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Date : 20180227


Dossier : IMM-3492-17

Référence : 2018 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 27 février 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

ASIF RAZA, SONIA SAJJAD, NAJAF ALI, ZENA RAZA ET LUJAIN RAZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, les membres de la famille Raza, sont citoyens du Pakistan et membres de la communauté chiite. Ils allèguent qu’ils ont été persécutés par un groupe extrémiste sunnite appelé Lahsher-e-Jhangvi. Les demandes d’asile présentées par les demandeurs ont été rejetées. Ils ont ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a également été rejetée. Ils sollicitent maintenant le contrôle judiciaire du rejet de leur demande d’ERAR. Pour les motifs suivants, je rejette la présente demande.

I.  Les faits et la décision soumise au contrôle

[2]  Cette demande est présentée par M. Asif Raza, sa femme, Mme Sonia Sajjad, et leurs trois enfants, tous des citoyens du Pakistan. La famille Raza a vécu au Koweït de 2002 jusqu’au début de 2015, mais retournait à chaque année à Mian Channu au Pakistan pour participer à l’organisation de rites religieux musulmans chiites. M. Raza est revenu au Pakistan le 23 janvier 2015, après avoir perdu son emploi au Koweït. M. Raza allègue qu’il a alors été menacé par le groupe extrémiste sunnite appelé Lahsher-e-Jhangvi en raison de son implication dans la communauté chiite. La famille a quitté le Pakistan et est arrivée au Canada le 11 février 2015.

[3]  La famille Raza a présenté une demande d’asile le 9 mars 2015. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a rejeté leur demande le 10 juillet 2015. La SPR a conclu que le témoignage de M. Raza n’était pas crédible. Elle a souligné que le défaut de la famille de présenter une demande d’asile lors d’un précédent séjour au Canada était incompatible avec une véritable crainte de persécution. Elle a de plus conclu que la famille Raza pourrait échapper à la persécution en déménagement à Islamabad – ce qu’on appelle une « possibilité de refuge intérieur » (PRI). La famille Raza a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR), qui a confirmé la décision de la SPR le 6 janvier 2016.

[4]  La famille Raza a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi conformément à l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Cette procédure permet l’évaluation de nouveaux risques ou de nouveaux éléments de preuve apparus après que la décision défavorable de la SPR eût été rendue.

[5]  L’agent d’ERAR a reçu de l’information selon laquelle le 14 décembre 2016, la mère de M. Raza a été victime d’une effraction de domicile perpétrée par quatre hommes qui étaient à la recherche de M. Raza et qui ont menacé de le tuer n’importe où au Pakistan. À l’appui de cette allégation, les éléments de preuve suivants ont été déposés :

  • Une déposition à la police concernant l’incident faite par la mère de M. Raza;

  • Un affidavit du beau-frère de M. Raza décrivant l’incident dans des termes semblables à ceux de la déposition;

  • Un article de journal traitant de l’incident;

  • Une lettre d’un conseiller de la circonscription 18 du Comité municipal de Mian Channu décrivant l’incident et recommandant que la famille Raza demeure à l’étranger;

  • Une lettre de l’Association des grands Husseini décrivant l’incident;

  • Une lettre de Rana Babar Hussain, secrétaire parlementaire des Finances pour le Pendjab, dénonçant l’incident et offrant un soutien à la mère de M. Raza.

[6]  Le 28 juin 2017, l’agent d’ERAR a rejeté la demande et a fait le commentaire suivant sur la preuve relative à l’incident du 14 décembre 2016 :

[traduction] J’accorde peu de poids à ce prétendu incident parce que, en dépit de la documentation fournie, je n’ai toujours pas de rapport de police concernant cet événement allégué. Je n’ai que de la documentation provenant de personnes connues par la mère du demandeur principal qui, elle-même, a intérêt à aider son fils et sa famille dans leurs efforts pour demeurer au Canada. […] J’estime que ces documents ont un caractère intéressé et sont de peu de valeur probante.

[7]  La famille Raza a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’ERAR à la Cour fédérale.

II.  Analyse

[8]  Notre Cour examine les décisions d’ERAR selon la norme du caractère raisonnable (Fadiga c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1157, au paragraphe 8; Orliczki c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1033, au paragraphe 11). Cela signifie que je dois m’assurer que la décision faisant l’objet de l’examen est fondée sur une interprétation défendable des principes juridiques applicables et sur une évaluation raisonnable de la preuve (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [2008] 1 R.C.S. 190).

[9]  La contestation de M. Raza se fonde essentiellement sur le fait que l’agent d’ERAR a accordé peu de poids aux éléments de preuve relatifs à l’incident du 14 décembre 2016, étant donné leur « caractère intéressé ». La nature même des éléments de preuve relatifs à des actes de persécution à l’étranger fait en sorte qu’ils proviennent souvent de personnes qui sont liées aux demandeurs. Ces éléments de preuve comprennent souvent des déclarations de membres de la famille. Alors que les décideurs sont autorisés à prendre en compte l’intérêt personnel lors de l’évaluation de ces déclarations, notre Cour a maintes fois conclu que rejeter entièrement ce type d’éléments de preuve pour la seule raison de leur caractère intéressé constitue une erreur susceptible de révision. À cet égard, le juge Yves de Montigny (aujourd’hui juge de la Cour d’appel fédérale) a écrit :

[…] je ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien-être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux-mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux-mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

(Cruz Ugalde c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 28; voir aussi Tabatadze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24; Giorganashvili c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 100, au paragraphe 19; Duroshola v. Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2017 FC 518, aux paragraphes 21 à 23)

[10]  Dans le cas présent, cependant, il y avait d’autres motifs justifiant de n’accorder que peu de poids à l’incident du 14 décembre 2016, outre le simple intérêt personnel des membres de la famille ou des connaissances des demandeurs. Ces motifs peuvent cependant ne pas ressortir à la simple lecture des motifs de l’agent d’ERAR. La cour de révision peut toutefois examiner l’ensemble de la preuve pour parvenir à une compréhension plus complète des motifs (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 15 [Newfoundland Nurses]). Dans le cas présent :

  • Certaines déclarations contenues dans les nouveaux éléments de preuve semblent avoir été soigneusement rédigées pour réfuter la conclusion de la SAR concernant la PRI lorsqu’il est allégué que les assaillants ont menacé de tuer M. Raza « n’importe où au Pakistan ».

  • Une déclaration dans la lettre du conseiller municipal donne à penser que cette lettre a été écrite pour étayer la demande d’asile de la famille Raza au Canada.

  • À part la mère et le beau-frère de M. Raza, les personnes qui ont écrit les lettres n’ont pas été témoins de l’incident.

  • Le libellé de la déposition de la mère de M. Raza, de l’affidavit de son beau-frère et de l’article de journal est tout à fait similaire.

[11]  En outre, l’agent d’ERAR était en droit de prendre en compte les conclusions défavorables relatives à la crédibilité formulées par la SPR et la SAR, qui ont estimé que les allégations de persécution de M. Raza étaient invraisemblables.

[12]  M. Raza soutient que l’agent d’ERAR a commis une erreur lorsqu’il a mentionné qu’aucun « rapport de police » n’avait été déposé en preuve. Il affirme que la déposition de sa mère était en fait une plainte déposée à la police, sur un formulaire fourni par la police, sur lequel figuraient des annotations démontrant que la déposition avait été reçue par la police, de sorte qu’elle devrait être considérée comme un « rapport de police ». L’agent d’ERAR n’a fait aucune erreur à cet égard. Le fait qu’il souligne l’absence d’un rapport de police doit être interprété comme une référence à un document émanant de la police qui aurait montré que la police a pris d’autres mesures à la suite de la plainte.

[13]  M. Raza conteste également l’examen qu’a fait l’agent d’ERAR d’un article de journal décrivant brièvement l’incident. L’agent d’ERAR n’a cependant pas tiré une conclusion explicite quant à la fiabilité de l’article ou au poids qu’il convient de lui accorder et n’a offert aucune raison précise expliquant pourquoi il ne devait pas être cru. Cet article constitue un élément de preuve important, puisqu’il émanerait d’une source désintéressée et pourrait corroborer les déclarations des membres de la famille. Le rejeter sans explications pourrait fort bien contrevenir à la règle établie dans la décision souvent citée de Cepeda-Gutiérrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au paragraphe 17 :

[…] l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[14]  Néanmoins, je suis prêt à faire preuve de déférence à l’égard de l’agent d’ERAR en ce qui a trait à cette question. L’évaluation de la crédibilité ou de la valeur probante des différents éléments de preuve se trouve au cœur de la compétence de l’agent d’ERAR. En particulier, l’agent d’ERAR est en meilleure position pour évaluer le risque, la crédibilité et la vraisemblance. Bien que l’article de journal semble corroborer la déclaration de la mère de M. Raza, il est très court, nous ne savons pas qui l’a écrit et rien n’indique que le journal a mené sa propre enquête avant de le publier. Dans ces circonstances, je crois que les observations de la juge Rosalie Abella de la Cour suprême du Canada sont particulièrement pertinentes :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale […]

(Newfoundland Nurses, au paragraphe 16).

[15]  Tout compte fait, je ne crois pas que l’agent d’ERAR est parvenu à un résultat déraisonnable ou n’a pas justifié sa décision de manière intelligible.

[16]  M. Raza estime également que l’agent d’ERAR a commis une erreur en omettant de mener une analyse distincte en vertu de l’article 97 de la LIPR. Bien que l’article 96 de la LIPR régisse la reconnaissance du statut de réfugié, l’article 97 définit la notion légèrement différente de personne à protéger. Cependant, la persécution alléguée en l’espèce était entièrement fondée sur des motifs religieux, qui relèvent de l’article 96. Il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse distincte en vertu de l’article 97 (Brovina c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 18).

[17]  À l’audience, l’avocat de M. Raza a soutenu que l’agent d’ERAR était tenu de procéder à une audience en vertu de l’alinéa 113b) de la LIPR. Cet argument n’a pas été soulevé dans le mémoire de M. Raza et notre Cour peut refuser de se prononcer sur cette question (Zhou c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 182, au paragraphe 6). Quoi qu’il en soit, je ne vois pas en quoi une telle audience aurait servi la justice, puisque M. Raza n’a pas été témoin de l’incident du 14 décembre 2016 (Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 737, au paragraphe 8).


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3492-17

 

INTITULÉ :

ASIF RAZA, SONIA SAJJAD, NAJAF ALI, ZENA RAZA, LUJAIN RAZA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

POUR LES DEMANDEURS

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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