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Date : 20180222


Dossier : IMM-28-18

Référence : 2018 CF 202

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ABDOULKADER ABDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Dans une décision datée du 3 janvier 2018, une déléguée du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a estimé, conformément au paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), qu’un rapport au sujet des activités de grande criminalité du demandeur était bien-fondé et elle a par conséquent déféré l’affaire à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) aux fins d’une enquête sur l’admissibilité pour qu’on décide si le demandeur était une personne visée à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le 4 janvier 2018, le demandeur a lancé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rendue par la déléguée du ministre. Cette demande n’a pas été mise en état et il reste à trancher si l’autorisation de contrôle judiciaire sera accordée.

[2]  Le 17 janvier 2018, le demandeur a demandé au ministre de retirer temporairement la demande d’enquête en application de l’article 5 des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 telles que modifiées. Cette demande a été rejetée le 5 février 2018; deux jours plus tard, la Section de l’immigration a planifié une enquête pour le 7 mars 2018. Le demandeur dépose la présente requête en ordonnance de sursis de l’enquête devant avoir lieu devant la Section de l’immigration jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de renvoi prise par la déléguée du ministre en application du paragraphe 44(2) de la LIPR.

I.  Contexte

[3]  M. Abdi est né le 17 septembre 1993. Il est arrivé au Canada avec ses deux tantes et sa sœur le 3 août 2000, tous les quatre en tant que réfugiés parrainés qui fuyaient la Somalie; ils sont tous devenus résidents permanents à leur arrivée au Canada. À l’âge de huit ans, M. Abdi a été pris en charge, avec sa sœur, par le ministère des Services communautaires de la Nouvelle-Écosse. Il n’a jamais été adopté et a passé la majeure partie de son enfance dans diverses familles d’accueil et divers placements dans des foyers de groupe en tant que pupille de l’État; même s’il était admissible à la citoyenneté canadienne, le ministère des Services communautaires de la Nouvelle-Écosse n’en a jamais fait la demande en son nom.

[4]  En juillet 2014, le demandeur a plaidé coupable à une accusation de voies de fait graves et d’agression armée d’un agent de la paix; il a été condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans et six mois pour la première infraction, et d’une peine concurrente d’un an pour la seconde. À la suite de ces condamnations, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada a amorcé une procédure d’enquête à l’encontre du demandeur en application de l’article 44 de la LIPR. Cet agent a préparé un rapport daté du 8 juillet 2016, conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel il concluait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Abdi était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité conformément à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le délégué du ministre qui a examiné ce rapport a estimé, conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR, que le rapport était bien fondé et il a déféré l’affaire à la Section de l’immigration aux fins d’une enquête sur l’admissibilité.

[5]  Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision de renvoi prise par le délégué du ministre dans le dossier de la Cour no IMM-5238-16. Le demandeur a aussi présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire distincte en vue d’obtenir une mesure injonctive pour empêcher la tenue d’une enquête par la Section de l’immigration, mais cette demande (dossier de la Cour no IMM-1959-17) a été rejetée sur consentement des parties; après quoi, le demandeur a présenté une demande d’ajournement, à laquelle le défendeur ne s’est pas opposé, et la Section de l’immigration n’a pas établi la date de l’enquête. La demande de contrôle judiciaire de la décision prise par le délégué du ministre en date du 11 juillet 2016 de déférer l’affaire à la Section de l’immigration aux fins d’une enquête sur l’admissibilité a été accueillie dans Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 950, au motif que le défendeur avait utilisé de manière déraisonnable des dossiers de jeune contrevenant protégés, ce qui contrevenait à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, LC 2002, c 1; l’affaire a par la suite été renvoyée à un délégué différent du ministre aux fins de nouvel examen.

[6]  Au moment du nouvel examen, un autre délégué du ministre a estimé, dans une décision datée du 3 janvier 2018, que le rapport du 8 juillet 2016 sur la grande criminalité du demandeur était bien fondé; l’affaire a donc une nouvelle fois été déférée à la Section de l’immigration aux fins d’une enquête sur l’admissibilité afin de décider si le demandeur était une personne visée à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le 4 janvier 2018, le demandeur a amorcé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette seconde décision de renvoi de l’affaire, et c’est cette demande qui sous-tend la présente requête.

II.  Questions en litige

[7]  Les parties s’entendent sur le fait que cette requête soulève une question centrale : le demandeur a-t-il satisfait au critère à trois volets relatif à l’injonction provisoire pour qu’un sursis de l’enquête en suspens soit ordonné?

III.  Analyse

[8]  Dans Toth c Canada (Emploi et Immigration), [1988] ACF no 587, 11 ACWS (3d) 440, au paragraphe 6, [Toth], la Cour d’appel fédérale, dans le contexte d’une demande d’ordonnance de sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion, a indiqué ce qui suit :

Notre Cour, tout comme d’autres tribunaux d’appel, a adopté le critère relatif à une injonction provisoire et énoncé par la Chambre des lords dans l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, [1975] 1 All E.R. 504 (U.K. H.L.). Ainsi que l’a déclaré le juge d’appel Kerans dans l’affaire Black précitée :

[traduction] Le critère [séquentiel] à triples volets énoncé dans Cyanamid exige que, pour qu’une telle ordonnance soit accordée, le requérant prouve premièrement qu’il a soulevé une question sérieuse à trancher, deuxièmement, qu’il subirait un préjudice irréparable si l’ordonnance n’était pas accordée et troisièmement, que la balance des inconvénients, compte tenu de la situation globale des deux parties, favorise l’octroi de l’ordonnance.

[9]  Ces trois facteurs sont conjonctifs : le défaut du demandeur de satisfaire à l’un d’entre eux entraîne le refus de prononcer l’injonction interlocutoire (voir : Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux) c Première Nation Musqueam, 2008 CAF 214, 297 DLR (4th) 349, au paragraphe 3). C’est le demandeur d’une injonction interlocutoire qui a le fardeau de satisfaire à chaque facteur (voir : Friends of the West Country Assn c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1998] ACF no 1690, 84 ACWS (3d) 625, au paragraphe 4). Qui plus est, il convient de noter que la décision d’accorder ou de rejeter une injonction interlocutoire en une décision de nature discrétionnaire (voir : Bellegarde c Canada (Procureur général), 2004 CAF 34, 235 DLR (4th) 763, au paragraphe 4).

A.  Existe-t-il une question sérieuse à trancher?

[10]  Le demandeur soutient qu’il y a une question sérieuse à trancher; en effet, il faut déterminer si la décision de renvoi prise par la déléguée du ministre contrevenait à l’équité procédurale, faisait fi du droit international et de la Charte canadienne des droits et libertés, la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte), et était autrement déraisonnable. Le demandeur fait remarquer que le premier volet du critère établi dans Toth est un seuil peu élevé qui est habituellement atteint à moins que la question soit frivole ou vexatoire, ou à moins que l’ordonnance demandée donne lieu à une décision définitive, réponde à une question de droit pure ou constituera une injonction obligatoire. Le demandeur est d’avis que le contrôle judiciaire accueilli à l’égard de la première décision de renvoi prouve que cette question n’est ni frivole ni vexatoire, et que la deuxième décision de renvoi, qui fait l’objet de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente, est injuste et soulève une crainte raisonnable de partialité.

[11]   Selon le demandeur, des représentants de Service correctionnel du Canada (SCC) avaient estimé qu’il ne représentait aucune menace pour la société, de sorte qu’il était sécuritaire de lui permettre de purger le reste de sa peine dans la communauté; en comparaison, la déléguée du ministre a conclu, à la lumière d’éléments de preuve semblables, que le demandeur devrait faire l’objet d’une enquête en raison de la gravité et de la violence des crimes qu’il avait commis et de son faible potentiel de réinsertion sociale. Le demandeur soutient que la déléguée du ministre a omis de façon déraisonnable i) d’expliquer pourquoi elle préférait ses propres conclusions à celle d’un organe ayant une plus grande expertise, soit celle de SCC; ii) de tenir compte des conditions en Somalie; et iii) de déterminer le degré d’établissement du demandeur.

[12]   Le défendeur soutient qu’il n’y a aucune question grave pour plusieurs raisons. Premièrement, la présente requête est constituée de manière irrégulière; non seulement la Section de l’immigration n’est pas une défenderesse dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente, mais le demandeur conteste une décision interlocutoire de planifier une enquête avant que la Section de l’immigration ait même décidé si une mesure de renvoi devait être prise. Deuxièmement, la Section de l’immigration n’a pris aucune mesure, outre la planification de l’enquête, et, selon le défendeur, la présente requête constitue une tentative de devancer la compétence de la Section de l’immigration de déterminer la façon dont les cas sont instruits devant elle. Cela va à l’encontre de son mandat prévu par la loi de gérer toutes les procédures de la manière la plus informelle et rapide possible, selon les circonstances et en tenant compte des principes d’équité et de justice naturelle. À la lumière de James v Canada (Minister of Employment and Immigration), 45 FTR 139, [1991] ACF no 465 [James], le défendeur indique que la présente requête devrait être rejetée pour prématurité parce qu’aucune audience n’a eu lieu et que le processus administratif habituel doit être suivi, plutôt que la Cour ne devance la compétence de la Section de l’immigration par l’intermédiaire d’une mesure interlocutoire.

[13]  Le défendeur soutient aussi qu’aucune circonstance exceptionnelle en l’espèce ne justifie d’intervenir dans le cadre d’un processus administratif en cours, en citant Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, 2011 CSCR no 267 [CB Powell]. Selon le défendeur, les contrôles judiciaires interlocutoires sont habituellement interdits afin de préserver l’intégrité du processus administratif, ainsi que d’éviter de fragmenter les procédures et d’engager des coûts inutiles. En l’espèce, comme le soutient le défendeur, aucune circonstance exceptionnelle ne justifie une intervention alors que l’enquête sur le demandeur n’a pas eu lieu et qu’aucune mesure de renvoi n’a été prise, et lorsqu’un recours approprié serait offert au terme de la procédure. Le défendeur fait remarquer qu’il est concevable que la Section de l’immigration conclue que le demandeur est interdit de territoire, ce qui rendrait les arguments avancés actuellement par le demandeur non pertinents; inversement, il est aussi concevable que la prise d’une mesure de renvoi fasse l’objet d’un contrôle judiciaire et déclenche l’offre d’autres recours en application de la LIPR, comme une demande pour motifs d’ordre humanitaire ou une demande d’avis de danger. Le défendeur est d’avis que le contrôle judiciaire accueilli présenté précédemment par le demandeur à l’égard de la première décision de renvoi n’a aucune portée sur la deuxième décision de renvoi et que, par conséquent, aucune crainte raisonnable de partialité n’est soutenue par le dossier et les motifs invoqués par la déléguée du ministre sont transparents et rigoureux.

[14]  Le principe de non-intervention des tribunaux dans des procédures administratives en cours en l’absence de « circonstances exceptionnelles » est bien établi. Le raisonnement de ce principe est résumé comme suit dans l’arrêt CB Powell :

[30]  En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point...

[31]  La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32]  On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif… De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire… Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles…

[33]  Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé…Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces...l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux. [Renvois omis].

[15]  La Cour suprême du Canada a adopté ce principe de retenue judiciaire dans le contexte d’une procédure administrative en cours ou en suspens dans Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, où le juge Cromwell (qui s’exprimait au nom de la Cour) a indiqué ce qui suit :

[36]  [...] Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu [...] Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court‑circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable [...] [Renvois omis]

[16]  Par conséquent, en l’absence de circonstances exceptionnelles, la Cour ne devrait pas intervenir dans la procédure administrative en cours concernant le demandeur devant la Section de l’immigration jusqu’à ce que cette procédure soit achevée ou que les recours efficaces disponibles en application de la LIPR aient été épuisés.

[17]   À l’audition de la présente requête, le demandeur a exposé trois motifs afin d’expliquer l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifient l’intervention de la Cour afin de surseoir à l’enquête en suspens, soit : i) les circonstances propres au demandeur et le défaut d’obtenir la citoyenneté pour lui alors qu’il était un pupille de l’État; ii) le régime législatif de la LIPR et, particulièrement le paragraphe 64(1), qui prévoit que « L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant »; et iii) la Section de l’immigration ne peut pas se prononcer sur les questions liées à la Charte et au droit international soulevées par le demandeur dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[18]  Je suis d’avis qu’aucun des motifs invoqués par le demandeur ne convainc la Cour ou ne la force en l’espèce à ordonner un sursis de l’enquête en suspens devant la Section de l’immigration. Les préoccupations du demandeur relatives à l’équité procédurale ou à la partialité ou à l’incapacité affirmée de déférer des questions juridiques ou constitutionnelles importantes à la Section de l’immigration ne constituent pas des circonstances exceptionnelles pour contourner le processus administratif en attente devant la Section de l’immigration. Qui plus est, si le paragraphe 64(1) de la LIPR peut empêcher le demandeur d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration de la CISR en ce qui concerne la décision rendue par la Section de l’immigration, il ne l’empêche toutefois pas de lancer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration, peu importe son issue; il ne l’empêche pas non plus de poursuivre avec la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en attente à l’égard de la décision rendue par la déléguée du ministre. Qui plus est, il demeure loisible au demandeur de demander à la Section de l’immigration d’ajourner l’enquête en suspens jusqu’au moment où la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente est tranchée.

[19]  Je suis soutenu dans ma conclusion selon laquelle la requête présentée par le demandeur doit être rejetée par la décision rendue par la Cour dans James, une affaire où le demandeur demandait une injonction interlocutoire afin d’empêcher le défendeur de poursuivre avec une audience en vue de déterminer si la revendication possédait un minimum de fondement. Au moment de rejeter la demande d’injonction, le juge Rouleau a conclu ce qui suit :

[traduction]

[14]  Même si les questions soulevées par le demandeur ne sont pas totalement frivoles, en ce sens où il y a au moins une cause défendable qui justifie la tenue d’un procès, je suis convaincu qu’aucune injonction ne doit être rendue après avoir pris en considération les autres volets du critère : les dommages irréparables et la prépondérance des inconvénients.

[15]  Cette demande dans son ensemble est prématurée. Aucune mesure susceptible de faire l’objet d’une plainte n’a été prise; aucune audience en vue de déterminer si la revendication possédait un minimum de fondement n’a été tenue, aucune décision n’a été prise sur les questions constitutionnelles par l’arbitre et aucune mesure d’expulsion n’a été prise. Il est concevable que la demanderesse puisse obtenir gain de cause à son audience, ce qui rendra la question dans son ensemble théorique; si elle perd, elle peut se prévaloir d’un recours prévu dans les dispositions de la Loi qui permettent un examen. Je suis convaincu qu’il ne faut pas perturber le processus administratif et le retarder en l’attente de la contestation par la demanderesse. L’intérêt du public à l’égard de la poursuite de cette audience doit l’emporter sur tout intérêt des demandeurs à ce qu’une injonction soit rendue à cette étape, particulièrement si cette injonction avait pour effet de retarder encore plus le processus. Les termes de la Loi, qui n’ont pas été contestés en soi devraient être mis en application jusqu’à ce que l’on conclue à leur invalidité et à moins qu’une telle conclusion soit rendue. La procédure telle qu’elle est indiquée dans la Loi sur l’immigration n’a pas encore été épuisée; une fois l’audience tenue, toute plainte qui survient pourra faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.

[20]  La décision rendue par la Cour dans Rogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 532, [2010] ACF no 660 [Rogan], une affaire où le demandeur demandait à obtenir une ordonnance intérimaire en vue d’interdire la reprise de son enquête jusqu’à ce que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration, qui rejetait sa demande de divulgation de documents, ait été résolue, va dans le même sens. Au moment de rejeter la demande de mesure intérimaire, le juge Pinard a indiqué ce qui suit :

[5]  La Cour n’a pas coutume de contrôler des décisions interlocutoires puisque de tels contrôles sont, dans la grande majorité des cas, prématurés. Il ressort clairement de la jurisprudence que la Cour devrait seulement exercer sa compétence pour examiner l’affaire en cas de circonstances spéciales, par exemple si aucun recours approprié ne s’offre au demandeur au terme des procédures (Zündel c Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 CF 255 (CAF), au paragraphe 10; Szczecka c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration) (1993), 116 D.L.R. (4th) 333 (CAF), au paragraphe 4).

[6]  Une telle restriction d’accès au contrôle judiciaire vise à éviter les retards et frais inutiles rattachés à la fragmentation des procédures à chaque possibilité d’appel, lesquels portent atteinte à une administration efficace de la justice et finissent par la discréditer (Zündel et Szczecka, précités). La Cour d’appel fédérale a affirmé dans Loi antidumping (In re) et in re Danmor Shoe Co. Ltd., [1974] 1 CF 22, à la page 34 :

... si une des parties, peu désireuse de voir le tribunal s’acquitter de sa tâche, avait le droit de demander à la Cour d’examiner séparément chaque position prise ou chaque décision rendue par un tribunal, lors de la conduite d’une longue audience, elle aurait en fait le droit de faire obstacle au tribunal. […]

[10]  Finalement, je remarque l’existence d’un recours approprié au terme des procédures de la Section de l’immigration puisque le demandeur a le droit de déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire quant à la décision qui serait rendue sur le bien-fondé de l’admissibilité.

[21]  Plus récemment, dans Singh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 683, 281 ACWS (3d) 830, le juge Diner a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire de la Section de l’immigration, qui avait rejeté une procédure interlocutoire rejetant un argument sur le principe de la chose jugée en tant que fondement à une préclusion fondée sur la cause d’action. Cette procédure interlocutoire, si elle avait été accueillie, aurait eu pour effet de mettre en suspens l’enquête menée par la Section de l’immigration. Au moment de conclure que la demande était prématurée, le juge Diner a fait remarquer ce qui suit :

[35]  Comme l’a déclaré le juge Stratas dans l’arrêt C.B. Powell, le fait qu’une question juridique importante se pose ne permet pas à la Cour d’élargir l’exception à la règle qui interdit le contrôle judiciaire de décisions administratives interlocutoires. De plus, le demandeur en l’espèce aurait pu laisser la procédure administrative suivre son cours et, au terme de celle‑ci, ne pas avoir été jugé interdit de territoire par la SI (cette possibilité existe toujours).

[36]  En outre, pour faire écho au raisonnement du juge Pinard dans la décision Rogan, au paragraphe 10, même si le demandeur est jugé interdit de territoire, il pourra soumettre cette décision au contrôle judiciaire de la Cour, qui sera alors en mesure d’examiner un dossier complet. D’ailleurs, au moment d’envisager s’il faut faire exception à la règle interdisant le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires, la Cour pourrait être plus encline à intervenir si le demandeur ne dispose d’aucun autre recours, notamment le contrôle judiciaire, ce qui était le cas dans la décision Black (voir les paragraphes 37 et 42), mais ne l’est certainement pas en l’espèce.

[37]  Enfin, je note que le fait de soumettre sans retenue des décisions interlocutoires rendues par la SI à un contrôle judiciaire pourrait avoir l’effet involontaire mais néfaste de contrevenir au régime législatif de la LIPR et au mandat confié à la SI, qui est de « procéder à une enquête avec célérité. Si la personne est interdite de territoire, [la SI] doit prendre une mesure de renvoi » (Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591, au paragraphe 22; voir aussi : Kazzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 153, au paragraphe 53; LIPR, article 45).

[22]  Vu ce qui précède, même si l’on peut dire que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de renvoi présentée par le demandeur soulève une ou plusieurs questions sérieuses, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les deux autres aspects du critère à trois volets pour ordonner un sursis parce que la requête présentée par le demandeur devrait être rejetée pour prématurité. En effet, l’enquête n’a pas eu lieu et il faut suivre le processus administratif ordinaire devant la Section de l’immigration.

IV.  Conclusion

[23]  Pour les motifs énoncés précédemment, la requête présentée par le demandeur – soit d’obtenir une ordonnance de surseoir à l’enquête en attente devant la Section de l’immigration jusqu’à ce que la Cour se soit prononcée sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de renvoi prise par la déléguée du ministre conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR – est rejetée. Aucune circonstance exceptionnelle ne justifie l’intervention de la Cour dans le processus administratif en attente devant la Section de l’immigration. La question de savoir si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le demandeur soulève une question sérieuse ou établit une cause relativement défendable sera tranchée quand la demande de contrôle judiciaire sera accueillie ou rejetée.

[24]  Au terme de l’audition de la présente requête, la Cour a invité les parties à présenter de courtes observations écrites sur les dépens. Les deux parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que même si l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, telles que modifiées, renvoie uniquement aux dépens liés à « la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles », et ne mentionne aucunement les procédures interlocutoires comme la présente requête, il s’applique néanmoins parce que la requête a été présentée dans le contexte d’un dossier initié en application de la LIPR (voir : Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 229, au paragraphe 11, 487 NR 294, autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada rejetée, dossier no 37275). Ce faisant, les dépens liés à la présente requête peuvent uniquement être adjugés sur « ordonnance […] rendue par un juge pour des raisons spéciales ». Je suis d’avis qu’aucune raison spéciale ne justifie d’adjuger des dépens dans le contexte de la présente requête. Le seuil pour une adjudication de dépens pour des raisons spéciales est élevé (voir Balepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1104, 286 ACWS (3d) 535, aux paragraphes 35 à 40) et les circonstances entourant la présente requête ne sont pas telles qu’elles justifient ou exigent d’adjuger des dépens; ainsi, aucuns dépens ne seront adjugés.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-28-18

LA COUR ORDONNE ce qui suit : la requête présentée par le demandeur en vue d’obtenir une ordonnance de surseoir à l’enquête devant la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié jusqu’à ce que la Cour ait tranché la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur à l’encontre de la décision de renvoi prise par une déléguée du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en date du 3 janvier 2018 est rejetée; aucuns dépens ne sont adjugés.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-28-18

 

INTITULÉ :

ABDOULKADER ABDI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 février 2018

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Benjamin Perryman

 

Pour le demandeur

 

Heidi Collicutt

Patricia MacPhee

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Benjamin Perryman

Avocat

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

Pour le défendeur

 

 

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