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Date : 20180222


Dossier : IMM-812-17

Référence : 2018 CF 205

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ANN MARIE PHILLIPS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse est une citoyenne jamaïcaine de 46 ans. Elle est arrivée au Canada pour la première fois en 2008 munie d’un visa de résidente temporaire pour entrées multiples valide jusqu’au 31 décembre 2011 afin de venir visiter ses parents et sa fratrie qui ont récemment immigré au Canada. Elle a visité le Canada à plusieurs reprises, la plus récente étant le 1er novembre 2009. Elle avait un visa de visiteuse valide jusqu’au 30 avril 2010. À l’expiration de son visa de visiteuse, elle est demeurée au Canada et elle est sans statut depuis. Par conséquent, en février 2016, la demanderesse a demandé la résidence permanente à partir du Canada en invoquant des considérations d’ordre humanitaire (CH). Dans une décision rendue le 1er février 2017, un agent de Citoyenneté et Immigration a refusé de dispenser la demanderesse de certaines exigences législatives, une dispense qui aurait mené à l’étude de sa demande de résidence permanente à partir du Canada. La demanderesse a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

I.  La décision de l’agent

[2]  L’agent a analysé les observations écrites de la demanderesse quant à son établissement à titre de membre de fait de la famille de son frère; à l’intérêt supérieur des enfants, desquels elle s’occupait, et aux difficultés dans son pays d’origine, puis a refusé la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[3]  L’agent a d’abord examiné le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, y compris la demande de parrainage, l’entente et l’engagement de parrainage, ainsi que l’évaluation de la situation financière fournie par son frère, Jackson Phillips, indiquant qu’il serait en mesure de parrainer la demanderesse. L’agent a conclu que la demanderesse pourrait être soutenue financièrement par son frère au Canada. Il a reconnu que, même si la demanderesse avait travaillé comme gardienne des quatre enfants de son frère pendant son séjour au Canada, elle avait fourni peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle avait été rémunérée pour ce travail. L’agent a également tenu compte d’une demande incomplète de permis de travail à titre d’aide familial déposée par un employeur potentiel de la demanderesse en 2010. Il a conclu que cette demande démontrait que la demanderesse était consciente du fait qu’elle devait obtenir une autorisation pour travailler au Canada. Or, elle a sciemment continué à travailler pour son frère et sa belle-sœur sans autorisation. L’agent a ainsi accordé peu de poids aux antécédents professionnels de la demanderesse au Canada. L’agent a remarqué que, malgré le réseau familial élargi de la demanderesse au Canada, elle avait fourni peu d’éléments de preuve documentaire à l’appui de son emploi et de son intégration dans sa collectivité au-delà de son engagement auprès de sa famille élargie. À cet égard, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
[...] Je n’estime pas que la demanderesse s’est grandement établie au Canada depuis les 7 dernières années. La demanderesse a vécu en Jamaïque pendant la majorité de sa vie; je remarque que des membres de sa famille immédiate et élargie y résident toujours. Dans l’ensemble, je conclus que les observations de la demanderesse relatives aux considérations d’ordre humanitaire n’ont pas démontré [sic] un degré significatif d’établissement au Canada. Par conséquent, je n’accorderai pas un poids considérable à son établissement au Canada dans ma décision.

[4]  L’agent a ensuite examiné la question de savoir si la demanderesse devrait être considérée comme un membre de fait de la famille de son frère étant donné sa situation de dépendance. L’agent a remarqué que la demanderesse entretenait une relation à deux niveaux avec son frère, étant sa sœur et son employée. Il a conclu qu’elle pourrait se trouver un emploi ailleurs si elle était séparée de la famille de son frère; que son frère pourrait tout de même lui apporter son soutien financier; et qu’elle pourrait continuer d’agir en tant que soutien moral pour la famille de son frère. Bien que l’agent ait conclu que la demanderesse pourrait être considérée comme un membre de fait de la famille de son frère étant donné le fait que ses besoins financiers et affectifs sont satisfaits dans cette famille, il a également conclu qu’elle entretenait des liens importants avec d’autres membres de sa famille. En outre, il a déterminé que ceux-ci pourraient également répondre à ces besoins, notamment sa sœur et ses parents au Canada, puis ses jeunes fils adultes et six membres de sa fratrie toujours en Jamaïque.

[5]  L’agent a ensuite conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve témoignant de sa dépendance absolue de l’unité familiale de son frère et qu’elle ne répondrait pas à la définition de membre de la catégorie du regroupement familial. Selon l’agent, les trois fils de la demanderesse pourraient bénéficier de sa présence dans leurs vies, et il a cerné peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle ne pourrait pas entretenir une relation avec sa famille au Canada tout en demeurant en Jamaïque. L’agent a remarqué que la demanderesse n’avait pas des antécédents d’immigration défavorables et qu’elle serait en mesure de demander à l’avenir un statut de résident temporaire ou permanent au Canada à partir de la Jamaïque. L’agent a donc accordé un poids égal aux facteurs de réunification familiale qui soutiennent son maintien au Canada et à ceux qui abondent dans le sens d’un retour en Jamaïque.

[6]  Il a ensuite tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants du frère de la demanderesse ainsi que d’autres enfants dont elle s’occupait bénévolement après l’école. En ce qui concerne les quatre enfants de son frère, âgés de 1 à 10 ans, l’agent a reconnu que, même si la demanderesse avait été présente dans leur vie depuis la petite enfance et la naissance et avait joué un rôle important dans leurs soins et leur soutien, elle avait fourni peu d’éléments de preuve qu’elle faisait partie intégrante de leur vie. Ce faisant, l’agent a remarqué que la demanderesse figurait seulement à titre de deuxième personne à joindre en cas d’urgence sur le formulaire scolaire de sa nièce, après une certaine Mme Rachel Lee. Par ailleurs, les enfants eux-mêmes n’ont fourni aucun document, comme des lettres ou des dessins, témoignant de leur relation avec leur tante. En l’absence d’une telle preuve ou de lettres de membres de la communauté témoignant de la relation de la demanderesse avec les enfants, l’agent n’était pas convaincu que cette relation soit si intime qu’elle soit, comme l’a avancé la demanderesse, [traduction] « une deuxième mère » pour ces enfants. L’agent a remarqué que la belle-sœur de la demanderesse avait quitté son emploi en mai 2015 et qu’elle était mère au foyer; il a conclu que les deux femmes s’occupaient des enfants.

[7]  Ainsi, l’agent a conclu que bien que les enfants du frère puissent éprouver des difficultés s’ils étaient séparés de la demanderesse, ils n’en resteraient pas moins sous la garde de leur mère. Par conséquent, leur intérêt supérieur était qu’ils restent sous la garde de leurs parents. Quant à l’intérêt supérieur des enfants dont s’occupait bénévolement la demanderesse après l’école, l’agent a conclu qu’en l’absence d’une preuve démontrant que les besoins de base de ceux-ci ne seraient pas comblés sans la demanderesse, il était également dans leur intérêt supérieur de rester sous la garde de leurs parents.

[8]  Après avoir analysé l’intérêt supérieur des enfants dont la demanderesse s’occupait, l’agent a examiné les difficultés que subirait la demanderesse dans son pays d’origine. L’agent a conclu que, bien que la demanderesse s’occupait de la famille de son frère au Canada, elle avait également des membres de sa famille en Jamaïque qui pourraient avoir besoin de son soutien physique et affectif, y compris ses trois fils. L’agent a remarqué que son frère pourrait tout de même lui apporter son soutien financier si elle retournait en Jamaïque, à l’instar d’autres membres de sa famille. Étant donné sa familiarité avec la Jamaïque, ses compétences linguistiques, son niveau de scolarisation et son expérience de travail tant en Jamaïque qu’au Canada, l’agent a conclu que la demanderesse serait en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de ses fils en Jamaïque, et que toute difficulté qu’elle subirait si elle retournait en Jamaïque pourrait être atténuée par la présence d’un vaste réseau familial dans ce pays.

[9]  L’agent a conclu ses motifs du refus de la demande de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire comme suit :

[traduction]
Je reconnais qu’il puisse lui [être difficile d’avoir à quitter les membres de sa famille au Canada si elle devait retourner en Jamaïque, mais cette relation n’a pas à se terminer. J’ai trouvé peu d’éléments de preuve menant à croire que sa famille au Canada ne pourrait pas continuer à la soutenir en Jamaïque. De plus, je remarque que la demanderesse ne sera pas seule en Jamaïque; de nombreux membres de sa famille y résident toujours. Je suis convaincu que la demanderesse sera en mesure de se réinstaller en Jamaïque advenant un retour dans ce pays.

II.  Questions en litige

[10]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question principale suivante : la décision de l’agent était-elle déraisonnable?

III.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[11]  La décision d’un agent d’immigration de refuser une dispense conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR comprend l’exercice du pouvoir discrétionnaire et est examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]). La décision d’un agent aux termes du paragraphe 25(1) est hautement discrétionnaire, puisque cette disposition « prévoit un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles » et la Cour « doit accorder une déférence considérable » à l’agent (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4 [2016] ACF no 1305; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15 [2002] 4 RCF 358).

[12]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit apprécier une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [2011] 3 RCS 708.

[13]  De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [2009] 1 RCS 339 [Khosa]. Il faut considérer la décision contestée comme « un tout » et la Cour doit s’abstenir de faire « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

B.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[14]  La demanderesse soutient que la décision de l’agent était déraisonnable. Selon elle, la décision de l’agent n’était pas intelligible, car il n’a pas rendu une conclusion claire à savoir si elle était ou non membre de fait de la famille de son frère. Elle estime également qu’il a omis de tenir compte de sa dépendance affective à l’égard de la famille de son frère et de la dépendance des enfants envers elle. À son avis, l’agent s’est montré déraisonnable en omettant de tenir compte de la preuve des membres de la famille de la demanderesse au Canada quant à leur capacité et à leur volonté de la soutenir, par rapport à son incapacité affirmée à subvenir à ses besoins et à ceux de ses jeunes fils adultes en Jamaïque. La demanderesse affirme que l’agent a également omis de tenir compte de l’objectif de réunification familiale et qu’il était déraisonnable de conclure que ce facteur était neutre en pondérant la preuve des membres de sa famille au Canada en regard de la spéculation infondée voulant qu’elle reçoive du soutien de sa famille en Jamaïque. La demanderesse affirme de plus que la conclusion voulant qu’elle ait des membres de sa famille en Jamaïque et ainsi, qu’elle puisse y retourner et y trouver un emploi sans préjudice, témoigne du fait que l’agent a adopté une démarche déraisonnable compte tenu de son âge, de son niveau de scolarisation et de son absence prolongée de la Jamaïque. Ainsi, la conclusion de l’agent quant à sa capacité à retourner sur le marché du travail en Jamaïque était spéculative. La demanderesse avance également que l’agent a appliqué le mauvais critère pour accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire, car il a analysé le dossier du point de vue des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées », contrairement aux principes énoncés dans Kanthasamy. De plus, il a commis la même erreur en évaluant l’intérêt supérieur des enfants en se bornant à conclure qu’il était dans leur intérêt supérieur de rester aux soins de leurs parents, plutôt que d’analyser les répercussions sur les enfants du départ de la demanderesse.

[15]  Le défendeur fait observer que les dispenses pour raisons d’ordre humanitaire sont des mesures exceptionnelles et discrétionnaires. En l’espèce, il soutient que l’agent a rendu une conclusion raisonnable en déterminant que la demanderesse ne subirait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, eu égard à tous les facteurs d’ordre humanitaire avancés par celle-ci. Selon le défendeur, le statut de membre de fait de la famille est limité aux personnes vulnérables, et n’est habituellement pas accordé aux adultes indépendants et fonctionnels, comme la demanderesse, qui semblent entretenir un lien affectif intime avec un parent résidant au Canada. En outre, la volonté des membres de la famille à l’étranger à apporter un soutien est un élément important. Selon la preuve, le défendeur soutient que la décision de l’agent d’accorder un poids égal à la dépendance de la demanderesse à l’égard des membres de sa famille au Canada et de ceux en Jamaïque n’était pas déraisonnable, tout comme il était raisonnable que l’agent conclue que la réunification de fait de la famille était un facteur neutre. Selon le défendeur, il était raisonnable que l’agent conclue que l’intérêt supérieur des enfants était qu’ils restent sous la garde de leurs parents, particulièrement en l’absence d’une preuve convaincante démontrant la relation des enfants avec la demanderesse. Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que les difficultés qui seraient vécues par la demanderesse lors d’un retour en Jamaïque seraient atténuées par le soutien de sa famille dans ce pays. Par ailleurs, ni la demanderesse ni ses fils dépendaient entièrement du fait qu’elle réside avec la famille de son frère.

[16]  Je conclus que la décision de l’agent en l’espèce est raisonnable, car elle est intelligible, transparente et justifiable et elle se situe parmi les issues acceptables et pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Étant donné la documentation présentée par la demanderesse à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il était raisonnable que l’agent accorde peu de poids à son établissement au Canada, car elle ne s’est ni établie ni intégrée dans la collectivité, hormis son engagement auprès de sa famille élargie.

[17]  De plus, l’évaluation et la conclusion de l’agent voulant que la demanderesse n’était pas un membre de fait de la famille de son frère au Canada étaient justifiables et raisonnables. L’agent a rendu une décision conforme à la décision de notre Cour dans Frank c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 270, 185 ACWS (3d) 1025, dans laquelle la cour a énoncé ce qui suit :

[26]  Lorsqu’une relation familiale de fait est invoquée, il est important de tenir compte, pour déterminer le bien‑fondé d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, de la mesure dans laquelle le demandeur aurait de la difficulté à subvenir à ses besoins financiers ou affectifs sans le soutien de sa famille au Canada.

[27]  Selon l’article 6.4 du Guide opérationnel IP‑5, est un membre de la famille de fait la personne qui ne satisfait pas à la définition de la catégorie du regroupement familial au sens de la Loi, mais qui se trouve dans une situation de dépendance qui fait d’elle un membre de fait d’une famille nucléaire au Canada. On donne comme exemple un fils, une fille, un frère ou une sœur qui n’ont pas de famille propre. De même, les parents âgés ou les personnes qui résident avec la famille depuis longtemps peuvent être considérés comme des membres de la famille de fait.

[28]  Les facteurs à prendre en considération dans une relation familiale de fait sont, notamment, la stabilité de la relation, la durée de la relation, la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir du soutien ainsi que tout membre de la famille à l’extérieur du Canada qui peut et veut offrir de l’aide (voir l’article 12.6 du Guide opérationnel IP-5).

[29]  Il ressort clairement de ce qui précède que le statut de membre de la famille de fait se limite aux personnes vulnérables qui n’entrent pas dans la définition de membres de la famille au sens de la Loi et qui dépendent du soutien, tant financier qu’affectif, qu’ils reçoivent des personnes habitant au Canada. Par conséquent, le statut de membre de la famille de fait n’est pas généralement accordé à des adultes indépendants et fonctionnels qui ont un lien affectif étroit avec un parent habitant au Canada, comme c’est le cas en l’espèce.

[18]  À mon sens, et contrairement à l’argument de la demanderesse, l’agent n’a pas appliqué le mauvais critère pour accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire ou en analysant l’intérêt supérieur des enfants. L’arrêt Kanthasamy est clair sur ce point : les motifs d’ordre humanitaire ne se limitent pas à l’existence d’un préjudice; l’agent qui évalue une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit tenir compte de la « raison d’être équitable de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire » (paragraphe 31). Dans Kanthasamy, la Cour suprême a statué de plus ce qui suit :

[33]  L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous-tendent. [Guillemets dans l’original.]

[19]  En l’occurrence, l’agent n’a pas, comme le soutient la demanderesse, évalué sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du point de vue des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Au contraire, j’estime que l’agent a raisonnablement analysé et pondéré tous les facteurs d’ordre humanitaire pertinents et soulevés par la demanderesse. Il était raisonnable que l’agent accorde peu de poids au degré d’établissement de la demanderesse au Canada; qu’il accorde un poids égal ou neutre aux facteurs de réunification familiale au Canada et en Jamaïque, et qu’il conclue que toute difficulté découlant d’un retour en Jamaïque serait atténuée par la présence de son vaste réseau familial dans ce pays. La Cour n’a pas pour rôle de subsister l’issue qui serait à son avis préférable ni de réexaminer l’évaluation des éléments de preuve faite par l’agent.

[20]  De plus, en l’espèce, l’agent a raisonnablement tenu compte de la relation entre la demanderesse et les enfants, particulièrement à la lumière du fardeau de la preuve qui lui incombait et du fait qu’elle n’était ni la principale responsable de leurs soins ni leur pourvoyeuse. La décision de l’agent voulant qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants qu’ils restent sous la garde de leurs parents n’était pas déraisonnable ou à contresens de Kanthasamy. Dans cet arrêt, la Cour suprême a expliqué que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant « dépend[ait] fortement du contexte » en raison de multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant. Ainsi, ce principe doit être appliqué de façon à « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (au paragraphe 35); et :

[39]  Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, par. 75). L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Hawthorne, par. 32). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CF 358 (CA), par. 12 et 31; Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, par. 9-12 (CanLII)). [Guillemets dans l’original.]

[21]  À mon avis, l’intérêt supérieur des enfants en l’espèce a été raisonnablement et suffisamment identifié, défini et examiné par l’agent « avec beaucoup d’attention » au vu des éléments de preuve. L’agent était tenu de se montrer « réceptif, attentif et sensible » au facteur de l’intérêt supérieur des enfants (voir : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75, [1999] ACS no 39). Les motifs de l’agent à ce chapitre démontrent qu’il s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants au vu de la preuve produite par la demanderesse. Je ne vois aucun motif justifiant de modifier les conclusions de l’agent sur cette question.

IV.  Conclusion

[22]  Les motifs soulevés par l’agent pour refuser la demande pour considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse sont transparents, intelligibles et justifiables et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est donc rejetée.

[23]  Comme aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune question n’est certifiée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-812-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-812-17

 

INTITULÉ :

ANN MARIE PHILLIPS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Ian Sonshine

 

Pour la demanderesse

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sonshine Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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