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Date : 20180206


Dossier : IMM-3451-17

Référence : 2018 CF 130

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 février 2018

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

ESPERANZA MARIA ISABEL ALVAREZ MIRANDA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Par la présente demande, Alvarez Miranda conteste la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 7 juillet 2017 par laquelle la demande d’asile de la demanderesse en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) a été rejetée; elle conteste aussi son renvoi au Guatémala. L’avocat de la demanderesse fait valoir que le rejet de la demande présentée par la demanderesse en application de l’article 97 est entaché d’une erreur de droit en raison de l’inclusion de l’absence d’une crainte subjective à titre de considération dans l’analyse menant au rejet de la demande. L’argument de l’avocat de la demanderesse est fondé sur une jurisprudence bien établie :

Je signale que l’article 97 requiert de procéder à une analyse distincte lorsque la revendication fondée sur l’article 96 est rejetée uniquement parce qu’on n’a pas démontré l’existence d’une crainte subjective, étant donné qu’une telle crainte n’est pas essentielle aux fins d’une revendication fondée sur l’article 97. (Ustaoglu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1009,au paragraphe 11)

[2]  L’avocat du défendeur soutient que, en lisant intégralement la décision de la Section de la protection des réfugiés, rien n’étaye l’argument de l’avocat de la demanderesse.

[3]  En conséquence, la question à trancher consiste à décider si, en concluant au rejet de la demande en application de l’article 97, la Section de la protection des réfugiés a introduit la considération d’une crainte subjective. À mon avis, la question est mieux abordée en suivant le raisonnement de la Section de la protection des réfugiés, énoncé non seulement dans l’essence de la décision faisant l’objet du présent contrôle, mais aussi dans la manière dont la décision a été prononcée. Dans toutes les citations qui suivent, les notes de bas de page sont omises, et le soulignement est ajouté.

[4]  Aux paragraphes 2 à 9, la Section de la protection des réfugiés a retenu les faits fondamentaux sous-tendant la demande d’asile de la demanderesse sont comme suit :

[TRADUCTION]

Le récit de la crainte de la demanderesse au Guatémala figure dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile (FDA). Les paragraphes suivants décrivent ses allégations.

La demanderesse est une femme de 31 ans, titulaire d’un diplôme d’études secondaires, qui a vécu et travaillé à Guatémala, la capitale du Guatémala. Le grand-père maternel de la demanderesse vivait dans la petite ville de Coaltepeque, dans le Département de Quetzeltenango, dans les hautes terres de l’ouest du Guatémala. Il était un homme d’affaires, mais il ne s’est jamais impliqué en politique ou dans le milieu de la drogue, bien qu’on l’y ait invité.

En 2008, des agresseurs inconnus ont tiré des coups de feu en sa direction et il a été blessé. Il a dit aux membres de sa famille de ne pas venir à Coaltepeque, car c’était trop dangereux. Son fils a reçu des menaces de mort et il a quitté le Guatémala pour le Canada et sa demande d’asile y a été accueillie.

Le grand-père de la demanderesse a été tué par des inconnus en 2010. La mère de la demanderesse a reçu l’avertissement de ne pas se présenter aux funérailles de son père ou de revenir à Coaltepeque, sinon elle serait enterrée avec lui. Le meurtre demeure non résolu. Les appels se poursuivaient et étaient de nature menaçante.

En janvier 2011, lors d’un déplacement en voiture, la demanderesse, sa mère, une de ses sœurs et ses deux enfants ont été victimes d’un vol à la pointe d’un revolver à un feu de circulation. L’un des voleurs aurait dit à la mère de la demanderesse qu’ils l’avaient surveillée. La demanderesse et les autres membres de sa famille ont signalé l’incident aux autorités, mais on les a prévenus de ne pas donner suite à cette enquête. L’oncle putatif de la demanderesse, Pablo Mirando, qui aurait posé des questions à propos du décès du grand-père de la demanderesse, a également été abattu à Coaltepeque, en janvier 2011.

La mère de la demanderesse a quitté le Guatémala en juin 2011 et est désormais une résidente permanente du Canada. La demanderesse est restée derrière avec ses deux sœurs à la ville de Guatémala. Elle vivait avec son petit ami espagnol. Pendant les mois de juillet et d’août, des inconnus ont menacé la demanderesse de viol et de mort, en invoquant un lien quelconque avec la mort de son grand-père. Craignant pour sa sécurité, la demanderesse a fui le Guatémala vers l’Espagne en août 2011.

La demanderesse a vécu en Espagne pendant un an et est retournée au Guatémala en septembre 2012 et a été hébergée par ses sœurs. Les menaces se sont poursuivies pendant son séjour au Guatémala, jusqu’à son départ pour l’Amérique du Nord en mars 2017. La demanderesse est arrivée aux États-Unis le 1er mars munie d’un visa de visiteur valide et est entrée au Canada à Niagara, où elle a présenté une demande d’asile, à titre d’exception à l’entente sur les tiers pays sûrs, car sa mère et son frère vivent ici.

[Non souligné dans l’original.]

(Décision, paragraphes 2 à 9)

[5]  Tôt dans la décision, à titre de conclusion à une évaluation sous l’en-tête [traduction] « Lien », aux paragraphes 21 et 22, la Section de la protection des réfugiés a tiré la conclusion suivante :

[TRADUCTION]

Par ces motifs, je conclus que la demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de l’article 96 de la Convention. Subsidiairement, si la situation de la demanderesse a un lien avec la Convention relative au statut des réfugiés, je conclurais qu’elle n’a pas démontré, comme requis, une crainte subjective, et je rejetterais sa demande pour ce motif.

Le reste des présents motifs est une analyse de la demande d’asile fondée sur l’article 97.

[6]  En conséquence, en ce qui a trait à l’article 96, la Section de la protection des réfugiés a correctement examiné la crainte subjective de la demanderesse. Après l’avoir fait, la Section de la protection des réfugiés a ensuite entrepris de mener une analyse distincte fondée sur l’article 97. Sous l’en-tête [traduction] « Crédibilité, crainte subjective et demande fondée sur l’article 97 », au paragraphe 24, la Section de la protection des réfugiés se penche sur les mesures prises par la demanderesse et sur sa crédibilité :

[TRADUCTION]

J’ai des raisons de douter de la véracité des allégations de la demandeure d’asile [sic] selon lesquelles elle est exposée à une menace à sa vie ou au risque de subir d’autres préjudices graves de la part des criminels qui ont menacé non seulement la demandeure d’asile [sic], mais toute sa famille. Ces doutes sont suscités par la nature ou le caractère limité, par le fait que la demandeure d’asile [sic] n’a rien subi de grave depuis janvier 2011, par le fait qu’elle est restée la plupart du temps dans sa maison au cours des sept dernières années, par le fait qu’elle est restée au Guatémala durant de nombreuses années, par le fait qu’elle est partie en Espagne (prétendument parce qu’elle avait peur), mais qu’elle n’a pas demandé l’asile en Europe, par le fait qu’elle est retournée au Guatémala et qu’elle s’est réinstallée dans le même secteur (si ce n’est dans la même maison) où elle a passé cinq années de plus, et par le fait que deux de ses sœurs et leur famille continuent de vivre sans incident dans les mêmes maisons à Guatemala.

[Non souligné dans l’original.]

[7]  Au paragraphe 33, la Section de la protection des réfugiés répète l’évaluation fondée sur l’article 96, puis fait la déclaration suivante :

[TRADUCTION]

Comme il a été mentionné précédemment dans cette décision, j’ai conclu que la demandeure d’asile [sic] n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96, du fait de l’absence de lien, ou, même s’il existait un lien, la demandeure d’asile [sic] n’a pas établi l’élément subjectif de la crainte qui est exigé, comme en fait état l’analyse ci‑après. J’ai également conclu que la demandeure d’asile [sic] n’a pas qualité de personne à protéger étant donné que ses allégations de menace à sa vie ou de risque personnel d’autres préjudices graves ne sont pas crédibles, compte tenu du fait qu’il est flagrant qu’elle a tardé à présenter sa demande d’asile, de son défaut de demander l’asile en Espagne durant plus d’un an et du fait qu’elle soit retournée dans le pays et la ville mêmes d’où elle avait fui, et qu’elle y soit restée cinq années de plus sans incident. De plus, j’estime que la situation de la demandeure d’asile [sic] en l’espèce s’apparente davantage à celle de ses sœurs, qui demeurent au Guatémala, qu’à celle de son frère ou de sa mère, qui ont quitté le Guatémala en 2011 et qui ont demandé l’asile au Canada cette année-là.

[8]  Par conséquent, à ce stade de l’analyse fondée sur l’article 97, l’absence d’une crainte subjective de la demanderesse était toujours en jeu et, d’après les mots [traduction] « comme nous l’analysons plus loin », un examen approfondi de la crainte subjective est justifié.

[9]  Poursuivant le processus décisionnel fondé sur l’article 97, sous l’en-tête [traduction] « Crainte subjective », la déclaration suivante est faite au paragraphe 36 :

[TRADUCTION]

La crainte subjective est liée à l’existence d’une crainte de préjudice dans l’esprit du demandeur. Le fondement objectif exige que cette crainte repose sur un fondement valide. La crainte subjective et le fondement objectif de cette crainte sont des éléments essentiels pour que la demande d’asile soit accueillie.

[10]  Ensuite, au paragraphe 37, on aborde le concept du défaut de présenter une demande d’asile en application de l’article 96 :

[TRADUCTION]

Le défaut de demander l’asile dans un autre pays qui est également un signataire de la Convention peut être un facteur important à examiner, mais n’est pas déterminant en soi. Le fait que le demandeur d’asile ait volontairement quitté un pays où il pouvait habiter en toute sécurité est un autre exemple de comportement qui sème le doute au sujet de la crainte subjective du demandeur d’asile.

[11]  Ensuite, au paragraphe 39, on aborde le défaut de la demanderesse de présenter une demande d’asile :

[TRADUCTION]

Ce n’est pas le fait d’avoir tardé à présenter une demande d’asile lorsque la demandeure d’asile [sic] a omis de demander l’asile en Espagne puis est retournée au Guatémala qui est décisif en l’espèce, mais bien son explication ou son absence d’explication.

[12]  Au paragraphe 42, la Section de la protection des réfugiés établit un lien entre le défaut de présenter une demande d’asile et l’absence d’une crainte subjective en citant une décision dans laquelle il a été jugé que le défaut de présenter une demande d’asile constituait une preuve que [traduction] « l’élément subjectif n’a pas été satisfait ». En outre, au paragraphe 43, une décision est citée dans laquelle le défaut de présenter une demande d’asile [traduction] « témoignait de absence d’une crainte subjective de persécution ».

[13]  Enfin, au paragraphe 45, la Section de la protection des réfugiés cite une conclusion découlant de l’analyse citée plus tôt :

[TRADUCTION]

J’en viens à conclure que la demandeure d’asile [sic] ne présente pas l’élément subjectif de la crainte qui est exigé et que sa demande d’asile doit être rejetée suivant l’article 96 de la LIPR. En appliquant ce même raisonnement, le fait que demandeure d’asile [sic] ait tardé à quitter, son défaut de demander l’asile en Espagne sans explication convaincante et son retour au Guatémala m’incitent à conclure que la demandeure d’asile [sic] n’est pas crédible en ce qui concerne sa crainte de retourner au Guatémala pour les raisons qu’elle soutient, et sa demande d’asile au titre du paragraphe 97(1) doit être rejetée également.

[Non souligné dans l’original.]

[14]  La Section de la protection des réfugiés mentionne une fois de plus que l’évaluation fondée sur l’article 97 qu’une crainte subjective est une considération essentielle pour parvenir à une décision en application de l’article 96. Après l’avoir fait, la Section de la protection des réfugiés a ensuite recours aux mots : [traduction] « [s]elon le même raisonnement […] », qui peuvent équitablement mener à la conclusion qu’une crainte subjective est une considération dans une conclusion concernant la demande présentée au titre de l’article 97 par la demanderesse. Effectivement, les derniers mots du paragraphe confirment cette intention : [traduction] « [s]a demande est également rejetée en application du paragraphe 97(1) ».

[15]  Découlant de l’analyse de la Section de la protection des réfugiés en application de l’article 97 sur la question à trancher, il y a à mon avis trois issues possibles.  D’abord, plus particulièrement en raison des mots utilisés au paragraphe 45, la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur de droit en décidant qu’une crainte subjective est requise pour que la demande d’un demandeur soit accueillie en application des articles 96 et 97. Deuxièmement, le renvoi constant à l’article 96 et à la crainte subjective dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 97 a un autre objet. L’avocat du défendeur fait valoir que les renvois à la crainte subjective ne concernent que la conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse, par exemple, en ce qui concerne son défaut de présenter une demande d’asile. La troisième issue possible est qu’il n’existe aucun choix crédible et justifiable entre la première et la deuxième possibilité, car la décision de la Section de la protection des réfugiés est inintelligible.

[16]  Malgré un examen attentif, parce que je ne suis pas en mesure de faire un choix crédible et justifiable entre la première et la deuxième issue, je conclus que la décision de la Section de la protection des réfugiés est inintelligible. Je conclus donc que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la décision faisant l’objet du présent contrôle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il prenne une nouvelle décision.

Il n’y aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’août 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3451-17

 

INTITULÉ :

ESPERANZA MARIA ISABEL ALVAREZ MIRANDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :

Le 6 février 2018

COMPARUTIONS :

John Grice

Pour la demanderesse

David Knapp

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

North York (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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