de territoire de la LIPR, n’a pas été prise en considération par l’agent des visas. »

[47]  Je n’ai pas été en mesure d’établir, à partir des notes, que l’on a tenu compte des décisions infirmées sur accord des parties, de la demande de mandamus qui est devenue théorique lorsqu’une décision a finalement été prise ou de l’utilisation de la criminalité organisée dans la décision du 1er avril 2004.

[48]  L’agent des visas a refusé de discuter de la question et a pris une décision quant à l’admissibilité de la répondante parce qu’elle était possiblement la prestataire d’une forme quelconque d’aide sociale à un moment donné.

III.  Norme de contrôle et analyse

[49]  À mon avis, il n’est pas nécessaire de tirer une conclusion sur la question de l’abus de procédure pour trancher cette affaire particulière. La réparation sollicitée est de renvoyer la question aux fins de réexamen, la réparation devant être accordée uniquement au motif que la décision de l’agent des visas doit être annulée. À mon avis, le dossier est inadéquat, et il ne serait pas prudent d’aborder la question d’abus de procédure s’il n’est pas nécessaire de le faire. Toutefois, la question doit être renvoyée, compte tenu de la décision rendue qui est déraisonnable.

[50]  Je note que, bien que la doctrine d’abus de procédure s’applique aux procédures administratives, il semble y avoir une exigence voulant que « la situation [soit] à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes » (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44; [2000] 2 RCS 307, au paragraphe 120 [Blencoe]). J’observe également que certains arguments en l’espèce semblent comporter plus qu’un semblant de ressemblance à ceux qui ont été prononcés dans l’arrêt Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482; 241 FTR 320, notamment la chose jugée et la question déjà tranchée. Néanmoins, l’utilisation, en l’espèce, de la preuve d’une appartenance à un gang était, selon mon estimation, une caractéristique distinctive qui méritait d’être étudiée avec soin. De plus, le processus suivi était quelque peu inquiétant, notamment pour les demandeurs ayant sollicité une demande de mandamus après que le gouvernement a consenti à l’appel devant la Section d’appel de l’immigration. Cela a permis l’entrée en action de l’agent des visas; cependant, ce dernier n’a pas délivré le visa demandé. Il a plutôt trouvé un nouveau motif d’interdiction de territoire dans la décision de la Section d’appel de l’immigration rendue douze ans auparavant. En fait, il y a eu quelques déplacements à la Section d’appel de l’immigration dans tout ce processus. C’est comme si, à chaque étape, de nouvelles objections étaient soulevées. Dans Blencoe, le juge Bastarache, s’exprimant au nom de la majorité, énonce qu’un « abus de procédure est une notion de common law qui est invoquée principalement pour mettre fin à des procédures lorsqu’il serait oppressif de permettre leur continuation » (au paragraphe 116). Il ensuite défini le critère à satisfaire, au paragraphe 120 :

120  Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9-68). Le juge L’Heureux-Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux-Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[51]  Une difficulté éprouvée en l’espèce est que certains faits possiblement importants ne peuvent être vérifiés avec précision. Par exemple, l’effet implicite du consentement à un appel aux motifs d’ordre humanitaire devant la Section d’appel de l’immigration, particulièrement à la lumière du refus de l’agent des visas de donner suite aux motifs d’ordre humanitaire. De façon similaire, l’épisode entourant l’obtention du certificat de police à l’étranger est quelque peu entouré de mystère. Les divers déplacements à la Section d’appel de l’immigration sont demeurés ambigus, malgré tous mes efforts pour tenter de déterminer ce qui s’est réellement passé et pourquoi. Cela a peut-être permis de jeter une certaine lumière sur le caractère oppressif possible de l’instance. Davantage de clarté par rapport aux faits permettrait de réaliser un examen approprié en vue de déterminer s’il s’agit de l’un de ces cas extrêmement rares.

[52]  Quoi qu’il en soit, le cas en l’espèce est lié à la décision rendue qui aborde deux questions : 1) l’appartenance à un groupe du crime organisé; 2) les motifs d’ordre humanitaire, notamment l’intérêt supérieur de l’enfant. En ce qui concerne les deux questions, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (He c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 391; 367 FTR 28, au paragraphe 24; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61; [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]).

[53]  Il s’ensuit que la Cour examinera ce qui rend une décision raisonnable. Il vaut donc la peine d’effectuer un renvoi directement au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 :

[47]  La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Ainsi, la Cour doit chercher à conclure à l’existence d’une justification, d’une transparence et d’une intelligibilité. Ces éléments ne figurent pas dans la lettre de décision du 16 août 2016. Cependant, les notes du SMGC peuvent venir à la rescousse, du moins dans une certaine mesure.

[54]  Bien entendu, je me rends compte que le caractère suffisant des motifs, en lui-même, ne constitue pas un fondement pour annuler une décision. Plutôt, « [l]es motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16. À mon avis, la décision est clairement absente jusqu’au point d’être déraisonnable, même après un examen complet des notes du SMGC.

A.  Motifs d’ordre humanitaire

[55]  Je commence par les considérations d’ordre humanitaire. L’intérêt de l’enfant n’est pas traité comme il se doit. Depuis au moins l’affaire Baker, il est reconnu qu’une décision est déraisonnable si l’intérêt de l’enfant n’est pas suffisamment pris en compte :

74  […] Par conséquent, l’attention et la sensibilité à l’importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l’épreuve qui pourrait leur être infligée par une décision défavorable sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable. Même s’il faut faire preuve de retenue dans le contrôle judiciaire de décisions rendues par les agents d’immigration en vertu du par. 114(2), ces décisions ne doivent pas être maintenues quand elles résultent d’une démarche ou sont elles-mêmes en conflit avec des valeurs humanitaires. Les directives du ministre elles-mêmes soutiennent cette approche. Toutefois, la décision en l’espèce était incompatible avec cette approche.

75  La question certifiée demande s’il faut considérer l’intérêt supérieur des enfants comme une considération primordiale dans l’examen du cas d’un demandeur sous le régime du par. 114(2) et du règlement. Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[56]  Plus récemment, dans l’arrêt Kanthasamy, la majorité des juges ont réitéré l’importance de l’intérêt supérieur de l’enfant. Reconnaître ce fait pour la forme ne suffit pas; déclarer simplement les intérêts ne suffit pas non plus; indiquer que l’intérêt a été pris en compte ne suffit pas. L’intérêt de l’enfant doit plutôt « être “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (au paragraphe 39).

[57]  Je n’ai très certainement pas relevé ce degré d’attention quant à l’intérêt supérieur de l’enfant dans la décision et les notes. Ces dernières se retrouvent plutôt dans la catégorie « pour la forme », si même elles s’y trouvent en premier lieu. Sans détermination ou définition de ces intérêts, et encore moins sans la grande attention requise dans l’examen de l’intérêt de l’enfant, les notes semblent indiquer que l’enfant a vécu sans son père, jusqu’à maintenant, à l’exception de quelques visites à l’étranger. Les notes semblent laisser entendre qu’il peut continuer à vivre sans la présence de son père. Ce qui est plutôt exaspérant est la préoccupation de l’agent des visas concernant l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire par rapport à la protection de la sécurité des Canadiens sans aucune preuve qu’il y a un risque pour la sécurité d’une manière ou d’une autre. L’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas pris en compte ou il est, du moins, sensiblement minimisé par rapport à la sécurité des Canadiens. L’agent des visas doit être réputé avoir examiné le dossier. On doit présumer que l’appel devant la Section d’appel de l’immigration, qui a porté l’affaire devant l’agent des visas, était désigné comme étant accepté, selon la recommandation du ministre sur la base de motifs d’ordre humanitaire. Étonnamment, l’agent des visas n’a pas discuté de la question. Il est seulement mentionné que la décision [traduction] « accueille l’appel aux motifs d’ordre humanitaire sans instruction ni conclusion ». On s’attendrait d’un décideur qu’il explique ce qui semblerait, à première vue, une divergence, voire une contradiction. L’agent des visas ne semble pas s’être interrogé sur la teneur de l’appel, qui semble être le refus d’une demande de visa de résident permanent, et sur la teneur des motifs d’ordre humanitaire. Dans les affaires de cette nature et de cette importance, l’ignorance est un défaut.

[58]  Par conséquent, non seulement il existe des irrégularités dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui serait suffisant pour annuler la décision parce qu’elle est déraisonnable, mais toute la question des motifs d’ordre humanitaire n’étant pas suffisants pour l’emporter sur le danger que constitue une personne qui est allée à l’extérieur du pays pendant plus de 12 ans pose problème. Cela exige une explication, une justification dans le but de rendre le processus compréhensible. L’issue n’est pas acceptable et ne peut se justifier à la lumière des motifs invoqués ou supposés.

[59]  Cela, bien entendu, combiné au fait que le demandeur a obtenu un pardon des autorités canadiennes, au fait que le détective, dont le témoignage a constitué l’élément sur lequel s’est appuyé exclusivement l’agent des visas, a affirmé que, en date de 2004, le demandeur n’avait reçu aucune condamnation depuis 2000, et au fait que l’agent des visas n’a jamais examiné la « preuve » d’appartenance à un gang qui pourrait prétendument étayer une conclusion selon laquelle le demandeur aurait été associé au crime organisé il y a une vingtaine d’années.

[60]  En d’autres mots, l’absence d’un examen à peine adéquat de l’intérêt supérieur de l’enfant est suffisante pour renvoyer l’affaire. Toutefois, ce n’est pas tout. L’appréciation des motifs d’ordre humanitaire par rapport à la sécurité des Canadiens est également inadéquate. Compte tenu du pardon obtenu et de sa signification en droit, on pourrait bien se demander : un danger? Quel danger?

[61]  Il est impossible pour la Cour de déterminer si la décision pourrait appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, à la lumière des motifs invoqués ou même supposés. D’une part, on peut se retrouver à cette étape avec de faibles arguments invoquant la criminalité organisée à comparer, d’autre part, aux motifs d’ordre humanitaire qui n’ont pas été évalués de manière appropriée.

B.  Criminalité organisée

[62]  Vient ensuite la question de la pertinence de la décision de conclure à la criminalité organisée. Cette question aussi répond à la norme de la décision raisonnable. En vue d’établir les faits minimaux, l’agent des visas s’est fondé exclusivement sur la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004. Les notes ne renvoient pas au témoignage du policier, mais bien aux conclusions tirées du témoignage par le tribunal. Pour des raisons inconnues, l’agent des visas a accordé plus de crédibilité au policier qu’au demandeur, et ce, sans lire la preuve. Pour aggraver les choses, la preuve de l’agent ne visait pas l’établissement de la criminalité organisée, puisque la notion est définie dans la LIPR; le gouvernement avait déjà choisi, à ce moment-là, de ne pas donner suite à cette affaire. Le témoignage pouvait uniquement avoir pour but de suggérer que les infractions pour lesquelles le demandeur avait été déclaré coupable, notamment les voies de fait graves, étaient suffisamment graves, si elles sont liées à un gang, pour faire contrepoids aux aspects positifs favorisant le demandeur pour surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion. Il n’existe aucune analyse quant à la façon dont l’agent des visas en est venu à la conclusion que les exigences de l’article 37 de la LIPR étaient respectées.

[63]  En effet, le gouvernement revient sur cette question une deuxième fois, mais dans des circonstances légèrement différentes. L’agent des visas a pu conclure à la criminalité organisée sans devoir ne rien faire de plus que recevoir les résultats de ce qui avait été accepté dans un autre contexte par un tribunal de la Section d’appel de l’immigration, à des fins différentes sur le plan du droit et des faits.

[64]  En outre, l’agent des visas n’accepte pas l’effet juridique d’une réhabilitation; c’est comme si elle n’avait jamais été accordée. Le pardon est mentionné, puis rapidement oublié, semble-t-il. Inexplicablement, l’agent des visas fait valoir que les condamnations pour voies de fait graves et le défaut de se conformer à une ordonnance de probation sont directement liés aux motifs de croire en une criminalité organisée, puisque ces condamnations ont été [traduction] « radiées », pour reprendre les propos de l’agent. Cependant, l’agent des visas conclut, sans donner la moindre explication, que les deux infractions [traduction] « peuvent tout de même être prises en compte dans le cadre des faits menant à une conclusion qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) ». Les effets de la réhabilitation devraient être pris en compte dans une plus grande mesure. On ne peut tout simplement pas en faire abstraction. Le fait de dire simplement qu’on peut désormais en tenir compte n’en fait pas une réalité. Une certaine justification était nécessaire.

[65]  La décision du 1er avril 2004 n’a pas été et ne peut être comparée à une conclusion de criminalité organisée. Sinon, on se heurte à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de la doctrine de la chose jugée (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460, au paragraphe 25). Il y avait donc une question à trancher, douze ans plus tard, à savoir si l’on pouvait se fonder d’une quelconque façon sur les condamnations pardonnées et, dans l’affirmative, dans quelle mesure.

[66]  La perfection des motifs donnés par le décideur ne constitue pas la norme qui doit être respectée. Cependant, pour que la décision soit raisonnable, on doit retrouver des éléments de justification, de transparence et d’intelligibilité dans le processus décisionnel. La Cour juge que ces éléments font défaut à cet égard. À l’exception d’une lecture d’une décision de la Section d’appel de l’immigration indiquant qu’un policier avait déclaré que le demandeur était affilié à un gang à la fin des années 1990, il ne semble y avoir aucun autre élément pour étayer le point de vue adopté par l’agent des visas selon lequel il existe des motifs raisonnables de croire dans les faits menant à la conclusion que les dispositions de l’article 37 de la LIPR sont respectées. Il semblerait que ce ne soit pas les faits qui établissent la croyance, mais ce qui est dit par le tribunal de la Section d’appel de l’immigration quant à la conclusion de l’agent. L’agent des visas n’a pas examiné le témoignage en lui-même et n’a examiné aucune preuve à cet égard. Les faits sur lesquels se repose l’opinion ne sont pas évidents.

[67]  De plus, il est impossible de déterminer pourquoi l’agent est en mesure de déclarer ce qui suit : [traduction] « Je préfère la preuve du policier tel qu’elle figure dans la décision de la Section d’appel de l’immigration du 1er avril 2004 et la preuve des antécédents de convictions du demandeur, et j’accorde plus de poids à ces éléments de preuve qu’aux antécédents de convictions du demandeur, et j’accorde plus de poids à ces deux éléments de preuve qu’à la dénégation d’appartenance par le demandeur. » Sur quels éléments cette préférence est-elle fondée? En 2004, la Section d’appel de l’immigration a accordé une préférence à un témoignage par rapport à un autre sur le fondement du comportement à la barre, une chose que l’agent des visas était incapable de faire.

[68]  Je ne conteste pas le fait qu’il soit possible que le demandeur se soit livré à de la criminalité organisée au sens de l’article 37 de la LIPR. Le point est plutôt qu’en 2004, l’interdiction de territoire n’était pas établie au motif de criminalité organisée au sens de la LIPR. En effet, le gouvernement a choisi de ne pas poursuivre dans cette voie. La Section d’appel de l’immigration a simplement entendu un policier revendiquer l’appartenance du demandeur à un gang afin d’étayer la gravité de l’infraction ayant mené à une conclusion de criminalité suffisamment importante pour maintenir la mesure d’expulsion. La teneur des faits à l’appui de l’opinion selon laquelle le demandeur était membre d’un gang manque de clarté. Il n’y avait aucun fait vérifié par l’agent des visas, à l’exception de l’opinion présentée par le policier. En d’autres termes, l’agent des visas a accepté l’opinion comme étant suffisante pour répondre aux exigences de l’article 37, malgré le fait que l’opinion n’était pas présentée dans le but d’établir une criminalité organisée, et il n’a pas présenté les faits qui pourraient sous-tendre une opinion.

[69]  Il incombait à l’agent de prendre une décision, en 2016, sur la criminalité organisée remontant à 2000. Pour arriver à cette conclusion, l’agent des visas ne pouvait se fonder exclusivement sur la préférence exprimée pour le témoignage d’un policier que l’agent des visas n’a pas vu. En fait, l’agent des visas devait accepter l’évaluation du témoignage déposé par la Section d’appel de l’immigration. Toutefois, cette préférence a été fondée sur un comportement dont l’agent des visas n’a pas été témoin.

[70]  Il est certainement vrai que l’article 33 de la LIPR exige l’existence de motifs raisonnables de croire les faits qui constituent l’interdiction de territoire, et cette exigence est inférieure à la norme de preuve dans les affaires civiles (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40; [2005] 2 RCS 100, au paragraphe 114). L’appartenance peut être établie sur le fondement de motifs raisonnables et non selon la prépondérance des probabilités, à condition que les faits soient exacts. De façon similaire, dans l’article 37, on aborde également les motifs raisonnables de croire que l’organisation s’est livrée à une activité faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées. Cependant, le critère minimal des motifs de croire ne justifie pas une absence des faits pour appuyer la croyance raisonnable.

[71]  Les motifs raisonnables de croire comportent une crédibilité fondée sur la probabilité. Dans R c Chehil, 2013 CSC 49, [2013] 3 RCS 220, la Cour suprême du Canada a établi la différence entre des motifs raisonnables de soupçonner et les motifs raisonnables de croire. On peut lire ce qui suit au paragraphe 27 :

[27]  Ainsi, bien que les motifs raisonnables de soupçonner, d’une part, et les motifs raisonnables et probables de croire, d’autre part, soient semblables en ce sens qu’ils doivent, dans les deux cas, être fondés sur des faits objectifs, les premiers constituent une norme moins rigoureuse, puisqu’ils évoquent la possibilité — plutôt que la probabilité — raisonnable d’un crime. Par conséquent, lorsqu’il applique la norme des soupçons raisonnables, le juge siégeant en révision doit se garder de la confondre avec la norme plus exigeante des motifs raisonnables et probables.

[Non souligné dans l’original.]

[72]  De toute façon, l’agent des visas est celui qui doit posséder les faits qui constituent une interdiction de territoire, ce qui comprend les faits pour lesquels il existe des motifs raisonnables de croire qu’ils ont eu lieu. De façon similaire, les faits doivent établir les motifs de croire qu’une organisation s’est livrée à une activité faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par des personnes agissant de concert. C’est l’agent des visas, et lui seul, qui prend la décision qu’un demandeur est interdit de territoire pour criminalité organisée.

[73]  Dans le cas en l’espèce, le décideur n’a pas les faits pour conclure aux motifs raisonnables de croire. L’agent des visas a tiré l’opinion du détective de la décision du tribunal de la Section d’appel de l’immigration qui a préféré son opinion en raison du comportement à la barre. En effet, la décision d’interdiction de territoire, sans les faits étayant l’appartenance à un gang, est prise par un témoin, en fonction de l’histoire qu’il a racontée, vue à travers le prisme d’un décideur différent, la Section d’appel de l’immigration, dont le pouvoir consistait à décider de l’interdiction de territoire pour criminalité organisée. Au lieu d’accepter l’opinion donnée, sans les faits étayant la conclusion, la décision concernant l’interdiction de territoire devient celle d’un policier plutôt que celle de l’agent des visas : delegatus non potest delegare.

[74]  Je ne souhaite pas être interprété comme exigeant que les faits soient établis comme si la question était débattue devant une cour de justice. Cela imposerait un fardeau excessif. Il serait possible pour un témoin de relater les faits, même s’il est question de ouï-dire. Un contre-interrogatoire pourrait être effectué afin de vérifier la qualité des faits et à la façon dont ils sont relatés. Cependant, on doit pouvoir obtenir les faits menant à des motifs raisonnables si les motifs raisonnables sont ceux du décideur; ce n’est pas la preuve qui est au dossier constitué pour l’examen de la présente affaire.

[75]  La décision manque de justification et d’intelligibilité. Il n’est pas possible de déterminer si l’issue appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En effet, il semble qu’il s’agisse de la décision d’une autre personne qui est acceptée sans avoir l’avantage des faits.

[76]  Il s’ensuit que la question doit être retournée à un agent des visas différent pour réexamen.

[77]  J’ajoute qu’il serait malheureux si un nouvel agent des visas choisissait de reconsidérer l’admissibilité de la répondante à ce stade très avancé. Cela pourrait démontrer un esprit de vengeance et, de toute façon, cette question pourrait très bien être supplantée par les motifs d’ordre humanitaire. Après tout, si la codemanderesse, Mme Prashanthini Suppiah, éprouve des difficultés financières, cela est probablement lié à son statut de famille monoparentale avec un enfant.

IV.  Question à certifier

[78]  À la fin de l’audience, la Cour a invité les avocates à fournir des observations par écrit sur leur point de vue afin de déterminer si une question grave de portée générale est ressortie de telle sorte qu’une question devrait être soulevée aux termes de l’article 74 de la LIPR.

[79]  Une partie des observations des parties a abordé la question du retard et du préjudice qui aurait suivi. Trouvant une inspiration dans R. c Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 RCS 631 [Jordan], l’avocate des demandeurs soutient que la période entre le moment où le gouvernement a allégué avoir un dossier d’interdiction de territoire pour criminalité organisée et la décision prise en l’espèce constitue un délai déraisonnable. L’avocate de la Couronne conteste avec vigueur l’écoulement du temps à lui seul donnant lieu à une réparation.

[80]  Étant donné que la Cour a déjà conclu que l’on ne peut trancher la question de l’abus de procédure en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’aborder la question. J’offrirais néanmoins ce commentaire.

[81]  Les arrêts Jordan et Blencoe concernaient tous deux les délais écoulés entre le lancement des procédures – dans le cas de l’arrêt Jordan, le litige devant des tribunaux criminels (faisant entrer en jeu l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés, la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11)), et, dans le cas de l’arrêt Blencoe, les plaintes de discrimination déposées devant le British Columbia council of Human Rights (maintenant la British Columbia Human Rights Commission). En d’autres mots, la question portait sur le temps qui s’était avéré nécessaire pour traiter les chefs d’accusation et les plaintes. Telle n’est pas la situation factuelle en l’espèce, puisque le ministre n’a pas demandé à la Cour de se prononcer sur l’interdiction de territoire pour criminalité organisée en 2004. En l’espèce, il est difficile de voir pourquoi et comment le ministre aurait demandé que le demandeur soit déclaré interdit de territoire pour criminalité organisée alors qu’il avait déjà été expulsé en raison de l’interdiction de territoire pour grande criminalité.

[82]  En outre, dans l’arrêt Blencoe, la Cour a conclu qu’un « délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » (paragraphe 101). Bien que le témoignage d’un policier quant à la participation du demandeur à des activités liées à un gang sème quelque peu la confusion, il ne permet pas, à lui seul, de transformer la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration le 1er avril 2004 en une décision d’interdiction de territoire fondée sur la criminalité organisée.

[83]  En ce qui a trait à la formulation d’une question certifiée, l’avocate des demandeurs a proposé quatre questions. L’avocate du ministre soutient qu’aucune question ne devrait être certifiée.

[84]  La décision de certifier les questions aux termes de l’article 74 de la LIPR ne doit pas être prise à la légère. Comme la Cour d’appel fédérale a encore indiqué récemment, elle a compétence uniquement si la question respecte les critères bien établis en matière de certification (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 [Lunyamila]; Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 16). Les conditions sont résumées dans l’arrêt Sran, au paragraphe 3 :

[3]  La jurisprudence de notre Cour établit que, pour qu’une question soit dûment certifiée au titre de l’article 74 de la LIPR et partant que notre Cour ait compétence pour entendre un appel, la question certifiée par la Cour fédérale doit avoir une incidence sur l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties et soulever une question d’importance générale. Par conséquent, la question doit avoir été traitée par la Cour fédérale et doit nécessairement découler de l’affaire elle-même (et non découler de la façon dont la Cour fédérale a tranché l’affaire) : Lewis c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CAF 130, par. 35 et 36; Mudrak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CAF 178, par. 16; Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 168, par. 9, [2014] 4 R.C.F. 290; Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, par. 28 et 29, [2010] 1 R.C.F. 129; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89, par. 11 et 12; et Liyanagamage c Canada (Secrétaire d’État), 176 N.R. 4, par. 4, [1994] A.C.F. no 1637 (A.D.).

[85]  Comme le juge Laskin a conclu dans l’arrêt Lunyamila, « à la base de la question certifiée pourrait bien se trouver une question juridique grave de portée générale qui [...] nécessite un examen judiciaire plus approfondi » (au paragraphe 3). Cependant, cela n’est pas suffisant.

[86]  La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel. Il ne peut s’agir d’une référence déguisée à la Cour d’appel (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178); il ne peut s’agir non plus d’une question sur laquelle il n’est pas nécessaire de statuer (Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21).

[87]  Les trois premières questions proposées par les demandeurs concernaient chacune un aspect de la doctrine de l’abus de procédure, y compris la doctrine de la chose jugée. Comme la question ne constitue pas le fondement de la décision de la Cour et qu’il n’était pas nécessaire qu’elle soit instruite, les questions ne doivent pas être certifiées. La quatrième question porte sur l’effet d’une réhabilitation. Il ne s’agit pas d’une question pouvant être déterminante, puisque la réhabilitation, ainsi que son effet, était un élément écarté par l’agent des visas ayant contribué au caractère déraisonnable de sa décision. Cette question à elle seule ne permet pas de trancher l’affaire. En effet, l’agent des visas a tenu compte d’une autre « preuve » pour en arriver à la conclusion de criminalité organisée. Comme dans l’arrêt Lunyamila, je reconnais d’emblée qu’il peut y avoir une question juridique sérieuse de portée générale; cependant, tout comme dans l’arrêt Lunyamila, la question proposée en l’espèce est tout aussi mal fondée parce que « la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande » (au paragraphe 46).

[88]  Le cas qui nous occupe repose sur des circonstances et des faits précis; elle est fondée sur des faits particuliers. Par conséquent, la Cour refuse de soulever une question certifiée.

V.  Conclusion

[89]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire doit être renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il procède à un nouvel examen. Les demandeurs ont sollicité l’adjudication des dépens sur une base avocat-client. Selon l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22), les dépens ne doivent pas être adjugés, sauf pour des raisons spéciales. Aucune raison de ce type n’existe en l’espèce. Par conséquent, il n’y aura aucune adjudication de dépens.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4117-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvel examen conformément aux présents motifs. Ledit nouvel examen doit avoir lieu dans les 60 jours suivant la date à laquelle le présent jugement est rendu.

  3. Il n’y aura aucune adjudication des dépens.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juin 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4114-16

 

INTITULÉ :

SIVATHAKARAN ARIYARATHNAM ET PRASHANTHINI SUPPIAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 juin 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

 

Pour les demandeurs

 

Modupe Oluyomi

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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