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Date : 20180325


Dossier : IMM-1364-18

Référence : 2018 CF 335

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

ALI MANTO

demandeur

et

MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]  Le demandeur, M. Ali Manto, présente une requête en sursis d’exécution de son renvoi du Canada qui est prévu plus tard aujourd’hui, le 25 mars 2018. Sa requête a été entendue plus tôt dans la journée, par téléconférence. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la requête.

I.  Faits et décision sous-jacente

[2]  M. Manto est un citoyen turc d’origine kurde et de religion alévie. Il est arrivé au Canada en 2016 et a revendiqué le statut de réfugié. Il a déclaré avoir soutenu des partis de l’opposition et participé à des manifestations [traduction] « gauchistes ». Il a également affirmé être un objecteur de conscience au service militaire.

[3]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande le 29 juin 2016. Elle a conclu que les craintes de M. Manto étaient liées au [traduction] « climat général de violence en Turquie » et que le traitement réservé à la population kurde pouvait constituer de la discrimination, mais non de la persécution. En ce qui concerne l’objection de conscience, la SPR a déclaré que les sanctions infligées à ceux qui se soustraient à la conscription étaient imposées en vertu d’une loi d’application générale et ne constituaient pas de la persécution. Par ailleurs, la SPR a conclu que M. Manto n’était pas un véritable objecteur de conscience, car il n’avait pas exprimé publiquement ce point de vue lorsqu’il était en Turquie.

[4]  Le 15 juillet 2016, il y a eu une tentative de coup d’État en Turquie.

[5]  M. Manto a fait appel devant la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Cette dernière a rendu sa décision le 21 novembre 2016, en tenant compte du changement de circonstances découlant de la tentative de coup d’État. Néanmoins, la SAR a conclu que M. Manto [traduction] « n’avait pas le profil qui ferait de lui la cible du gouvernement, qui s’en prend actuellement à ceux qu’il considère comme ses opposants ». La SAR a, dans l’ensemble, souscrit aux conclusions de la SPR relativement à l’objection de conscience.

[6]  En raison de la tentative de coup d’État, le gouvernement canadien a autorisé les ressortissants turcs à demander la tenue d’un examen des risques avant renvoi [ERAR], en dépit des restrictions énoncées dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [la Loi]. Ce faisant, M. Manto a présenté une demande d’ERAR. Sa demande a été rejetée, en grande partie pour les motifs exposés par la SPR et la SAR. Il a été informé de cette décision le 19 mars 2018. Par la même occasion, il a été avisé de se présenter à l’aéroport Pearson le 25 mars en vue de son renvoi. Dans l’attente, il a été détenu par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC].

[7]  M. Manto a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR. Dans le cadre de cette demande, il a présenté une requête en sursis d’exécution de son renvoi.

II.  Analyse

[8]  La Loi n’exige pas une autorisation judiciaire pour renvoyer un ressortissant étranger du Canada. En ce sens, le sursis d’exécution d’une mesure de renvoi est une réparation exceptionnelle, car il interfère avec la procédure administrative normale.

[9]  Le fondement législatif du sursis d’exécution d’une mesure de renvoi figure à l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui prévoit que notre Cour peut rendre des ordonnances provisoires en attendant qu’une demande de contrôle judiciaire soit définitivement tranchée. En accordant une telle réparation, nous appliquons le même critère qu’en matière d’injonction interlocutoire. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère applicable comme suit :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut examiner la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le bien-fondé, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R. c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, au paragraphe 12, références omises)

[10]  Ce critère à trois volets est bien connu. Il a été énoncé dans des décisions antérieures de la Cour suprême (Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110; RJR -- Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR]). Le critère a également été appliqué dans le contexte de l’immigration dans Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Évidemment, l’application de ce critère dépend largement du contexte et des faits.

A.  Question sérieuse à juger

[11]  Dans RJR, la Cour suprême a déclaré que le critère de la « question sérieuse à juger » est relativement peu exigeant (RJR à la p. 337). En droit administratif, cela doit être examiné tout en gardant à l’esprit le fait que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[12]  M. Manto affirme que l’agent d’ERAR a commis trois erreurs susceptibles de contrôle : (1) l’omission d’évaluer les éléments de preuve déposés concernant la détérioration des conditions en Turquie après la décision de la SAR; (2) l’omission de tenir compte de son risque d’emprisonnement s’il s’oppose au service militaire, ce qui va à l’encontre des normes internationales en matière de droits de la personne qui exigent qu’un autre type de service soit offert aux objecteurs de conscience; (3) le fait de s’appuyer sur les conclusions erronées de la SAR voulant que les affirmations de M. Manto ne prouvent pas suffisamment qu’il est un objecteur de conscience.

[13]  Dans le cadre d’une requête en sursis d’exécution, la pratique habituelle veut que l’on s’abstienne de faire des commentaires détaillés concernant le bien-fondé de la demande sous-jacente, dans le but de préserver la liberté du juge qui tranchera le fond de l’affaire. Pour cette raison, je me contenterai de dire que M. Manto a soulevé des questions sérieuses à juger.

B.  Préjudice irréparable

[14]  Le second volet du critère énoncé dans RJR concerne le préjudice irréparable. Lors de l’examen de ce deuxième critère, il faut garder certains principes à l’esprit. Premièrement, le renvoi du Canada comporte inévitablement son lot de difficultés (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 909, au paragraphe 23). De telles difficultés inhérentes ne peuvent être prises en compte sans mettre en péril l’économie de la Loi. Deuxièmement, dans le cadre d’une requête en sursis d’exécution, il n’est pas approprié d’invoquer de nouveau des préjudices qui ont été adéquatement évalués par les décideurs antérieurs (voir, p. ex., Goshen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1380, au paragraphe 6).

[15]  M. Manto invoque quatre types de préjudices : (1) le préjudice causé à sa conjointe de fait; (2) la persécution générale des Kurdes alévis; (3) les conséquences de l’objection de conscience; (4) le fait que son renvoi l’empêcherait de bénéficier du résultat de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire.

[16]  Premièrement, M. Manto a présenté l’affidavit de sa conjointe de fait. Elle est originaire de Turquie et a revendiqué le statut de réfugié dès son arrivée au Canada. Elle décrit les faits à l’origine de sa demande ainsi que les graves conséquences psychologiques qui en découlent. Elle fait valoir que toute sa famille est restée en Turquie et que M. Manto est son seul soutien au Canada. La séparation de la famille est une conséquence fréquente du renvoi du Canada et ne constitue pas, en soi, un préjudice irréparable. Toutefois, en l’espèce, sans préjuger de sa revendication du statut de réfugié et sans entrer dans les détails, je conclus que le préjudice causé à la conjointe de fait de M. Manto va au-delà des difficultés inhérentes au renvoi et mérite d’être pris en compte dans le cadre du second volet du critère énoncé dans RJR.

[17]  Deuxièmement, M. Manto invoque le mauvais traitement des Kurdes alévis, des gauchistes ou des personnes qui critiquent le gouvernement turc actuel. Ce point a été soulevé devant la SPR et la SAR. Cette dernière, dans une décision rendue après la tentative de coup d’État de juillet 2016, a conclu que le profil de M. Manto n’était pas celui de quelqu’un qui attirerait l’attention des autorités turques. Sur cette question, je suis porté à accepter la conclusion de la SAR. Même en tenant compte du fait que la répression en Turquie s’est étendue au cours de la dernière année, je ne suis pas convaincu que M. Manto soit susceptible d’être la cible des autorités turques en raison de son opposition, réelle ou apparente, au gouvernement. Toutefois, le profil de M. Manto pourrait accroître le risque d’autres types de préjudices qu’il allègue.

[18]  Le troisième type de préjudice allégué par M. Manto soulève le problème auquel j’ai fait allusion précédemment. Si l’on a déjà jugé qu’un préjudice allégué ne constitue pas de la persécution au sens de l’article 96 ni un risque au sens de l’article 97 de la Loi, il est difficile d’en tenir compte pour justifier le sursis d’exécution d’une mesure de renvoi. Toutefois, si la question n’a pas été traitée de manière satisfaisante par les décideurs antérieurs, un tel préjudice peut devenir pertinent. Pour déterminer si c’est le cas, il faudra un examen plus approfondi du bien-fondé de la demande sous-jacente, au-delà de ce qui est nécessaire pour l’évaluation du premier volet du critère de l’arrêt RJR (voir, p. ex., Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 936).

[19]  À la suite des arrêts Ates c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 322 et Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, notre Cour a statué à maintes reprises que les sanctions imposées aux objecteurs de conscience au service militaire n’équivalaient pas à de la persécution au sens de l’article 96 de la Loi. Toutefois, certaines affaires laissent supposer que, dans certaines circonstances, le traitement réservé aux objecteurs de conscience peut atteindre un degré équivalant à de la persécution (Walcott c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 415, au paragraphe 35; Tindungan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 115, [2014] 3 RCF 275; Basbaydar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 158; Storozhuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 74, au paragraphe 24). Dans une affaire concernant la Turquie, le juge Russell Zinn a noté que :

Dans la présente affaire, les motifs permettent bel et bien à la cour de déterminer pourquoi la SPR a conclu que le traitement en Turquie constituerait de la persécution; en l’occurrence, le traitement que les objecteurs de conscience reçoivent de la part des autorités.   Le traitement pertinent n’est pas simplement des peines d’emprisonnement répétées. Le dossier indique plutôt que les objecteurs de conscience sont brutalement agressés et traités de manière inhumaine par les autorités et d’autres personnes avec l’encouragement de celles-ci simplement parce qu’ils ont refusé d’effectuer leur service militaire. Par conséquent, la décision de la SPR fait sans aucun doute partie des issues raisonnables.

(Canada (Citoyenneté et Immigration) c Akgul, 2015 CF 834, au paragraphe 12)

[20]  La SPR, la SAR et l’agent d’ERAR ont disposé de cette question en statuant que M. Manto n’était pas un véritable objecteur de conscience. Ils n’ont pas analysé la manière dont les objecteurs de conscience étaient traités dans les prisons turques, compte tenu notamment de la détérioration des conditions des droits de la personne en Turquie à la suite de la tentative du coup d’État et des allégations généralisées de torture.

[21]  Aux fins d’évaluation du préjudice irréparable, la situation devrait être analysée du point de vue des autorités turques qui s’occuperont de M. Manto à son retour en Turquie. Elles tiendront compte du fait qu’il a vécu hors du pays pendant deux ans et a présenté une demande du statut de réfugié fondée sur l’objection de conscience. À mon avis, il est fort probable qu’il sera considéré comme un déserteur, un « insoumis » ou un objecteur de conscience, soit dès son arrivée, soit au moment où il sera sommé de s’enrôler. À cet égard, il aura bientôt 29 ans, un âge auquel plusieurs exemptions du service militaire expirent. S’il est perçu comme quelqu’un qui a tenté d’échapper au service militaire, il sera probablement emprisonné et soumis à des conditions inhumaines de détention.

[22]  Je suis conscient que le préjudice irréparable doit être prouvé et ne doit pas reposer sur de simples spéculations (voir, p. ex., Montenegro c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 609, au paragraphe 12). Cependant, le préjudice irréparable est un préjudice qui aura lieu dans l’avenir, et on ne peut jamais prévoir l’avenir avec certitude. De plus, le préjudice en l’espèce est particulièrement grave : il s’agit de conditions inhumaines de détention et de violations de l’intégrité physique. Dans le cadre d’une requête en sursis d’exécution d’une mesure de renvoi, il n’est pas réaliste d’exiger une preuve irréfutable du préjudice, surtout lorsque les conséquences potentielles sur l’intéressé comprennent de graves violations des droits de la personne.

[23]  Dans ces circonstances, je suis d’avis que M. Manto a fait la preuve d’un préjudice irréparable. Même si nous ne savons pas avec certitude ce qui lui arrivera en Turquie, il sera à la merci des autorités turques, qui sont connues pour le mauvais traitement qu’elles réservent aux objecteurs de conscience, dans un pays où la situation générale en matière de droits de la personne se détériore et où les allégations de torture sont désormais fréquentes. Les décideurs antérieurs n’ont pas examiné de manière adéquate les risques associés au renvoi.

[24]  Le quatrième type de préjudice allégué est le fait que la demande de contrôle judiciaire de M. Manto portant sur la décision issue de l’ERAR deviendrait théorique s’il était renvoyé en Turquie. À cet égard, la Cour d’appel fédérale a déclaré à maintes reprises que le caractère potentiellement théorique de la demande sous-jacente ne constituait pas en soi un préjudice irréparable (El Ouardi c Canada (Soliciteur général), 2005 CAF 42, au paragraphe 8; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 50, [2010] 2 RCF 311; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, aux paragraphes 35 à 39, [2012] 2 RCF 133; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, aux paragraphes 56 et 57). À mon avis, ce préjudice allégué est insuffisant à lui seul.

[25]  Par conséquent, et en considérant les préjudices allégués dans une perspective globale, je conclus que M. Manto a démontré qu’il subira probablement un préjudice irréparable si un sursis de son renvoi n’est pas accordé.

C.  Prépondérance des inconvénients

[26]  À cette dernière étape du critère de l’arrêt RJR, il faut soupeser le préjudice causé au demandeur et celui causé au défendeur, qui ne peut appliquer la loi. Il a parfois été dit que « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420, au paragraphe 48). Toutefois, la prépondérance des inconvénients ne constitue pas un critère de pure forme. La conduite du demandeur, par exemple lorsque le demandeur possède un lourd casier judiciaire ou s’est soustrait aux autorités de l’immigration, peut renforcer l’intérêt de l’État à exécuter la mesure de renvoi.

[27]  Cependant, aucun de ces facteurs n’est présent dans cette affaire. Je conclus que la prépondérance des inconvénients favorise M. Manto.

[28]  En conclusion, les trois critères de l’arrêt RJR sont satisfaits et je rendrai une ordonnance sursoyant au renvoi de M. Manto du Canada.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE la requête en sursis d’exécution de la mesure de renvoi est accueillie.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1364-18

 

INTITULÉ :

ALI MANTO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 mars 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

le 25 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Andrew Brouwer

Pour le demandeur

Me Stephen Jarvis

pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour les défendeurs

 

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