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Date : 20180222

Dossier : IMM-1872-17

Référence : 2018 CF 197

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2018

En présence de monsieur le juge en chef

ENTRE :

KARAMDEEP SINGH BAGRI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Bagri a été déclaré interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée après qu’on a conclu qu’il avait pris part au passage de clandestins, dans le contexte de la criminalité transnationale.

[2]  M. Bagri soutient que la décision d’interdiction de territoire était déraisonnable pour deux raisons principales. Premièrement, il affirme que la preuve était insuffisante pour appuyer la conclusion selon laquelle il était impliqué dans une « organisation criminelle » dont le but était de prendre part au passage transnational de clandestins. Deuxièmement, M. Bagri soutient que des erreurs ont été commises au moment d’évaluer sa compréhension et sa motivation à l’égard des activités en question.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord.

II.  Résumé des faits

[4]  M. Bagri est un citoyen de l’Inde qui est devenu un résident permanent du Canada en 2008.

[5]  Le 12 janvier 2015, il a été arrêté dans l’État de Washington par le département de la Sécurité intérieure des États-Unis pour être allé chercher cinq ressortissants indiens qui venaient d’entrer illégalement aux États-Unis par le Canada.

[6]  Selon un rapport préparé par le département de la Sécurité intérieure des États-Unis au moment où M. Bagri a été arrêté, ce dernier a admis être entré aux États-Unis pour aller chercher deux de ces personnes. Il a aussi affirmé qu’il s’attendait à se faire payer 1 000 $ pour ses services et qu’il avait déjà fait plusieurs tentatives de transport d’immigrants sans papiers, mais que celles-ci avaient été infructueuses.

[7]  Après son retour au Canada, M. Bagri a été interrogé à trois reprises distinctes par des représentants de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC].

[8]  D’après les déclarations qu’il a faites pendant ces interrogatoires, surtout la première, M. Bagri a été jugé interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] lors de deux enquêtes distinctes d’admissibilité.

[9]  Après la première de ces enquêtes, le commissaire McPhalen de la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté un témoignage produit par M. Bagri qui contredisait certaines déclarations faites par ce dernier lors de ses interrogatoires préalables avec l’ASFC. Notamment, le commissaire McPhalen a rejeté le témoignage de M. Bagri selon lequel ce dernier ne savait pas que les personnes qu’il était allé chercher ne possédaient pas les documents requis pour entrer aux États-Unis et qu’elles y étaient entrées illégalement. Se fondant sur une déclaration que M. Bagri avait faite lors de son premier interrogatoire avec l’ASFC, le commissaire McPhalen a conclu qu’il était évident que M. Bagri savait qu’il [traduction] « était impliqué dans une activité illégale ». À cet égard, le commissaire McPhalen a conclu que M. Bagri avait aidé et encouragé les cinq personnes en question à entrer illégalement aux États-Unis, puisque son [traduction] « rôle dans le stratagème était d’aller les chercher du côté américain de la frontière ».

[10]  En rendant sa décision, le commissaire McPhalen n’a mentionné qu’une seule autre personne qui était impliquée dans ce stratagème, à savoir quelqu’un que M. Bagri avait identifié comme étant « Babba ».

[11]  Cette décision initiale a été annulée par la juge Gagné de la Cour. Au début de sa décision, la juge Gagné a indiqué que la principale question en litige était de savoir si une personne pouvait être jugée interdite de territoire au Canada conformément à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, en tenant compte de sa participation à un stratagème où une ou deux personnes seulement avaient participé (Bagri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1034, au paragraphe 3 [Bagri]). Après avoir indiqué que le commissaire McPhalen n’avait pas abordé cette question d’interprétation législative en particulier, la juge Gagné a indiqué qu’elle préférait renvoyer l’affaire à la Section de l’immigration afin que celle-ci se prononce sur la question en litige au lieu de réaliser sa propre analyse en l’absence de l’évaluation de la Section de l’immigration. En prenant cette décision, la juge Gagné a aussi fait observer « qu’il y a peu de preuve de la participation d’autres personnes à l’organisation de Babba ». Après avoir souligné qu’elle ne disposait pas suffisamment de renseignements factuels pour apprécier pleinement l’affaire, la juge Gagné a indiqué qu’elle préférait obtenir également les opinions de la Section de l’immigration sur cette question factuelle plutôt que de présenter sa propre évaluation fondée sur la « preuve partielle » dont elle était saisie.

[12]  Malgré ce qui précède, la juge Gagné a conclu qu’il était raisonnable que la Section de l’immigration ait conclu que M. Bagri n’était pas crédible en revenant sur des déclarations qu’il avait faites à l’ASFC concernant la participation de deux autres personnes au stratagème de passage de clandestins.

III.  Dispositions législatives applicables

[13]  La législation qui s’applique à la manière dont je traite cette demande est exposée aux articles 33 et 37 de la LIPR, ainsi qu’au paragraphe 467.1(1) du Code criminel, LRC (1985), c C‑46 [le Code criminel]. Ces dispositions prévoient ce qui suit :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Activités de criminalité organisée

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

Organized criminality

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

 

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

Code criminel, LRC (1985), ch C-46)

Criminal Code, RSC, 1985, c C 46

467.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

467.1 (1) The following definitions apply in this Act.

organisation criminelle Groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation :

criminal organization means a group, however organized, that

a) composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;

(a) is composed of three or more persons in or outside Canada; and

b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie —, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.

(b) has as one of its main purposes or main activities the facilitation or commission of one or more serious offences that, if committed, would likely result in the direct or indirect receipt of a material benefit, including a financial benefit, by the group or by any of the persons who constitute the group.

La présente définition ne vise pas le groupe d’individus formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.

It does not include a group of persons that forms randomly for the immediate commission of a single offence.

IV.  La décision faisant l’objet du contrôle (la décision)

[14]  Lors du réexamen, le commissaire Tessler s’est fondé sur la décision rendue par la Cour dans Saif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437 [Saif] en concluant que l’organisation criminelle qui est envisagée à l’alinéa 37(1)b) doit comprendre au moins trois personnes.

[15]  La décision Saif, précitée, concernait une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’interdiction de territoire que la Section de l’immigration avait rendue conformément à l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Dans sa décision, le juge Barnes a estimé que l’arrêt de la Cour suprême dans B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010] avait pour effet d’intégrer la définition complète d’« organisation criminelle » énoncée au paragraphe 467.1(1) du Code criminel, aux alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR. Cela comprend la disposition de l’alinéa 467.1(1)a) qui exige que l’organisation, quel qu’en soit le mode d’organisation, soit composée d’au moins trois personnes au Canada ou à l’étranger (Saif, précitée, au paragraphe 15).

[16]  S’appuyant sur l’arrêt B010, le commissaire Tessler a également conclu que les expressions « criminalité organisée » à l’article 37 de la LIPR et « organisation criminelle » au paragraphe 467.1(1) du Code criminel doivent être interprétées de manière concordante (B010, précité, au paragraphe 42). Par conséquent, le commissaire a déterminé que l’activité envisagée par l’alinéa 37(1)b) de la LIRP doit être exercée dans le but d’en obtenir un avantage financier (voir B010, précité, aux paragraphes 5, 63 et 72). Il a également déclaré que l’expression « quel qu’en soit le mode d’organisation » au paragraphe 467.1(1) du Code criminel doit être lue en tenant compte de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Se fondant sur l’arrêt R. c Venneri, 2012 CSC 33, au paragraphe 31, le commissaire a conclu que ces mots sont censés évoquer des organisations criminelles aux structures différentes et exigent simplement qu’il y ait à tout le moins un certain degré d’organisation.

[17]  Appliquant l’interprétation précédente aux faits, le commissaire Tessler a conclu que la preuve était suffisante pour qu’il y ait des motifs raisonnables de penser que trois personnes ou plus étaient impliquées dans le stratagème de passage transnational de clandestins auquel M. Bagri avait participé. Ces personnes étaient celles que M. Bagri avait identifiées lors de son premier interrogatoire avec l’ASFC, à savoir, Babba, un ami appelé Tari et quelqu’un du nom de Balkar, que M. Bagri a affirmé avoir rencontré à une occasion. De plus, M. Bagri a affirmé que Babba avait pris des dispositions pour que [traduction] « quelqu’un d’autre » aille chercher des gens aux États-Unis à deux occasions lorsqu’il avait franchi la frontière dans ce but. Compte tenu de ce qui précède, le commissaire Tessler était convaincu que le nombre de personnes nécessaire afin de satisfaire à l’élément de l’« organisation criminelle » qu’il avait jugé être implicitement envisagé par l’alinéa 37(1)b) avait été établi.

[18]  Le commissaire Tessler a aussi conclu que l’activité pour laquelle M. Bagri avait été appréhendé par les autorités américaines faisait [traduction] « partie d’un modèle d’activités criminelles et n’était pas une seule activité aléatoire ». De plus, il a conclu qu’il y avait une preuve d’une « certaine forme de hiérarchie » dans l’organisation. En effet, M. Bagri avait affirmé, lors de son interrogatoire initial, que Babba travaillait pour Balkar, tandis que M. Bagri et Tari travaillaient pour Babba. À cet égard, il s’est appuyé sur les principes énoncés dans Thanaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 349, au paragraphe 30 [Thanaratnam] et Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326, aux paragraphes 36 à 39 [Sittampalam].

[19]  En dernier lieu, le commissaire Tessler a conclu que la preuve d’invalidité mentale attribuable aux drogues et à l’alcool, que M. Bagri avait présentée, n’était pas assez solide pour permettre au commissaire de conclure que M. Bagri [traduction] « était incapable de posséder l’élément mental nécessaire pour se mêler au stratagème de passage de clandestins ».

V.  Question en litige

[20]  Les questions soulevées par M. Bagri dans la présente demande peuvent être reformulées ainsi par commodité :

La décision a-t-elle été déraisonnable quant aux conclusions tirées par le commissaire Tessler en ce qui concerne (i) la participation de M. Bagri à une « organisation criminelle » et (ii) l’intention de ce dernier et sa capacité mentale de participer au stratagème de passage transnational de clandestins?

[21]  Le défendeur décrit différemment la question. À son avis, la [traduction] « question déterminante » dans la présente demande est celle de savoir si l’arrêt B010, précité, exige un minimum de trois participants aux fins d’une conclusion d’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b). À mon avis, un minimum de deux personnes suffira à cette fin. Toutefois, vu la conclusion que j’ai tirée en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision, je n’ai pas besoin de déterminer si une « organisation » composée de deux personnes serait suffisante aux fins de l’alinéa 37(1)b). Je laisserai donc cette question être tranchée à une autre occasion.

VI.  Norme de contrôle

[22]  La question telle que je l’ai formulée compte deux composantes principales. La première est une question d’interprétation législative, à savoir, l’interprétation par le commissaire Tessler de l’expression « criminalité organisée » telle que le prévoit l’alinéa 37(1)b). Cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (B010, précité, au paragraphe 25; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 34).

[23]  La seconde composante concerne les conclusions du commissaire Tessler quant à savoir s’il y avait des motifs raisonnables de penser que M. Bagri (i) avait participé à une « organisation criminelle » dont le but était de se livrer au passage transnational de clandestins et (ii) avait l’intention et la capacité mentale requises de comprendre qu’il participait à un tel stratagème. Il s’agit de questions mixtes de droit et de fait qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53).

VII.  Discussion

A.  L’interprétation de « criminalité organisée » par la Section de l’immigration

[24]  M. Bagri ne conteste pas qu’il s’est livré au « passage de clandestins » lorsqu’il est allé chercher cinq ressortissants indiens près de la frontière canado-américaine. Il ne conteste pas non plus la [traduction] « nature transnationale de cette activité ».

[25]  Il conteste toutefois qu’il était membre d’une organisation criminelle dont le but était de commettre des infractions, dont le passage de clandestins. À cet égard, il affirme qu’il savait très peu de choses à propos de ce stratagème de passage de clandestins. Il soutient par ailleurs qu’il n’y avait aucune preuve qu’il avait l’intention de renforcer une organisation criminelle ou de contribuer à la réalisation des objectifs de celle-ci, y compris en commettant d’autres crimes.

[26]  Cette question du fait d’« être membre » que M. Bagri a soulevée peut être facilement abordée. En bref, il existe deux types de « criminalité organisée » au paragraphe 37(1), à savoir, celle qui est décrite à l’alinéa 37(1)a) et celle qui est articulée à l’alinéa 37(1)b). L’expression « être membre » est un élément du premier type, mais non du second type. Au lieu du fait d’« être membre », le paragraphe 37(1)b) envisage la possibilité de « se livrer [...] à des activités telles que le trafic de personnes [...] » (Non souligné dans l’original; voir aussi B010, précité, au paragraphe 37).

[27]  On peut déduire de l’utilisation par le législateur des mots « être membre » à l’alinéa 37(1)a), et de l’absence totale du mot « membre » à l’alinéa 37(1)b), que l’appartenance à une organisation criminelle n’est pas un élément du motif d’interdiction de territoire prévu par cette dernière disposition (R c Summers, 2014 CSC 26, aux paragraphes 36 à 39; Lukács c Canada (Office des transports), 2014 CAF 76, au paragraphe 43). Conclure autrement viendrait restreindre la portée de l’alinéa 37(1)b) d’une façon dont on peut déduire que le législateur n’avait pas prévue. Cela serait également contraire à l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC (1985), c I-2, qui dispose que « Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[28]  Par conséquent, le commissaire Tessler n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne la qualité de « membre » de M. Bagri au sein de l’organisation criminelle envisagée par l’alinéa 37(1)b). Ce n’est pas un élément que le commissaire Tessler devait aborder. Voilà pourquoi aucune mention n’en est faite dans la décision.

[29]  Je noterai simplement en passant que le commissaire Tessler a implicitement conclu que M. Bagri avait effectivement contribué à la réalisation des objectifs de l’« organisation criminelle » qu’il avait aidée. Ce fait ressort clairement de l’observation du commissaire Tessler selon laquelle M. Bagri [traduction] « avait le rôle limité, mais essentiel, d’aller chercher les personnes qui étaient entrées illégalement aux États-Unis à partir du Canada ».

B.  Les conclusions factuelles de la Section de l’immigration concernant la participation de M. Bagri à une « organisation criminelle » dont le but était de se livrer au passage transnational de clandestins

[30]  Les observations de M. Bagri concernant les conclusions factuelles tirées par le commissaire Tessler sont fondées sur le fait que la juge Gagné avait renvoyé à la Section de l’immigration la décision d’interdiction de territoire initiale du commissaire Phelan, après qu’elle avait qualifié la preuve comme étant de nature « partielle ». Vu la manière dont la juge Gagné a qualifié la preuve, le défendeur soutient qu’il fallait [traduction] « quelque chose de plus » avant que le commissaire Tessler puisse raisonnablement conclure que le défendeur avait conclu qu’il avait participé à une organisation criminelle dont le but était de se livrer au passage transnational de clandestins.

[31]  Je ne suis pas d’accord.

[32]  Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48, au paragraphe 19 [Yansane], on a conclu que « seules les instructions qui seront explicitement mentionnées dans [un jugement de la Cour renvoyant une affaire en vue d’un réexamen] lieront le décideur subséquent ». En l’absence de telles instructions ou directives dans un jugement formel de la Cour (de façon distincte des motifs du jugement de la Cour), « [c]’est à l’agent chargé d’examiner une telle demande [au moment du réexamen] qu’il revient de soupeser l’admissibilité et la valeur probante de la preuve » (Yansane, précité, au paragraphe 22). Cependant, lorsque la Cour tire une conclusion sur une question en particulier, il faut tenir compte de la conclusion et s’y conformer, « à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente » (Yansane, précité, au paragraphe 25).

[33]  Dans cette décision, la juge Gagné a déclaré qu’elle n’avait pas « suffisamment de renseignements factuels pour apprécier pleinement cette affaire » (Bagri, précité, au paragraphe 38 [non souligné dans l’original]). Dans ces circonstances, a-t-elle observé : « Je préfère renvoyer l’affaire à la SI plutôt que de substituer ma propre évaluation de la preuve partielle qui a été présentée à la SI à celle de la SI ou d’examiner des arguments qui n’ont pas été présentés à la SI » (Bagri, précité [non souligné dans l’original]).

[34]  La juge Gagné a ensuite fait l’observation suivante :

[39] Compte tenu de l’état de la jurisprudence au moment où la décision contestée a été rendue, la SI n’a pas exigé et n’a pas apprécié complètement la preuve. Il est vrai qu’il y a peu de preuve de la participation d’autres personnes à l’organisation de Babba, mais aucune des parties ne s’est penchée sur cet aspect de la preuve lors de l’enquête devant la SI, car le nombre de participants n’était pas un problème à l’époque.

[...]

[41] Je suis d’avis que les arguments des parties devraient être transmis à la SI, qui pourrait bénéficier d’un dossier de preuve complet. Il appartient à la SI, en tant que tribunal spécialisé, de répondre à ces questions en première instance.

[Bagri, précité]

[35]  Il ressort clairement de ce qui précède que la juge Gagné n’a pas rendu de décision concernant la question de savoir si M. Bagri avait participé à une « organisation criminelle » dont le but était de se livrer au passage transnational de clandestins. Elle a plutôt fait observer simplement qu’elle n’avait pas suffisamment de renseignements factuels pour apprécier pleinement l’affaire. Dans ces circonstances, elle a préféré renvoyer l’affaire à la Section de l’immigration au lieu d’apprécier elle-même la preuve limitée qui figurait alors au dossier. Après avoir reconnu que ni l’une ni l’autre des parties ne s’était penchée sur la question du nombre de participants au stratagème, la juge Gagné a renvoyé l’affaire à la Section de l’immigration pour que celle-ci donne son opinion sur la question et sur une autre question connexe qui n’a pas été soulevée dans la présente demande.

[36]  Voilà précisément ce que le commissaire Tessler a fait. Après avoir établi ce qui constitue une « organisation criminelle », comme je l’ai expliqué aux paragraphes 14 à 18 ci‑dessus, le commissaire a apprécié la preuve qui figurait au dossier à la lumière de ce critère, conformément aux directives de la juge Gagné.

[37]  Étant donné que le ministre n’a pas déposé des éléments de preuve additionnels à l’égard de la question, le commissaire Tessler a traité la preuve qui était disponible. Ce faisant, le commissaire a noté que [traduction] « [l]a preuve d’une organisation criminelle n’est pas ce qui est de plus solide dans les arguments du ministre » et qu’il était [traduction] « plausible que M. Bagri en sache très peu sur le stratagème de passage dans son ensemble ». Néanmoins, d’après la preuve limitée disponible, le commissaire a tiré la conclusion qui devait être tirée selon la juge Gagné.

[38]  À cet égard, le commissaire Tessler a tiré les conclusions suivantes :

[TRADUCTION]

  1. « M. Bagri devait recevoir une indemnité pécuniaire pour son rôle » dans le stratagème.

  2. « [I]l y avait au moins trois personnes concernées : M. Bagri, Babba, Balkar et Tari. »

  3. « Rien ne prouve la nature de la participation de Balkar et de Tari au stratagème de passage de clandestins, outre le fait que Babba travaillait pour Balkar et que Tari travaillait pour Babba. »

  4. « Les descriptions par M. Bagri de [plusieurs activités de passage de clandestins], en grande partie cohérentes, confirment que l’organisation de Babba se livrait de façon récurrente au passage de clandestins. Le jour de l’arrestation de M. Bagri, cette activité faisait donc partie d’un plan d’activités criminelles, et n’était pas une activité unique ou aléatoire. L’activité criminelle était donc continue, tel que l’exige la Cour suprême du Canada dans Venneri, précité. »

  5. « Des éléments de preuve fournis par M. Bagri révèlent une certaine forme de hiérarchie : Babba travaillait pour Balkar, et Tari travaillait pour Babba. M. Bagri travaillait pour Babba, qui était sa seule source de directives quant à son rôle dans l’activité. »

  6. « M. Bagri a noté que Babba avait pris des dispositions pour que quelqu’un d’autre aille chercher des gens à deux occasions lorsque M. Bagri s’était rendu dans l’État de Washington dans ce but. Il s’agit d’une preuve que d’autres personnes travaillaient pour l’organisation. »

[39]  En fonction des conclusions factuelles qui précèdent, le commissaire Tessler a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de penser que l’activité de passage de clandestins était organisée par au moins trois personnes et que M. Bagri s’y était livré pour en tirer un avantage financier.

[40]  Cette conclusion a été tirée après que le commissaire Tessler avait résumé raisonnablement les critères de ce qui constitue (i) une « organisation criminelle », tels qu’ils sont établis dans la jurisprudence analysée aux paragraphes 16 à 18 ci-dessus des présents motifs, et (ii) des « motifs raisonnables de croire ». À ce dernier égard, le commissaire Tessler a noté ce qui suit :

[traduction]

La Cour suprême du Canada a confirmé que la norme des « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la norme selon la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. La croyance doit posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. Cette norme s’applique aux questions de fait [citant Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au paragraphe 114].

[41]  Les principales conclusions factuelles du commissaire Tessler, résumées au paragraphe 38 ci-dessus, avaient été tirées des notes et des transcriptions de trois interrogatoires que M. Bagri avait subis avec des représentants de l’ASFC.

[42]  Lors du premier de ces interrogatoires, M. Bagri a affirmé que lui et son ami Tari travaillaient pour Babba et qu’il y avait [traduction] « d’autres personnes, mais qu’il ne les connaissait pas vraiment ». Il a toutefois affirmé que [traduction] « BABBA travaillait pour BALKAR », qui demeure à Toronto, et qu’il avait rencontré Balkar à une seule occasion. M. Bagri a ajouté que lorsqu’il a été appréhendé par les autorités de l’immigration des États-Unis, il était censé se faire payer 1 000 $ pour aller chercher deux personnes, mais qu’il était finalement allé chercher cinq personnes. De plus, il a affirmé qu’il était conscient qu’il commettait un acte illégal lorsqu’il est allé chercher les personnes, conformément aux directives de Babba.

[43]  Lors de son deuxième interrogatoire, M. Bagri a affirmé que Babba lui avait donné la consigne [traduction] « de se rendre aux États-Unis deux ou trois fois environ entre octobre et novembre pour se familiariser avec la région ». Il a ajouté qu’à une de ces occasions, Babba lui a dit qu’il l’appellerait une fois qu’il [M. Bagri] serait entré aux États-Unis pour lui indiquer les ressortissants étrangers que M. Bagri était censé aller chercher. Toutefois, Babba l’a appelé plus tard pour lui dire que quelqu’un d’autre irait chercher les personnes en question. M. Bagri a aussi confirmé que Babba s’était engagé à le payer pour aider deux personnes à traverser la frontière.

[44]  Lors de son troisième interrogatoire, M. Bagri ne s’est pas fait demander si d’autres personnes travaillaient avec Babba. Il s’est plutôt fait demander si Babba avait déjà été accompagné de quelqu’un lorsque M. Bagri l’avait rencontré. Il a simplement répondu qu’il connaissait une personne que Babba appelait « Tari » et qu’il y avait une autre personne présente que l’on appelait « Jesse ». Il a ajouté qu’à deux ou trois reprises, Babba lui a dit [traduction« qu’il aimerait que je fasse ce travail et qu’il m’appelait pour me dire que quelqu’un d’autre les avait pris et qu’il ne m’appellerait pas ». M. Bagri a expliqué que lorsqu’il s’est plaint à Babba d’avoir perdu son temps et son argent pour se rendre aux États-Unis à ces occasions, Babba lui a affirmé [traduction] « ne t’en fais pas, quelqu’un d’autre a pris ces gens. Je te paierai les dépenses ». Lors du même interrogatoire, M. Bagri a confirmé qu’il s’était rendu aux États-Unis une ou deux autres fois [traduction] « pour vérifier ou ratisser la région », y compris pour vérifier le nombre de policiers qui s’y trouvaient. Il a ajouté que Babba lui avait dit qu’il lui paierait 500 $ par personne. Lorsqu’on lui a demandé à deux reprises s’il savait que ses actes étaient illégaux, M. Bagri a répondu par « oui » dans les deux cas.

[45]  Malgré tout ce qui précède, dans son témoignage devant le commissaire Tessler, M. Bagri a nié connaître une personne appelée Tari, avoir un ami qui travaillait pour Babba ou n’avoir jamais rencontré Balkar. Toutefois, pendant l’interrogatoire par l’avocat du ministre, M. Bagri a affirmé qu’il [traduction] « y avait un certain nombre de » personnes qui travaillaient avec Babba.

[46]  Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait affirmé lors de son premier interrogatoire avec l’ASFC qu’il avait rencontré Balkar, M. Bagri a répondu ceci : [traduction] « J’étais très nerveux à ce moment-là. Très effrayé. Sur le coup, j’ai cru que si je continuais simplement de répondre de cette façon, je pourrais me sortir de tout cela. Je me sortirais de cette situation. »

[47]  Lors de son interrogatoire principal par son propre avocat, M. Bagri a ajouté qu’il n’avait jamais rencontré d’autres personnes qui auraient pu avoir pris part à la [traduction« communication de directives sur le passage de clandestins » ou été présenté à de telles personnes. Il a affirmé que tous les renseignements concernant la participation d’autres personnes venaient toujours de Babba.

[48]  Dans la décision, le commissaire Tessler a affirmé qu’il estimait que le déni, par M. Bagri, d’avoir jamais rencontré quelqu’un qui s’appelait Balkar ou de connaître Tari manquait de crédibilité. À cet égard, le membre a fait observer que les déclarations que M. Bagri avait faites lors de ses interrogatoires précédents avec l’ASFC, qui étaient plus proches de l’époque de son appréhension par les autorités américaines, [traduction] « semblaient plus véridiques que ses tentatives de se distancier ultérieurement de ces déclarations face aux conséquences de l’enquête ». À mon avis, cette conclusion n’était pas déraisonnable. Comme l’a fait observer la juge Gagné, « le premier récit que fait une personne est généralement le plus fidèle et, de ce fait, celui auquel il faut ajouter le plus de foi » (Bagri, précité, au paragraphe 44, citant Ishaku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 44, au paragraphe 53).

[49]  M. Bagri a tenté de se distancier des commentaires faits lors de ses deux premiers interrogatoires avec l’ASFC, s’appuyant sur le fait que ceux-ci avaient été réalisés en anglais et sans l’avantage d’un interprète. Le commissaire Tessler a conclu que rien dans le contenu des réponses que M. Bagri avait données pendant ses trois interrogatoires avec l’ASFC, et pendant son interrogatoire auprès des autorités américaines lors de son appréhension, ne donne à penser que M. Bagri ne saisissait pas substantiellement les questions qui lui étaient posées.

[50]  À mon avis, cette conclusion n’était pas déraisonnable. En effet, je note que la juge Gagné en est venue à une conclusion semblable en ce qui concerne ce qui semble essentiellement avoir été le même argument (Bagri, précité, au paragraphe 44).

[51]  En bref, le dossier ne semble pas indiquer que M. Bagri a demandé un interprète à un quelconque moment. En effet, le dossier des deuxième et troisième interrogatoires de M. Bagri avec l’ASFC indique qu’il parle l’anglais [traduction] « couramment » et [traduction] « très bien », respectivement. Le dossier du troisième interrogatoire indique en outre que M. Bagri avait offert de parler en anglais et d’avoir recours à l’interprète seulement s’il était [traduction] « coincé quelque part ». En outre, ayant examiné les notes des divers interrogatoires de M. Bagri, je suis d’accord avec l’observation suivante du commissaire Tessler : la description par M. Bagri des diverses activités de passage de clandestins dans lesquelles il avait été impliqué était [traduction] « assez cohérente » dans les divers interrogatoires de M. Bagri. Compte tenu de ce qui précède, il était raisonnablement loisible au commissaire Tessler de conclure que M. Bagri avait saisi substantiellement les questions qui lui avaient été posées pendant ses interrogatoires avec l’ASFC.

[52]  Pour résumer, les conclusions factuelles tirées par le commissaire Tessler, surtout celles établies au paragraphe 38 ci-dessus, étaient amplement corroborées par les notes des interrogatoires que M. Bagri avait subis avec des représentants de l’ASFC. Compte tenu de ces conclusions factuelles, la décision du commissaire Tessler selon laquelle au moins trois personnes avaient été impliquées dans une « organisation criminelle » qui s’était livrée de façon récurrente au passage transnational de clandestins n’était pas déraisonnable.

[53]  En plus de conclure raisonnablement qu’au moins trois personnes étaient impliquées dans cette organisation, le commissaire Tessler a raisonnablement conclu que l’organisation s’était livrée à un plan d’activités criminelles qui englobaient plusieurs activités de passage de clandestins et que l’organisation avait une certaine forme de hiérarchie. M. Bagri n’a pas contesté qu’il s’était livré au passage de clandestins, que cette activité avait une dimension transnationale ou qu’il s’attendait à tirer un avantage financier de son rôle dans l’activité. Le commissaire Tessler a de plus conclu raisonnablement que M. Bagri était bien conscient de la nature illégale de cette activité. M. Bagri lui-même l’a affirmé à au moins deux occasions.

[54]  Les faits qui précèdent, tous présentés par M. Bagri lui-même, ont fourni les « motifs raisonnables de croire » exigés à l’article 33 de la LIPR et un fondement à la justification de la décision prise par le commissaire Tessler (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au paragraphe 47 [Halifax]). À la lumière de cette preuve, on ne saurait affirmer qu’il n’existait « aucun motif rationnel en droit ni [...] aucune preuve pour [appuyer] » la décision du commissaire Tessler (Halifax, précité, au paragraphe 46, citant le juge Evans (tel était alors son titre) dans Zündel c Canada (Procureur général), [1999] 4 CF 289, au paragraphe 49, conf. par [2000] ACF no 2057, au paragraphe 5)). Autrement dit, compte tenu du fondement rationnel que le commissaire Tessler a présenté à l’appui de sa conclusion et de la nature convaincante de la preuve, cette conclusion n’était pas déraisonnable.

C.  Les intentions de M. Bagri et sa capacité mentale à participer au stratagème

[55]  M. Bagri soutient que l’analyse par la Section de l’immigration de ses intentions et de sa capacité mentale à participer au stratagème était déraisonnable. Je ne suis pas d’accord.

[56]  En ce qui concerne ses intentions, M. Bagri note que le commissaire Tessler a indiqué ceci dans la décision : [traduction] « rien ne prouvait que ce déplacement de personnes par-delà la frontière avait un but altruiste ou humanitaire ». Cependant, pendant son troisième interrogatoire avec l’ASFC, il a donné l’explication suivante de sa participation au stratagème :

[traduction]

Je veux dire la raison pour laquelle je l’ai fait. Lorsque j’ai raconté tout ce qui me concerne à Babba, il s’est mis à me dire que ces gens sont désespérés. Ils ont des problèmes familiaux et ils ont besoin d’aide. Lorsqu’il m’a dit qu’il fallait les aider, je l’ai fait. Je ne l’ai pas fait pour l’argent. L’argent était bien, mais la raison principale était que je pensais que ces gens avaient besoin d’aide et que j’allais donc les aider. L’argent avait un rôle à jouer aussi.

[57]  Il ressort clairement du passage précité que le commissaire Tessler a commis une erreur en déclarant qu’il n’y avait aucune preuve de but altruiste ou humanitaire relié au stratagème de passage de clandestins auquel M. Bagri a participé.

[58]  Néanmoins, cette erreur n’était pas importante puisque M. Bagri a mentionné dans son témoignage qu’il était aussi motivé à tirer un avantage financier de sa participation au stratagème. Compte tenu de ce fait, il était assujetti à l’alinéa 37(1)b), qui « vise le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée » (B010, précité, au paragraphe 72). M. Bagri n’aurait pu se soustraire à l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) que s’il avait eu « seulement » ou « simplement » des motifs altruistes et humanitaires (B010, précité, aux paragraphes 69 et 72).

[59]  Quant à sa capacité mentale, M. Bagri soutient que l’évaluation par le commissaire Tessler de sa dépendance aux drogues aurait dû [traduction] « se voir accorder du poids au moment de déterminer s’il saisissait possiblement que son rôle dans le stratagème de passage de clandestins s’inscrivait dans un plus large stratagème de criminalité transnationale organisée ».

[60]  Au cours de son examen, la Cour doit chercher à déterminer si l’évaluation faite par le commissaire Tessler était déraisonnable. À mon avis, elle n’était pas déraisonnable, compte tenu des décisions qui avaient été rendues quant au propre souvenir des événements de M. Bagri et des autres éléments de preuve figurant au dossier.

[61]  En bref, le commissaire Tessler a noté que les réponses que M. Bagri avait données pendant ses trois interrogatoires auprès de représentants de l’ASFC, ainsi que lorsqu’il avait été appréhendé par des autorités de l’immigration des États-Unis, étaient toutes [traduction« assez cohérentes » et ne donnaient pas à penser que M. Bagri ne saisissait pas substantiellement les questions posées. De plus, le membre a fait observer que les actes de M. Bagri reliés au stratagème de passage de clandestins ne donnaient pas à penser que M. Bagri [traduction] « avait l’esprit embrouillé par les drogues et l’alcool à un point tel qu’il était incapable de posséder l’élément mental pour s’impliquer » dans ce stratagème. À cet égard, le commissaire Tessler a noté que le jugement de M. Bagri ne semblait pas affecté lorsqu’il a reçu les directives de Babba, qu’il a loué une voiture, qu’il s’est rendu en voiture aux États-Unis deux jours avant la date prévue pour aller chercher les personnes, qu’il avait passé le contrôle frontalier aux États-Unis, qu’il s’était enregistré dans un motel, qu’il avait suivi les directives de Babba puis qu’il avait maintenu un contact téléphonique constant avec ce dernier. Le commissaire Tessler a aussi noté qu’aucune des quatre personnes qui avaient interrogé M. Bagri n’avait fait remarquer que ce dernier [traduction] « présentait les caractéristiques d’une personne à l’esprit embrouillé par les drogues ou l’alcool ». Cela dit, le commissaire a fait observer que l’agente de l’ASFC qui avait réalisé le premier interrogatoire avait écrit à la fin de ses notes que M. Bagri est diabétique et un consommateur de méthadone qui [traduction« avait dû recevoir l’aide des services médicaux d’urgence pour évaluer son mieux-être une fois le processus d’interrogatoire terminé ». Malheureusement pour M. Bagri, aucune preuve n’a été fournie quant au résultat de cette vérification du mieux-être.

[62]  Les décisions qui précèdent reposaient toutes sur le contenu des rapports qui avaient été établis sur les interrogatoires que M. Bagri avait eus avec l’ASFC et les autorités de l’immigration des États-Unis, et elles étaient corroborées par ces rapports. Compte tenu de ces décisions, il était raisonnablement loisible au commissaire Tessler de conclure que la preuve de l’affaiblissement des facultés de M. Bagri n’était [traduction] « pas assez solide pour [justifier la conclusion] qu’il avait eu un effet sur sa participation au passage de clandestins ». En résumé, cette conclusion appartenait bien « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Elle était en outre à juste titre justifiée, transparente et intelligible.

[63]  Afin d’appuyer sa position selon laquelle le traitement, par le commissaire Tessler, de la preuve concernant l’affaiblissement de ses facultés, M. Bagri a fait observer que deux témoins qui ont pris la parole pour son compte ont témoigné qu’il avait un problème de toxicomanie au moment des événements en question. Cependant, ni l’un ni l’autre de ces témoins ne l’a vu le jour où il a été appréhendé après être allé chercher cinq immigrants illégaux aux États-Unis. En effet, un des témoins (un employé d’un centre de désintoxication) ne l’a rencontré pour la première fois qu’environ 16 mois plus tard, tandis que sa sœur ne l’avait pas pu depuis environ un mois avant cet événement.

[64]  Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le traitement par le commissaire Tessler de l’usage de drogues et d’alcool par M. Bagri n’était pas déraisonnable. En l’espèce, le fardeau incombait à M. Bagri. Compte tenu de la preuve dont disposait le commissaire Tessler, il lui était raisonnablement loisible de conclure que M. Bagri ne s’était pas acquitté de ce fardeau.

VIII.  Conclusion

[65]  Par les motifs énoncés ci-dessus, la demande est rejetée.

[66]  Le défendeur a proposé les deux questions suivantes à la fin de l’audition de la présente demande :

  i.  L’alinéa 37(1)b) de la LIRP exige-t-il un nombre minimal de participants? Dans l’affirmative, quel est ce nombre minimal?

  ii.  Dans quelle mesure l’activité visée à l’alinéa 37(1)b) de la LIRP doit-elle être « organisée »?

[67]  Ces questions ne peuvent toutefois pas être certifiées, puisqu’il ne s’agit pas de questions que je dois trancher au moment de me prononcer sur la présente demande (Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, au paragraphe 10; Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au paragraphe 46).

[68]  Il était entendu entre les parties que l’alinéa 37(1)b) s’appliquerait à M. Bagri si l’« organisation criminelle » à laquelle il aurait participé comptait au moins trois membres. La seule question qui était contestée entre les parties était celle de savoir si cette disposition s’appliquerait aussi si cette organisation ne comptait que deux membres. Vu ma conclusion selon laquelle il n’était pas déraisonnable que le commissaire Tessler conclue que l’organisation comptait au moins trois membres (à savoir, M. Bagri, Babba, Balkar et Tari), il n’était pas nécessaire que je détermine si l’alinéa 37(1)b) s’applique aussi aux « organisations » criminelles qui ne comptent que deux membres. J’ajouterai simplement en passant que le commissaire Tessler a tiré une conclusion semblable et que l’on ne peut donc pas lui reprocher de s’être abstenu d’aborder plus longuement cette question.

[69]  Quant à la seconde question que propose le défendeur, encore une fois, les parties ne contestaient pas la mesure dans laquelle était organisée l’« organisation criminelle » à laquelle M. Bagri aurait participé. En particulier, aucune des deux parties n’a contesté les mots « quel qu’en soit le mode d’organisation » au paragraphe 467.1(1) du Code criminel, lu à la lumière de l’alinéa 37(1)b), et interprété de la manière décrite dans les décisions Venneri, Thanaratnam et Sittampalam, tel qu’il est indiqué aux paragraphes 16 à 18 des présents motifs.

[70]  Aucune autre question grave de portée générale n’a été soulevée par les parties, et je conclus qu’aucune question de ce type ne découle des questions en litige dans la présente affaire.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1872-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’avril 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1872-17

 

INTITULÉ :

KARAMDEEP SINGH BAGRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 octobre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE EN CHEF CRAMPTON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2018

COMPARUTIONS :

Rishi T. Gill

Pour le demandeur

 

Marjan Double

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RTG Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Marjan Double

Ministère de la Justice du Canada

840, rue Howe, bureau 900

Vancouver (Colombie‑Britannique) V6Z 2S9

Pour le défendeur

 

 

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