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Date : 20180309


Dossier : T-1584-16

Référence : 2018 CF 279

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

CLAUDIE BRIAND

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  • I.Aperçu

[1]  La présente est une demande de contrôle judiciaire concernant la décision datée du 24 août 2016 de Crawford – Services de recours collectifs [Crawford], en sa qualité d’administrateur et de délégué du ministre de la Santé, selon laquelle la demanderesse n’est pas admissible à un soutien financier en vertu du Programme de contribution à l’intention des survivants de la thalidomide [le Programme], financé par le gouvernement du Canada [la décision].

[2]  La demanderesse recherche une déclaration selon laquelle la demanderesse est une victime de la thalidomide au Canada, admissible à recevoir une aide en vertu du Programme, parce qu’elle répond aux critères de celui-ci; une ordonnance de mandamus enjoignant Crawford et/ou le ministre de la Santé à verser à la demanderesse la somme de 125 000 $ et les paiements annuels prévus au Programme; et, subsidiairement, une ordonnance de certiorari annulant la décision et renvoyant la demande de la demanderesse au ministre pour qu’il rende une décision conformément aux directives que la Cour estime convenables. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie, la décision de Crawford est annulée, et une déclaration est accordée selon laquelle les politiques [décrites ci-dessous] sont déraisonnables au point d’être flagrantes, à moins d’être interprétées de sorte que soit admise une preuve circonstancielle susceptible de prouver en tant que probabilité le fait que les difformités de la demanderesse ont été causées par l’ingestion de thalidomide par sa mère durant le premier trimestre de sa grossesse et que la demanderesse répond aux exigences des politiques.

II.  Exposé concis des faits

[3]  La thalidomide est un sédatif qui est apparu sur le marché en Suisse, en 1953, pour le traitement de l’épilepsie. Par la suite, la thalidomide a été prescrite aux femmes enceintes pour combattre les symptômes associés aux nausées de la grossesse. Les fabricants William S Merrell co. et F.W. Horner Ltd. offraient cette drogue sous les noms « Kevadon » et « Talimol ».

[4]  Selon la preuve documentaire datée du 2 mars 1965, au mois de juin 1959, la Direction des aliments et des drogues [la Direction] de Santé Canada (alors le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) ne connaissait pas la date exacte de l’arrivée de la thalidomide sur le marché sous la marque « Kevadon ». Merrell a cependant indiqué dans une lettre à la Direction, le 23 juin 1959, qu’elle souhaitait exporter des échantillons du nouveau médicament à des fins d’études cliniques et de franchise dans le cadre d’essais cliniques. La Direction a déclaré dans les politiques qu’elle a adoptées à cet égard que le médicament aurait commencé à être distribué après ces dates. Un visa de conformité concernant la présentation de nouvelle drogue Kevadon a été publié le 22 novembre 1960 en vue de la vente de la drogue uniquement en tant que médicament sur ordonnance.

[5]  La demanderesse [Mme Briand] fait valoir que sa mère, Georgette Dubé [Mme Dubé], décédée en 2007, a eu des nausées sévères et problématiques pendant ses six grossesses. À l’automne 1958, pendant que Mme Dubé était enceinte de Mme Briand, durant son premier trimestre, son médecin, le Dr Gaston Simard, décédé dans les années 1970, lui a remis des échantillons de Kevadon (thalidomide). La demanderesse fait valoir que Mme Dubé a pris du Kevadon tout au long de sa grossesse.

[6]  La demanderesse est née le 3 juillet 1959, à Baie-Comeau (Québec), atteinte de difformités, qu’elle prétend être associées à la thalidomide. Hormis la petitesse, les difformités sont au membre supérieur gauche, à la tête, à une oreille, à un œil et au squelette.

[7]  Le 2 mars 1962, après avoir découvert que l’ingestion de la thalidomide durant la grossesse pouvait causer des fausses couches et de graves déficiences congénitales, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social a retiré Kevadon et Talimol du marché.

[8]  Les renseignements sur la naissance de Mme Briand auraient été perdus, par suite d’un incendie survenu à l’hôpital où elle est née, dans les années 1970. Durant cette même période, le Dr Simard serait aussi décédé. De plus, les documents au dossier médical de Mme Briand à l’hôpital Sainte-Justine pour les années 1960 et 1961, dont le diagnostic de Mme Briand comme victime de la thalidomide, sont manquants aujourd’hui.

[9]  Le 13 février 1990, le ministre de la Santé de l’époque annonce un programme de soutien aux victimes encore en vie de la thalidomide nées au Canada de mères qui avaient pris du Kevadon ou du Talimol durant leur grossesse. Le 10 mai 1990, le gouverneur en conseil promulgue le Décret concernant les paiements à titre gracieux... aux Canadiens victimes de la thalidomide [le décret]. Les victimes de la thalidomide doivent démontrer que leur mère ait ingéré le Kevadon ou une autre drogue semblable durant le premier trimestre de sa grossesse et qu’elles étaient atteintes à la naissance de difformités correspondant au syndrome clinique précis lié aux difformités causées par la thalidomide, selon le décret.

[10]  Santé Canada distribue le financement autorisé par les décrets conformément à une politique de 1991 intitulée « Régime d’aide extraordinaire de 1991 » [la politique de 1991]. Sous le Régime d’aide, les demandeurs sont admissibles aux paiements autorisés par les décrets s’ils répondent à l’un des trois critères ci-après, dont seul le deuxième est pertinent en l’espèce :

  1. Fournir de l’information vérifiable concernant un règlement à l’amiable avec la compagnie pharmaceutique (critère 1);
  2. Fournir une preuve documentaire (par exemple, dossier médical ou pharmaceutique) selon laquelle la mère a utilisé de la thalidomide (sous le nom de marque Kevadon ou Talimol) au Canada lors de son premier trimestre de grossesse (critère 2);
  3. Être inscrit dans la liste tirée d’un registre gouvernemental des victimes de la thalidomide (critère 3).

[11]  Le 6 mars 2015, le ministre annonce une nouvelle offre de soutien financier aux victimes de la thalidomide, le Programme de contribution à l’intention des survivants de la thalidomide. Il précise que, même si le gouvernement n’a pas l’obligation juridique de fournir un soutien financier, le gouvernement a l’obligation morale de venir en aide aux victimes de cette tragédie des années 1960.

[12]  Pour être admissibles au Programme, les personnes présentant une demande doivent avoir été déclarées admissibles au régime d’aide de 1991 ou répondre à l’un de trois critères d’admissibilité du Programme. Ces trois critères sont les mêmes que les critères à remplir énoncés dans par la politique de 1991.

[13]  Le ministre a annoncé, le 22 mai 2015, que le Programme serait administré par un tiers indépendant, Crawford. La responsabilité de Crawford consiste à vérifier l’admissibilité des personnes qui affirment être victimes de la thalidomide, à évaluer l’état de santé des personnes admises au Programme, et à administrer et distribuer les fonds du Programme.

[14]  Crawford a publié un document intitulé « d’admissibilité FAQs » (la politique d’admissibilité) qui était destiné aux personnes présentant une demande de subvention du Programme et dont les questions et réponses 6 et 8 sont les suivantes :

Q. 6 Certains individus pourraient avoir des déficiences, des blessures et ou des conditions physiques similaires généralement associées aux survivants de la thalidomide. Deviennent-ils alors des survivants de la thalidomide?

Pas nécessairement. Chaque année, un certain nombre d’enfants naissent avec des malformations spontanées ou autrement inexplicables similaires à celles causées par la thalidomide. Pour être considérés survivants canadiens de la thalidomide, les individus doivent répondre à un (1) des trois (3) critères suivants énoncés en 1991.

[...]

Q. 8 Quand la thalidomide (de marque Kevadon ou Talimol) a‑t‑elle été disponible au Canada?

La thalidomide est devenue disponible sous « forme d’échantillons de comprimés » au Canada en juillet 1959. Elle a été homologuée à des fins d’ordonnance le 1er avril 1961, et on pouvait se la procurer légalement au Canada jusqu’au 2 mars 1962.

[15]  Crawford a publié une autre directive aux demandeurs, intitulée [Traduction« Programme de contribution à l’intention des survivants de la thalidomide – Formulaire de demande d’admissibilité – Preuve documentaire » [critère 2 d’admissibilité] et rédigée en ces termes :

[Traduction]

[...]

Si le survivant a de la difficulté à fournir la preuve de l’ingestion par sa mère de thalidomide sous le nom de marque Kevadon ou Talimol au Canada au cours du premier trimestre de sa grossesse, ce qui suit pourra être considéré comme preuve suffisante :

Si aucun dossier n’est disponible, une preuve sous forme d’une déclaration assermentée signée d’un professionnel de la santé ayant eu connaissance directe de l’événement pourrait être acceptable, p. ex., un médecin qui déclare qu’il a prescrit de la thalidomide à la mère du survivant durant sa grossesse. Une déclaration assermentée d’un professionnel non médical (p. ex., de la mère et ou du père, d’un parent, d’un ami, etc.) ne sera pas acceptée parce que l’affidavit doit faire office de documentation médicale lorsqu’il n’y en a pas. Le fournisseur de soins de santé doit pouvoir attester de sa connaissance historique et ne pas se contenter de confirmer une conversation récente. L’affidavit doit comporter les renseignements suivants :

1. Le nom et le poste du fournisseur de soins de santé.

2. La période durant laquelle vous avez été le patient du fournisseur.

3. La description de la façon dont ce fournisseur a acquis une connaissance directe de l’ingestion de thalidomide par votre mère durant le premier trimestre de sa grossesse lorsqu’elle était enceinte de vous.

°  Le fournisseur doit préciser le moment auquel il a pris connaissance de l’ingestion (la date, si possible, ou un point de référence quelconque).

°  Le fournisseur doit indiquer le contexte dans lequel il a pris connaissance de ce fait (par exemple, à la lecture d’une note consignée à un dossier médical qui n’est plus accessible ou lors d’une conversation directe avec une personne qui a déclaré qu’il y avait eu ingestion – la teneur et les détails concrets de cette conversation).

°  Le fournisseur doit confirmer l’absence de note dans ses dossiers médicaux pour documenter l’ingestion.

[...]

[Souligné dans l’original]

[16]  La politique de 1991, la politique d’admissibilité et le critère 2 d’admissibilité sont appelés collectivement « les politiques » [les politiques].

[17]  En mai 2016, la demanderesse a présenté son formulaire de demande d’admissibilité à Crawford. N’ayant pas conclu un règlement à l’amiable avec une société pharmaceutique, et n’étant pas inscrite sur la liste d’un registre gouvernemental des victimes de la thalidomide, la demanderesse a tenté de fonder sa demande sur le critère 2, selon lequel une preuve documentaire est exigée.

[18]  La demanderesse a joint à son formulaire un document dans lequel elle explique comment sa mère est venue à ingérer de la thalidomide. Elle a indiqué qu’elle est née le 3 juillet 1959 atteinte de déficiences congénitales. Sa mère avait de graves nausées durant sa grossesse, et, à l’automne 1958, le Dr Gaston Simard lui aurait remis des échantillons de Kevadon. Le Dr Simard est décédé dans les années 1970, et la mère de la demanderesse est décédée en 2007. Elle a ajouté que les archives relatives à sa naissance ont été perdues par suite d’un incendie à l’hôpital de Baie-Comeau. À la suite de sa naissance, il y aurait eu des discussions avec l’orthopédiste, le Dr Roger Simoneau (maintenant décédé), selon lesquelles la thalidomide était la cause de ses déficiences congénitales; la tante de la demanderesse a déclaré dans un affidavit qu’elle était présente lors de ces discussions. Le dossier médical de l’Hôpital Sainte-Justine ne contient toutefois aucun renseignement pour les années 1960 et 1961, et le dossier du Dr Simoneau a été détruit.

[19]  De plus, la demanderesse a joint à son formulaire des dossiers médicaux comportant le rapport du Dr Melançon du 4 juillet 1979, qui indique que la difformité majeure de Mme Briand peut être causée par une occurrence sporadique ou par une anomalie secondaire à la prise de médicament « et en particulier de la thalidomide puisque sa date de naissance correspond assez bien à la période de distribution de cette drogue sur le marché ». Le dossier médical de la demanderesse comporte d’autres documents dans lesquels les médecins se disaient d’avis que les difformités étaient probablement imputables à l’ingestion de thalidomide.

[20]  La demanderesse joint à son formulaire un affidavit d’une tante qui a déclaré que la mère de la demanderesse avait reçu du Dr Simard un médicament expérimental, qu’elle avait pris « tout au cours de sa grossesse, lui procurant ainsi un confort et l’absence de nausée, et ce, contrairement à ses autres grosses, durant lesquelles elle n’a pas pris de médicaments contre les nausées ».

[21]  La demanderesse a aussi fourni l’affidavit d’une ancienne patiente du Dr Simard, Mme Emma Chouinard, qui aurait aussi reçu des échantillons d’un nouveau médicament contre les nausées des femmes enceintes, à la même époque que sa mère. Dans son formulaire de demande d’admissibilité, la demanderesse a expliqué comment elle a trouvé cette déposante de la façon suivante :

  À Baie-Comeau, mon dossier médical et celui de ma mère sont détruits pour la raison mentionnée plus haut.

  Sachant que ma mère avait reçu des échantillons de thalidomide de son médecin, le Dr Gaston Simard, à l’automne 1958, j’ai entrepris une recherche à Baie-Comeau de femmes toujours vivantes qui auraient reçu elles aussi des échantillons de ce médicament.

  L’affidavit de Mme Emma Chouinard démontre que son médecin, le même que ma mère, soit Dr Simard, lui a remis à elle aussi les échantillons en question un mois avant maman.

[22]  Le corps du texte de l’affidavit de Mme Chouinard est rédigé en ces termes :

1.  En 1959, je vivais à Baie-Comeau, paroisse St‑Nom‑de‑Marie.

2.  J’ai eu 3 enfants, dont ma fille Sylvie Martin, née le 22 mai 1959.

3  Lorsque j’étais enceinte de Sylvie, j’avais des nausées importantes en début de grossesse.

4.  À l’automne 1958, en début de grossesse, mon médecin de l’époque, Docteur Gaston Simard me remettait quelques échantillons d’un tout nouveau médicament à l’essai contre les nausées matinales chez les femmes enceintes. Selon le Docteur Simard, il était très efficace.

5.  J’ai préféré cependant ne pas les prendre, car ma belle‑sœur du côté de mon mari, Zoel Martin, venait d’accoucher d’un bébé présentant des malformations physiques aux États‑Unis et j’ai eu peur pour mon enfant à naitre.

6.  Dans les débuts des années 60, la tragédie de la Thalidomide était rapportée dans les journaux et j’ai su tout de suite que les échantillons, fournis par mon médecin Gaston Simard, étaient ce médicament. J’étais tellement heureuse d’avoir refusé de prendre ces échenillons.

7.  Je confirme donc; et pour en avoir discuté avec d’autres femmes de l’époque que des échantillons de Thalidomide étaient en circulation à Baie-Comeau à l’automne 1958.

[23]  Le 3 juin 2016, Crawford écrit à la demanderesse pour demander qu’elle lui transmette la preuve documentaire requise par le formulaire sur l’utilisation de la thalidomide par sa mère. Crawford a joint à sa lettre un document indiquant que la preuve documentaire pouvant être acceptée par Crawford consiste en des dossiers médicaux ou pharmaceutiques, ou une copie de prescriptions. Le document indique de plus que, « [s]i aucun dossier n’est disponible, une preuve sous forme d’une déclaration assermentée d’un professionnel médical ayant eu directement connaissance de l’événement pourrait être acceptable. [...] Une déclaration assermentée d’un professionnel non médical (par exemple, de la mère, du père, d’un parent, d’un ami, etc.) ne sera pas acceptée, car la déclaration assermentée doit remplacer le document médical, si aucune n’est disponible ». [Souligné dans l’original.]

[24]  Le 29 juin 2016, la demanderesse transmet le rapport du Dr D’Agostino, généticienne, qui conclut que les difformités de la demanderesse ne seraient pas génétiques, mais que la cause demeure inconnue.

[25]  Le 4 juillet 2016, Crawford  communique encore une fois avec la demanderesse pour réitérer la demande de renseignements additionnels. La demanderesse n’a transmis aucun autre renseignement.

[26]  Le 17 août, le dossier de la demanderesse est remis à un évaluateur médical. Il  détermine que les documents médicaux ne constituent pas une preuve suffisante pour satisfaire à un des trois critères. Il conclut qu’il n’y avait pas de document précis qui démontrait que la mère de la demanderesse avait ingéré de la thalidomide pendant le premier trimestre de sa grossesse :

CONSIDÉRATIONS RELATIVES AU HANDICAP

R1. Le demandeur ne répond pas aux critères d’exposition à la thalidomide, comprenant des informations vérifiables de la réception d’un paiement de la société pharmaceutique ou la preuve documentaire dans les dossiers de l’ingestion maternelle de la thalidomide au cours du premier trimestre de la grossesse ou l’inscription du nom du demandeur sur un registre gouvernemental existant des victimes de la thalidomide. Bien que le demandeur ait des rapports indiquant des résultats cohérents avec une éventuelle exposition à la thalidomide y compris les rapports du Dr Demers datés du 06/04/16 et du Dr Melancon datés du 04/07/79, il n’y a pas de documentation spécifique de la preuve documentaire dans l’examen des dossiers d’une ingestion de la thalidomide ou le nom du demandeur sur un registre gouvernemental existant ou des informations vérifiables de la réception d’un paiement de la société pharmaceutique. En tant que tel, la demande n’appuie pas le handicap dû à la thalidomide que la documentation ne suffit pas à soutenir l’exposition.

[27]  Le 24 août, Crawford a avisé la demanderesse que son dossier avait fait l’objet d’un examen par un évaluateur médical, et qu’il a fait l’objet d’un second examen. Crawford a cependant informé la demanderesse qu’elle n’était pas admissible au Programme parce qu’elle ne répondait à aucun des trois critères d’admissibilité. Le 22 septembre 2016, la demanderesse a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de Crawford.

III.  Questions en litige

1.  Les politiques du ministre concernant l’admissibilité à participer au Programme sont-elles susceptibles de contrôle judiciaire et, dans l’affirmative, selon quelle norme?

2.  L’application des politiques du ministre à la demanderesse a-t-elle manqué à la norme du caractère déraisonnable qui s’applique à l’examen des politiques?

3.  Quelle réparation convient-il d’accorder?

IV.  Norme de contrôle

[28]  Les parties s’entendent pour dire que la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer à l’examen effectué par la Cour de la décision du ministre de rejeter la demande de prestations du Programme présentée par la demanderesse. La jurisprudence fondée sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 est donc applicable.

[29]  Il y a toutefois une controverse quant à savoir si le caractère raisonnable des politiques applicables à l’admissibilité à recevoir des prestations du programme est justiciable. Cette controverse va à l’encontre de la question de la façon dont ces politiques sont administrées, à l’égard de laquelle la compétence de la Cour est reconnue.

[30]  Selon la décision récente de la Cour d’appel fédérale dans Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 (CanLII) [Hupacasath], la Cour est d’avis que les politiques du ministre sont justiciables. Il reste à établir les paramètres exacts de la norme de la décision raisonnable dans ce contexte, puisque les politiques devaient avoir un caractère « flagrant » pour que la Cour intervienne. La Cour conclut que la norme dégagée de Hupacasath est celle du [traduction] « caractère déraisonnable flagrant ». L’interprétation que la Cour donne au mot « flagrant » aux fins de l’examen des politiques sur lesquelles repose le programme de prestations à titre gracieux en l’occurrence fera partie de la discussion qui suit.

V.  Discussion

A.  Le caractère raisonnable de la politique d’admissibilité du ministre est susceptible de contrôle judiciaire.

[31]  Le défendeur soutient que le caractère raisonnable des politiques du ministre qui énoncent les critères d’admissibilité à participer au Programme n’est pas susceptible de contrôle. Le défendeur renvoie aux conclusions tirées dans la décision récente de notre Cour dans Fontaine c. Canada (Procureur général), 2017 CF 431 [Fontaine]. La décision portait sur l’examen d’observations quelque peu semblables concernant le Programme. Madame la juge Strickland a retenu l’argument du ministre, s’exprimant en ces termes aux paragraphes 38, 39 et 41 de ses motifs :

[38]  En outre, tel que cela est indiqué ci‑dessus, le demandeur attaque les critères d’admissibilité eux‑mêmes. Le demandeur ne soutient pas que l’administrateur a appliqué de manière déraisonnable les critères. Au contraire, il fait valoir que l’administrateur a commis une erreur lorsqu’il n’a pas élargi le critère 2 à l’égard des nouveaux demandeurs afin d’inclure une preuve sous forme d’avis, plutôt que la preuve de l’ingestion de la thalidomide par la mère ou lorsqu’il n’a pas créé un nouveau critère à cet égard. Je suis d’avis que l’administrateur n’avait aucun pouvoir de faire ainsi dans les circonstances et qu’il a appliqué de manière raisonnable la preuve présentée par le demandeur au critère d’admissibilité.

[39]  La Cour n’a pas non plus la compétence d’évaluer la raisonnabilité des critères existants ou d’imposer des critères différents ou nouveaux, et ce, parce que le programme, qui comprend les critères, constitue une décision politique prise par la ministre et ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Tel que l’a déclarée la Cour d’appel fédérale dans Dixon, il est bien établi que les tribunaux n’ont pas de droit de regard sur les considérations de politique générale qui motivent les décisions du Cabinet. À moins d’abus de compétence ou de contestation constitutionnelle, il est de droit constant que dans les cas où le Cabinet agit conformément à une délégation valide de pouvoirs par le Parlement, il est comptable de ses décisions au Parlement seul et, à travers celui‑ci, au public canadien (Dixon, au paragraphe 17).

[...]

[41]  Plus récemment, dans Stemmler c Canada (Attorney General), 2016 CF 1299 (CanLII), le juge Gascon a décidé ce qui suit :

[Traduction]

[71]  Cela étant dit, je suis d’accord avec le procureur général pour dire que, peu importe le montant du paiement à titre gracieux en l’espèce, les instruments juridiques et politiques régissant ces paiements ne font pas l’objet du présent contrôle judiciaire. Tel que notre Cour l’a déclaré dans MacPhail, le contrôle judiciaire de la décision du chef d’état‑major de la Défense « n’englobe pas et ne peut pas englober des questions quant à savoir si la décision liée à la politique du Conseil du Trésor était juste ou raisonnable, ou si l’incidence de la politique sur le demandeur était juste ou injuste » (MacPhail, au paragraphe 10). L’objet du contrôle judiciaire est la raisonnabilité de la décision du chef d’état‑major relative au grief du Cpl. Stemmler. La Cour n’a aucun pouvoir de décider si le paiement à titre gracieux de 25 000 $ était équitable ou inéquitable.

[Soulignement ajouté]

[32]  La demanderesse soutient que les décisions citées précédemment ne tiennent pas compte de l’affaire examinée récemment par la Cour d’appel fédérale dans Hupacasath, plus précisément aux paragraphes 65 à 67 des motifs du juge Stratas :

[65]  Alors, qu’est‑ce qui est et n’est pas justiciable?

[66]  En matière de contrôle judiciaire, les cours font respecter le principe de la primauté du droit, qui vise notamment à assurer la « responsabilité de l’exécutif devant l’autorité légale » et à fournir « aux personnes un rempart contre l’arbitraire de l’État » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 70. Lorsque des actions de l’exécutif sont soumises à un contrôle judiciaire, les cours de justice, sur le plan institutionnel, peuvent évaluer si l’exécutif a agi ou non de manière raisonnable, c.‑à‑d. si la décision appartient aux issues acceptables et justifiables. Cette évaluation incombe aux cours en vertu du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs (Crevier c. P.G. (Québec) et autres, 1981 CanLII 30 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 190. Dans de rares cas, toutefois, les exercices du pouvoir exécutif s’appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire. Dans ces rares cas, évaluer si l’action de l’exécutif appartient aux issues acceptables et justifiables dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence, les faisant s’écarter du rôle qui leur est dévolu en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Par exemple, il est difficile d’imaginer le contrôle par une cour, en temps de guerre, de la décision stratégique d’un général de déployer des forces militaires d’une manière donnée (voir, de façon plus générale, Operation Dismantle, précité, aux pages 459, 460 et 465; Canada [Vérificateur général], 1989 CanLII 73 [CSC], [1989] 2 R.C.S. 49, aux pages 90 et 91; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada [C.‑B.], 1991 CanLII 74 [CSC], [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 545; Black, précité, aux paragraphes 50 et 51).

[67] Il ressort de ces arrêts que la catégorie des affaires non justiciables est très restreinte. Même lors de contrôles judiciaires de mesures légales subordonnées portant sur des questions économiques ou d’autres questions complexes d’intérêt public, les cours se penchent malgré tout sur le caractère acceptable et justifiable de décisions prises par le gouvernement, en accordant bien souvent aux décideurs une très grande latitude. On dit souvent pour ce motif que le demandeur doit démontrer, dans de telles affaires, qu’il s’agit d’un cas « flagrant » (voir, p. ex., Thorne’s Hardware c. La Reine, 1983 CanLII 20 [CSC], [1983] 1 R.C.S. 106, à la page 111; Katz Group Canada Inc. c. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 [CanLII], [2013] 3 R.C.S. 810, au paragraphe 28). La question reste cependant justiciable.

[33]  Tel que la Cour comprend Hupacasath dans son application à l’espèce, la controverse porte sur la question de savoir si l’exercice de la prérogative du pouvoir exécutif n’est pas justiciable parce qu’il suscite « des considérations [...] qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire ». De l’avis de la Cour, la règle d’exclusion énoncée dans Hupacasath ne s’appliquerait pas en l’espèce. La question est celle de savoir si la cause découlant de la restriction catégorique relative à la preuve admissible requise par les politiques de la ministre pour démontrer que la thalidomide était la cause des difformités était flagrante de façon déraisonnable.

[34]  Avec égard, la Cour n’est donc pas d’accord pour dire que les conclusions tirées dans Fontaine et dans l’autre jurisprudence mentionnée précédemment s’appliquaient en l’espèce. Ces causes semblent avoir été supplantées et élargies par la décision rendue dans Hupacasath, de sorte que rien n’empêche la Cour d’examiner le caractère raisonnable de la norme de preuve imposée par les politiques qui empêche la demanderesse de bénéficier du programme. La Cour doit donc examiner les observations de la demanderesse concernant les politiques du Programme.

[35]  La Cour est néanmoins quelque peu surprise du tact dont la demanderesse fait preuve. Elle ne remet pas en question le caractère raisonnable du deuxième critère, mais s’en prend plutôt à l’application de ce critère par Crawford. Les observations de la demanderesse aux paragraphes 62 et 64 exposent l’essentiel de son argumentation en ces termes :

62. Il importe de souligner que la demanderesse ne demande pas à cette Cour de statuer sur la raisonnabilité du critère de preuve; c’est plutôt l’application du critère à la demande de Mme Briand que celle-ci remet en question.

[...]

64. Rappelons que l’argument principal de la demanderesse est que Crawford a agi de manière déraisonnable en interprétant le critère de preuve de façon à exclure la preuve documentaire soumise par Mme Briand, laquelle est suffisamment sérieuse, précise et concordante pour permettre une inférence qu’elle est une survivante de la thalidomide. Dans la mesure où cette Cour conclut que l’interprétation faite par Crawford du critère de preuve est raisonnable, par contre, Crawford a agi de manière déraisonnable en appliquant aveuglément ce critère à la demande de Mme Briand, sans tenir compte des circonstances particulières applicables et du dossier de preuve soumis.

[Soulignement ajouté.]

[36]  Selon l’avis de la Cour, la demanderesse n’avait nullment besoin de mentionner la décision dans Hupacasath, si le but consistait seulement à contester l’application du deuxième critère à sa situation. La façon la plus simple d’exprimer la distinction entre les politiques et l’examen de leur application est peut-être de renvoyer à la décision dans Stemmler c Canada (Procureur général), 2016 CF 1299, [Stemmler], aux paragraphes 68, 70 et 71, qui sont rédigés en ces termes :

[68]  Comme l’affirme Guy Régimbald dans Canadian Adminsitrative Law, Markham : LexisNexis, 2008, aux paragraphes 182 à 188, il y a plusieurs motifs de contrôle pour une décision administrative à titre discrétionnaire : « [une décision discrétionnaire] ne peut être rendue de mauvaise foi, arbitrairement ou malhonnêtement [elle] peut aussi être annulée si le tribunal a tenu compte de motifs qui ne sont pertinents au processus de prise de décision, ou a pris une décision pour un motif autre que celui délégué par une loi habilitante ». À l’inverse, l’omission d’un organe de décision administrative de tenir compte d’un élément très important constitue une erreur au même titre que la prise en considération inappropriée d’un facteur étranger à l’affaire. Rien de cela ne transparaît dans la décision.

[...]

[70]  Je reconnais qu’une décision portant sur le versement ou non d’un paiement à titre gracieux peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Schavernoch c Commission des réclamations étrangères et autres, [1982] 1 RCS 1092 à la page 1102; Huard c Canada (Procureur général), 2007 CF 195, au paragraphe 81; Kastner c Canada (Procureur général), 2004 FC 773, au paragraphe 23; Schrier c Canada (Procureur général), [1996] FCJ No 246 [FCTD], au paragraphe 10). En l’espèce, la décision du CEMD d’autoriser le versement d’un paiement à titre gracieux est conforme à une interprétation raisonnable des ordonnances et des conditions du CT selon la preuve au dossier et satisfait à la norme du caractère raisonnable applicable.

[71]  Cela dit, je suis d’accord avec le Procureur général que, sans tenir compte de ce qui a fini par être le montant du paiement à titre gracieux, les instruments juridiques et politiques qui gouvernent de tels paiements ne font pas l’objet du présent contrôle judiciaire. Comme l’a rendu la Cour dans l’arrêt MacPhail, le contrôle judiciaire de la décision du CEMD « n’englobe pas et ne peut pas englober des questions quant à savoir si la décision liée à la politique du Conseil du Trésor était juste ou raisonnable, ou si l’incidence de la politique sur le demandeur était juste ou injuste » (MacPhail, au paragraphe 10). L’objet du contrôle judiciaire est le caractère raisonnable de l’adjudication du CEMD dans le cadre du grief du Cpl Stemmler. La Cour n’a ni le pouvoir discrétionnaire ni l’autorité de décider si le paiement à titre gracieux de 25 000 $ était équitable ou ne l’était pas.

[Soulignement ajouté]

[37]  La Cour fait sien le résumé du droit figurant aux paragraphes 68 et 70. C’est la conclusion exprimée au paragraphe 71 que la Cour estime, avec égard, être possiblement incompatible avec l’état du droit tel qu’il est décrit dans Hupacasath. En outre, peut-être contrairement au point de vue de la demanderesse, la Cour conclut que les politiques ayant servi à évaluer la preuve d’admissibilité de la demanderesse ont été créées par le ministre et imposées à Crawford. Ainsi, ce qui est en cause en l’espèce, contrairement au raisonnement formulé dans MacPhail c Canada (Procureur général), 2016 CF 153, [MacPhail], le contrôle judiciaire de la présente affaire ne peut « englober des questions quant à savoir si la décision liée à la politique [du président] du Conseil du Trésor était juste ou raisonnable, ou si l’incidence de la politique sur le demandeur était juste ou injuste », s’il est conclu qu’il est déraisonnable au point d’être flagrant d’exiger l’annulation de la décision.

B.  Application de la norme du caractère flagrant au processus décisionnel

(1)  Une proposition de procédure à deux étapes pour l’évaluation du caractère flagrant du processus décisionnel

[38]  La Cour comprend bien pourquoi la demanderesse préfère que la Cour applique la norme du caractère déraisonnable à son examen des décisions prises par Crawford en application des politiques. La norme de preuve est celle de la décision raisonnable à comparer à l’exigence de prouver [traduction« un cas flagrant » de politique déraisonnable.

[39]  Bien que la base de données LexisNexis recense l’emploi du mot anglais « egregious » (en français : flagrant) dans des centaines de jugements canadiens, il semble n’y a avoir aucune jurisprudence qui soit utile pour vérifier si un processus décisionnel est déraisonnable au point d’être flagrant. De plus, rien n’indique que le mot a été appliqué à un processus décisionnel fondé sur une politique. Les dictionnaires en ligne proposent une multitude de différents synonymes et définitions de ce mot, notamment : [traduction] « manifeste, d’une médiocrité particulière marquée – des erreurs flagrantes » (Merriam‑Webster); [traduction« exceptionnellement mauvais, choquant – du latin egregius; “illustre”, littéralement « se démarquer du troupeau » (Oxford Dictionaries); [traduction« remarquable pour des raisons indésirables; remarquablement mauvais; flagrant » (Collins English in American).

[40]  Bien que les définitions aident à illustrer le sens du mot, il semble falloir davantage lorsque l’accent est mis sur un processus décisionnel de mise en œuvre d’une politique. Deux considérations sont proposées à cette fin. La première s’inspire des définitions de dictionnaires de circonstances exceptionnelles, alors que la seconde vise le processus décisionnel rendu par la politique. Ainsi, une décision flagrante, du moins dans un cas comme le présent, devrait découler de faits convaincants, liés aux circonstances personnelles regrettables, au préjudice ou aux répercussions subis par la demanderesse en raison de la décision – soit une situation qui est  littéralement «se démarquer du troupeau» [traduction]. Cette décision est fondée sur une appréciation des faits approfondie qui fait ressortir la situation de la demanderesse comme étant exceptionnelle de manière flagrante au point d’avoir tendance à choquer la conscience.

[41]  La seconde considération concerne le processus décisionnel dont le résultat est particulièrement mauvais. Il est proposé qu’il faille évaluer le caractère flagrant en contexte, en comparant des processus décisionnels semblables qui concernent les mêmes questions ou faits [traduction] « difficiles » pour servir de référence lors de l’évaluation du caractère déraisonnable. L’analyse en deux volets doit démontrer un cas aberrant de caractère déraisonnable évalué selon des normes comparables. Le résultat devrait choquer la conscience du Canadien averti mythique comme étant une politique qui est d’une iniquité flagrante lorsqu’elle est appliquée dans un processus décisionnel ayant une incidence sur le demandeur.

(2)  Les circonstances exceptionnellement regrettables auxquelles la demanderesse fait face en raison des politiques

[42]  Si l’on adhère au processus analytique mentionné précédemment, la première tâche consiste à évaluer l’étendue des circonstances exceptionnellement regrettables subies par la demanderesse en conséquence des politiques. On pourrait noter que l’expression [traduction« victimes de la thalidomide » est employée dans l’ordonnance, alors que les demandeurs de cette catégorie sont appelés de façon générale les [traduction] « survivants de la thalidomide » dans les politiques. Une qualification euphémique sert une fin utile, par exemple, lorsqu’une personne ne veut pas être perçue comme victime. De l’avis de la Cour, bien que les personnes touchées par la thalidomide soient des survivantes, elles devraient être reconnues comme victimes. Cela n’enlève rien à la façon dont la demanderesse a survécu à ses incapacités et les a surmontées pour mener une vie productive et contribuer à la société canadienne de façon exemplaire. La thalidomide est néanmoins à l’origine d’une catégorie de victimes, soit des personnes qui ont subi les effets destructeurs ou préjudiciables d’un acte ou d’un mandat, selon la définition courante du mot. Le cas des victimes de la thalidomide est déjà exceptionnel en raison des conséquences de la drogue qu’elles ont subies, mais il ne s’agit pas de la circonstance particulière de la demanderesse qui rend les politiques déraisonnables au point d’être flagrantes dans leur application à sa situation.

[43]  C’est plutôt le second coup de malchance essuyé par Mme Briand, cette fois à cause des aléas d’un l’incendie, de la perte et des ravages du temps qui ont détruit la preuve documentaire sous la forme de dossiers médicaux d’archives. Le fait qu’elle ait été placée dans la situation de n’avoir aucune possibilité d’établir son admissibilité est ce qui fait que ses circonstances se distinguent comme étant vraiment exceptionnelles. En outre, étant donné que l’excès de malchance survient du seul fait que les politiques n’adhèrent pas à des normes de preuve ordinaires pour que la demanderesse puisse établir que la thalidomide est la cause de son sort, ses circonstances flagrantes se reflètent de la même façon dans le caractère flagrant des politiques.

[44]  C’est du point de vue de cet effet combiné des circonstances exceptionnelles de la malchance subie par la demanderesse que la Cour est particulièrement en désaccord avec le défendeur lorsqu’il tente de justifier les restrictions insoutenables imposées par les politiques en matière de preuve. Le ministre a fait l’observation ci-après au paragraphe 46 de son mémoire :

L’objectif est de préserver l’aide financière pour les survivants de la thalidomide en évitant de fournir une aide financière aux personnes qui présentent des malformations spontanées ou autrement inexplicables similaires à celles causées par la thalidomide.

[45]  Les politiques ne sont pas déraisonnables parce qu’elles visent à ce que les prestations auxquelles elles s’appliquent ne soient versées qu’aux victimes de la thalidomide. Mais – du point de vue de l’effet général sur la catégorie, cet effet est déraisonnablement injuste lorsque des victimes de la thalidomide sont exclues. Ce n’est pas seulement parce qu’elles ne peuvent pas adhérer au Programme, mais aussi parce que les demandeurs qui ont la chance de pouvoir se procurer la documentation médicale pourront profiter d’une part d’un plus gros gâteau en l’absence de demandeurs comme la demanderesse si elle est victime de la thalidomide. Autrement dit, les politiques ne répondent pas aux objectifs de l’ordonnance parce que certaines victimes de la thalidomide sont exclues du Programme en raison des restrictions excessives imposées quant à ce qui constitue une preuve acceptable de difformités.

[46]  Les politiques sont aussi injustes envers la demanderesse en raison de la perception qu’elle présente une fausse demande pour recevoir une indemnité à laquelle elle n’a pas droit. Ce n’est pas son cas. Son cas est exceptionnel en ce qu’elle ne peut établir son droit à l’assujettissement aux politiques, qui n’admettent que la preuve médicale directe sous la forme de documents d’archives. Cela empêche la considération de tout autre élément de preuve susceptible de démontrer selon la prépondérance des probabilités qu’elle était victime de la thalidomide.

[47]  La Cour est aussi d’avis que la justification que le défendeur donne aux politiques ne reflète probablement pas fidèlement la réaction que les victimes de la thalidomide auraient face à une personne qui se trouve dans la situation de la demanderesse. Il est difficile d’imaginer qu’elles ne seraient pas d’accord pour dire que la demanderesse, qui a des difformités semblables aux leurs, mais qui ne possède pas la preuve documentaire requise parce que celle-ci a été détruite dans des circonstances accidentelles, ne devrait pas pouvoir établir son admissibilité en application de normes de preuve ordinaires. En effet, une personne qui a eu toute sa vie des difformités causées par la thalidomide répondrait probablement en accordant le bénéfice du doute à la demanderesse. Cela signifie que la demanderesse pourrait démontrer qu’elle a été victime de la thalidomide par application des principes ordinaires en matière de preuve, mais sans avoir à prouver qu’il y a une possibilité sérieuse que la thalimonide soit la cause de son état, c’est-à-dire, sans même établir qu’elle en est la cause vraisemblable ou probable. En réalité, sans preuve médicale sous la forme de documents d’archives, la tâche de prouver que la thalidomide a vraisemblablement été la cause des difformités, même celle de prouver que la drogue est une cause probable, est un défi insurmontable, étant donné le temps qui s’est écoulé.

(3)  Les politiques sont déraisonnables dans leur application à la demanderesse.

[48]  La Cour amorce son analyse du processus décisionnel en exposant sa conclusion selon laquelle les politiques sont déraisonnables. Elle procède ainsi parce que le caractère déraisonnable est la première étape de l’analyse. Une fois le caractère déraisonnable établi, l’examen peut porter sur ce qui rend le processus déraisonnable au point d’être flagrant comme étant le reflet des politiques. La Cour offre aussi un certain secours au cas où sa conclusion selon laquelle la question à trancher vise le caractère déraisonnable des politiques, comme la demanderesse l’a soutenu, et non pas l’application des politiques à la demanderesse, s’avère incorrecte.

[49]  Le point de comparaison le plus proche du caractère déraisonnable du processus relatif à la preuve en l’espèce est une situation factuelle qui a récemment fait l’objet d’un examen par la Cour d’appel de l’Ontario dans Gehl c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 319 [Gehl]. Elle a été mentionnée, sans être appliquée, dans la décision rendue dans Fontaine. L’affaire concernait le rejet par le registraire des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (le « registraire ») d’une demande présentée par M. Gehl en vue de son inscription à titre d’« Indien » sous le régime de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), and ch. I-5 [la Loi sur les Indiens].

[50]  L’inscription a été refusée dans Gehl parce que la seule preuve offerte était la preuve circonstancielle du statut d’Indien d’un ancêtre dont la véritable identité était inconnue (et impossible à connaître). Cette preuve ne répondait pas aux exigences d’inscription strictes en vertu de la politique en matière de preuve de paternité [la politique d’inscription] élaborée par le registraire. Le jugement Gehl se distingue parce qu’il ne concerne pas l’exercice d’une ordonnance rendue en vertu d’une prérogative de la Couronne à titre gracieux. La politique a été évaluée en fonction de l’intention des dispositions de la Loi sur les Indiens.

[51]  Il est néanmoins pertinent parce qu’il permet de conclure que l’exigence de fournir une preuve catégorique inaccessible en tant qu’exigence d’admissibilité est déraisonnable. Lorsque les mentions de la Loi sur les Indiens dans les passages des motifs de la majorité cités ci-dessous sont remplacées par le libellé général de l’ordonnance qui décrit le demandeur admissible comme étant une personne née au Canada et dont la mère a reçu de la thalidomide durant le premier trimestre de sa grossesse, la similarité du caractère déraisonnable auquel il a été conclu dans Gehl avec celui des politiques est apparente.

[Traduction]

[72]  L’erreur commise dans la décision du registraire provient de l’application d’une règle de preuve catégorique qui s’applique de manière restrictive de sorte que l’inscription et le statut soit refusés à un ayant droit qui ne peut désigner nommément un ancêtre pertinent. C’est la demande que soit fournie la preuve d’une identité particulière, dans les cas où seule une preuve circonstancielle du statut d’Indien d’un ancêtre dont la véritable identité est inconnue (ou impossible à connaître) est accessible.

[73]  L’application de cette règle – selon laquelle le registraire a rejeté la demande de la Dre Gehl – est déraisonnable parce qu’elle est contraire à l’objet de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, [lire : de l’ordonnance], qui prévoit l’inscription des personnes qui ont droit à l’inscription. Elle a pour effet possible de refuser l’avantage que procure l’inscription à certaines personnes auxquelles la Loi [l’ordonnance] donne droit à l’inscription – comme le registraire l’a reconnu lors du contre-interrogatoire – pour la seule raison qu’elles ne peuvent pas répondre à une demande de preuve déraisonnable qui n’est pas fondée sur la Loi [ici aussi, remplacer pas l’ordonnance]. La demande que la prouve soit fournie d’une identité particulière est déraisonnable parce qu’elle vise une preuve qui est non seulement superflue, mais qui, avec le temps écoulé, est maintenant inaccessible en l’espèce.

[74]   La preuve circonstancielle présentée par la Dre Gehl peut étayer l’inférence selon laquelle son grand-père paternel était de descendance autochtone : son extrait de baptême indique que son père était né dans la réserve; son parrain et sa marraine faisaient partie de la communauté de la réserve; il habitait dans la réserve lorsqu’il était enfant; et il n’y a aucune preuve voulant qu’on lui ne lui ait pas permis de participer aux activités de la communauté.

[75]  Dans le contexte d’une revendication historique, telle la présente, le demandeur n’a qu’à fournir quelque preuve qui peut donner lieu à l’inférence selon laquelle un père inconnu aurait pu avoir le statut, ce qui constitue une preuve de paternité suffisante aux fins de la législation, en l’absence de toute preuve du contraire. Nous serions d’avis d’accorder la réparation sollicitée pour ce seul motif.

[Soulignement ajouté]

[52]  La norme minimale d’un fait prouvé au moyen d’une preuve par inférence ou d’une preuve circonstancielle a la même valeur probante qu’un fait prouvé au moyen d’une preuve directe. Dans les deux cas, la preuve, que ce soit une preuve directe ou par inférence, doit établir la probabilité que le fait soit véridique. Pour illustrer ce point, il se dégage du jugement Gehl le principe selon lequel une décision est déraisonnable si elle exclut une preuve circonstancielle en n’admettant que la preuve directe, lorsqu’il n’y a pas par l’écoulement du temps.

(4)  La preuve circonstancielle de la demanderesse peut étayer une inférence selon laquelle sa mère a probablement ingéré de la thalidomide durant son premier trimestre.

[53]  La Cour estime que la preuve présentée par la demanderesse suffit à établir que sa mère a probablement ingéré de la thalidomide dans le premier trimestre de sa grossesse et qu’elle est donc suffisante pour répondre aux exigences de l’ordonnance (mais pas à celles des politiques).

[54]  D’abord, la demanderesse a fourni un élément de preuve, qui contribue à la valeur probante, selon lequel sa mère lui a toujours dit qu’elle avait ingéré de la thalidomide. Cet élément est aussi corroboré dans une certaine mesure par les deux tantes de la demanderesse, ainsi que par le Dr Simoneau lorsqu’il a conclu que les difformités de la demanderesse étaient probablement imputables à l’ingestion par sa mère de la thalidomide, d’autant plus que sa conclusion est fondée en partie sur la période d’ingestion probable de la drogue. Bien que les éléments pris isolément soient insuffisants, ils permettent ensemble de conclure à une importante valeur de persuasion qui se rapproche d’une conclusion appartenant aux issues possibles acceptables.

[55]  La Cour conclut toutefois que c’est la preuve du témoin indépendant, Emma Chouinard, pour son propre compte, qui suffit à établir de manière très persuasive que la mère de la demanderesse a probablement ingéré de la thalidomide durant le premier trimestre de sa grossesse. Il faut évaluer cet affidavit dans le contexte de la description de la part de la demanderesse de ses tentatives de trouver quelqu’un dans la région de Baie-Comeau qui puisse étayer la version de sa mère selon laquelle Dr Simard donnait de la thalimonide aux femmes enceintes qui souffraient de nausées à l’automne 1958. Mme Chouinard appartient à cette catégorie de témoins.

[56]  Bien que son affidavit ne fournisse pas sa date de naissance, étant donné qu’elle relatait des faits qui remontent à il y quelque 58 ans avant la date de l’affidavit, et étant elle-même une mère, elle approcherait ou aurait déjà atteint son 80e anniversaire. Il s’agit peut-être ici d’un profilage de témoin de la part de la Cour, mais elle est d’avis que les témoignages d’aînés indépendants ont tendance à être persuasifs sur le fondement des valeurs et des connaissances qu’ils ont tirées de leur longue expérience, bien qu’une telle conclusion soit certes généralement étayée par l’observation des témoignages.

[57]  De toute façon, la preuve de Mme Chouinard a un point de référence objectif du fait de la naissance de sa fille le 22 mai 1959, quelque 43 jours avant la date de naissance de la demanderesse, le 3 juillet 1959. Elle a déclaré sous serment qu’elle souffrait de nausée et que le Dr Simard lui avait offert des échantillons d’essai d’un tout nouveau médicament pour réduire ses nausées. Cet élément de preuve est important parce qu’il contredit les prétendus intervalles de dates servant de paramètres à Crawford, selon lesquels des échantillons de thalidomide avaient été offerts au Canada pour la première fois en 1959 et l’autorisation de commercialiser largement le produit n’avait été accordée que le 1er avril 1961.

[58]  La difficulté que la Cour voit dans les paramètres d’intervalles de dates établis par les politiques (une prétention en soi discutable comme en témoignent l’ordonnance préalable à l’audience et les motifs du juge LeBlanc) est le fait qu’ils ne tiennent pas compte de la question précise de savoir si des échantillons étaient offerts par d’autres pays avant leur introduction au Canada par le fabricant. Sur ce point, la Cour peut prendre connaissance d’office du fait non contesté que la thalidomide a été homologuée au mois de juillet 1956 en vue de la vente libre et sans ordonnance en Allemagne et dans la plupart des autres pays européens et que, étant donné que la drogue était un traitement efficace pour réduire les nausées, elle est devenue populaire chez les femmes enceintes.

[59]  La Cour est toutefois particulièrement mal à l’aise en ce qui concerne la source de la preuve sur laquelle les paramètres de dates de naissance des victimes de la thalidomide sont fondés. Le ministre s’est fondé sur des renseignements fournis dans une lettre du fournisseur même de la drogue de la thalidomide qui a causé des difformités chez de nombreux Canadiens (il y avait aussi un second fournisseur). Du point de vue de la Cour, en ce qui concerne la valeur probante d’éléments de preuve, s’il faut choisir entre l’élément fondé sur la preuve du fournisseur de la drogue en question, qui constitue possiblement le pire désastre pharmaceutique des temps modernes, et l’élément fourni par un témoin indépendant qui relate directement des événements mémorables qu’il a connus en 1958, la Cour préfère celui du témoin indépendant. Cela ne signifie pas que la Cour ne retiendrait pas le témoignage sous serment du fournisseur s’il était corroboré par celui du fabricant (en supposant des témoignages différents) et qu’il éliminait la possibilité que la thalidomide en vente libre, qui avait la réputation d’enrayer les nausées et qui avait été introduite pour la première fois sur le marché européen environ deux ans auparavant, parvenait ou non Canada et aux États-Unis de sources externes en raison de la popularité de la drogue.

[60]  La Cour conclut aussi que les faits objectifs corroborants décrits dans l’affidavit de Mme Chouinard sont très persuasifs. Elle a indiqué qu’elle avait décidé de ne pas prendre le médicament offert par le Dr Simard parce que sa belle-sœur, Mme Zoel Martin, qui vivait aux États-Unis, avait donné naissance à un enfant atteint de difformités à peu près au même moment. L’idée de consommer quelque substance que ce soit qui serait dommageable pour sa grossesse avait semé la crainte dans son esprit.

[61]  La Cour fait observer que c’est un excellent exemple de preuve d’une coïncidence qui a pour effet de corroborer de façon persuasive la preuve d’une personne. La coïncidence, définie de façon générale comme étant le concours remarquable d’événements ou de circonstances qui n’ont aucun lien de causalité apparent les uns avec les autres, peut nuire à la preuve d’un témoin et l’étayer. Si l’intérêt personnel marqué du témoin s’allie aux prétendus événements fortuits, et qu’ils ne peuvent être corroborés de façon objective, la preuve a tendance à nuire à la crédibilité, simplement parce qu’il est remarquable que les événements se soient produits ensemble. Mme Chouinard n’a aucun intérêt personnel apparent. La naissance de l’enfant de la sœur atteint de difformités à l’automne 1958 peut être établie de façon objective, effectivement au moyen de documents médicaux. C’est une chose d’inventer une histoire au sujet du Dr Simard, mais c’est une tout autre chose de relier l’exposé à la coïncidence concrète exceptionnelle de la naissance de l’enfant d’une parente atteint de difformités à peu près au même moment, pour fournir une explication logique des actes du témoin.

[62]  Mme Chouinard a aussi décrit son bonheur d’avoir évité que son propre subisse une conséquence si tragique. De plus, elle a corroboré elle-même son propre témoignage par la preuve par ouï-dire de discussions avec une autre femme à Baie-Comeau voulant que la thalidomide ait été accessible à l’automne 1958.

[63]  La Cour reconnaît que l’affidavit de Chouinard aurait pu fournir plus de détails et que la demanderesse aurait peut-être pu faire un suivi au sujet de cette preuve des difformités de l’enfant de sa belle-sœur. L’examen de l’approche adoptée par Crawford pour aider les demandeurs révèle toutefois qu’elle jouait un rôle très dynamique en invitant les demandeurs à fournir une preuve complémentaire dans l’espoir qu’ils puissent étayer leur demande. Si on n’avait pas empêché Crawford d’examiner la preuve fondée sur des inférences, la Cour conclut que Crawford aurait assuré le suivi si elle n’avait pas été convaincue de la valeur probante de la preuve de Mme Chouinard. De l’avis de la Cour, cependant, ce n’est pas nécessaire qu’elle le fasse.

[64]  En conclusion, la Cour conclut que la preuve fournie par la demanderesse démontre qu’il est probable que sa mère ait ingéré de la thalidomide durant son premier trimestre et que c’est donc probablement la cause des difformités de la demanderesse. En conséquence, la demanderesse répondrait aux exigences d’adhésion au Programme selon l’ordonnance, mais pas à celles des politiques.

(5)  Les politiques sont déraisonnables au point d’être flagrantes en raison du fardeau de preuve qu’elles imposent et qui élimine catégoriquement certains demandeurs qui pourraient répondre à leurs exigences en application de normes de preuve normales.

a)  La norme de preuve imposée par les politiques est flagrante au regard des normes juridiques canadiennes normales.

[65]  Selon la version originale des politiques, le demandeur devait fournir une preuve médicale indépendante et historique qui soit écrite et directe de la prescription ou de l’administration de la thalidomide à la mère du demandeur durant son premier trimestre de grossesse afin de recevoir des prestations du Programme. Il s’agit d’une norme nécessitant la preuve d’un fait allant vers la certitude.

[66]  Bien qu’on puisse juger que la preuve requise par les politiques constitue une pièce commerciale, et donc une exception à la règle du ouï-dire, des dossiers médicaux indépendants et historiques constitueraient néanmoins une preuve dont la valeur probante requise pour établir un fait est la plus élevée en droit canadien. Le cadre moderne de la documentation médicale a toujours été strict et conforme aux normes les plus rigoureuses au Canada. Le personnel médical qui saisit les données est bien formé pour préserver l’exactitude et l’exhaustivité de ses dossiers médicaux, sans aucun parti pris ni intérêt personnel qui compromettrait la validité des données qui composent les dossiers médicaux.

[67]  Selon une échelle de probabilité de 1 à 100, l’exactitude des faits figurant dans ce type de dossier médical est probablement de l’ordre de 95+ pour cent. Seuls de rares cas exceptionnels, correspondant à des erreurs et à des omissions, dont la plupart aurait l’effet contraire du défaut de documenter l’événement, réduiraient la valeur probante d’une telle preuve catégorique figurant dans les dossiers médicaux.

[68]  Il a déjà été mentionné que la norme de preuve minimale normale est celle de la [traduction] « probabilité » ou de la [traduction] « vraisemblance ». Cette norme correspond à 50 +1 pour cent, ce qui signifie que le décideur examine le fait établi par la preuve comme étant plus vraisemblable qu’invraisemblable ou plus probable qu’improbable.

[69]  Exception prétendument prévue aux politiques était accordée aux demandeurs du régime de la thalidomide dans les cas où aucun dossier d’archives n’était accessible. Elle admettait la [traduction] « preuve de l’ingestion de la drogue par la mère sous la forme d’une déclaration faite sous serment (affidavit) par des personnes qui ont une connaissance directe de l’événement qui peut être acceptable, par exemple la déclaration d’un médecin qu’il a prescrit la drogue à la mère de la personne » [soulignement ajouté]. Cette exception ne s’appliquait pas à [Traduction] « [l’] affirmation d’une personne qui n’est pas un professionnel de la santé (notamment la mère, le père, un voisin ou un ami) », laquelle affirmation [traduction] « ne constitue pas une preuve documentaire ».

[70]  La mise en garde appliquée à l’exception signifie que seuls les professionnels de la santé peuvent fournir l’affidavit qui doit se limiter à un témoignage direct, c’est-à-dire, la prescription ou l’administration véritable concernant l’ingestion de la drogue par la mère, ou son observation, et ne pas être fondé sur des inférences circonstancielles. La Cour estime que l’autorisation que la source de la preuve soit modifiée en admettant l’observation directe d’un événement plutôt qu’un dossier médical d’archives affaiblirait la valeur probante de la preuve de bien peu, disons de l’ordre de 10 à 15 pour cent. Cela dépasse largement la norme de la probabilité pour la preuve d’un fait, ou même la norme du doute raisonnable (certes une norme mixte de fait et de droit) utilisée en droit criminel.

[71]  De plus, il est évident qu’une telle exception ne pouvait pas servir à grand-chose de concret pour les demandeurs en 2015 et 2016. La drogue a été administrée environ 55 à 58 ans auparavant. L’âge des médecins praticiens dépassant en moyenne 30 ans, de sorte qu’il est peu probable que les déposants des événements soient vivants de nos jours, s’ils avaient même pu se souvenir des événements.

b)  Les demandeurs d’asile : l’élément de comparaison du cas des victimes de la thalimonide

[72]  La Cour a avancé qu’un moyen de démontrer le caractère flagrant d’un processus décisionnel qui découle d’une politique est de comparer le processus à un élément de comparaison qui repose sur des circonstances semblables. En l’espèce, la circonstance la plus importante pour établir le caractère flagrant consiste en l’absence de preuve, en raison de circonstances indépendantes de la volonté de la demanderesse, qui empêche la preuve d’un fait important en application d’une norme de probabilité normale.

[73]  Une circonstance quelque peu comparable de l’absence de preuve d’un fait ou d’un élément mixte de fait et de droit s’observe dans le cas de réfugiés qui revendiquent la résidence permanente au Canada en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27), en affirmant être victimes de persécution. Conformément à l’une des conditions d’obtention du statut de réfugié en vertu de cette disposition, les réfugiés doivent démontrer qu’ils ont une crainte justifiée d’être persécuté du fait de leur situation personnelle dans le pays d’origine qu’ils fuient : voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux pages 721 à 726 et plus précisément à la page 723.

[74]  La situation des réfugiés se compare donc à celle à laquelle la demanderesse fait face parce que les réfugiés sont très souvent incapables de fournir un élément probant concernant le risque de persécution auquel ils sont exposés. Cela peut s’expliquer du fait qu’ils ont abandonné leur pays d’origine en fuyant leurs persécuteurs, ou leurs persécuteurs peuvent être la seule source de la preuve dont ils ont besoin pour établir leur crainte subjective. Il s’agit donc d’un cas d’absence de preuve dans des circonstances indépendantes de la volonté du réfugié. Ces circonstances fournissent le facteur de comparaison à appliquer pour évaluer les règles et les normes de preuve comparatives applicables au réfugié et à la victime de la thalidomide présentant une demande dans les cas où les deux sont confrontés à un obstacle parce qu’ils ne disposent pas des éléments probants généralement requis pour prouver leur revendication.

[75]  Bien qu’il soit difficile d’établir une comparaison directe entre les deux en raison de différences dans la teneur de la preuve et les critères juridiques applicables, deux points ressortent. D’abord, dans le cas de la demanderesse, le type de preuve permis pour prouver que la thalidomide a causé ses difformités se limite à la documentation médicale directe dont la valeur probante frôle la certitude. En droit des réfugiés, la situation est bien le contraire. Les tribunaux ont adopté des règles qui offrent plus de latitude lorsqu’il s’agit d’admettre et d’apprécier la preuve d’un réfugié que les normes appliquées dans la plupart des autres processus décisionnels au Canada. Pour commencer, il n’existe aucune limite comparable concernant le type de preuve acceptable, et certainement aucune limite qui frôle l’imposition de restrictions de sorte que la preuve documentaire d’archives d’une source indépendante constitue la seule preuve admissible. L’attestation fournie sous serment par un demandeur d’asile de la véracité de certaines allégations crée une présomption selon laquelle ces allégations sont véridiques à défaut de raison de douter de leur véracité : voir Maldonado c Canada (Minister of Employment & Immigration), [1980] 2 FC 302, [1979] FCJ No 248, au paragraphe 5. De même, le réfugié n’est tenu de prouver qu’une possibilité sérieuse, plutôt que la probabilité, qu’il a une crainte justifiée d’être persécuté sur la foi des éléments de preuve présentés.

[76]  En mentionnant les règles de preuve en matière de droit des réfugiés, la Cour ne laisse pas entendre qu’elles ne sont pas tout à fait convenables. En effet, elles ont été conçues en réponse au problème particulier auquel les réfugiés font souvent face parce qu’ils n’ont pas accès à la preuve requise pour pouvoir prouver leur revendication. En conséquence, les règles ont été modifiées pour qu’il soit tenu compte de façon raisonnable et équitable des circonstances exceptionnelles auxquelles fait face un réfugié. La Cour est d’avis que le droit des réfugiés est un bon exemple de l’adoption de politiques par la Cour pour introduire une certaine souplesse dans le processus de découverte des faits qui est requise par les circonstances pour faire en sorte que le droit des réfugiés fonctionne à la lumière des réalités factuelles auxquelles font face les réfugiés en raison de l’incapacité à se procurer une preuve plus probante qui démontre leur risque de persécution.

[77]  D’un point de vue de comparaison, même si les situations sont évidemment très différentes, les circonstances de la demanderesse sont tout aussi convaincantes en ce qui concerne l’exigence raisonnable que la preuve circonstancielle soit admise pour prouver qu’elle est victime de la thalidomide. Si les réfugiés peuvent produire tous les types de preuve et témoigner en s’appuyant sur une présomption selon laquelle leur témoignage doit être présumé véridique à défaut de preuve qu’il n’est pas crédible et que leur crainte justifiée ne doit être établie que selon une norme de la possibilité sérieuse, il est certainement flagrant d’exiger que la demanderesse prouve sa demande selon une norme de preuve de la quasi-certitude, qui n’est pas reconnue et qui est nettement plus rigoureuse que toute norme minimale raisonnable appliquée à tous les processus décisionnels au Canada.

[78]  L’imposition de limites au type de preuve admis pour prouver que la thalidomide est la preuve de difformités va au-delà du simple caractère déraisonnable. La situation de vie exceptionnellement malheureuse de la demanderesse est considérablement aggravée par un processus décisionnel qui est déraisonnable au point d’être flagrant comparativement aux normes de preuve ordinaires applicables au Canada, à plus forte raison si l’on compare ce processus avec le droit des réfugiés en ce qui concerne son adaptation à la situation du demandeur d’asile qui est confronté à un obstacle quelque peu semblable en matière de preuve.

[79]  En conséquence, la décision sera annulée et la demanderesse se verra accorder une réparation qui est convenable dans l’ensemble des circonstances.

VI.  Recours

[80]  La demanderesse demande à la Cour de déclarer qu’elle est victime de la thalidomide et de rendre un bref de mandamus enjoignant à Crawford de lui verser le soutien financier prévu par le Programme.

[81]  La Cour est disposée à accorder la déclaration recherchée. Elle n’est toutefois pas d’avis qu’une ordonnance de mandamus est nécessaire. À cet égard, elle renvoie à la décision dans Gehl, au paragraphe 54 des motifs de la majorité (les motifs de la minorité allant dans le même sens). La Cour a donné un exemple d’une façon convenable de statuer sur une affaire dont les faits étaient semblables. Elle a conclu de la façon qui suit qu’il serait « futile » de renvoyer l’affaire à l’auteur de la décision administrative plutôt que d’accorder au demandeur une déclaration qui permettrait de conclure l’affaire en sa faveur :

[Traduction]

[54]  Normalement, dans une procédure de ce type, le tribunal ne substituera pas sa décision à celle de l’auteur de la décision administrative, mais renverra plutôt l’affaire à l’auteur de la décision administrative pour nouvel examen. Il y a toutefois une exception lorsqu’il serait « futile » de le faire parce que la Cour est d’avis qu’il n’y a qu’une seule issue possible : Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 66. À mon avis, la présente affaire appartient à cette catégorie. La Dre Gehl a présenté certains éléments de preuve selon lesquels il était possible d’inférer que son grand-père paternel avait le statut. Il n’existe aucune preuve du contraire. Comme l’a laissé entendre le juge des requêtes, que de demander que la Dre Gehl fournisse autre chose que les éléments de preuve qu’elle a fournis et une déclaration fondée sur la loi selon laquelle elle n’avait aucune raison de croire que son grand-père paternel n’aurait pas eu droit à l’inscription dépasse les exigences de la Loi, selon une interprétation raisonnable. En conséquence, il convient que notre Cour accorde à la Dre Gehl accorde une déclaration voulant qu’elle ait le droit d’être inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi comme enfant d’un parent ayant le statut complet.

[82]  La Cour d’appel fédérale, dans l’affaire D’Errico c Canada (Procureur général) 2014 CAF 95, a conclu dans le même sens que la Cour peut prescrire les modalités de la décision dans certains cas lorsque l’issue de la cause sur le fond ne peut mener qu’à un seul résultat – lorsqu’il s’agit d’une [traduction] « décision sur le fond [qui] est inévitable ». De plus, la Cour a souligné que l’écoulement du temps exige qu’il soit statué sur certaines affaires ans les plus brefs délais : voir le paragraphe 16 et Conseil de la bande de Pictou Landing c Canada (Procureur général) 2013 CF 342, au paragraphe 120. La Cour conclut qu’il serait de même futile et injuste étant donné l’écoulement du temps en l’espèce de renvoyer l’affaire à Crawford pour nouvel examen. En conséquence, la Cour déclarera que la demanderesse remplit les conditions d'éligibilité du deuxième critère.

[83]  La demanderesse a droit à ses dépens, qui font l’objet d’un accord, ou à la suite de la présentation d’observation par les parties.

 


JUGEMENT au dossier T-1584-16

LA COUR STATUE QUE :

  • 1.La décision est annulée et est renvoyée à Crawford conformément à la déclaration suivante :

  • 2.La Cour déclare que :

    • a.les politiques sont déraisonnables au point d’être flagrantes concernant le deuxième critère d’admissibilité, sauf s’il est interprété pour permettre l’admission d’une preuve circonstancielle susceptible de prouver en tant que probabilité que les difformités de la demanderesse étaient le résultat de l’ingestion de la thalidomide par sa mère durant le premier trimestre de sa grossesse;

    • b.la demanderesse a démontré que sa mère a ingéré le Kevadon durant le premier trimestre de sa grossesse, et qu’elle était atteinte à la naissance de difformités correspondant au syndrome clinique précis lié aux difformités causées par la thalidomide, tel qu’il est décrit dans le décret.

  • 3.Les dépens sont adjugés à la demanderesse. Si les parties ne peuvent s’entendre sur les dépens afférents à la présente demande, elles peuvent présenter de brèves observations écrites à la Cour.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T -1584-16

INTITULÉ :

CLAUDIE BRIAND c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

6 décembre 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 9 mars 2018

COMPARUTIONS :

Me Anne Tardif

Pour la demanderesse

 

Me Marie-Josée Montreuil

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG

Ottawa (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

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