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Date : 20180220


Dossier : IMM-2958-17

Référence : 2018 CF 193

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 février 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

TAMLYN STUURMAN

STEVE STUURMAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Tamlyn Stuurman et son mari, Steve Stuurman, sont des citoyens de l’Afrique du Sud. Ils sont arrivés au Canada le 15 août 2015 et ont présenté une demande d’asile peu de temps après. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a rejeté leur demande d’asile dans une décision datée du 7 décembre 2015, après avoir conclu à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Johannesburg. L’appel des demandeurs à la Section d’appel des réfugiés de la Commission a été rejeté le 22 mars 2016, et notre Cour leur a refusé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés le 29 juillet 2016. En avril 2017, les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle a été rejetée par un agent principal de l’immigration (l’agent) dans une décision datée du 18 mai 2017. Les demandeurs présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

I.  Décision de l’agent chargé de l’ERAR

[2]  Dans leur demande d’ERAR, les demandeurs ont réitéré les allégations qu’ils avaient faites dans les formulaires Fondement de la demande d’asile (FDA) soumis à la Section de la protection des réfugiés, savoir qu’ils avaient été ciblés par le gang Americans et craignaient ses attaques en raison du travail effectué par M. Stuurman au sein de son église pour dissuader les jeunes de s’affilier au gang, et que Mme Stuurman craignait d’être victime de la violence dirigée contre les femmes et les agressions sexuelles en général. Les demandeurs ont ajouté qu’ils s’estimaient vulnérables parce qu’ils sont métis et qu’ils n’ont pas pu obtenir une protection efficace de l’État. Ils ont présenté quelques articles de journaux publiés après la décision de la Section de la protection des réfugiés pour appuyer leurs allégations.

[3]  L’agent chargé de l’ERAR a rejeté la demande des demandeurs en s’appuyant sur une analyse des éléments de preuve relatifs à la situation régnant dans le pays concernant la violence fondée sur le sexe et les droits des femmes. Après avoir reconnu l’existence d’un problème réel en Afrique du Sud, l’agent a conclu que la peur de Mme Stuurman de subir des préjudices n’est pas différente [traduction] « de la peur généralisée de la criminalité gratuite et aléatoire que partagent toutes les Sud-Africaines ». Selon l’agent, Mme Stuurman [traduction] « n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve qui établissent qu’elle serait plus particulièrement ciblée que d’autres femmes sud-africaines ». En ce qui concerne la déclaration des demandeurs au sujet de la vulnérabilité dans laquelle les place leur origine métisse et de leur incapacité d’obtenir une protection efficace de l’État, l’agent fait remarquer qu’ils n’ont pas fait allusion à ce risque lors de l’audience de la Section de la protection des réfugiés ni dans leurs formulaires FDA. Il conclut que mis à part cette déclaration, les demandeurs [traduction] « ont présenté très peu d’éléments de preuve objectifs attestant qu’ils auraient été agressés à cause de leur race quand ils vivaient en Afrique du Sud. En l’absence d’éléments de preuve objectifs, je conclus que cette déclaration ne suffit pas pour établir qu’ils sont exposés à un risque réel. »

[4]  L’agent examine ensuite les éléments de preuve concernant la situation régnant dans le pays afin de déterminer la survenue d’un changement important depuis la décision de la Section de la protection des réfugiés. Il fait des renvois aux témoignages de tiers et en cite des passages, puis il conclut que la criminalité et la violence graves sont endémiques en Afrique du Sud et [traduction] « touchent tous ses habitants, pas seulement les demandeurs ». Aux yeux de l’agent, les demandeurs ont présenté [traduction] « trop peu d’éléments de preuve attestant qu’ils seraient ciblés par des gangs en Afrique du Sud à cause de leur travail auprès des jeunes au sein de l’église »; que la peur de Mme Stuurman de subir des préjudices n’est pas différente [traduction] « de la peur généralisée de la criminalité gratuite et aléatoire que partagent toutes les Sud-Africaines », et qu’ils ont fourni [traduction« très peu d’éléments de preuve quant au risque de violence auquel les expose leur race ». L’agent est aussi arrivé à la conclusion que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence [traduction] « d’une possibilité réelle de persécution » dans la région où se trouve la possibilité de refuge intérieur, qu’ils étaient exposés, selon la prépondérance des possibilités, à une menace de torture, à leur vie, de traitements cruels et inusités, ni qu’un déménagement serait déraisonnable ou indûment pénible. Il a jugé par conséquent que les demandeurs ne s’étaient pas acquitté de leur obligation de fournir les éléments de preuve [traduction] « “clairs et convaincants” de l’absence de volonté ou de capacité de l’État de les protéger ».

II.  Discussion

[5]  La principale question à trancher dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle du caractère raisonnable de la décision de l’agent chargé de l’ERAR.

[6]  Il est constant qu’en l’absence de questions intéressant l’équité procédurale, la décision d’un agent chargé de l’ERAR est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, notamment, Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 687, au paragraphe 12, 282 ACWS (3d) 146; Khatibi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1147, au paragraphe 11, 273 ACWS (3d) 156; Fadiga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1157, au paragraphe 8, 272 ACWS (3d) 822; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 565, au paragraphe 11, 254 ACWS (3d) 901; Shilongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, au paragraphe 21, 474 FTR 121; Shaikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1318, au paragraphe 16, 223 ACWS (3d) 1020).

[7]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit apprécier une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont remplis dès lors que « [les motifs] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]).

[8]  De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [2009] 1 RCS 339 [Khosa]. Il faut considérer la décision contestée comme « un tout » et la Cour doit s’abstenir de faire « une chasse au trésor, phrase par phrase », pour débusquer des erreurs (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

[9]  Les demandeurs qualifient la décision de déraisonnable parce que l’agent : 1) n’a pas cherché à établir si la déclaration de Mme Stuurman a un lien avec un motif prévu par la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR; 2) a commis une erreur dans l’appréciation du risque couru par les demandeurs du fait de leur origine métisse; 3) a commis une erreur dans son évaluation de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur à Johannesburg. Les demandeurs font valoir qu’une conclusion de risque généralisé n’exclut pas une conclusion de risque de persécution pour l’un des motifs énoncés à l’article 96 de la LIPR, soit le sexe en l’espèce, et qu’en affirmant que toutes les Sud-Africaines sont exposées à la violence fondée sur le sexe, l’agent laisse entendre qu’il n’existe pas de possibilité de refuge intérieur pour ce type de risque en Afrique du Sud. Les demandeurs estiment que l’agent a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas mentionné le risque attribué à leur origine métisse dans leurs formulaires FDA, alors qu’ils y font allusion à plusieurs reprises. À leur avis, l’agent a tiré une conclusion déraisonnable sans tenir compte des éléments de preuve. Les demandeurs soulignent qu’ils ont produit divers éléments de preuve qui confirment que la détérioration des conditions sociales avait exacerbé le risque de violence raciale après la décision de la Section de la protection des réfugiés, mais que l’agent n’en a pas tenu compte, ni d’ailleurs des éléments de preuve concernant l’emprise du gang Americans.

[10]  Le défendeur a soutenu la décision de l’agent et fait valoir que les demandeurs n’ont pas présenté d’éléments de preuve attestant l’apparition d’un nouveau risque après l’audience de la Section de la protection des réfugiés ou réfutant l’existence d’une possibilité de refuge intérieur. Il rappelle qu’une demande d’ERAR ne peut pas être traitée comme une seconde demande d’asile. De l’avis du défendeur, l’agent a appliqué explicitement le critère énoncé à l’article 96 de la LIPR, c’est-à-dire le risque réel de subir de la persécution et, même s’il ne l’avait pas fait, le fait qu’il existe une possibilité de refuge intérieur tranche la question. Il ajoute que même s’il s’avérait que les demandeurs ont mentionné leur origine métisse ou leur appartenance à une minorité dans leurs formulaires FDA, il ne s’agit pas d’un [traduction] « nouvel » élément de preuve à examiner dans une demande d’ERAR au sens de l’alinéa 113a) de la LIRP, car il doit se rapporter à un risque apparu entre l’audience de la Section de la protection des réfugiés et la date de la décision de l’ERAR. Selon le défendeur, il n’était pas demandé à l’agent de tenir compte de l’intégralité de la preuve relative à la situation régnant dans le pays pour déterminer l’existence d’une possibilité de refuge intérieur et, à moins d’un changement important, il était de toute façon tenu à la déférence envers les conclusions de la Section de la protection des réfugiés. Le défendeur estime que l’agent a tiré des constats et une conclusion raisonnables quant à l’absence de changement important de la situation.

[11]  Les motifs de l’agent sont certes un peu alambiqués, mais ils m’apparaissent suffisants pour permettre à la Cour de comprendre le raisonnement sur lequel repose sa décision et de déterminer si elle appartient aux issues acceptables. Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, l’agent a bel et bien cherché à établir l’existence d’un lien entre l’allégation de Mme Stuurman et un motif prévu par la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR. À cet égard, il invoque l’article 96 et l’article 97 de la LIPR dans l’avant-dernier paragraphe des motifs :

[traduction]
Je conclus que les demandeurs n’ont pas fait la démonstration qu’il existe davantage qu’une simple possibilité de persécution fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR et que, selon la prépondérance des probabilités, il ne sont pas susceptibles d’être à risque au sens de l’article 97 de la LIPR. Les demandeurs ne sont pas des personnes à protéger.

[12]  Les demandeurs soulignent à juste titre qu’ils ont mentionné leur origine métisse ou leur appartenance à une minorité dans leurs formulaires FDA. À cet égard, l’agent se prononce comme suit :

[traduction]
[…] le récit des demandeurs […] fait aussi mention de leur « vulnérabilité aux attaques en raison de leur race et leur incapacité d’obtenir une protection efficace de l’État. Or, ils n’ont pas évoqué ces risques à l’audience. Je remarque également qu’ils ne les ont pas mentionnés dans leurs formulaires FDA. Outre cette déclaration, les demandeurs ont présenté très peu d’éléments de preuve objectifs attestant qu’ils auraient été agressés à cause de leur race quand ils vivaient en Afrique du Sud. En l’absence d’éléments de preuve objectifs, je conclus que cette déclaration ne suffit pas pour établir qu’ils sont exposés à un risque réel. »

[13]  Je ne crois pas que cette erreur de citation permette de qualifier la décision de l’agent de déraisonnable dans son ensemble. Sur ce point, je suis d’accord avec le défendeur que même s’il s’avérait que les demandeurs ont mentionné leur origine métisse ou leur appartenance à une minorité dans leurs formulaires FDA, il ne s’agit pas d’un [traduction] « nouvel » élément de preuve à examiner dans une demande d’ERAR au sens de l’alinéa 113a) de la LIRP, car il doit se rapporter à un risque apparu entre l’audience de la Section de la protection des réfugiés et la date de la décision de l’ERAR. De toute façon, il incombait aux demandeurs d’établir que la situation en Afrique du Sud a changé à un point tel qu’ils seraient persécutés à cause de leur race. Après un examen du profil entier de chaque demandeur, y compris le fait que Mme Stuurman est une femme d’origine métisse qui a été agressée sexuellement, et il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de conclure que trop peu d’éléments de preuve ont été présentés pour corroborer le risque de violence qui pèse contre eux en raison de leur origine métisse ou de leur appartenance à une minorité.

[14]  Par ailleurs, je ne suis pas convaincu par les arguments avancés par les demandeurs comme quoi l’agent a fait fi des articles de journaux publiés après la décision de la Section de la protection des réfugiés. Il est bien établi que les décideurs administratifs, dont les agents chargés de l’ERAR, ne sont pas tenus de renvoyer à chaque élément de preuve à leur disposition dans leur décision. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la juge Abella déclare que « le décideur n’est pas tenu d’énoncer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif de son raisonnement, si subordonné soit-il à sa conclusion finale » (au paragraphe 16). De même, dans la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL), 157 FTR 35, le juge Evans fait observer « que les motifs donnés par les organismes administratifs ne doit pas être examinés à la loupe par le tribunal [...] et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve » (au paragraphe 16). En l’espèce, l’agent a explicitement mentionné les sept articles de journaux que les demandeurs ont joints à leur demande d’ERAR, et il les a admis à titre de nouveaux éléments de preuve. Il est faux de prétendre que l’agent a complètement fait fi de ces articles, car ils abordent des questions soulevées par la preuve sur la situation régnant dans le pays qu’il analyse dans les motifs de sa décision.

III.  Conclusion

[15]  En l’espèce, l’agent chargé de l’ERAR a rendu une décision raisonnable qui se justifie au regard des faits et du droit et qui appartient aux issues possibles acceptables. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[16]  Comme aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune n’est certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2958-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2958-17

 

INTITULÉ :

TAMLYN STUURMAN, STEVE STUURMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

Pour les demandeurs

 

Catherine Vasilaros

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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